oll Verdienst, doch dichterisch, / wohnet der Mensch auf dieser Erde
« Riche en mérites, mais poétiquement toujours, / sur terre habite l’homme. »
Le poème de Friedrich Hölderlin In lieblicher Blaüe, « En bleu adorable », est traduit ici par le poète André du Bouchet. Les paroles d’Hölderlin, qui furent la source d’inspiration pour Martin Heidegger lors de la célèbre conférence qu’il prononça en 1951, L’homme habite en poète, demeurent assurément une source vive pour qui veut retrouver l’unité perdue de l’homme d’Occident.
La poésie est tout ; la pensée scinde la personne tandis que le poète est toujours un, indique la philosophe espagnole Maria Zambrano. S’il veut « ex-ister » en communion avec le monde, c’est bien poétiquement que l’homme doit habiter, et non conceptuellement. La question posée aux sciences est ici lourde : peuvent-elles contribuer à nous reconnecter avec les énergies profondes, celles qui vivifient, qui unifient, qui enthousiasment ? Où et comment pouvons-nous habiter poétiquement le monde, si telle est notre aspiration la plus profonde, à nous Occidentaux, qui avons perdu la source vitale par un excès de rationalité ?
L’habitation de la ville dite durable va-t-elle nous permettre de trouver des chemins de poésie, c’est-à-dire d’existence et d’espérance, à défaut de destinations sûres ? Les multiples sciences de la ville vont-elles dégager des paysages de clarté dans les environnements urbains contemporains, pollués et étouffants ? Est-ce que les villes vont devenir des lieux du Buen Vivir, traduction d’une expression quechuase qui signifie « la vie intense, totale, absolue », et dont l’Équateur a donné le nom à un de ses ministères ?
Tel semble m’apparaître le projet de ce numéro : « Habiter la ville durable, sobre, intelligente et salubre ».
La tâche est, à n’en pas douter, difficile et délicate. Car il s’agit non plus seulement de transition, mais de métamorphose. Non pas de continuité, mais aussi de discontinuité. Or Gottfried Leibniz, philosophe fondateur de l’épistémologie moderne, affirme : « c’est une de mes grandes maximes et des plus vérifiées, que la nature ne fait jamais de sauts. J’appelle cela la "loi de continuité" ». À la différence de la poésie et même de la philosophie, la science n’aime effectivement pas les sauts dans le vide et l’inconnu.
La science moderne, dans ses multiples disciplines, est constitutive de la modernité, cette civilisation qui prit son élan au début du XVIIe siècle et qui se déploya jusqu’à aujourd’hui. Or il est possible que la fécondité de cette civilisation, qui mit en exergue la puissance du rationnel et qui minimisa les autres dimensions de l’humain, soit désormais tarie en sa source profonde.
Pourtant, nos espaces publics et collectifs sont toujours accaparés par des institutions dont la raison d’être est de développer la rationalité instrumentale, qui par la technoscience a effectivement amélioré la vie des humains depuis son émergence il y a quatre siècles. L’Université et toutes les institutions scientifiques sont les piliers de cette civilisation de la raison toute-puissante qui, progressivement, s’est conjuguée avec les forces de la finance et de l’économie pour nourrir une technostructure surplombante et étouffante. Le changement climatique est là pour nous rappeler le côté mortifère de cet ancien monde, dont il convient de se dégager pour véritablement habiter la terre et respirer à plein poumon, si désormais c’est poétiquement, et non plus rationnellement, que nous voulons vivre, nous, humains du XXIe siècle. Les disciplines scientifiques vont-elles réussir à se métamorphoser, c’est-à-dire non seulement à travailler ensemble en interdisciplinarité, pour arrêter de couper le réel en tranches sans passage de l’une à l’autre, mais véritablement en transdisciplinarité, en s’alliant aux intelligences sensibles, affectives, intuitives, imaginaires ou spirituelles, qui peuplent le corps et l’esprit de chacun d’entre nous ?… Prenant « le parti pris des choses », comme le propose la poésie incarnée de Francis Ponge, elles pourraient alors nous raconter, à leur façon, la beauté de la matérialité d’un cosmos demeurant enchanté et habitable.
L’horizon vous paraîtra « u-topique », et assurément, il l’est !
Mais ce lieu à venir, ce topos encore inconnu qui nous tire et qui nous vient de l’avenir, ne pourrait-il pas être un horizon d’espérance si nous mettons toutes nos intelligences en branle, et pas seulement la rationnelle, celle qui a enfanté les big data ? Oui, la science est belle quand elle nous raconte l’histoire de l’intelligibilité du monde, suivant le beau mot d’Albert Einstein. Mais à condition de garder la modestie de ce grand savant, à savoir qu’il y a des « choses » qui lui échappent. Alors, si la science vient nous aider à nous humaniser, à nous déployer sans cesse, nous, les êtres les plus « in-finis » parmi les vivants, parce qu’elle vient tisser ses histoires avec celles des poètes, des conteurs et des artistes en général, oui, elle et toutes les disciplines qui la constituent, demeurent précieuses pour que nous puissions habiter le monde et comprendre les erreurs à éviter. Et comme les humains viennent de plus en plus demeurer dans des agglomérations denses et complexes, les multiples connaissances qu’elles apportent en examinant tous les mouvements qui s’y déroulent, sont des ressources incomparables. Mais à la condition expresse que ce soit pour que nous puissions y habiter en poètes.