L’idée s’est progressivement imposée en France que la problématique de la pollution atmosphérique est une problématique très largement urbaine, et ce d’autant plus qu’il a fallu de longs développements, voire, de la part de certains, un véritable combat, pour faire reconnaître dans les années 1990 la réalité spécifiquement urbaine du phénomène avec sa dimension sanitaire, et rendre possible sa prise en charge publique, en dépit de la connaissance que l’on pouvait avoir des évolutions de l’urbanisation comme de la mobilité automobile, mais sans que les implications potentiellement négatives et les risques pour la santé de cette évolution ne soient identifiés et reconnus collectivement. Et il n’est d’ailleurs pas certain qu’ils le soient par tous encore aujourd’hui1, après plus de deux décennies d’études épidémiologiques et d’action collective, même si une recherche abondante2 a fait très fortement avancer la compréhension des processus qui font de la pollution un risque sanitaire d’autant plus sérieux qu’il est insidieux (IARC/OMS, 2013). Les obstacles à cette reconnaissance ont été nombreux et de nature très différente. Ils tiennent avant tout à la difficulté de la constitution et de la prise en charge collective du problème, dont on ne saurait sous-estimer la complexité3. Celui-ci implique à la fois les acteurs à l’origine de la pollution et les puissantes logiques techno-économiques qui y sont associées, les caractéristiques de cette pollution, qui échappe presque complètement à l’appréhension sensible, l’évolution des connaissances à son propos liée aux avancées et donc à la conduite de la recherche, les instances de régulation et d’intervention, et en particulier l’État, mal préparé au défi de la multiplicité des échelles d’action à mettre en œuvre, le positionnement et le rôle de la société civile, etc. (Charles, 2003). Et de fait, le modèle français de gestion de la qualité de l’air tel qu’il existe aujourd’hui porte encore très fortement dans beaucoup de ses dimensions la marque de la gestion de la pollution industrielle dont il est largement issu, y compris en ce qui concerne l’importance accordée aux pics, au détriment des expositions de fonds quotidiennes (Roussel, 2015), dont l’impact sanitaire est pourtant beaucoup plus important, comme vient de le rappeler une nouvelle fois l’étude conduite dans le cadre de l’agence nationale de santé publique (Pascal et al., 2016). Dans ce paysage très contrasté et ambigu à de multiples titres, la récente mise en cause de pollutions d’origine agricole à l’occasion d’épisodes printaniers impliquant les épandages (Rouil et al., 2015) a constitué, comme souvent en France, un révélateur de ce qu’il existait un autre champ de la pollution atmosphérique, lié à l’activité agricole, davantage identifié jusque-là comme susceptible d’affecter davantage les eaux que l’air, et qui n’avait guère été pris en considération. On peut cependant aussi rappeler les alertes et les tensions récurrentes liées à l’usage massif des pesticides pour les agriculteurs, mais aussi pour les populations en proximité comme à distance, et les risques que ceux-ci présentent, mal pris en compte par les pouvoirs publics, comme vient de le souligner une nouvelle fois le récent rapport de l’ANSES en ce qui concerne les agriculteurs (juillet 2016)4. Toutes les études sur les effets sanitaires des pesticides soulignent l’importance de la conjugaison des différentes voies d’exposition : ingestion (eau, alimentation), cutanée et inhalation. Enfin, et de façon croissante, se manifeste l’implication de l’agriculture dans la problématique du changement climatique, tant en ce qui concerne sa contribution aux émissions de gaz à effet de serre que l’impact que celui-ci peut présenter sur les activités agricoles et la dynamique des émissions polluantes qui y sont potentiellement associées.
Cette émergence publique de la problématique de la qualité de l’air en relation avec l’agriculture soulève à nouveau la question de la découverte et de la reconnaissance tardives d’un problème, et une fois encore en situation de crise5, à l’occasion d’épisodes possédant de très fortes résonances médiatiques. Concernant les espaces agricoles, elle traduit aussi la faible intégration collective d’une véritable culture écologique et des préoccupations environnementales qui seules portent les logiques susceptibles d’embrasser de façon conjointe dans l’ensemble de leurs aspects de tels phénomènes, indépendamment de leur origine anthropique ou non, et leur peu d’ancrage dans les modes de pensée dominants. La relation entre pollution atmosphérique et agriculture fait ressortir une fois de plus la nécessité d’une vision globale de l’environnement nourrie d’une logique écologique, bien plutôt qu’une approche technique étroite de problèmes environnementaux appréhendés séparément, indépendamment les uns des autres. C’est l’émergence de cette problématique nouvelle6 et de son apparition publique tardive que nous souhaitons interroger dans cette introduction à ce numéro, à travers une vision aussi large et extensive que possible. Le contexte français, en dépit des affirmations institutionnelles fortement affichées, est caractérisé par une difficulté récurrente à prendre en considération les questions environnementales dans le plein champ de leur extension dans une démarche proprement réflexive, par-delà les controverses, s’efforçant le plus souvent au contraire de les soumettre à des registres technico-administratifs prédéterminés induisant des réponses excessivement limitées. Pour cela, nous esquisserons une réflexion très générale, et de ce fait nécessairement très limitée dans ses développements, autour de la question des relations entre agriculture et environnement, du complexe idéo-praxique7 attaché à une activité qui a pour objet la manipulation du monde naturel, du végétal et de l’animal et de sa difficulté à intégrer la dimension environnementale, en cherchant à en dégager la portée générique pour l’environnement. Nous nous efforcerons dans le même mouvement de situer les transformations qui ont été celles de l’agriculture française dans les dernières décennies pour tenter de cerner les logiques dominantes dans lesquelles elle a été conduite à s’inscrire, et les contraintes que celles-ci sont amenées à faire peser sur elle. Enfin, nous chercherons à examiner les implications de l’extension de la question de la qualité de l’air, d’abord perçue comme industrielle et urbaine, au monde rural et agricole.
1. Agriculture et environnement
La question des relations entre agriculture et environnement reste, de manière générale et sans doute plus particulièrement en France, problématique et délicate. Elle n’a cessé de revenir sur le devant de la scène depuis des décennies, sous des angles différents, sans que l’on parvienne à un compromis satisfaisant avec le paradigme techno-économique qui domine le développement des pratiques agricoles depuis les années 50, en dépit des correctifs qu’ont pu y apporter les politiques agricoles8. Elle s’inscrit aussi dans la perspective d’une ruralité profondément bouleversée par la puissante dynamique modernisatrice qui a animé la société française depuis la période de reconstruction après la guerre (Kalaora, Charles, 2014 ; Pessis et al., 2013)9 et en a entièrement modifié les équilibres. Témoin des tensions sous-jacentes à ces transformations, elle s’est accompagnée de manifestations conflictuelles parfois brutales, comme en a témoigné une nouvelle fois l’affaire du barrage de Sivens, née de l’affrontement entre écologistes et agriculteurs. Depuis l’émergence collective massive des préoccupations environnementales au début des années 1960 et face à une agriculture en voie de technicisation très importante et rapide, les difficultés ont porté sur de très nombreux enjeux : eau, aménagement, paysages, sols, biodiversité, faune et chasse, usage et diffusion des produits phytosanitaires, engrais chimiques, qualité alimentaire, etc., sans compter la crise de l’ESB, l’épidémie de fièvre aphteuse de 2001, divers scandales alimentaires ou la question du changement climatique, auquel les agriculteurs sont aussi particulièrement sensibles et exposés10… Aujourd’hui avec l’émergence de la question de l’implication de l’agriculture dans les problèmes de qualité de l’air, c’est un nouveau champ de questionnement qui vient s’ajouter à cette liste déjà longue. Il s’agit là de questions difficiles et qui engagent non seulement l’agriculture, mais plus largement l’ensemble de la société sur le long terme, dans un contexte particulièrement délicat.
On pourrait, pour leur donner un relief un peu différent de l’approche que l’on en a en général, prendre appui sur l’idée émise par Haudricourt, dans un article de 1962 intitulé « Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui » (Haudricourt, 1987), dans lequel l’ethnobotaniste et historien des techniques agricoles met en avant l’hypothèse d’une relation entre formes d’agriculture et d’élevage, rapport à la nature cultivée et formes de gouvernement, expressions de rapports sociaux. La conclusion de l’article en résume assez bien le propos : « Les rapports de l’homme avec la nature sont infiniment plus importants que la forme de son crâne ou la couleur de sa peau pour expliquer son comportement et l’histoire sociale qu’il traduit. La vie quotidienne des époques passées doit être restituée pour comprendre l’actualité, même dans les domaines les plus abstraits. Est-il absurde de se demander si les dieux qui commandent, les morales qui ordonnent, les philosophies qui transcendent n’auraient pas quelque chose à voir avec le mouton, par l’intermédiaire d’une prédilection pour les modes de production esclavagiste et capitaliste, et si les morales qui expliquent et les philosophies de l’immanence n’auraient pas quelque chose à voir avec l’igname, le taro et le riz, par l’intermédiaire des modes de production de l’Antiquité asiatique et du féodalisme bureaucratique ? »
L’interrogation soulevée par Haudricourt offre une entrée opportune et pertinente pour situer la difficulté dans laquelle nous nous trouvons pour appréhender de façon extensive la question de l’environnement en relation avec l’agriculture comme plus généralement, qui ouvre à un questionnement complexe sur les relations entre agriculture et rapports sociaux, dont nous chercherons à cerner les termes dans le cadre français. L’agriculture est, de toutes les activités humaines, celle qui, depuis plus de dix millénaires et son émergence au néolithique, a le plus largement engagé, après la sédentarisation11 et l’occupation permanente d’un même espace par des communautés de chasseurs-cueilleurs, un nouveau rapport avec l’environnement au sens d’interaction avec le monde humain et non humain, d’usage et de transformation du monde naturel par l’homme à son profit et de ses implications en retour12.
2. Genèse des sociétés agricoles : constitution d’un paradigme social et développement des inégalités
La question de la transformation massive qu’a constitué le passage de sociétés de chasseurs-cueilleurs à des sociétés agricoles est largement discutée dans la multiplicité des aspects qu’elle recouvre. Elle soulève de très nombreuses questions à partir d’une information qui reste, comme le souligne Perrot (2003), lacunaire et pour une part obscurcie par des usages terminologiques flous et mal adaptés. Ainsi, la réflexion développée par J. Cauvin (1994) a apporté un renouvellement en mettant en avant une révolution symbolique à l’origine du processus de néolithisation et de sa diffusion massive par la suite, la constitution d’une axiologie verticale de caractère religieux avec les figures centrales de la déesse mère et du taureau13. La recherche et les travaux plus récents (Zeder, 2011) ont cependant mis en question l’idée d’une explication unique à l’origine de l’agriculture, avancée par Cauvin, au profit d’un ensemble de facteurs climatiques, écologiques, démographiques, économiques et sociaux, sans rejeter pour autant le rôle du religieux14. L’idée, étayée par de multiples observations, d’une révolution mentale, voire religieuse, associée à la néolithisation semblerait plutôt devoir être rattachée à la complexification des modes de vie et à la diversification sociale, liées à la constitution de communautés sédentarisées dans lesquelles la part de l’agriculture est croissante, regroupées en villages de tailles également croissantes, rassemblant plusieurs centaines d’individus quand les premières communautés de chasseurs-cueilleurs n’en réunissent que quelques dizaines, plus qu’à l’agriculture elle-même. Elle répond à la nécessité d’établir des codes collectifs pour réguler le fonctionnement de ces communautés15, sans ignorer les dimensions imaginaires et symboliques associées à un tel processus. Elle manifeste ainsi le fait que l’activité agricole, contrairement à l’image que l’on en a le plus souvent, au principe de l’idée de néolithisation, d’une activité sui generis, indépendante et moteur de la dynamique humaine en ce qu’elle concerne une fonction première des sociétés, l’alimentation, n’est pas à envisager comme générique mais apparaît au contraire comme nécessairement enchâssée dans et coextensive d’un ensemble social, technique, économique mais aussi symbolique et culturel plus large et divers (outils, stockage, habitat, codes moraux, rituels, etc.) qui la rend seule possible et qui s’amorce avec la sédentarisation. Elle ne peut être envisagée comme une réalité autonome, sans support ni référence précisément à un environnement social différencié, organisé et inévitablement, pour une part, hiérarchisé, en particulier en ce qui concerne la gestion des temporalités. Elle implique une appréhension allant également en se complexifiant de l’environnement dans ses multiples dimensions, physiques, biologiques et géographiques, techniques, sociales et temporelles, avec le développement de mises en œuvre différées dans le temps, sur la base d’ancrages locaux. Par rapport aux groupes restreints de chasseurs-cueilleurs nomades liés entre eux par une dynamique intersubjective très forte, transparente et égalitaire16, une telle mise en œuvre suppose l’élaboration préalable d’une trame cognitive, mais aussi prescriptive, plus complexe qui présente de fait une dimension de surdétermination, avec pour fonction d’établir un cadre finalisé permettant de faire pièce aux besoins et aux difficultés que soulève l’organisation dans le temps du collectif, et donc la constitution d’une matrice de pouvoir instituant. C’est précisément la prégnance de cette axiologie tutélaire et de ses ancrages, qui structure largement l’imaginaire occidental17, que met en question pour une part l’environnement dans l’immanence et l’immédiateté de la démarche cognitive et par là réflexive qu’il installe, avec la question afférente de son intégration dans le champ collectif, nous reviendrons sur ces points. Depuis l’ouvrage pionnier de Sahlins (1976), de multiples travaux ont mis en évidence que le passage de la chasse-cueillette à l’agriculture, s’il a permis un accroissement de la population18, de fait favorisé par la sédentarisation, et une diversification sociale, s’est aussi traduit par de multiples désavantages et autant de contraintes pesant désormais sur les sociétés agricoles, à intégrer autant que cela est possible dans leur organisation : sur le plan alimentaire, perte de l’abondance et de la diversité des ressources de la chasse-cueillette ; sur le plan physiologique et sanitaire, diminution en particulier de la taille des individus, vulnérabilité aux épidémies liée à l’accroissement de la densité des populations ; vulnérabilité également, rendue cruciale par la sédentarité et la croissance de la taille des populations, aux variations des ressources agricoles du fait de nombreux facteurs, en particulier les aléas météorologiques et climatiques, sans possibilité de retour à la chasse-cueillette dont les compétences et les conditions de possibilité sont perdues19 ; sur le plan social, développement de l’inégalité, y compris entre les sexes, et de la stratification sociale20. Le passage de la chasse-cueillette à l’agriculture a ainsi largement été, pour les sociétés humaines, celui de l’abondance dans la pénurie21 à celui de la dépendance, de la soumission et de l’inégalité (Diamond, 1997), dont Glacken (1967) retrouve la manifestation dans la perception de l’environnement qui domine dans l’Antiquité. C’est aussi ce rapport qui est largement au cœur des constructions religieuses et civilisationnelles de cette période22.
Pour Glacken, la question de la relation à l’environnement ne se pose pendant très longtemps que de façon très partielle, essentiellement du point de vue du rapport de dépendance des collectivités humaines à l’environnement, avec de très fortes implications en ce qui concerne la question des rapports sociaux, sur laquelle nous reviendrons. Glacken relève en particulier que dans l’Antiquité, qui va, pour une large part, fonder le répertoire cognitif de l’Occident au moins jusqu’à la Renaissance, la question de l’impact de l’activité humaine sur l’environnement est peu évoquée (Platon note dans Le Timée la destruction des forêts résultant de l’action humaine), et que surtout la notion d’action réciproque, d’interaction entre l’homme et l’environnement y est totalement absente. Glacken évoque, en ce qui concerne la transformation du monde naturel par l’action humaine à travers l’agriculture dans l’Antiquité, l’idée d’une seconde nature, exprimant le fait que l’action humaine ne constitue pas à proprement parler une transformation radicale du monde naturel mais plutôt une coadaptation de l’homme et de la nature, témoignant de la plasticité de celle-ci, qui, bien que transformée, n’est pas fondamentalement altérée par l’action humaine mais plutôt réorientée et potentialisée dans sa généricité, sa capacité à produire et à se reproduire. La vision sous-jacente correspond à un imaginaire de la nature qui est d’abord celui de la génération, de la fécondité23, avec la pluralité des connotations anthropiques qui y sont associées, qui a traversé et animé l’imaginaire occidental jusqu’à aujourd’hui24.
3. De l’Antiquité à la modernité : une agriculture sous influence
Dans leur histoire des agricultures du monde, M. Mazoyer et L. Roudart (1997) ont développé une analyse très large de l’histoire de l’agriculture depuis sa genèse au néolithique jusqu’à la période contemporaine, en en présentant clairement l’assise écologique, les transformations et les conséquences qu’ont impliqué, pour les plantes et les animaux, leur domestication. L’un des intérêts majeurs de ce travail est de mettre en lumière, illustrant les interrogations esquissées précédemment, les conditions sociales qui ont permis aux sociétés agricoles d’exister et de se maintenir et qu’ont en quelque sorte imposé les pratiques agricoles et les rendements très faibles des systèmes agraires antiques et médiévaux. Pour Mazoyer et Roudart, cette situation apporte une explication aux rivalités entre cités en Grèce ancienne, comme aux logiques qui ont conduit au développement de l’esclavage dans les sociétés grecques et surtout latines. Elles apportent des éléments d’explication à l’expansion de l’Empire romain, nécessaire pour drainer des ressources toujours plus importantes, mais en même temps s’emparer de populations qui grossiront la masse des esclaves nécessaires au fonctionnement de son économie agricole, faisant ressortir le lien très fort entre disparité des conditions sociales, proportion importante d’esclaves et faiblesse des rendements. Le même processus se reproduit ensuite, après l’effondrement de l’Empire romain, dans un contexte où l’activité agricole est assurée pour une part par une population d’esclaves, l’esclavage disparaissant progressivement au profit du servage. Les transformations qui se produisent à partir de l’an 1000 permettent un premier accroissement de la production agricole, aboutissant au XIVe siècle à la disparition de fait du servage, qui ne sera cependant aboli en France que quelques années avant la Révolution (1779).
À un niveau plus fin de l’organisation sociale, les travaux conduits par G. Duby ont apporté un éclairage majeur sur la constitution de la société médiévale et d’Ancien Régime française, dont l’empreinte culturelle peut se lire encore aujourd’hui dans les formes de préconception qui en animent les représentations et l’organisation, et sur la place particulière qu’y occupait l’agriculture, laquelle a joué un rôle considérable dans la trajectoire historique française. Reprenant la théorie trifonctionnelle proposée par G. Dumézil pour décrire les sociétés indo-européennes, Duby (1978) a mis en avant l’émergence très précoce (au Xe siècle chez Aldabéron et Gérard) d’une conception de la société en trois ordres, correspondant à trois fonctions, ceux qui prient, ceux qui combattent et ceux qui travaillent (orare, pugnare, agricolari-laborare, dans les termes latins) : « dès l’origine, le genre humain était divisé en trois, entre les gens de prière, les cultivateurs et les gens de guerre ». Et Duby montre comment cette classification est ensuite reprise au début du XVIIe siècle par Loyseau pour énoncer les trois ordres de la société d’Ancien Régime : « Les uns sont dédiés particulièrement au service de Dieu ; les autres à conserver l’Estat par les armes ; les autres à le nourrir et le maintenir par les exercices de la paix. Ce sont nos trois ordres ou estats généraux de France, le Clergé, la Noblesse et le Tiers-Estat ». Duby montre la profondeur de l’inscription de cette classification tripartite dans les mentalités françaises, la prégnance de son formalisme25. Il montre également comment elle s’ancre dans la notion d’un ordre reposant sur la notion d’inégalités des conditions impliquant, comme le dit Loyseau, qu’« il faut par nécessité que les uns commandent, et que les autres obéissent ». « L’ordre, poursuit Duby, vient d’en haut. Il se propage par voie hiérarchique. » Et Duby voit la justification de cet ordre et de cette hiérarchie dans ce que « parce qu’il existe un rapport d’homologie entre le ciel et la terre, les ordonnances de la société humaine reflètent nécessairement celles d’une société plus parfaite ; elles reproduisent imparfaitement les hiérarchies et les inégalités qui maintiennent ordonnée la société des anges ».
Ce type de conception n’est pas très explicite, dans son cadrage général, quant au détail des rapports sociaux liés aux pratiques agricoles dans la France médiévale ou d’Ancien Régime, qui sont connus de façon détaillée à travers une bibliographie abondante26, même s’il en situe d’emblée le caractère fermé et potentiellement fortement contraignant. Comme le souligne Duby (1978), la prégnance de son inscription sur plus de huit siècles est particulièrement éclairante et symptomatique d’une vision sous-jacente de la société comme close et figée, non porteuse de sa propre transformation, soumise à un cadre général que les élites dirigeantes sont en situation d’imposer, et des effets de sens qui en résultent du point de vue des fonctionnements collectifs : le type de préemption, de surdétermination et de réduction qu’il pose implique un déni de toute capacité intrinsèque d’évolution, une cécité aux dynamiques et aux parcours individuels et à leurs apports innovants, aux multiples formes d’individuation et à l’agentivité, un potentiel d’ignorance et de réification (Honneth, 2007) derrière l’apparente clarté qu’il prétend jeter sur le fonctionnement collectif. On voit aisément le lien qu’il peut constituer avec l’absolutisme tel qu’il s’installe en France à partir du XVIIe siècle. Il a aussi indirectement pour effet, en circonscrivant un groupe social particulier attaché à une activité, l’agriculture, à isoler celle-ci et à lui attribuer, en l’y consignant, un rôle et une place spécifiques, alors que son origine historique fait au contraire ressortir le lien nécessaire qui la rattache à l’ensemble de la société27. On mesure également sa portée du point de vue de l’activité agricole elle-même, compte tenu des conditions très contraignantes dans lesquelles elle s’exerce, la situation d’enclavement, de relégation qu’elle porte implicitement dans l’assignation qu’elle implique pour le groupe social de la paysannerie. Abolie par la Révolution, elle n’en pèse pas moins d’un poids très important sur le devenir de l’agriculture comme de la société française par la suite, et explique sans doute pour une part le clivage mais aussi l’inertie du monde agricole au XIXe siècle, également favorisés par le compromis politique entre agriculture, ruralité et troisième République au terme duquel celle-ci s’engage à ne pas porter atteinte à la paysannerie en échange de son ralliement à la République. L’ensemble de ces éléments a constitué un frein majeur à la transition vers l’industrialisation et l’urbanisation, qui ne se sont réalisées que beaucoup plus tardivement en France que dans d’autres pays, essentiellement après la Seconde Guerre mondiale – même si le mouvement s’amorce dans la seconde moitié du XIXe siècle avec le développement des transports, en particulier du chemin de fer –, dans des conditions particulièrement brutales compte tenu de ce retard, raison de l’ampleur et de la rapidité ensuite de cette transformation. On peut à ce propos rappeler le commentaire d’H. Mendras dans la postface qu’il a rédigée pour le vingt cinquième anniversaire de la parution de l’ouvrage La fin des paysans, en 1994 : « En une génération, la France a vu disparaître une civilisation millénaire ».
Pour fixer les idées et rappeler l’ampleur de ces transformations, on peut évoquer quelques données brutes qui caractérisent l’évolution de l’agriculture française et de la population agricole dans les années qui suivent la guerre. En 1946, l’emploi agricole représente encore plus du tiers des emplois (36,4 %), avec 7,5 millions d’actifs28 et une population de ménages agricoles de 10,2 millions d’individus, contre 29,2 % pour l’industrie et le solde pour les services. En 1986, selon l’INSEE, l’emploi agricole ne représente plus que 7,7 % des emplois avec 1,65 million d’actifs et 3,6 % aujourd’hui avec 900 000 emplois environ. Ces chiffres doivent être rapportés à l’évolution générale de la population passée de 40,5 millions en 1946, valeur autour de laquelle elle avait oscillé depuis le début du XXe siècle (Daguet, 1996), à 57,1 millions en 1986, pour atteindre 66 millions aujourd’hui. Entre 1946 et aujourd’hui, le nombre d’exploitations agricoles a été divisé par cinq, passant de 2,5 millions environ à 450 000 en 2013, alors que leur taille moyenne a considérablement augmenté, passant de 14 ha (1955) à 61 ha aujourd’hui29. La France a donc été soumise dans les décennies qui sont suivi la guerre à une migration intérieure considérable d’une part de sa population agricole, concernant en premier lieu sa frange jeune qui a déserté les campagnes pour s’installer et travailler en ville. Ces chiffres recouvrent une réalité sociologique d’une ampleur considérable, sur l’invisibilité de laquelle il y a ample matière à questionnement.
4. Une mutation accélérée d’une grande brutalité
Cette analyse nécessairement schématique illustre avec beaucoup de force la relation évoquée précédemment entre agriculture et rapports sociaux, et conduit à s’interroger sur les spécificités françaises. Dans La fin des paysans (1967) H. Mendras met en avant l’idée que les transformations du monde agricole se font de l’extérieur, affirmant que le contrôle social très fort qui s’exerce au sein des collectifs agricoles serait un obstacle à l’innovation et aux évolutions du monde agricole et plus largement rural. Ce type d’analyse appelle la prudence30 mais s’inscrit bien dans la perspective d’une activité agricole qui ne peut être dissociée d’un cadre social beaucoup plus large que celui de la seule communauté agricole. Elle n’est pas sans renvoyer à la situation de dépendance à laquelle est confronté le monde agricole, dans une configuration qui le dépasse largement et sur laquelle il n’a que peu de prises, et qui peut également constituer un obstacle majeur à son évolution. Mendras éclaire cette analyse par les évolutions comparées des agricultures françaises et anglaises, montrant comment, en Angleterre, les propriétaires ont su imposer très tôt à la paysannerie la fin de la vaine pâture, la clôture des exploitations, lesquelles ont rendu possible la transformation tant des pratiques agricoles que du monde rural. En France, au contraire, l’évolution a été tout autre, le monde rural est resté longtemps fermé sur lui-même faute d’intérêt des propriétaires et des acteurs potentiels pour l’activité agricole, l’intérêt de l’aristocratie étant d’abord tourné vers la Cour. En Angleterre, après la glorieuse révolution (1689) et l’émergence d’un fonctionnement politique renouvelé, l’aristocratie se détourne de la Cour pour se recentrer sur ses domaines et s’intéresser précisément à l’agriculture31. Cela donnera son cadre à une première révolution agricole, avec l’introduction des plantes fourragères, première étape vers l’agriculture moderne. Des évolutions qui, en Angleterre, beaucoup moins peuplée que la France (la population du Royaume-Uni est, avec 9 millions d’habitants, environ le tiers de la population française au moment de la Révolution française, qui est aussi celui où s’amorce l’industrialisation en Grande-Bretagne), se sont effectuées de façon relativement progressives, se sont réalisées en France beaucoup plus tardivement et de façon beaucoup plus rapide et massive, beaucoup plus brutalement, comme nous l’avons indiqué, avec très peu d’éléments pour en tempérer et en accompagner les manifestations les plus difficiles, sous l’emprise d’une idéologie de la modernisation sans contrepoids, passant par pertes et profits les implications subjectives et sociales d’une transformation aussi importante, avec comme seul attrait et compensation l’amélioration massive des conditions matérielles de la population. Une idéologie du progrès à tout crin a été la seule véritable réponse apportée à une situation associant mutation agricole, exode rural, massification des transports et industrialisation accélérée32. L’ampleur considérable de ces transformations et de ses implications, mal et insuffisamment prises en compte dans la multiplicité de leurs composantes, permettent sans doute de mieux prendre la mesure du désarroi qui s’est ensuite emparé de la société française, confrontée à la prise de conscience de la fragilité du fondement de cette transformation avec l’amorce des difficultés économiques qui ont suivi le premier choc pétrolier. Le peu de prise en considération de la dimension subjective, historique et mémorielle de cette transformation sociale permet d’en saisir toute la violence et apporte à son tour un éclairage sur la violence sociale qu’a constitué par la suite le développement d’un chômage de masse (Smith, 2006), non sans lien avec une volonté plus ou moins affirmée de réinstaurer des éléments de contrôle social dans la suite des mutations qui ont marqué les années 60 (Chauvel, 2006, 2010), et dont les crises successives, à partir du début des années 70, ont pour une part fourni l’opportunité.
Cette mutation massive de l’agriculture française à la suite de la guerre ne s’est pas effectuée d’elle-même, elle a été largement mise en place de l’extérieur à partir d’une série de constats quant à son retard et la reconnaissance de la nécessité de la faire évoluer rapidement, développés très tôt (Duby et Wallon, 1976). On peut distinguer deux moments, d’une part, la période de reconstruction qui a suivi la guerre, qui est aussi celle de la mise en œuvre de grands aménagements favorisant en particulier l’irrigation33 et d’un développement de la mécanisation34, et, à la suite des lois d’orientation agricole de 1960 et 1962 qui jettent les bases d’une modernisation de grande ampleur de l’agriculture française, le développement, à partir de 1962, de la politique agricole commune, qui associe cette mutation à une dynamique plus large à la fois européenne mais aussi mondiale pour renforcer les capacités productives35 d’un système capable de nourrir une population non seulement européenne, mais dont les excédents pouvaient être diffusés sur les marchés mondiaux, dans un contexte de croissance démographique mondiale particulièrement rapide, puisqu’elle est d’un milliard d’individu entre 1960 et 1975 et ensuite d’un milliard d’individus tous les onze ans entre 1975 et 2011, avec un léger ralentissement aujourd’hui. C’est cet impératif de production qui s’impose à l’agriculture française, avec la brutalité que nous avons soulignée, et va massivement transformer celle-ci, non seulement sur le plan de la démographie agricole mais aussi sur le plan technique et économique, en l’intégrant dans un système techno-économique de plus en plus largement mondialisé, et où la question de la compétitivité, des prix et des marchés devient le critère déterminant36. Le moins que l’on puisse dire est que l’agriculture française n’affrontait pas cette mutation dans les conditions les plus favorables. Comme les chiffres bruts déjà cités concernant l’emploi agricole ou le nombre d’exploitations permettent de le saisir, cette évolution s’est faite sans aménité, via une pression considérable exercée sur les exploitants avec la contrainte d’adapter leur mode de production ou de disparaître, en même temps qu’étaient mis en place des systèmes d’aide permettant aux agriculteurs qui le souhaitaient de se retirer. Elle s’est aussi faite à travers le développement d’un environnement technique37 et financier qui s’est révélé très fortement contraignant dans le recours à l’emprunt pour permettre la modernisation, l’achat de matériel et d’équipement, et donc la dépendance vis-à-vis des banques et du secteur financier, en même temps que croissait parallèlement le poids de la grande distribution, d’un côté, et d’un puissant secteur agro-alimentaire qui reconfiguraient massivement les circuits de diffusion. Ces transformations se sont aussi traduites par le développement de très grandes disparités et inégalités au sein du monde agricole, entre filières mais aussi entre types d’exploitations, du fait de leur taille et de leurs revenus. Elles ont bénéficié d’un large soutien d’une part du syndicalisme agricole, lui-même lié pour une part aux intérêts des plus gros exploitants et d’entreprises de l’agro-alimentaire en plein essor et qui ont largement su bénéficier de cette dynamique économique. Cette évolution présente plusieurs effets paradoxaux : d’une part, une baisse importante de la valeur de la production agricole, due à la baisse des prix liée à l’augmentation des productions qui ont doublé entre 1960 et 2004 (Desriers, 2007), mais aussi une baisse de la part de l’agriculture dans le PIB passée de 10 % en 1960 à 1,7 %. Si l’on y ajoute l’agro-alimentaire, avec 3,5 % du PIB38, le secteur pèse d’un poids économique limité, ce qui contribue aussi à en réduire la visibilité, en même temps qu’il est massivement excédentaire du point de vue du commerce extérieur avec environ 7 milliards d’euros d’excédent en 2015, en dépit du recul d’un certain nombre d’exportations. Ces processus expliquent aussi la baisse des revenus des agriculteurs, qu’il est possible d’évaluer à 56 % entre 1960 et 2004. Le monde agricole s’est ainsi trouvé propulsé, en quelque sorte largement à son corps défendant, dans une modernité dont il était, en France particulièrement, resté largement à l’écart, qui en a totalement transformé, mais aussi, derrière son succès relatif, oblitéré les caractéristiques aux yeux d’une large part de la population devenue massivement urbaine bien qu’à une ou deux générations, largement d’origine rurale. Cette transformation et ses effets n’ont été que peu pensés et portés à la conscience collective, effacés dans la difficulté précisément à en saisir la trace39 et à en établir le sens et les implications, en dehors des affrontements politiques auxquels ils ont donné lieu. C’est dans ce contexte très contraint et dominé par les exigences économiques, qu’émerge progressivement face à la technicisation massive d’une agriculture vouée au productivisme, le registre des préoccupations environnementales non seulement générales, en matière de protection de la nature, de perte de la biodiversité, mais aussi directement liées à l’agriculture, aux mutations des pratiques agricoles et à la sous-appréhension de la dimension écologique liée à l’agriculture. Le contexte très particulier de l’évolution de la société française et de son passage accéléré d’une ruralité dominée par une activité agricole et son environnement technique, économique et sociétal spécifique à son effacement a donné au mouvement environnemental français certaines de ses caractéristiques et de ses ancrages spécifiques, entre autres en conférant à la question de la nature une place centrale (Charles & Kalaora, à paraître)40, mais aussi en l’associant à une réalité contradictoire : une préoccupation tournée vers la préservation d’une réalité en train de disparaître d’un côté mais qui pouvait aussi être perçue comme reflétant une attitude passéiste, polarisée sur la restauration nostalgique d’un passé de fait obsolète41. Cet ancrage très présent dans les années 1970 et 1980 a sans doute constitué un frein à une ouverture vers des horizons thématiques plus larges, une approche plus immatérielle et plus décentrée de l’environnement, plus ouverte à ses composantes technologiques, industrielles et urbaines, faisant ressortir par-là la façon dont celui-ci ne peut être dissocié des ancrages subjectifs et des tropismes culturels qui orientent les sociétés.
5. Penser l’environnement ?
De façon à pouvoir saisir avec un peu de détail la question des relations entre agriculture et environnement, il convient de mieux préciser ce que l’on entend par environnement et la genèse de la notion, aujourd’hui mise en cause, au moins par certains, qui en récusent l’intérêt ou la pertinence42. Tout semble indiquer que la notion d’environnement est une élaboration qui ne prend la signification que nous lui connaissons aujourd’hui d’agentivité individualisée, informée et attentive à l’inconnu du monde dans un ensemble de registres matériels et subjectifs, intentionnels et réflexifs, qu’avec la modernité, dans un processus de rupture avec l’ethos prédéterminé et finalisé qui avait prévalu jusque-là, coextensif d’une socio-économie à base agricole43, et qu’elle ne s’est élaborée que progressivement et dans des formes successives multiples. La genèse d’un tel processus tient sans doute à l’émergence de la sécularisation, c’est-à-dire à un désengagement par rapport à une vision du monde, une ontologie ordonnée de l’extérieur qui correspond précisément au schéma associé à la genèse de l’agriculture, en particulier en ce qui concerne l’agriculture européenne dans son origine moyen-orientale, comme nous l’avons évoqué, au profit d’une appréhension plus immanente de la place et du rôle de l’homme dans le monde en tant qu’acteur indépendant, et non plus « sous influence », soumis à un ordre surplombant, confronté à une réalité complexe et très large dont il ne détient plus la clef mais face à laquelle il est en position de s’interroger de façon de plus en plus informée et d’agir de façon plus éclairée en conservant l’idée de sa complexité et de sa globalité comme des limites de ses propres capacités44. On peut penser que de ce point de vue, la réforme protestante, poussant à son terme la notion de confiance dans le divin45, constitue, au seuil de la modernité, une étape déterminante, en ce qu’elle introduit une intelligibilité nouvelle de l’agir humain dans le monde, et la possibilité d’un nouveau rapport au monde, émancipant l’humanité de la tutelle du divin et la livrant à sa propre capacité et à son initiative dans une perspective d’assomption d’un projet divin perçu comme fondamentalement accessible à l’homme et perfectible par celui-ci, introduisant par là un très puissant facteur d’autonomie et de distance critique. De ce fait, elle rend non seulement possible mais du coup indispensable un retour réflexif sur sa propre activité, que corrobore la notion d’expérience46. Une de ses premières expressions manifestes est à voir dans le projet baconien de développement scientifique, dont il faut souligner ce qui le distingue de la vision galiléo-cartésienne et mathématisée de la science moderne, et dans l’empirisme, la façon dont celui-ci renouvelle et élargit la perception du monde en le posant comme objet d’investigation généralisable, à travers l’observation et l’expérience, donc comme inconnu47. Sur un plan pratique, et dans la perspective opératoire propre à la dynamique empiriste, elle a aussi à voir avec la façon dont elle renouvelle la question de la santé48, en même temps qu’elle ouvre la voie à une perception largement renouvelée de la nature49. La notion d’individuation, également centrale dans le déploiement de la Réforme protestante, qui vise précisément à soustraire l’individu à l’emprise du collectif telle que l’a développée le catholicisme, semble très importante tant d’un point de vue général que dans la constitution de la notion d’environnement, pour lui donner le contenu existentiel et subjectif qui est le sien et ne pas le considérer comme une réalité purement collective et encore moins indifférenciée ou abstraite, effaçant ce qui en fait la spécificité. Ce que désigne l’environnement n’a de sens collectivement qu’à partir d’une appréhension individualisée et donc historiquement d’une expression forte donnée à l’individuation, à laquelle la philosophie de Locke apporte un premier contenu à la fois sensible, cognitif et politique. L’environnement n’oppose cependant pas individu et collectif, alors que cette opposition constitue un marqueur déterminant de la tradition culturelle française. L’environnement désigne de façon très générale le rapport d’un être vivant à l’univers qui l’entoure (vivant et non vivant) et avec lequel il se situe dans une interaction permanente, fondamentale du point de vue de son existence même, fruit de l’acquis évolutif. Rapport qui, d’un point de vue fonctionnel, échappe largement, dans la multiplicité des relations qui le fondent, à la conscience50 comme à la connaissance non seulement immédiate mais aussi différée, ne relevant que d’une appréhension très partielle, tributaire des mécanismes biologiques spécifiques sophistiqués qui relient chaque organisme au monde dans lequel il vit, dans un sens très large, relayés chez l’homme par l’effort et les outils de la connaissance, y compris scientifique. Ce rapport à l’environnement recouvre une très grande complexité dans son caractère à la fois direct et indirect, causal et non causal : chaque organisme est porteur de capacités fruits de millénaires d’évolution, qui lui permettent précisément d’assurer, de façon relative, son autonomie par rapport à l’environnement, en même temps qu’il transforme celui-ci en permanence à travers le jeu des échanges qu’il entretient avec lui. L’individuation a son prolongement au plan collectif dans la notion de population.
Au plan biologique, mais aussi, plus largement, existentiel, ce développement ne prend vraiment forme et consistance qu’avec la théorie de l’évolution et l’idée, désormais dégagée de toute référence religieuse, que celle-ci porte d’un développement immanent du vivant, prélude à l’émergence de l’écologie en tant que discipline scientifique se donnant pour objet d’investiguer la dynamique du vivant dans sa réalité fonctionnelle, celui-ci étant considéré comme agent autonome de sa propre transformation en interaction avec l’environnement. Seule cette mise à jour de la dynamique complexe et générale du vivant permet de comprendre et d’appréhender de façon plus juste la place et le rôle particulier de l’individu, y compris humain, comme la signification biologique de l’environnement évoquée précédemment. Celui-ci n’est pas à entendre comme agissant de façon causale, directe, en particulier sur le registre de la menace, sur l’organisme, qui n’en constitue qu’une modalité possible. Il offre à l’organisme une plage de conditions, variables selon les espèces, à l’intérieur desquelles celui-ci dispose d’un champ plus ou moins large pour mettre en œuvre sa dynamique spécifique, ses capacités à exister et à se reproduire. Chez l’homme, qui a réussi à s’implanter dans et à coloniser à peu près tous les biotopes de la planète et à en exploiter à son profit à peu près toutes les ressources, et ce massivement et de façon accélérée dans les deux derniers siècles et demi qui ont suivi l’émergence de l’industrialisation, cette capacité a atteint une extension unique, aujourd’hui largement à l’origine de difficultés croissantes de mieux en mieux identifiées à la fois champ par champ mais aussi globalement. Une telle situation constitue précisément une menace potentielle qui ne cesse de se préciser, et une incitation majeure à reconsidérer le modèle qui a animé cette dynamique, amorcée dans la bifurcation qui s’est installée avec la sédentarisation et son cortège de transformations qui ont rendu possible la néolithisation en tant que régime de production alimentaire dominé par l’agriculture.
Il semble nécessaire de préciser cette dimension d’indétermination et d’heuristicité qui caractérise l’environnement, et qui le distingue fondamentalement des axiologies idéo-praxiques dont est issu depuis le néolithique le développement humain avec précisément le passage à l’agriculture, enchâssée dans un complexe social fondamentalement questionnable parce qu’inégalitaire, cependant oblitéré par les avantages biologiques très importants apportés par ce mode de production. C’est précisément dans l’opération qui permet de se dégager de l’emprise immédiate de la dynamique opératoire propre à l’inscription de la réalité humaine dans ce champ surdéterminant, tant sur le plan cognitif que social, que résident la spécificité de l’environnement et la dimension réflexive qui le constitue. De ce point de vue, la façon dont l’agriculture apparaît, dès et à travers la néolithisation, inscrite dans un processus collectif beaucoup plus large et dont elle est dépendante, est très révélatrice. Comme nous l’avons indiqué, elle est indissociable d’un ensemble de règles plus ou moins précises visant à en assurer et à permettre d’en ajuster la mise en œuvre, en même temps qu’elle met les sociétés en situation d’une exploration progressive de l’environnement, mais dans l’orbite de cette logique spécifique et du déficit qui la caractérise comme nous l’avons observé à travers le travail de Glacken. Ce n’est qu’avec la modernité et l’émergence d’une connaissance de caractère expérimental liée à l’accès progressif à une compréhension planétaire, dégagée de l’emprise du local, des processus biologiques, techniques, économiques et sociaux, que le champ s’ouvre à une approche plus large et plus labile, moins étroitement finalisée, tout autant politiquement et socialement que techniquement et économiquement. Ce développement conduit néanmoins également, dans le droit fil de sa logique initiale, vers le type de sociétés que nous connaissons, né précisément de cette ouverture, appelant de façon croissante, une nouvelle logique collective, corrigeant le tropisme « utilitaire », étroitement finalisé, apparu précisément avec l’apparition de l’agriculture.
6. Une problématique en forte évolution
Cette mise en perspective très générale permet sans doute de comprendre les difficultés que soulève la question de la relation entre agriculture et environnement, et plus particulièrement dans le monde français, où l’agriculture s’est trouvée pendant longtemps soumise à un modèle social à la fois très contraignant, rigide et profondément inégalitaire, dont les réminiscences et la trace dans les mentalités et les comportements pèsent encore très fortement sur les façons de voir et les mises en œuvre collectives, se prolongeant ensuite dans les logiques techno-industrielles et leur dimension sociale. La brutalité avec laquelle s’est réalisée la modernisation agricole après la Seconde Guerre mondiale s’inscrit dans ce contexte. Sans doute peut-on y voir, comme le suggère L. Malassis (2001), le passage du paysan à l’agriculteur, c’est-à-dire à une forme d’entreprenariat, d’autonomie longtemps refusée au monde agricole. Mais cela ne revient-il pas aussi à laisser largement dans l’ombre le poids de la dimension techno-économique et les contraintes massives que celle-ci a introduites et ne cesse d’exercer sur les agriculteurs, et donc la portée toute relative de cette nouvelle autonomie ? Dans ce contexte, comme nous l’avons indiqué, l’environnement apparaît comme très largement extrinsèque à l’agriculture, comme ne relevant pas de son cadre fondateur51, fruit d’une conjonction socio-technique prédéterminée et finalisée en limitant le champ à la visée opératoire qui précisément le fonde, tributaire, comme nous l’avons indiqué, d’une élaboration collective qui en dépasse largement le cadre. Cette nouvelle configuration a introduit, avec l’essor de la civilisation qu’elle a rendu possible, les conditions d’une exploration de l’environnement à une échelle sans commune mesure avec ce qui l’avait précédé. L’agriculture apparaît ainsi fonctionner comme un attracteur particulièrement puissant pour l’organisation à la fois technique, sociale, économique et aussi symbolique qui la rend possible. Il n’est guère étonnant, compte tenu des différents éléments que nous avons avancés, que celle-ci se montre assez largement réfractaire à un savoir externe susceptible d’en mettre en question les pratiques et le modèle, à un moment où celui apparaît précisément échapper à l’aléa qui a été constitutif de sa mise en œuvre. Plus largement, on peut considérer que ce n’est pas simplement le modèle agricole mais l’ensemble du modèle technico-économique issu du développement agricole et donc de fait le modèle techno-industriel qui en dérive directement, du point de vue de l’organisation productive, dans sa visée d’imposer un ordre humain, une hiérarchie, aux hommes comme à la nature, qui s’en trouve mis en question dans la contradiction entre la rationalité qui paraît l’organiser et l’inconnu, l’aléa qui en sont au fondement, et que cette rationalité ne peut précisément contrôler, ce que vient rappeler avec insistance l’environnement. Les réactions exacerbées des agriculteurs dans les situations de crise témoignent sans doute de l’ancrage de fait existentiel de leur protestation. Force est de constater que l’environnement social historique de l’agriculture ne lui est pas favorable : loin de permettre une appréhension autonome et fondée des situations, il tend au contraire à situer celles-ci comme soumises au jeu d’intérêts externes, livrée au paradoxe d’inféodation au champ plus vaste du social et des relations de pouvoir qui l’animent que nous avons relevé.
La question de la pollution atmosphérique et de son double mouvement, le fait qu’elle impacte à la fois les production agricoles mais qu’elle constitue elle-même une source non négligeable de polluants susceptibles d’agir tant sur les écosystèmes à grande échelle que sur les populations extérieures au monde agricole, vient rappeler un élément complémentaire important : mettre en évidence, à une échelle sinon insoupçonnée au moins mal prise en compte, indépendamment de toute quantification, difficile à établir, le fait que l’agriculture ne peut constituer un isolat environnemental pas plus qu’un isolat social, un simple champ productif et technique sans articulation multiforme avec les univers sociaux et environnementaux. L’environnement apparaît ici comme un facteur nouveau et supplémentaire pour resocialiser, au sens de réintégrer dans la dynamique collective au sens large en l’écologisant, une agriculture trop massivement réduite à un champ de production et de commercialisation segmenté et dominé par la seule dimension économique au détriment de la multiplicité des fonctions qu’elle recouvre, par-delà l’alimentation, le jeu de ses relations avec l’environnement dans ses différentes composantes, eau, air, sol, biodiversité, fortement menacées, avec la question connexe des impacts sanitaires, et les implications que ses transformations portent à de multiples échelles pour l’ensemble du monde vivant et les interrelations qui l’animent (Dufumier, 2012).
De ce point de vue, il semble qu’une évolution des attitudes et des comportements est avant tout à attendre d’une acculturation qui ne peut se faire que progressivement et relativement lentement à ce que l’écologie permet de connaître concernant le fonctionnement du vivant et ses multiples déclinaisons (Barbault & Weber, 2010), bien que les questions ne se posent pas uniquement en ces termes. Elles prennent en effet corps collectivement de façon beaucoup plus immédiate, et, en apparence au moins, impératives, urgentes et contradictoires dans les registres causaux dominants sous des formes politiques qui, pour de multiples raisons, peuvent apparaître étrangères, peu audibles et acceptables par la communauté agricole, et sans doute également, quoique de façon différente, par les sociétés dans leur ensemble52. On voit ici le hiatus et le type de confrontation induit par l’environnement, mettant en question les registres causaux liés à un héritage historique, techno-économique et culturel considérable. C’est paradoxalement par le volet social, socio politique, par la patiente constitution d’outils de régulations que l’on est amenés à appréhender et tenter de faire face à la problématique environnementale en relation avec l’agriculture comme plus généralement, d’une façon nécessairement tronquée, insuffisante et de fait itérative, ce qui permet d’emblée d’en comprendre l’efficacité limitée comme la lenteur du processus qu’elle nécessite pour prendre effectivement consistance53.
Si le tableau que nous avons cherché à dresser reflète la dynamique qui a dominé l’évolution agricole de ces dernières décennies, très largement soumise aux impératifs économiques et de rentabilité et à un productivisme exacerbé, souvent au détriment de la qualité alimentaire et de l’environnement, elle n’est néanmoins pas la seule, et au sein du monde agricole, aux marges de celui-ci comme en dehors de lui, de multiples pistes tant théoriques que pratiques se sont élaborées, dont certaines ont déjà entraîné des reconfigurations à des échelles significatives vers des types de fonctionnements profondément modifiés. Ceux-ci se situent dans des logiques très différentes de celles que nous avons rapidement évoquées précédemment en termes de contrôle et de régulation et visent la constitution de modalités de fonctionnement agricole tant sur le plan économique que technique très largement nouvelles. Les circuits courts, les AMAP (Associations pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne) ou le développement lent mais continu de l’agriculture biologique dans de nombreux pays, l’agriculture urbaine, mais aussi de très nombreuses autres initiatives d’échelles très diverses, dans les pays en voie de développement comme dans les pays développés, illustrent cette dynamique qui repose sur des logiques de production et d’échanges très différentes de celles de l’agriculture classique, éclatées en une multitude de fonctions d’abord liées à la rentabilité. Ces formes nouvelles ont fait la preuve de leurs possibilités et de leur pertinence, tant sur le plan économique qu’environnemental, largement fondées sur les initiatives autonomes des agriculteurs eux-mêmes, relayées par des circuits de diffusion spécifiques. L’agriculture biologique en particulier, longtemps déconsidérée, apparaît offrir de véritables perspectives économiques et constituer une voie prometteuse pour des producteurs agricoles fragilisés par les aléas et les vicissitudes du jeu des marchés (Dufumier, 2012)54. Elle constitue également un socle de pratiques aujourd’hui largement éprouvées55 sur lequel prennent appui de nombreuses initiatives nouvelles. La question d’une mutation agricole est cependant d’autant plus complexe et délicate qu’elle ne peut être envisagée à la seule échelle française, mais demande à être replacée dans le cadre beaucoup plus large d’une transition agricole mondiale qui voit les modes de production et de consommation évoluer de façon très significative sur fond d’inégalités et de précarité auxquelles reste soumise une part très importante des populations humaines56. Le rapport sur le développement humain 2014 indique, de façon synthétique : « Malgré des progrès récents dans la réduction de la pauvreté, plus de 2,2 milliards de personnes vivent en situation de pauvreté multidimensionnelle ou en sont très proches. Cela signifie que plus de 15 pour cent de la population mondiale reste vulnérable à la pauvreté multidimensionnelle. Dans le même temps, près de 80 pour cent de la population mondiale manque de protection sociale complète. Environ 12 pour cent (842 millions) souffrent de faim chronique, et près de la moitié des travailleurs (plus de 1,5 milliard) occupent un travail précaire ou informel. » Sur un autre plan, on observe une hausse rapide du niveau de vie dans un certain nombre de pays, qui sortent progressivement de la pauvreté et dans lesquels se développent des classes de consommateurs analogues à celles des pays avancés (Lange et Meier, 2009) : la Chine en constitue l’illustration la plus spectaculaire, mais cette dynamique concerne aujourd’hui de nombreux autres régions ou États. Ce type de dynamique a de profondes répercussions sur les modes de consommation (hausse très importante des consommations de viande) qui, à son tour, a un impact important sur l’organisation de la production agricole. La question des migrations en relation avec les aléas des productions agricoles liées aux évolutions climatiques constitue un puissant facteur d’instabilité, évoqué dans le cas de la crise syrienne, mais on peut également rappeler la crise alimentaire et les émeutes de la faim en 2007-2008, qui ont constitué un sévère avertissement quant aux vulnérabilités de la situation mondiale sur le plan alimentaire. C’est donc à l’échelle mondiale, et pas simplement française ou européenne, que la problématique agricole demande à être envisagée dans la perspective d’une transformation elle-même très importante des sociétés. Dans un tel contexte, la seule logique de régulation, telle que nous l’avons décrite rapidement précédemment, apparaît très insuffisante face au défi d’une évolution massive des modes de production et de distribution agricole, et la nécessité de répondre à la fois aux enjeux environnementaux, mais aussi économiques et sociaux tels qu’ils se profilent à l’échelle mondiale. C’est évidemment une approche très large qu’il apparaît nécessaire d’envisager, qui appelle une transformation à la fois massive et radicale, en amont, du système sociotechnique57 dans lequel nous nous inscrivons, dont un certain nombre de travaux d’agronomes esquissent de plus en plus précisément la voie. On peut évoquer de ce point de vue, parallèlement à la réflexion développée dans l’International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development (IAASTD, 2009) intitulé Agriculture at the Crossroad, les idées développée par M. Griffon en France (2006, 2010, 2013), depuis la promotion de la notion de révolution doublement verte (Conway et al., 1994 ; Conway, 1997) à celle d’agriculture écologiquement intensive, aujourd’hui largement reprise, l’effort pour concevoir une agriculture conçue dans sa multifonctionnalité, qui associe deux objectifs longtemps pensés comme contradictoires, à la fois une productivité importante, nécessaire pour faire face au défi de l’accroissement attendu des populations mondiales dans les décennies à venir, mais en transformant en même temps les pratiques agricoles pour en assumer entièrement la dimension environnementale, en reprenant à large échelle les techniques et les manières de faire issues tout autant des pratiques traditionnelles dans un certain nombre de pays en voie de développement que celles mises en avant par l’agriculture biologique58.
Conclusion
Cette réflexion volontairement très large à partir de la prise en considération de la qualité de l’air en relation avec l’agriculture trouve son sens dans ce qu’elle a permis de faire ressortir certaines des difficultés majeures de la mise en œuvre collective dans ce domaine et ce qui les fonde, l’enclavement socio-environnemental, les logiques parcellaires qui en ont largement obéré l’appréhension. Elle a également permis, face à cette situation, de voir émerger deux approches profondément différentes dans l’élaboration de réponses qu’il est possible d’y apporter : celle d’une dynamique de renouvellement très large, voire massive du champ et celle d’un contrôle externe formel. Loin de s’opposer, ces deux registres doivent au contraire être perçus comme complémentaires et sont à l’œuvre dans l’ensemble du champ de l’environnement. Mais bien que complémentaires, ils ne répondent cependant pas à la même fonction, aux mêmes dynamiques et ne jouent pas du tout le même rôle : l’un relève de la création d’approches nouvelles – agroécologie dans le domaine de l’agriculture, transport propre face à la question de la pollution de l’air, mutation énergétique dans le cas de l’effet de serre avec le remplacement des sources d’énergie fossiles par d’autres sources non émissives (énergies renouvelables, hydrogène) sans rien ignorer de la façon dont ces problématiques se chevauchent – quand l’autre s’efforce de corriger l’existant en le régulant. Ces innovations s’accompagnent de réflexions souvent très importantes en matière de management environnemental. Il s’agit là de logiques de transformation de grande ampleur du système et non pas de son accompagnement, avec l’apparition de nouveaux acteurs économiques, technologiques et un renouvellement potentiellement important des rapports sociaux. La question de l’ampleur de ces transformations et des modalités, selon lesquelles elles favorisent des approches que l’on pourra qualifier de socialement inclusives ou au contraire socialement discriminantes, apparaît cruciale. C’est cette évolution que l’on a pu voir se dessiner autour des énergies renouvelables dès les années 70, où ce ne sont pas les processus de régulation formelle qui ont été moteurs, mais ceux de création, y compris du point de vue des dynamiques économiques et sociales, comme l’illustre la mise en œuvre de l’energiewende allemand. C’est aussi le sens de la réponse que la COP 21 a cherché à apporter à la question du réchauffement climatique, dans un appel non pas au contrôle ou à la surveillance, même si des mécanismes de suivi et d’évaluation des engagements des pays seront à mettre en place, mais à la dynamique collective et à la créativité des acteurs, villes, entreprises, ONG et société civile, acteurs financiers, agences spécialisées, recherche, etc. De telles mises en œuvre à la fois appellent et prennent appui sur un regard lui-même renouvelé et considérablement élargi sur l’environnement, comme sur la vie économique et les rationalités qui prétendent la fonder. La question de la qualité de l’air, dans la façon même dont elle a souvent été posée, en particulier en France, en termes de règles et de normes, est particulièrement intéressante à situer dans la logique d’une telle réflexion, car elle fait bien apparaître, à travers ses développements successifs depuis une soixantaine d’années, pollution industrielle, pollution urbaine, problématique agricole émergente, à la fois la pertinence mais aussi les limites d’approches trop étroitement circonstanciées qui tendent à cerner les questions de façon trop restreinte alors que les processus technologiques, sociaux et économiques qui en sont à l’origine connaissent à la fois des évolutions et des transformations, mais aussi des extensions massives. Ces approches régulatrices, dans leur dimension figée, constituent un obstacle à la fois à prendre la mesure des processus, à en saisir le caractère instable et évolutif, mais aussi à les envisager dans l’extension de leurs implications multiples. De telles logiques sont appréhendées de façon beaucoup plus large dans l’effort pour concevoir de nouveaux systèmes collectifs intégrant d’emblée un ensemble beaucoup plus vaste de composantes, dans lesquels les aspects à la fois économiques, sociaux et environnementaux sont envisagés de façon congruente et coordonnée en même temps qu’ils sont potentialisés de l’apport de ressources technologiques nouvelles. Une telle démarche apparaît comme la seule issue possible à long terme face à l’aggravation de la crise environnementale, dont un des aspects majeurs est sans doute celui d’une approche trop étroitement segmentée des problèmes, dont il serait vain de ne pas retenir l’apport, mais dont il paraît important de reconnaître les limites si l’on souhaite préserver une capacité d’agir face à une réalité préoccupante dans laquelle il appartient aux acteurs de prendre des initiatives pour échapper précisément à un cadre à l’évidence trop étroit pour faire face à des problèmes dont nous avons montré combien historiquement ils recèlent de difficultés et d’aspects négligés. De ce point de vue, il paraît utile de rappeler, comme nous l’avons évoqué, combien l’environnement constitue un outil d’intelligibilité et d’action, dont personne, aucun acteur, n’a la propriété ou le monopole, comme le mouvement environnemental n’a cessé de le montrer dans la multiplicité de ses composantes, mais qui repose sur la notion de ce que l’environnement est une dimension à la fois essentielle et en même temps en permanence à repenser de l’agir humain et de la présence de l’humain au monde. L’environnement constitue à l’évidence un outil d’intelligibilité et d’action dont on est loin d’avoir exploré les possibilités.