Introduction
Les citoyens ont du pouvoir et ils l’utilisent
La pollution industrielle est un objet de recherche pour les historiens2 depuis peu. La cohabitation des riverains avec les industries a très vite été conflictuelle, principalement depuis la révolution industrielle et l’hyperconcentration des industries dans le bassin houiller (Peters, 2016). Il est frappant de constater que les modes de résolution des conflits proposés par les industriels dans les années 1850 sont identiques à ce que demandent aujourd’hui des riverains impactés par une pollution, qu’elle soit olfactive ou d’un autre ordre : l’indemnisation ou l’acquisition des propriétés. De même, les riverains n’ont pas attendu l’avènement des réseaux sociaux pour s’organiser et faire connaître leur désaccord. Là aussi, les modes d’actions d’hier et d’aujourd’hui sont similaires : coalition d’intérêts particuliers, pétition, politisation du conflit. En 1826, les habitants d’un quartier de Liège adressent une requête au roi contre la pollution dont ils sont les victimes (Peters, 2016). En 2016, les habitants d’un quartier d’une bourgade de France obtiennent de l’administration chargée de l’environnement qu’elle impose une astreinte de 1 000 € par jour à une industrie qui émet des odeurs associées à des composés soufrés. L’action des riverains a précédé et a engendré l’action publique réglementaire, qui est un des moyens parmi d’autres d’obtenir soit la suppression de la pollution, soit la réparation des dommages. Malgré cette histoire commune de plus de 2 siècles, industries et riverains se parlent peu, se parlent mal.
Nuisances et gestion de conflit : enjeux du XXIe siècle
Les sociétés des pays les plus densément peuplés d’Europe de l’Ouest3, en quête de durabilité, font face aux enjeux de la relocalisation d’une partie des activités industrielles (Wells, 2013). Relocaliser, et par conséquent insérer dans un tissu déjà densifié par la volonté de limiter la consommation des terres arables tout en augmentant le nombre de logements, voudrait que l’activité soit exempte de nuisances. Or les nuisances liées aux odeurs sont, avec le bruit, les sources de plaintes les plus importantes en Europe au XXIe siècle.
Les conflits sont dès lors plus que jamais d’actualité, au point que certains industriels renoncent à réaliser leur projet. L’élevage porcin industriel, questionnable en tant que modèle de production intensif, l’est aussi pour son impact olfactif. Et cet argument crée une telle levée de bouclier que de nombreuses demandes de permis en Wallonie ces dernières années ont été rejetées par les communes sur lesquelles ces exploitations voulaient voir le jour4.
Le cas des pollutions olfactives est d’autant plus intéressant que les odeurs ne peuvent pas se cacher, et que les riverains mettent directement le doigt sur des problèmes que l’industriel est bien en peine de résoudre, ou qu’il juge à la périphérie absolue de son métier. Or les odeurs rappellent sans cesse à celui qui les subit que « quelque chose » pollue l’air qu’il respire, semant systématiquement la crainte voire l’angoisse que sa santé soit impactée. Les plaintes se multiplient, les questions se répètent, le ton monte. Le monde industriel reste très prudent, et souvent réticent, dans la communication d’information vers le public.
Cependant, vouloir tenir les citoyens à l’écart de l’information qui les concerne, en dépit de l’adoption de textes scellant leur droit (UNECE, 1998), attise le conflit et renforce la conviction – et par là le pouvoir – des riverains. La question de l’accès à l’information est centrale dans un monde connecté (Franklin, 2015). Sans compter sur l’importance des nouveaux modèles d’actions qui émanent de ces citoyens et sont axés sur l’action solidaire autour de cas concrets, qui mobilisent l’intelligence collective (ACODEV & NGO-federatie, 2015).
L’industriel et l’autorité communale redoutent une situation de crise5 pour un « simple » problème d’odeur. Percevant la minimisation du problème, les riverains développent des stratégies diverses pour être entendus, avec une demande explicite : que cessent les odeurs ou que le dommage6 soit réparé. Ni indemnisation ni acquisition de propriétés ne sont à l’ordre du jour. En parallèle, la complexité de la gestion des odeurs exclut généralement toute solution rapide et efficace à court terme. Le conflit s’enlise.
Une législation qui cherche ses bases
La législation n’est pas de nature à éclairer les belligérants. Le législateur, quel que soit son contexte politique, éprouve beaucoup de difficultés à élaborer une réglementation qui empêche à la fois la nuisance olfactive7, qui soit réaliste (économiquement et financièrement), applicable et contrôlable. La raison ? Une connaissance scientifique encore parcellaire des relations entre la quantité émise et la gêne ressentie, c’est-à-dire la compréhension de la relation dose/effet afin de déterminer un seuil de nuisance acceptable. Pour la déterminer, les facteurs tels que la fréquence de perception, le type d’odeur perçue et son caractère gênant, la concentration de cette odeur et les caractéristiques physiques et sociales du milieu récepteur doivent être pris en compte. Cinq types d’approches, le plus souvent complémentaires, existent dans ces législations nationales (Ademe, 2008). Elles se basent respectivement sur :
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des valeurs limites quantitatives à l’émission ;
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des valeurs limites quantitatives dans l’environnement (ou d’exposition) ;
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l’application de distance de séparation minimales à respecter entre les sources et les riverains et inversement ;
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la limitation de la gêne des populations (ou nuisance) ;
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les plaintes.
S’ensuit une diversité immense des prescriptions d’un État à l’autre. L’Europe semble évoluer vers l'imposition de valeurs limites de concentrations d’odeurs dans le milieu récepteur. Mais certains pays membres travaillent sur la base de critères d’émission, avec le principe de l’absence de cause (« no reasonable cause for annoyance »).
Les principes généraux des législations environnementales prévalent généralement : prévention, standstill, proportionnalité, subsidiarité, objectifs de résultats, BATNEEC (Best Available Technique Not Entailing Excessive Costs), définition de niveaux ALARA (As Low As Reasonnably Attainable), privilégier une approche à la source plutôt que les end of pipe… (Nicolas et Cobut, 2006).
Le point focal sera la définition objective du « niveau acceptable de nuisance ». Ce degré de nuisance peut être déterminé par l’autorité compétente sur la base du nombre de plaintes ou d’enquêtes publiques, par exemple. Et aucune valeur limite spécifiquement liée aux odeurs ne serait fixée en l’absence de nuisance.
L’expérience montre que commencer à se préoccuper des odeurs quand les plaintes s’accumulent est le corollaire du déminage d’un conflit. Il n’est plus uniquement question d’odeur.
C’est pourquoi il apparaît crucial de disposer d’un outil permettant de gérer le conflit, en support d’un travail dédié aux odeurs. L’observatoire des odeurs peut-il être cet outil ?
1. Question de recherche
Depuis quelques années, l’étude des nuisances olfactives peut être réalisée en faisant participer des riverains volontaires aux mesures des odeurs, afin de prendre en considération les perceptions réellement ressenties dans le milieu environnant sans passer par des modélisations8. Cette approche est appelée « observatoire des odeurs ». En pratique, des riverains sont chargés de consigner leurs perceptions olfactives9 en précisant le moment de la journée concerné, les caractéristiques de l’odeur et son éventuel caractère gênant. La mesure est basée sur une norme allemande (VDI 3883, 1993).
Un observatoire des odeurs peut-il être un outil de résolution de conflit ? La question est tout à fait innovante.
Jusqu’à présent, aucun observatoire des odeurs ne propose autre chose que la réalisation de mesures d’odeur par les riverains. La tendance est plutôt à plus de technologie (création de plates-formes informatiques ou d’applications pour smartphone) permettant d’analyser les données odeur et de communiquer des informations aux riverains sur des sites Internet dédiés.
La présente analyse s’appuie sur 9 observatoires d’odeur organisés et encadrés par le bureau d’étude Odometric. La posture adoptée est celle de l’acteur de terrain, donnant des perspectives au retour d’expériences.
2. L’observatoire des odeurs : un concept à faire évoluer
2. 1. Définition et objectifs classiquement poursuivis par un observatoire des odeurs
Un observatoire des odeurs est un processus au cours duquel l’industriel, les riverains et les autorités travaillent (ensemble) à la caractérisation des émissions olfactives perçues autour d’un site en activité. Généralement, l’observatoire est composé de riverains volontaires et parfois des représentants de l’industrie incriminée, chargés de consigner via un site Internet dédié ou un serveur vocal, leurs observations olfactives, en précisant le moment de la journée concerné, les caractéristiques de l’odeur et son éventuel caractère gênant. Chaque observateur effectue ses relevés depuis son lieu d’habitation ou son lieu de travail, en reportant le type d’odeur sentie, l’intensité de l’odeur ressentie et la gêne rencontrée. Il effectue deux types d’observations : des observations spontanées (à tout moment du jour et/ou de la nuit) et des observations planifiées (par exemple, une observation matin et soir, si possible, 3 jours fixes par semaine). Ceci signifie que le riverain répertorie autant les odeurs que les absences d’odeurs.
Les objectifs les plus courants d’un observatoire d’odeur sont donnés ci-dessous.
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Outil de mesure et de surveillance participatif des odeurs : il permet de réaliser une surveillance des odeurs au cours du temps10 sur la base des perceptions olfactives des riverains. Cela permet de (re)connaître le ressenti des participants concernant le type d’odeur, l’intensité de l’odeur et le niveau de gêne perçu. En d’autres termes, il permet d’objectiver le niveau de nuisance perçu par les riverains. Cet observatoire peut également permettre d’identifier la source de l’odeur en cas de sources multiples ou encore offrir une information régulière à l’exploitant et aux riverains, permettant de mieux comprendre l’impact olfactif de l’activité.
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Système de validation par la mesure des odeurs : il permet un suivi de l’évolution des perceptions olfactives suite à la mise en place de solutions techniques de la part des industriels concernant la gestion des nuisances olfactives (traitement de l’air, changement du processus de fabrication, sensibiliser les techniciens aux odeurs, etc.).
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Améliorer le dialogue et la communication : notamment communiquer les adaptations techniques visant à minimiser les émissions d’odeurs, mieux faire entendre à l’industriel les dommages subis par les riverains… en fonction des demandes du commanditaire.
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Fonction d’alerte de nuisances olfactives : prévenir le gestionnaire du site à l’origine de l’odeur que des nuisances olfactives sont perçues par les riverains autour du site d’exploitation. L’avantage de cette alerte résulte dans la vitesse à laquelle le gestionnaire sera prévenu sans que le riverain ait à passer par des canaux jugés par expérience lents ou peu (pas) réactifs. Ce processus peut également permettre de fournir une explication aux riverains, dans un délai court, sur l’origine de la nuisance perçue.
L’observatoire des odeurs ne sert pas à vérifier la conformité d’une émission d’odeur par rapport aux valeurs réglementaires. En effet, d’autres techniques normalisées existent pour vérifier la conformité réglementaire et sont réalisées par des laboratoires agréés. L’intérêt de l’observatoire des odeurs est justement de proposer une solution alternative aux schémas11 classiques dans les cas suivants :
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lorsqu’aucune valeur réglementaire en matière d’odeur n’est mentionnée dans le permis d’environnement ;
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lorsque les techniques normalisées ne représentent pas assez fidèlement la situation réelle vécue ;
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ou encore lorsqu’elles ne sont pas en mesure de répondre aux problèmes rencontrés par la population ou par l’industriel dans le cas de situations complexes (sources d’odeur multiples ; manque d’information sur le niveau d’acceptabilité de la nuisance par la population ; difficulté pour l’industriel de respecter une valeur limite) ;
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lorsque l’industriel veut travailler avec les riverains de façon proactive (par exemple dans le cadre de sa Responsabilité Sociale des Entreprises) ou lorsque l’industriel veut travailler son image.
2. 2. Identification des problèmes rencontrés
Les observatoires des odeurs tels qu’ils se pratiquent depuis une décennie ont démontré leur efficacité comme outil de mesure des odeurs (Nicolas, 2010), (Nicolas, Cors, Delva, 2010). Leur méthodologie actuelle ne prend cependant pas suffisamment en compte les dimensions du problème liées au conflit, ce qui génère 4 principaux travers relevés par Odometric au cours de sa pratique (Cobut, 2014) :
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les conclusions tirées des observations des riverains traduisent ce que ces derniers savaient déjà. Sans donner de perspective à l’utilisation des données, l’exercice génère une immense frustration ;
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la lourdeur de la méthodologie occasionne une perte de motivation des participants, allant jusqu’à l’abandon. La diminution du nombre de participants affaiblit la qualité générale du set de données ;
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lorsque la période d’activité de l’observatoire se termine, et que des odeurs gênantes sont encore perçues, le conflit s’en trouve exacerbé ;
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au-delà du terme de l’observatoire, aucun canal de communication entre les riverains et l’industriel n’est maintenu, alors que des évolutions surviennent12. Les suppositions et les on-dit enveniment la situation.
La mise en pratique des observatoires a permis de collecter de nombreux écueils que la méthodologie actuelle ne permet pas de gérer (Cobut, 2014). Ce sont ces éléments qui dominent le processus, ils ne sont ni annexes, ni sans influence sur les objectifs premiers de l’observatoire, et donc sur les résultats qu’il peut produire. La liste ci-après n’est pas exhaustive :
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subjectivité propre au domaine des odeurs ;
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méfiance, suspicion, préjugés, etc. nés des intérêts a priori opposés, entraînant une rétention d’information ;
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doute quant à la valeur des données issues de ses opposants ;
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rôles respectifs non clarifiés ;
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apprentissage de nouvelles démarches (la nouveauté comme frein) ;
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doutes quant à la plus-value de la négociation (perte de temps) ;
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contentieux historiques ou en cours ;
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vision parcellaire du problème (uniquement technique, uniquement qualité de l’air, uniquement santé publique) ;
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suivi et implication chronophage pour les observateurs ;
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difficulté de maintenir l’anonymat, voire sélection des riverains par le commanditaire (industriel ou autorité communale) ;
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diffusion d’information dans un cercle fermé (uniquement les participants, pas les personnes qui se sentent concernées) ;
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absence de feed-back, notamment sur l’utilisation des données pour piloter les améliorations techniques ou modifications de pratiques ;
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peu de participation du personnel, en dépit de sa proximité avec la population et des informations qu’il détient. Crainte que des informations sensibles soient communiquées aux riverains. Communication généralement gérée (contrôlée) par la direction ;
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crainte des riverains d’être instrumentalisés ;
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relation de subordination du bureau d’étude à l’industriel, ce qui entache son indépendance ;
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pas de définition des territoires de compétences de chacune des parties prenantes, ni entre les riverains composant l’observatoire ;
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aucun choix de méthode : les riverains sont enfermés dans un rôle d’outil de mesure des odeurs. Méthodologie directive, aveugle aux demandes d’engagement citoyen dans la démarche proposée ;
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pas de prise en compte du conflit ;
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jeux d’influence de l’industriel sur les conclusions du rapport, notamment remise en question de certaines observations jugées peu crédibles13 ;
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peu de transparence sur la suite à donner au projet ou sur les choix d’adaptation technique ou d’investissements à réaliser ;
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absence de participation des riverains à l’analyse des résultats ;
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absence d’évaluation du projet avec l’ensemble des parties prenantes.
Les préoccupations et les attentes des parties prenantes dépassent largement ce qu’un tel observatoire peut, dans sa pratique actuelle, délivrer comme résultats. L’observatoire des odeurs est présenté comme un processus participatif de suivi des odeurs. Or il s’agit avant tout d’un processus bidirectionnel où la partie consultante délimite la question (Crosby, 2006).
Par contre, le processus de la mise en place et du fonctionnement d’un observatoire contient tous les éléments sur lesquels s’appuyer pour en faire un outil de résolution des conflits entre des riverains et des industriels, en vue de trouver ensemble une solution durable aux problèmes de nuisances olfactives qui les préoccupent.
2. 3. L’observatoire des odeurs dans le champ de la résolution de conflit
Classiquement, grâce au retour d’informations en temps réel généré par un observatoire en ligne (encodages des données par les riverains), l’industriel dispose d’un outil de pilotage pour faire le lien entre les actions prises sur son site et la perception d’odeurs chez les riverains. Cette approche est cependant centrée sur les besoins de l’industriel, souvent commanditaire de l’observatoire. Seule, elle renforce certains problèmes listés dans le chapitre précédent et nourrit le conflit en générant la déception et la frustration des riverains ayant participé.
Concrètement, un observatoire des odeurs dépassera sa stricte mission de constater la situation vécue, et donc connue des plaignants, s’il fonde les points suivants :
1. Recueillir l’adhésion des parties prenantes
Dans la formule classique d’un observatoire, les riverains sont invités par écrit à se porter volontaires pour une étude sur les odeurs et à participer à une réunion d’information. Dans le même temps, une relation de travail s’est déjà installée entre le commanditaire et le bureau d’études, échanges indispensables à l’établissement d’un contrat mais qui se traduiront par une proximité tout à fait perceptible lors de la réunion de présentation du projet devant les riverains. La démonstration orale de la neutralité de l’animateur du bureau d’études ne suffira pas à gommer le sentiment qu’il « est du côté de l’industriel », surtout lorsque c’est l’industriel qui finance la mise en place et le suivi d’un observatoire.
Les riverains sont invités à suivre une méthodologie donnée. Ils reçoivent un mode d’emploi et sont tenus de le suivre. L’observatoire démarre sur un paradoxe : il rend passifs et inférieurs dans la relation ses principaux acteurs lors de son lancement.
La présente proposition se centre sur l’amont de ce premier moment public pour l’observatoire. Un travail de gestion de l’équilibre des relations et des informations échangées permet d’établir une base plus solide vis-à-vis de chaque partie prenante. Les méthodes de travail seront adaptées afin que cet équilibre soit respecté entre, d’une part, les riverains (association locale, plaignants identifiés par les mairies, etc.) et, d’autre part, les industriels. Idéalement, l’observatoire dédiera des personnes différentes au sein de la structure d’accompagnement pour les missions vers les riverains et vers l’industriel. Ces animateurs recueilleront l’adhésion des parties prenantes sur le processus dans lequel elles s’engagent, mais également sur ses limites. Limites de ce qu’il peut et ne peut pas produire, contraintes du travail demandé, règles internes de fonctionnement, etc.
2. Expertiser les riverains
Une des difficultés vécues par les bureaux d’études sur le terrain est de faire reconnaître leur neutralité. Une deuxième difficulté a trait au langage technique qu’ils utilisent pour présenter les résultats de l’observatoire. Ces deux aspects installent de la méfiance (« Ils sont dans le camp de l’industriel ») et du désintérêt (« En quoi ce charabia peut-il nous aider ? »).
La méthode proposée ici consiste à partir de leurs questions, avec leur vocabulaire. Ils n’ont pas (ou rarement) le pouvoir de financer le bureau d’études (pouvoir économique), ni le pouvoir de décision vis-à-vis de conditions d’exploitation (pouvoir institutionnel). Ils peuvent, par contre, gagner du pouvoir grâce à l’observatoire et, par-là, sortir d’un rôle de victime rendant le dialogue compliqué par les positionnements respectifs qu’entraîne ce scénario de victimisation. À noter que d’autres leviers sont régulièrement utilisés pour l’empowerment des citoyens (médiatisation, lobbying, mobilisation, etc.). L’avantage de celui que nous proposons est d’être au cœur de la problématique et de servir directement à la construction du futur « souhaitable » (voir la partie négociation ci-dessous).
Donc, plutôt que de dominer les riverains par une présentation technique et frontale du traitement des données qu’ils ont produites eux-mêmes, il serait souhaitable de les associer au traitement des données. Leurs suggestions, leurs questions et leur connaissance des lieux et des phénomènes à leur échelle peuvent amener l’animateur à croiser différemment certains jeux de données et à faire parler les observations différemment.
De même, donner la parole à des représentants de riverains, pour la présentation de ces données, voire les laisser entièrement commenter ce travail, à la même hauteur que les industriels ou les mandataires publics lors des réunions communes, permet d’équilibrer la relation.
La création d’un ou plusieurs groupes de travail au sein de l’observatoire peut être envisagée avec des tâches et des rôles définis. Ces groupes ayant comme vocation de perdurer dans le temps, l’objectif de l’animateur sera d’autonomiser le groupe dans sa gestion et son suivi des observations.
À noter qu’un aspect dynamique dans le temps est présent. Tout changement au sein des acteurs ou du contexte (nouvelle direction, nouveau quartier, nouveaux habitants, nouvelle législation, nouvelle unité de production, etc.), peut exiger une renégociation des termes de l’accord. L’animateur de l’observatoire peut être amené à réactiver son rôle de médiateur ou de facilitateur d’un processus (Touzard, 2006). Il est fondamental que la méthodologie suivie soit validée par l’ensemble des parties prenantes. Les indicateurs qui seront utilisés dans l’analyse des résultats seront débattus et validés par tous. Dans cette démarche, l’administration pourrait avoir un rôle de catalyseur, d’aide au financement ou encore de soutien logistique.
3. Échanger des informations et formuler des demandes
Face à face, les deux camps vivent au rythme des odeurs, des plaintes, de leurs variantes agressives et de l’exaspération des uns et des autres. Du statu quo des positions respectives, on peut retrouver des formes de minimisation du problème par l’industriel, arguant du caractère excessif ou maladif des plaintes exprimées. L’installation d’un observatoire offre un lieu d’échanges d’informations, une possibilité d’aller dans la nuance que l’affrontement ne permet pas. Décrire simplement la complexité d’une situation, poser les questions angoissantes quant à la santé ou à la dévalorisation immobilière, trouver à comprendre les vécus de part et d’autre et les faire reconnaître, enfin parler des améliorations possibles et de leurs échelles de temps.
4. Garantir l’engagement de l’industriel à étudier le financement des solutions proposées en parallèle
Un tel observatoire ne peut se concevoir s’il n’est pas lié à des actions concrètes de la part de l’industriel. En effet, l’observatoire ne peut chercher à résoudre le conflit si l’engagement de l’industriel n’est pas donné quant à sa volonté de trouver des solutions, et donc d’en étudier le financement. Le processus serait non seulement incomplet mais également voué à l’échec. L’étude des solutions techniques pour minimiser les émissions d’odeurs, si elle est réalisée en parallèle des observations des riverains, permet de vérifier le lien entre les paramètres d’exploitation et les odeurs à l’immission.
Les années d’expérience parlent : un observatoire n’est jamais mis en place s’il n’y a pas un réel problème à résoudre. Financer un observatoire pour espérer qu’il démontrera une situation conforme est un mauvais calcul. L’observatoire est un outil d’aide à la décision en matière d’investissements de remédiation.
5. Considérer qu’une négociation est en cours et soutenir sa progression
Comment peut-on résoudre un conflit ? C’est-à-dire non pas l’étouffer ou le nier, mais utiliser sa puissance pour progresser. En effet, « les controverses scientifiques et sociales peuvent constituer une source d'innovation et de création, tant sur le plan de la connaissance que sur celui de la politique et de l'éthique »(Fructis, 2011). Une voie de transformation du conflit consiste à négocier pour obtenir un changement accepté de part et d’autre, et notamment supprimer les conséquences négatives de la « guerre » que se livrent les parties. Les coûts de la négociation (temps, énergie, concessions, changements de pensée…) ne doivent pas apparaître comme supérieurs à ceux de l’affrontement. Et les avantages que l’on espère remporter par la négociation doivent être globalement supérieurs à ceux que la non-négociation aurait permis d’obtenir. Le rapport de force existant est donc un des critères décisifs de la négociation (Michel, 1991). L’équilibre des rapports de force entre l’industriel et les riverains peut s’atteindre de différentes façons : par l’expertisation (soutien par des associations, des bureaux d’études), par l’action de l’autorité compétente (pouvoir de contrainte), par les effets de médiatisation du conflit et le risque de dégradation de l’image, par la politisation du conflit (influence), etc.
La perception d’un intérêt commun est une clé pour ouvrir une négociation. Dans ce cas, les parties prenantes du conflit adhèrent à un système culturel commun, dans lequel il existe un consensus social minimum sur les valeurs, normes et règles du jeu à respecter. Il faut tenir compte de l’autre pour la poursuite de ses objectifs. « L’adversaire » est reconnu de fait comme un partenaire indispensable de l’action collective. C’est la redéfinition, suite au processus de gestion de conflit, d’un conflit perçu comme un jeu à somme nulle (un gagnant et un perdant) en un conflit perçu comme un jeu à somme non nulle (deux gagnants). L’émergence de la perception d’un intérêt commun, aussi petit soit-il, permet la recherche d’un compromis (Hove, 1985). Dans le système industriel/riverains, les riverains ont besoin de l’action de l’industriel pour corriger la source des odeurs. L’industriel a besoin de l’accord sociétal pour continuer à faire son métier là où ses installations sont implantées. L’immobilisme des positions extrêmes entraîne des risques pour les deux parties : ne plus être écouté par personne pour les riverains, ne plus obtenir les autorisations d’exploiter son site pour l’industriel.
Parmi les stratégies qui peuvent être mises en place dans une négociation (Michel, 1991), l’observatoire des odeurs privilégie naturellement l’orientation intégrative. L’observatoire recherche une solution acceptable en mesurant le problème (la perception des odeurs chez les riverains) jusqu’à ce qu’il soit validé par tous. L’activité intégrative fait appel aux stratégies de résolution de problème, à la créativité et à l’innovation. Elle passe par un climat de confiance, une bonne circulation de l’information et une motivation convergente (Walton, McKersie, 1965). Ces éléments sont apportés au fil des réunions par l’animateur de l’observatoire, qui endosse un rôle de médiateur, facilitant les relations entre les négociateurs. Il veille à rétablir une vraie communication permettant de se parler, de s’écouter et de se comprendre ; à faciliter l’accès à une solution, à l’élaboration d’un accord en formulant lui-même des suggestions, des propositions des pistes possibles (Touzard, 2006).
Le médiateur dispose du pouvoir que lui confèrent sa légitimité (puisqu’il a été accepté par les parties comme tel), sa compétence (connaissance des processus en jeu), son pouvoir de référence, c’est-à-dire la confiance que lui témoignent les parties voire la sympathie qu’il peut susciter, sa connaissance (technique) du conflit en question (French, Raven, 1959). Le médiateur veille à identifier et à protéger les intérêts représentés.
En travaillant sur l’objectivation des perceptions d’odeurs, l’observatoire dispose de l’avantage d’ouvrir une négociation sur le fond et non sur les positions (Fisher, Ury, 1982). Les manipulations y sont refusées et les positions présument la bonne foi de part et d’autre. La force de l’observatoire est justement de créer du fond, cette valeur ajoutée est solidement étayée par les années d’expérience. Elle se renforcerait par la pratique consciente et énoncée des recommandations d’une négociation sur le fond :
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traiter séparément les questions de personnes et le différend ;
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se concentrer sur les intérêts en jeu et non sur les positions ;
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chercher des solutions capables d’apporter un avantage pour les deux parties en négociation ;
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obtenir une adhésion sur des critères objectifs pour régler les divergences, ce qui suppose d’avoir réussi à définir ces critères objectifs. Cette étape de définition permet aux participants d’apprendre à de multiples niveaux : inter-personnel, technique, scientifique, etc.
Des indicateurs de résolution du conflit à la mesure de l’atteinte de l’accord conclu entre les négociateurs
Les manifestations d’un conflit à propos des odeurs peuvent prendre des formes variées. La plus fréquente et la première est généralement la plainte (sous toutes les formes envisageables). D’autres modes d’actions sont fréquents : création d’associations locales, mobilisation d’acteurs politiques, associatifs – régionaux ou nationaux –, utilisation de l’espace médiatique, activisme, plus rarement sabotage. Tous ces éléments tangibles sont les indicateurs permettant de vérifier, par l’évolution de leur activité dans le temps, si le dossier quitte une phase de conflit pour entrer dans une autre dynamique. Le nombre de plaintes reçues par l’administration est aujourd’hui l’indicateur le plus utilisé, sans qu’il soit toujours formellement mesuré. Par sa capacité à créer un objet sur lequel établir un accord entre les parties, et à en mesurer l’atteinte, l’observatoire déplace le niveau d’attention vers la satisfaction des requérants. Il crée par-là un cadre plus clair pour l’industriel, gommant l’insécurité générée par le conflit.
En élaborant leur accord, par exemple « de ne plus avoir de perception d’odeur les week-ends de mai, juin et juillet au niveau des premiers riverains de la rue des Alouettes », les parties construisent activement leur cohabitation. Les riverains quittent le seul rôle de victimes pour devenir les vigies actant par leur mesure des odeurs si les termes de l’accord sont respectés.
Perspectives
Vouloir imposer des conditions d’exploitation unilatéralement par la contrainte et dans un climat agressif des riverains à l’égard de l’industriel attise le conflit. L’absence de dialogue plonge les protagonistes dans une rivalité installée dans le temps, dont la conséquence la plus fâcheuse sera de ralentir toute évolution du problème. Par ailleurs, les odeurs (relation dose/effet) sont encore largement mal objectivées, ce qui favorise controverses et remarques (Zaccai, Frendo, Bauler, 2005).
Le domaine des odeurs se prête bien au développement de techniques privilégiant le dialogue parce qu’il n’est pas exclusivement du domaine du process industriel. Les odeurs étant une conséquence collatérale, l’industriel n’en possède généralement pas une connaissance plus approfondie que les riverains. L’expertise que ces derniers développent à force de subir des nuisances olfactives (Rémy, Estades, 2007) va vite se révéler cruciale pour celui qui cherche à comprendre finement les mécanismes de leur production et de leur dispersion. Dans ces cas, les riverains passent de la plainte au partage d’un savoir (Rémy, Estades, 2007), ce qui ouvre la possibilité d’une négociation plus aboutie en créant un espace pour un vocabulaire et un objet communs.
Même si les nuisances sont traitées d'abord par le public sur le registre du « ressenti », en s’informant, en se documentant, en s’entourant des compétences nécessaires (associations, etc.), les riverains peuvent devenir plus compétents dans le cadre des procédures proposées (Zaccai, Frendo, Bauler, 2005). L’observatoire des odeurs offre justement cette matière première permettant tant aux riverains qu’aux industriels de construire la connaissance, d’équilibrer leurs rapports de force et d’entrer en négociation pour définir un niveau d’acceptabilité.
L’observatoire des odeurs est une démarche à même de proposer une autre vision de la gestion des nuisances olfactives aux acteurs de terrain, enrichissant leur rôle d’expert par des techniques de médiation et d’animation (Laure, 2004), en vue de trouver des solutions durables aux problèmes d’odeur.