Je me souviens… des odeurs de la banlieue de mon enfance. L’hiver, ça sentait la fumée de charbon, âcre et sulfurée ; toute l’année, ça sentait la vinasse, car c’était l’ancien quartier du port, sur la Seine, où l’on débarquait les tonneaux de vin pour les entasser dans les entrepôts de notre quartier. J’adorais ces odeurs, plus celle de l’essence (au plomb !), plus celle du linge qui bouillait interminablement dans la lessiveuse et, de mes longs séjours à la campagne, j’ai retenu l’odeur chaude et accueillante de l’étable et la fraîche moisissure des caves, où nous buvions une piquette insipide mais tellement désaltérante en revenant des champs. Je détestais certaines puanteurs comme celle, étouffante, de la fumée des voitures démarrant au starter ou les relents des égouts quand, lors des crues de la Seine, le fleuve faisait refluer leur remugle jusqu’à l’évier de la cuisine. Enfin, je n’ai jamais pu m’habituer à l’effluve écœurant des élevages de porcs. Maintenant, ma rue a disparu, et le bord de Seine est devenu une partie du quartier d’affaires de Paris-La Défense, et ça ne sent plus rien. Plus rien, pas si sûr !
À notre époque où l’on se préoccupe beaucoup d’environnement, la pollution atmosphérique est plus souvent envisagée sous l’aspect de la toxicité que sous celui des mauvaises odeurs. Néanmoins, les nuisances olfactives font l’objet de nombreuses plaintes, et les articles de ce numéro décrivent bien les étapes du travail pour évaluer le préjudice et, éventuellement, le réparer : prélèvements, analyse, référentiel, méthodologie, appareillage et, finalement, intervention (ou non).
Cependant, si la question : « qu’est-ce qu’une mauvaise odeur ? » semble appeler des réponses évidentes – et je ne remets pas en cause les troubles de jouissance que cela implique –, mon expérience personnelle montre assez que ce jugement hédonique doit être relativisé. Dans un article récent (Salesse et Dormont, 2017), nous rappelons que ce jugement n’est pas toujours facile à prédire à partir de la formule chimique des produits odorants (sauf quelques-uns), qu’il varie suivant les époques (Alain Corbin (1982), considère que c’est un « construit social »), suivant les lieux et la culture (voir, par exemple, un récit de voyageur en Inde (Robert Dulau, 2004)) ou suivant la profession (Candau et Jeanjean, 2006).
Je suis alors tenté de poser la question autrement, celle d’une base biologique « objective » de la perception olfactive : « existe-t-il un support neurologique spécifique au jugement de mauvaise odeur ? », avec, sous-jacente, la question de l’universalité de ce jugement.
On dispose de quelques expériences, chez l’homme ou chez l’animal, qui semblent indiquer deux choses : 1) il existerait bien, au moins dans certains cas, un traitement cérébral des mauvaises odeurs mais 2) l’appréciation des odeurs peut changer en fonction de l’expérience individuelle et/ou de l’hérédité ; c’est l’éternelle question de l’inné et de l’acquis.
Lorsqu’on fait sentir à des cobayes humains, installés dans un appareil d’imagerie cérébrale, du sulfure d’hydrogène, on peut détecter une activation importante et spécifique dans l’amygdale droite1 (Zald et Pardo, 1997). À l’opposé, le rappel d’un souvenir olfactif agréable stimule plutôt l’amygdale gauche (Herz et al., 2004). Une autre formation cérébrale impliquée dans le dégoût (pas seulement olfactif) est l’insula, une partie du cortex située dans un repli entre le lobe pariétal et le lobe temporal (Wicker et al., 2003). Enfin, chez la souris, une étude récente montre une ségrégation spatiale du traitement des mauvaises odeurs au niveau du bulbe olfactif2 : sa partie antérieure réagit plutôt aux bonnes odeurs, la postérieure aux mauvaises (Kermen et al., 2016).
Bien, me direz-vous, alors c’est objectif ! Peut-être pas : laissez-moi vous conter l’histoire des souris pour lesquelles le parfum de l’amande est devenu aversif. En 2013, Dias et Ressler eurent l’idée de conditionner des souris à détester l’odeur de l’acétophénone (qui rappelle l’amande) en l’associant avec un choc électrique. Conditionnement pavlovien3 classique : la seule diffusion d’acétophénone entraînait un réflexe de peur chez ces animaux. Mais la surprise vint lorsqu’ils observèrent la descendance : sans rappel du conditionnement, les petits d’un seul adulte (mâle ou femelle) conditionné manifestaient eux-aussi le même réflexe de peur, et même les petits-enfants ! Je ne rentrerai pas dans les mécanismes moléculaires (épigénétique4) de cette transmission, mais je retiendrai que l’on peut changer la signification d’une odeur suivant l’expérience acquise, et la passer aux descendants.
L’autre exemple vient des gastronomes, et plus précisément de la comparaison du cerveau des tyrophiles et tyrophobes5 en réaction aux odeurs de fromages. Royet et al. (2016) ont montré que, chez les tyrophobes, une zone centrale du cerveau activée par la faim était totalement inactive lors de la présentation du fromage (mais pas d’autres aliments). De plus, et paradoxalement, les circuits de la récompense (eux aussi au centre du cerveau) des tyrophobes étaient plus activés que ceux des tyrophiles par l’arôme caséeux. Selon les individus, une même odeur peut donc donner lieu à aversion ou préférence, en activant des zones cérébrales précises, que ces « goûts » soient d’origine héréditaire ou acquise.
Dans ces conditions, on comprend que l’appréciation hédonique soit en grande partie une construction complexe (Corbin, 1982). Et certains géographes se sont étonnés qu’il n’existe point de géographie des odeurs (Siegfried, 1950). En effet, les odorants proviennent d’abord du terroir puis des êtres vivants, plantes et animaux. Et l’homme est un animal particulièrement actif pour la production olfactive (bonne ou mauvaise) à travers ses activités industrielles, alimentaires, artistiques ou cultuelles quand il n’y ajoute pas une couche symbolique supplémentaire. Je ne peux faire ici un tour du monde, je donnerai quelques aperçus. Dulau (2004) raconte que lors de son séjour dans une famille vishnouite en pays Tamoul, lors du rite propitiatoire du kolam, on répand devant la maison, le vendredi matin, de la bouse de vache. L’ethnologue Constance Classen (1994) rapporte que le territoire des éleveurs Dassaneth d’Éthiopie est marqué par l’alternance de deux saisons sèches et de deux saisons humides. Ils savent endurer la mauvaise odeur (plantes pourries, herbe brûlée) de la saison sèche pour se conformer au rythme annuel de la nature, mais ils détestent l’odeur des poissons, qui « trichent » en quelque sorte puisque, résidant en permanence dans l’eau, ils échappent à cette scansion inéluctable. Au final, dit Siegfried (1950), « il y a des odeurs de peuples… Il existe une odeur de Londres… Une odeur d’Europe centrale… Il y a l’odeur de la lointaine Afrique… », etc.
Ces senteurs peuvent quelquefois paraître mauvaises pour le voyageur. Mais, parce qu’elles sont ancrées dans le paysage olfactif local, elles sont plutôt rassurantes pour les autochtones. Cependant, les mauvaises odeurs peuvent influer sur l’humeur, et l’humeur sur la perception des odeurs. Bien que, en général, les faibles concentrations des odorants excluent tout effet pharmacologique, l’effet psychologique n’est sans doute pas à négliger ; c’est lui qui se manifesterait (en positif) dans la pratique de l’aromathérapie (Herz, 2009). Une exposition continue ou répétée peut induire un état de stress plus ou moins prononcé (Niemmermark, 2004). Et même une courte exposition à des effluents de porcherie (1h, mais contenant des produits qui stimulent le système trigéminal6 comme l’ammoniac) peut conduire à un surcroît de maux de tête, d’irritations oculaires et de nausées (Schiffman et al., 2005), tandis qu’une mauvaise odeur détériore l’impression de bien-être (Weber et Heuberger, 2008).
Dans l’autre sens, les maladies neurologiques s’accompagnent souvent de troubles de l’odorat. Ces troubles ont souvent une manifestation cognitive (absence de reconnaissance, instabilité du jugement). Mais la dépression semble s’accompagner spécifiquement d’une anhédonie (absence ou diminution du plaisir) olfactive (Atanasova, 2012). Dans ces conditions, on pourrait penser à un cercle infernal : une ambiance malodorante entraînerait une dépression qui, elle-même, ferait juger les odeurs encore plus mauvaises.
Je ne voudrais pas terminer sur une note de résignation. Le présent numéro de Pollution atmosphérique montre assez qu’on se préoccupe de plus en plus de l’ambiance olfactive, et notamment de prévenir les émissions à la source, ce qui me semble le plus important. Après tout, la configuration actuelle de Paris résulte largement des considérations hygiénistes mises en pratique par Rambuteau et Haussmann au XIXe siècle : on a effectivement aéré les quartiers (grands axes, jardins), évacué les ordures (ramassage, égouts). Après l’épidémie de choléra de 1832, Rambuteau écrit « mon premier devoir est de donner aux Parisiens de l’eau, de l’air et de l’ombre ». Si on a pu le faire par le passé, on doit pouvoir le réaliser maintenant.
Mais on parle aussi des normes d’évaluation. Celles-ci pourraient évoluer avec les progrès des outils d’analyse. Déjà, les nez électroniques deviennent capables, lorsqu’ils sont adossés à un traitement de données expert, de détecter des contaminants malodorants, notamment dans les produits alimentaires ou cosmétiques (voir le site Alpha-MOS : http://www.alpha-mos.com/fr/). Mais, dans certains laboratoires dont le nôtre, on travaille sur des « nez bioélectroniques », susceptibles d’associer les capacités des nez artificiels avec la sensibilité, la spécificité, voire la personnalisation (au sens de la médecine personnalisée) du sens biologique (Park, 2014). Les débouchés envisagés visent en particulier le diagnostic médical, mais les applications en écologie chimique pourraient donner lieu à des appareils portables et bon marché susceptibles de transmettre leur analyse via le téléphone portable, un selfie olfactif, en quelque sorte.