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Pourquoi la revue Pollution Atmosphérique, connue et reconnue sur le champ de la qualité de l’air, du climat, de la santé et de la société, présente-t-elle aujourd’hui un numéro sur la ville qui vient rejoindre les innombrables écrits des urbanistes, des architectes et des sociologues ? La réponse est simple : l’humanité entre progressivement dans un nouvel âge de l’urbain. Née de l’agriculture, lieu de symbole, de pouvoir et de décision, la ville a pris avec la modernité une dimension inédite, non seulement en taille mais aussi au plan technologique, économique, politique, social et, de façon croissante, environnemental. Comme l’a écrit S. Sassen (2009), « Les villes sont au centre de notre futur environnemental1 ». Et ce non pas seulement du point de vue du rôle croissant que sont amenées à jouer les villes face à la crise environnementale, aux défis du climat, des pollutions, de la biodiversité voire de l’agriculture, mais aussi parce que les villes constituent de plus en plus l’environnement même de l’humanité, et que la question de leur habitabilité, au sens le plus large du terme, prend, dans ce contexte, une signification nouvelle et majeure. Ce sont divers aspects de cette question très vaste que ce numéro cherche à explorer via une large diversité d’approches, géographiques, écologiques, sociologiques, urbanistiques, politiques, technologiques et historiques, qui fait bien ressortir l’entrecroisement des disciplines et des champs à l’œuvre dans la problématique urbaine aujourd’hui.

L’urbanisation galopante de la planète, la généralisation du phénomène de métropolisation résultent de la convergence grégaire des individus, rendue possible par les transformations de la modernité, le développement sans précédent de la mobilité et des moyens de communication, et la sociabilité innée de l’humanité qui tend à se regrouper tout en souhaitant s’intégrer au mieux dans l’écosystème local mais aussi global. L’urbanisation présente à l’évidence des inconvénients majeurs : elle est responsable de l’artificialisation des sols, d’une réduction, au moins locale, de la biodiversité, d’une concentration des activités humaines génératrice de pollutions, d’une utilisation intense de l’énergie souvent encore alimentée par des combustibles fossiles… Comme l’indique L. Abbadie dans sa contribution, « l’impact de la ville sur la biodiversité et sur la biosphère en général dépasse largement la simple question de l’espace consommé. En effet, la ville et ses habitants constituent un système hétérotrophe au sens où il est totalement dépendant de la productivité biologique et des ressources de toutes natures de l’arrière-pays : la ville importe de l’énergie, de l’eau, des aliments, des matériaux et des objets manufacturés, tandis qu’elle exporte des déchets, des polluants et d’autres substances. » La litanie des nuisances urbaines peut s’égrener longuement, mais la ville présente cependant des avantages considérables, elle est attractive, elle attire par toutes les opportunités en termes d’activités et les aménités qu’elle propose. Les offres de culture et de loisirs immatériels n’ont pas remplacé la recherche de la proximité et du contact de voisinage. Jamais le tourisme n’a été autant développé, alors que les mêmes vues peuvent être regardées tranquillement sur un écran. Comment les villes pourront-elles trouver leur place dans la biosphère ? Comment développer l’écologie urbaine ? Un nombre croissant d’architectes pratiquent l’architecture écologique et rivalisent de créativité pour construire des tours sans émissions carbonées tout en réhabilitant des techniques bioclimatiques et des matériaux biosourcés. Les bâtiments proposés deviennent des totems indispensables pour rejoindre le club des métropoles mondiales, baptisé AMM, Archipel Métropolitain Mondial. C’est ainsi que les transformations d’Hanoï avec sa « forêt de tours » sont présentées par H. Scarwell, obéissant à cette doxa des « villes durables », ou que Shanghaï, à l’issue d’une pensée urbanistique autoritaire, a pu constituer de larges espaces verts (L. Tan). C. Ghorra-Gobin souligne la diversité du phénomène urbain : une personne sur huit vit dans l’une des 28 mégacités reconnues, et un milliard d’individus sont cantonnés dans un habitat précaire, favela ou slum. Cette diversité est pour une large part le fruit de l’histoire retracée de manière magistrale dans l’ouvrage de référence de P. Bairoch2 dont F.-X. Roussel et L. Charles livrent un compte rendu détaillé. L. Guilhot souligne la différence des structures urbaines entre l’Occident et la Chine. L’accélération de la croissance urbaine se manifeste à travers le phénomène de métropolisation qui se traduit par un poids politique de ces communautés urbaines qui se positionnent comme des agents proactifs et autonomes face à d’autres instances, en particulier les États, sur les enjeux environnementaux. Compte tenu de l’urgence de ces enjeux, l’interrogation fondamentale qui se pose à l’ensemble des villes est donc leur intégration à travers une gouvernance urbaine difficile à construire. L. Charles rappelle ce que peuvent être les apports de l’écologie urbaine pour éclairer la gestion de l’ensemble de ces entités urbaines : « De ce point de vue apparaît clairement le rôle de l’écologie, et plus spécifiquement de l’écologie urbaine, de fournir aux structures urbaines un cadre cognitif et un corps de connaissances fondé scientifiquement qui puissent servir de repères et d’instrument d’orientation aux échelles de temps moyenne et longue à partir duquel établir des trajectoires réalistes que les villes pourraient suivre et, parallèlement, apporter les ressources en termes d’information et d’éclairage des choix collectifs permettant à la population de mieux appréhender les enjeux, de discuter de façon mieux informée ces choix et d’en évaluer les mises en œuvre ». L’appréhension des enjeux environnementaux en ville s’appuie sur la connaissance d’un ensemble complexe de relations dynamiques entre les différentes composantes du vivant et de la société qui s’exercent à des échelles variables. Toutes les disciplines scientifiques sont convoquées pour élaborer des actions ou plutôt des expérimentations susceptibles d’améliorer la qualité de vie des citadins et le fonctionnement des écosystèmes. Les savoirs convoqués sont pluriels et souvent subjectifs ou profanes, ce qui rend leur modélisation difficile (I. Coll). C’est pourquoi, seule une gouvernance intégrant les différentes parties prenantes peut élaborer des décisions qui pourront s’ajuster par itération successive. Selon L. Charles : « On se situe donc dans des registres assez particuliers et relativement délicats de l’action, non pas créative ou réparatrice, symboliquement magnifiée, mais plutôt de second degré, visant à réorienter le cours d’une réalité prééxistante complexe, associant de multiples éléments hétérogènes qu’il convient de réorganiser en les requalifiant ». Cette flexibilité est particulièrement difficile à établir en France compte tenu du tropisme centralisateur évoqué par F.-X. Roussel dans son analyse d’une vision descendante de la ville française et illustrée par l’appréhension des approches formalistes qui sous-tendent le développement des écoquartiers (J. Boissonade). I. Roussel, à travers l’exemple lyonnais, montre combien la démarche planificatrice adoptée dans les PCAET (Plans Climat, Air, Énergie, Territoriaux) est peu congruente avec la labilité de la dynamique environnementale. Cet exercice de gouvernance est d’autant plus difficile qu’il suppose d’intégrer les questions énergétiques au cœur de la politique urbaine et de l’habitat dans le cadre de la sobriété énergétique et de la décarbonation de l’énergie (M.-C. Zelem, P. Hamman, L. Charles et I. Roussel), sujets longtemps hors du champ des préoccupations des urbains habitués à une fourniture d’énergie régulière et bon marché. En théorie, la construction d’une réelle gouvernance devrait être favorisée par les nouvelles technologies de l’information qui facilitent les échanges. Elles sont aussi utilisées à travers des innovations tant techniques que sociétales pour permettre de mieux cibler et limiter les déplacements, par exemple. Mais la généralisation de ces outils qui séduisent les édiles peut avoir des effets pervers en servant de vitrine technologique dans la compétition vers des smart-cities, tout en accentuant la fracture sociale au lieu de renforcer les liens entre l’ensemble des citadins. Ainsi, les réflexions proposées dans ce numéro veulent attirer l’attention sur la pluralité des concepts à interroger ainsi que sur leur incomplétude et les termes de leur complémentarité. En même temps, la plupart des articles présentés s’appuient sur des exemples précis illustrant la variété des situations urbaines et le rôle des habitants dans des contextes éminemment variables.

Le thème précis de ce numéro, « Habiter la ville », privilégie le point de vue des habitants à travers un nouveau regard sur la ville considérée comme un espace de vie dans lequel ceux-ci voient et décident consciemment de faire évoluer leur relation à l’environnement envisagée non pas comme une abstraction mais comme une réalité tangible et inclusive dans ses innombrables composantes. Selon G. Faburel3, « Habiter ne saurait se réduire au fait de résider ni même de se loger », et pour F. Hérouard4 : « Habiter, c’est entretenir une relation avec le monde dans lequel on existe et on a des pratiques, monde matériel et symbolique que l’on fait sien – son monde – en le bâtissant et qui participe de notre constitution ». P. Simard met l’accent, dans l’entretien qu’elle nous a accordé, sur la place et le rôle des individus, « créateurs de ville », indiquant par-là qu’ils sont les véritables acteurs de ces communautés humaines à contenu complexe que sont les villes. Dans la même logique, la notion de ville inclusive ouvre la voie à une meilleur approche de la diversité des populations urbaines : les handicapés, les personnes âgées ont leurs propres formes d’habiter (B. Nader, A. Alauzet), et la question du genre, de l’hétérogénéité des rôles masculins et féminins dans l’espace urbain appelle une prise en considération beaucoup plus large d’une dimension encore trop souvent négligée, quand elle n’est pas purement et simplement ignorée, sur une multitude de plans, évoquée par E. Faure ou L. Charles. L’hétérogénéité du tissu urbain, en offrant différentes formes d’habiter, permet de satisfaire à des aspirations variées et complémentaires dont la diversité est une source de richesse à condition d’éviter les contrastes insupportables générant des affrontements sociaux ou ethniques. Le choix de l’habiter est évolutif, il correspond aux différents âges de la vie, et si les seniors se rapprochent du centre-ville, les jeunes ménages ont tendance à rechercher en périphérie un logement plus spacieux avec un jardin. Ce mouvement vers la périphérie est-il subi ou choisi ? R. Dantec et L. Guilhot ont tendance à condamner cette dynamique contraire à la sobriété énergétique dont la planète a besoin à une échelle macroscopique, tandis que G. Faburel montre combien cette fuite de la grande ville correspond à un besoin individuel plus fondamental. L’évaluation de la pertinence des actions entreprises en termes de qualité de vie et de bonne santé impose une démarche, encore peu reconnue, plus qualitative et plus proche des habitants, telle qu’elle est réalisée dans les EIS (Évaluations d’Impacts sur la Santé), présentées par L. Anvizino.

La notion d’habiter présente certaines ambiguïtés car, comme le fait remarquer M. Serres5, l’habiter correspond plus à l’immobilisme du monde végétal qu’à la mobilité et à l’errance du monde animal. C’est ainsi que la nature reprend ses droits dans la ville, ce que constate M. Serres : « Je vois pourtant que nous vivons à la fin de ces temps où la ville conquit la campagne et lui imposa la dureté de ses lois rationnelles, mécaniques et géométriques. La situation se renverse aujourd’hui et, si elle ne veut pas mourir, la ville doit suivre les sciences de la terre et de la vie, filles de notre culture première et de l’espace rural. » E. Faure associe le plaisir et la liberté des jardins urbains à une démarche féminine qui affirme sa spécificité, en contradiction avec la domination masculine de l’espace urbain. A.-S. Roussel présente un exemple de jardin partagé qui, au cœur même de Paris, permet de rapprocher politiques écologiques et politiques urbaines, trop longtemps conçues de façon dissociée, et de considérer les espaces ouverts comme de nouveaux lieux d’urbanité et de partage de convivialité, prouvant que la dimension vivrière est compatible avec le métabolisme urbain. L’enracinement de l’habiter n’oblitère pas le mouvement, consubstantiel à la ville, et qui peut succéder à de longues périodes d’errance, comme le montre l’importance des migrations actuelles, qui soulignent le caractère potentiellement éphémère d’un ancrage territorial. La mobilité est au cœur de la ville et du processus d’urbanisation. Motorisée via le recours à des combustibles fossiles, elle est une source majeure de pollution : des tentatives sont mises en place pour la contenir, soit en restreignant la circulation à travers les ZFE (Zones de Faibles Émissions) dont la démarche est présentée par M. Pouponneau, soit par la modification des modes de déplacement et le renouvellement des pratiques que permettent les nouveaux outils de l’information et de la communication, dont l’usage n’est cependant pas également distribué au sein des populations (S. Frère). Selon G. Guillossou, le moteur thermique est non seulement à l’origine d’une pollution nocive, mais il est sonore, et le bruit constitue une nuisance supplémentaire et un stress nuisible à la santé des habitants.

À ces 23 contributions s’ajoutent les comptes rendus de quelques ouvrages importants sur la ville et l’environnement. L’ensemble des contributions à ce numéro ne présente qu’un aperçu des multiples facettes, parfois divergentes, qui constituent les enjeux de l’urbanisation actuelle, à la charnière entre des impératifs planétaires et les aspirations les plus diverses des habitants dont la prise en compte est à mettre en résonnance avec les impératifs mondiaux. Ainsi la revue, grâce à l’investissement bénévole des membres de son conseil scientifique, espère, dans la continuité de ses missions, offrir à ses lecteurs des éléments de réflexions issus de contributions émanant de chercheurs et d’acteurs ayant des compétences différentes. Compte tenu de l’urgence des solutions à apporter aux gestionnaires des villes, l’APPA a accepté de prendre en charge la réalisation de ce numéro qui ne bénéficie plus de soutiens financiers extérieurs. Que cette association en soit remerciée et qu’elle puisse prendre toute sa place au sein de la gouvernance des villes grâce à son rôle de médiation entre les évolutions scientifiques de la santé environnementale et les demandes diverses et locales des habitants !

Notes

1  Sassen S, (2009) : « Cities are at the center of our environmental future », Surveys and Perspectives Integrating Environment and Societies (SAPIENS), vol. 2 / n° 3, Cities and Climate Change. Return to text

2  Paul Bairoch, 1996 : De Jéricho à Mexico. Ville et économie dans l'histoire, Gallimard, coll. Arcades, 2e édition corrigée, 710 p. Return to text

3  Faburel G, 2018 : Les métropoles barbares, Le passager clandestin, p. 291 Return to text

4  Hérouard F, 2007 : « Habiter et espace vécu », dans Lussault M, Younes C, Paquot T (dir.), Habiter, le propre de l’humain, 384 p., p.162 Return to text

5  Serres M, 2011 : Habiter, Le Pommier, 192 p. Return to text

References

Electronic reference

Isabelle Roussel and Lionel Charles, « Lettre de la rédaction », Pollution atmosphérique [Online], 237-238 | 2018, Online since 10 octobre 2018, connection on 11 décembre 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/pollutionatmospherique/6736

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Isabelle Roussel

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