Paul Bairoch (1930-1999) est un historien économiste, docteur de l’Université Libre de Bruxelles, de nationalité belge, israélienne et suisse. En tant qu’universitaire, il a enseigné à Bruxelles, Montréal, Paris et Genève et a eu un rôle de conseiller et de consultant auprès d’organismes internationaux (GATT, BIT). Sa bibliographie est très importante. Elle est largement consacrée à l’histoire économique, au processus de la croissance économique, à l’économie du développement dans le tiers-monde. Un de ses derniers ouvrages Mythes et paradoxes de l’histoire économique (1994) a acquis une certaine notoriété, dans la mesure où il tente de démontrer qu’il n’y aurait pas de lois économiques absolues, valables à travers le temps.
Son ouvrage De Jéricho à Mexico, Ville et économie dans l’histoire, écrit au début des années 1980, publié en 1985, est une somme impressionnante sur l’histoire de l’urbanisation. Il en définit bien l’ambition et le contenu dans son introduction générale : « Ce livre est à la fois une synthèse de l’histoire de l’urbanisation et une analyse des rapports de la ville avec l’économie à travers les différentes phases de l’histoire urbaine et les différentes sociétés. » Comme il le précise lui-même, l’ouvrage traite de l’urbanisation selon la définition du Robert « concentration croissante de la population dans les agglomérations urbaines » et s’attache moins à l’urbanisme, défini par le Robert comme une « étude systématique des méthodes permettant d’adapter l’habitat urbain aux besoins des hommes ». Il précise aussi que la notion de « développement économique » est entendue dans une définition large, c’est-à-dire pas seulement au sens de production de biens mais aussi de changements structurels et des aspects sociaux et culturels.
L’ouvrage comporte quatre parties. La première est consacrée aux origines du phénomène urbain dans les différentes régions du vieux et du nouveau monde (émergence de l’agriculture, débuts de l’urbanisation, rôle de la Grèce et de Rome, impact de la ville sur la vie économique). La seconde parcourt l’histoire de l’Europe du Ve au XVIIIe siècle, c’est-à-dire l’histoire de l’Europe traditionnelle où la vie urbaine et économique connaît des ruptures importantes (invasions, émergence de la chrétienté, aventures des villes commerciales d’Italie face à l’expansion du monde musulman, peste noire, ouverture de l’Europe à la fin du XVe siècle au reste du monde, élargi par la découverte du nouveau monde). La troisième partie s’articule autour de la révolution industrielle, traite des rapports entre l’industrialisation et la ville, entre l’innovation technique et la ville, entre les nouvelles formes de moyens de transport et la ville, etc., abordant cette période où, pour la première fois dans l’histoire, la ville devient le mode de vie dominant des populations humaines. La dernière partie s’attache à la vie urbaine des sociétés non occidentales avant et après la colonisation, aux conséquences des différentes colonisations, aux problèmes cruciaux du sous-développement et de l’inflation urbaine du tiers-monde.
La première partie s’inscrit d’abord dans la profondeur historique en montrant que la naissance du phénomène urbain est liée à la néolithisation, à cette période où apparaît successivement, à partir de 8500-8000 avant l’ère chrétienne, dans une douzaine d’endroits différents dans le monde, une véritable agriculture, la culture des plantes fournissant l’essentiel de la nourriture. C’est une révolution aux origines multiples (climat, croissance démographique, etc.), qui a pour conséquence de dégager un surplus alimentaire échangeable, un accroissement important des populations de fait sédentaires, et l’amorce d’une civilisation urbaine. Examinant les nombreux critères pour définir la nature proprement urbaine d’un peuplement humain, P. Bairoch en retient cinq principaux : « l’existence d’un artisanat à plein temps qui est l’indice d’une spécialisation des tâches, l’existence de fortifications, d’enceintes, par opposition au village qui reste ouvert, la taille et surtout la densité du peuplement, la structure urbaine de l’habitat : maisons en dur, rues, etc.., la durabilité de l’agglomération par opposition au campement ». Les cités préurbaines les plus étudiées (Jéricho, Çatal Hüyük, Jarmo) se trouvent au Moyen-Orient. À Jéricho, situé en Cisjordanie, on a retrouvé des vestiges d’un temple et de maisons en pierre datant de -9000. Dans les autres contrées du monde, ces cités préurbaines ont émergé plus tard (-2500 en Inde, -2000 en Chine, -1800 en Amérique précolombienne, -1000 en Afrique Noire). Les villes sont nées d’abord dans les régions chaudes, fertiles, dans les bassins fluviaux (présence d’eau) et dans la partie aval des cours d’eau (ce qui facilite le transport nécessaire pour alimenter la ville). Dans le même temps, le commerce à longue distance fait ses débuts, permettant sans doute quelques transferts d’innovations. À partir de -3500, on entre dans la période de l’Antiquité. Les villes du Moyen-Orient changent d’échelle : les premières villes sumériennes atteignent 40 ha, et plus de 100 ha en -2000, ce qui correspondrait à un peuplement de 15 000 habitants. Ce qui domine à cette époque au Moyen-Orient, ce sont des cités-États : cités sumériennes et akkadiennes (Eridu, Ur) entre -3000 et -2000, cités phéniciennes et philistines à partir de -1000 et cités grecques, étrusques et italiennes également à partir de -1000. Chacune de ces cités règne en maîtresse sur la campagne avoisinante et constitue ainsi un ensemble économique au sein duquel s’échangent produits et services. Avec Babylone, on passe à une civilisation d’une autre échelle : il s’agit d’un empire de sans doute plusieurs millions d’habitants, dont la capitale atteint entre 200 et 300 000 habitants. En Égypte, le pays est plutôt rural, et les villes remplissent surtout des fonctions religieuses et administratives plutôt qu’économiques. Les cités-États phéniciennes ont pour substrat économique non seulement la région avoisinante mais surtout leur activité commerciale. Ce sont des villes côtières qui se développent grâce au commerce international. Byblos au Liban est une des premières villes commerciales du monde. Leur apogée, notamment Sidon et Tyr, se situe entre -1200 et -400 : s’y échangent des matières premières, des produits alimentaires, de l’artisanat. Le commerce phénicien joue aussi un rôle important dans la diffusion des connaissances et de la civilisation. Dans les royaumes d’Israël et de Juda, vers l’an 1000 avant notre ère, le territoire s’organise autour de nombreux « villages urbanisés ».
La question de l’autonomie de la naissance du phénomène urbain en Asie est encore largement ouverte dans les principaux foyers que sont l’Inde et la Chine. Au Penjab, le caractère urbain de la civilisation Harappa ne fait pas de doutes : vers -2000, Mohenjadoro couvre 180 ha et rassemble 30 à 40 000 habitants. Il y a eu sans doute d’autres lieux, que les vagues d’invasions rendent difficilement détectables. Dans la vaste Chine, il y aurait eu plusieurs foyers de naissance de l’agriculture au néolithique. En ce qui concerne les cités préurbaines, persistent beaucoup d’incertitudes. Les principales cités dans le Nord de la Chine datent de la période Shang (-1766/-1400) et sont des villes cérémoniales. À partir de -1100, les villes se multiplient et se densifient. En Afrique noire, l’histoire urbaine reste encore à écrire. On pense qu’en -1000 des villes auraient existé au Soudan et au Ghana, sous forme de « villages urbanisés ». En Amérique, l’apparition de l’agriculture est datée : -7000 dans les Andes, -4000 au Mexique ; les débuts du phénomène urbain, dans l’Amérique précolombienne se situent à -300, mais des villages de pêcheurs de grande taille ont existé en pays Maya (-3000/-4000 ?).
Toute la structure urbaine de l’Europe est fortement conditionnée par les établissements romains et par la création des colonies urbaines grecques. Concernant la civilisation égéenne, il semble qu’on puisse parler de ville et non plus de palais à partir de -1450, en particulier pour Mycènes et Troie, qualifiées comme telles par pratiquement tous les historiens. La Grèce classique est le cas type des cités-États où la fonction culturelle est très importante et s’ajoute aux fonctions administratives et religieuses. Athènes, fondée vers -800, est la seule grande ville qui ait compté 100 000 habitants à son apogée vers -500/-450, les autres cités ayant autour de 20 à 30 000 habitants ; le taux de population urbaine est très élevé, de 20 à 30 % selon les critères retenus. La Grèce, à l’époque, est le « commerçant » de l’ensemble du bassin méditerranéen : elle échange des produits manufacturés et de l’huile contre des produits agricoles, notamment des céréales. Le rôle commercial des villes est lié au trafic sur longue distance mais il est aussi et avant tout local. En outre, les cités grecques possèdent des emplois spécifiques liés à la ville : voirie et entretien des jardins publics. La colonisation grecque débute à -750 et touche d’abord l’Italie, la Sicile (Syracuse, Catane...). Ce sont souvent à la fois des colonies agricoles et des colonies comptoirs pour lesquelles des facteurs militaires ont pu jouer. Vers -550, la colonisation touche la Gaule (Marseille) et l’Espagne. Aux mêmes époques, les villes étrusques apparaissent progressivement, plusieurs atteignent 25 000 habitants. Rome, fondée en -750, peut être considérée comme une ville étrusque, elle étend progressivement son influence ; son apogée se situe entre -50 et 160, où elle dépassera le million d’habitants, étant ainsi la première très grande ville de l’histoire de l’humanité. Rome est nourrie par l’Italie mais surtout par son empire. Le commerce et l’industrie tiennent une place restreinte à Rome. La colonisation romaine et la pax romana aboutissent à la création d’un grand nombre de villes et à l’extension de la plupart des villes existantes (au moins 350 villes de plus de 5 000 habitants) qui gardent une certaine autonomie. En Europe, l’agriculture apparaît entre -6000 et -4000. L’Europe romanisée connaît en deux siècles une urbanisation rapide : le taux d’urbanisation dépasse les 10 %. Dans l’Europe non romanisée, le retard urbain est conséquent : en Europe centrale et du nord, le développement des villes n’a commencé qu’aux VIIe et VIIIe siècles.
Paul Bairoch conclut ainsi cette première partie : « Bref, si l’agriculture rend possible et est même une condition indispensable à l’émergence des villes, elle est aussi un facteur qui, après un certain délai, amène inéluctablement la ville. Et quand le fait urbain est en place, il est source de nouveaux progrès dans le domaine très vaste du développement qui inclut la civilisation proprement dite et les multiples interactions entre la ville et la campagne. »
La seconde partie est consacrée à l’Europe du Ve au XVIIIe siècle : elle se limite à la « seule » Europe et à une période millénaire ; elle est très axée sur les rapports entre urbanisation et développement. Dans un premier temps, l’Europe est abordée de la chute de Rome à la fin des invasions ; elle débute avec la fin d’une civilisation urbaine pour se clore à l’aube d’un renouveau urbain. C’est une période où le centre de gravité du monde méditerranéen se déplace de l’Europe vers le Moyen-Orient, conséquence du partage de l’empire romain, dont la nouvelle capitale, Constantinople, survit d’un millénaire à la chute de Rome (de 476 à 1453). C’est la période aussi où, à partir du VIIIe siècle, commence la conquête arabe d’une partie de l’Europe. Cette dernière connaît un déclin économique et démographique, très accentué en Italie, notamment à Rome (qui passe d’un million d’habitants en 200 à 50 000 en 700 et de 15 à 20 000 en 1377, son creux historique), moins accentué sur l’ensemble de l’Europe (l’Europe sans la Russie compte, en 200, 50 millions d’habitants et 30 millions vers 600), suivi d’une reprise de l’accroissement (environ 50 millions vers 1150). Le déclin démographique (dû notamment aux invasions et aux épidémies) est surtout un déclin de la population urbaine, lié à la réduction des échanges engendrée par les invasions et l’expansion musulmane qui contrôle la Méditerranée. Dans ce déclin général de villes, on observe cependant quelques exceptions telle Venise (40 000 habitants au Xe siècle), grâce au commerce avec Byzance. À partir de 800-1000, commence une renaissance des villes. L’Espagne musulmane est une particularité. L’empire arabe exerce une domination de type colonial, imposant une forme nouvelle de culture et de civilisation. Vers l000, les deux plus grandes villes d’Europe sont espagnoles : Cordoue (400 à 500 000 habitants) et Séville, autour de 100 000. L’expansion des villes espagnoles s’explique par les progrès agricoles et par le commerce lié à la vaste zone de libre-échange économique islamique qui couvrait une grande partie du bassin méditerranéen. Dans l’Europe chrétienne, un monde urbain renaît autour de l’Église et grâce au commerce. Les villes, entre l’an 800 et 1000, se seraient accrues de 30 à 40 % (et de 70/80 % en Italie) en liaison avec le développement du commerce de longue distance, la place dominante de l’Église (les évêques défendent l’idée de « bien public », les monastères améliorent la production agricole) et leur rôle défensif face aux incursions des Normands, Magyars et Sarrasins. Dans le monde slave, la ville n’apparaît qu’entre le VIIe et le XIe siècle (Prague compte 10 000 habitants au XIe siècle). En revanche, dans les Balkans, l’essor urbain est plus précoce : la capitale du royaume bulgare, Preslav, compte 60 000 habitants au XIe siècle grâce au commerce avec l’Italie et Byzance.
Dans un second temps, P. Bairoch dresse la toile de fond de l’évolution économique et urbaine de sept siècles (1000-1700) en Europe, riche en événements, en évolutions contrastées et marquées par la rupture de la fin du XVe siècle liée à la large ouverture de l’Europe au reste du monde et à l’imprimerie. Entre 1000 et 1300, l’agriculture améliore ses techniques et ses rendements, c’est « la Révolution agricole médiévale » de Duby. Elle dispose d’énergie (cours d’eau abondants et réguliers, généralisation des moulins à vent et à eau, disponibilité forte de bois). Les courants d’échanges, aidés par des améliorations techniques liées au transport, se développent entre l’Europe et l’Asie, entre le Sud et le Nord de l’Europe. Des villes italiennes dépassent 100 000 habitants (Venise, Milan, Florence), les foires commerciales émergent en Flandres, en Champagne, à Genève, à Lyon. Le siècle d’or de ces foires est le XIIIe siècle. Au cours de cette période, la population augmente régulièrement, en moyenne de 0,10 % par an (pour atteindre autour de 80 millions d’habitants en 1340). La plupart des villes sont en expansion (Paris compte 230 000 habitants en 1300), de nouveaux centres urbains se créent. La population urbaine double entre 1000 et 1300. Le XIVe siècle marque une rupture. De très mauvaises récoltes se succèdent, notamment en 1315-1317, entraînant de graves famines, les épidémies de peste ravagent l’Europe qui perd le tiers de sa population entre 1340 et 1390, les villes étant les plus touchées. Cependant, au tournant du XVe siècle, le niveau de vie s’améliore du fait d’un rapport plus favorable hommes-ressources. La Renaissance commence en Italie. Au XVe siècle, les découvertes et les progrès techniques amènent une expansion sans précédent du commerce extérieur européen (commerce multiplié par quinze entre 1500 et 1700) et des flux d’échanges, notamment avec les Amériques. Le cœur de l’Europe commerciale se déplace de la Méditerranée vers l’Atlantique. Au cours de cette période, l’agriculture ne progresse que lentement. Dans l’industrie, productions et productivité progressent mais sans bouleversements ; l’Europe est cependant la région la plus avancée du monde en termes de technologie. La population croît : en 1700, on dépasse le niveau de 1340. Le nombre de villes de plus de 100 000 habitants double. Les villes d’Europe occidentale et du Nord progressent (Lisbonne, Amsterdam). Vers 1700, Londres et Paris dépassent 500 000 habitants.
Dans un troisième temps, P. Bairoch examine les facteurs de localisation, les aires d’influence, les tailles, les fonctions économiques des villes. Il montre que le facteur essentiel de localisation des villes est constitué par les axes de transport, la voie d’eau étant souvent un facteur déterminant (embouchures, confluences, lieux de rupture de navigabilité des rivières, bord des lacs, gués), avec, cependant, des exceptions et d’autres facteurs de localisation : religieux, militaires, villes minières (métaux précieux), capitales « fait du prince », voire liées à des sources thermales, mais ces facteurs sont minoritaires. S’agissant des fonctions, il distingue les fonctions fondamentales (celles qui produisent des biens et des services destinés à être « exportés » de la ville) des fonctions non fondamentales (celles qui produisent des biens et des services consommés à l’intérieur de la ville).
Trois autres chapitres de cette seconde partie analysent de façon plus détaillée le développement urbain européen. Le premier aborde la poussée urbaine de l’Europe médiévale : entre 1000 et 1300, le nombre de villes de plus de 20 000 habitants fait plus que doubler. En Italie, les villes commerciales s’accroissent rapidement. Le Goff (1980) décrit fort bien la ville du Moyen Âge : « La ville, c’est d’abord une société foisonnante, concentrée sur un petit espace au milieu de vastes étendues faiblement peuplées. C’est ensuite un lieu de production et d’échanges où se mêlent l’artisanat et le commerce alimentés par une économie monétaire. C’est aussi le centre d’un système de valeurs particulier d’où émergent la pratique laborieuse et créatrice du travail, le goût pour le négoce et l’argent, le penchant au luxe, le sens de la beauté. C’est encore un système d’organisation d’un espace clos de murailles où l’on pénètre par des portes et chemine par des rues et des places, et qui est hérissé de tours. » P. Bairoch distingue trois types de villes : les villes commerciales proprement dites, c’est-à-dire celles où le commerce international joue un rôle déterminant (fortement présentes en Italie, aux Pays-Bas et au bord de la Baltique : ligue hanséatique), les villes industrielles, c’est-à-dire celles qui exportent dans une vaste région des produits manufacturés (par exemple : les villes lainières flamandes : Ypres, Gand, Bruges), les villes administratives, c’est-à-dire les capitales des pays, ou des capitales régionales. Il faut noter le développement d’universités notamment au XVe siècle : plus de 70 villes possèdent une ou plusieurs universités. Les villes médiévales sont aussi le « centre d’apprentissage de la démocratie ».
Le second moment de la mutation profonde que connaît l’Europe dans ses relations avec le reste du monde se situe entre 1490 et 1530. L’Europe s’insère dans cette longue lignée de puissances coloniales dont les prédécesseurs régionaux étaient les impérialismes ottoman, arabe, romain. Ce sera un des phénomènes socio-économiques les plus importants de l’histoire globale de l’Europe. Entre 1500 et 1700, la poussée urbaine est plus forte au Portugal, en Espagne, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, quatre puissances commerciales. Cette poussée urbaine n’est pas uniforme : ainsi, certaines villes belges et les villes d’Andalousie en Espagne régressent au XVIIe siècle. Ce sont les très grandes villes, essentiellement des capitales, qui seront responsables de l’accroissement de la population urbaine. Pour la première fois depuis l’empire romain, des villes européennes dépassent le cap du demi-million d’habitants. Vers 1700, les 20 plus grandes villes d’Europe rassemblent le quart de la population urbaine, et des capitales comme Paris et Lisbonne regroupent 60 % de la population urbaine de leur pays. À cette époque, les facteurs qui expliquent la forte croissance de certaines grandes villes sont le renforcement du pouvoir comme de l’action des États et l’expansion du commerce international, la croissance étant renforcée quand les villes capitales sont des villes portuaires. Il faut aussi noter que les villes industrielles connaissent une évolution plus positive que les autres villes administratives, religieuses, universitaires ou militaires.
Le troisième s’intéresse au rapport entre l’urbanisation, le développement, la civilisation. Il est certain que l’urbanisation est restée liée à l’agriculture et à l’existence de surplus agricoles. Il n’y a pas de doute que les villes ont joué un rôle important dans la diffusion des connaissances techniques, littéraires, musicales, religieuses, etc. À partir du XIIe siècle, les villes reprennent progressivement ce rôle primordial d’« agent de civilisation » aux châteaux des nobles et surtout aux monastères : entre 1200 et 1500 se créent 70 universités dans les villes d’Europe. Le commerce international médiéval a un caractère « urbanisateur », on entre dans une « économie-monde ». De 1500 à 1700, l’augmentation de la population des villes fait croître la consommation de biens et favorise la division du travail à l’intérieur même des villes. Sur cette période, Fernand Braudel explique : « La façon dont les villes en Occident s’imposent aux campagnes laisse deviner la remise en mouvement des marchés urbains, instruments qui permettent à eux seuls, la sujétion régulière du plat pays. Les prix industriels montent, les prix agricoles baissent. Ainsi les villes l’emportent. » Deux constats méritent d’être relevés : les migrations jouent un rôle primordial dans la croissance urbaine, et il existe une surmortalité urbaine. Les villes s’approvisionnent à la campagne non seulement en nourriture mais aussi en hommes.
La troisième partie étudie l’urbanisation et le développement économique entre 1700 et 1980, dans les pays du monde occidental touchés par la révolution industrielle. L’explosion économique, rendue possible par la révolution industrielle, va entraîner une explosion de la population (700 millions d’habitants dans le monde en 1700, 4 400 millions en 1980), une explosion des productions et un bond impressionnant dans l’espérance de vie. Au XVIIIe siècle, la révolution industrielle ne concerne que quelques régions restreintes. Hormis en Angleterre, la population, comme le taux d’urbanisation, n’évoluent guère en Europe.
Hors Europe, au début du XVIIIe siècle, l’Amérique du Nord est très peu urbanisée (New York et Philadelphie comptent environ 65 000 habitants chacune, en 1800), mais la croissance des villes sera rapide au cours de ce siècle, même si la société nord-américaine reste encore une société rurale. Le faible niveau d’urbanisation s’explique par la dominante rurale des immigrants, l’abondance des terres fertiles et la politique coloniale anglaise qui limite au minimum le secteur manufacturier. En revanche, en Amérique latine, la colonisation a été d’emblée « urbanisante ». Des villes minières se développent rapidement mais périclitent aussi (Potosi en Bolivie compte 45 000 habitants en 1555, 160 000 en 1610 et 8 000 en 1820). En 1750, une trentaine de villes dépassent 20 000 habitants, le plus souvent sur de nouveaux sites. En Afrique Noire, l’urbanisation se développe au XVIIe siècle avec la colonisation (portugaise, hollandaise, française notamment), urbanisation assez limitée avec des centres urbains de petite taille, souvent des ports et/ou des forts, voués au commerce et lieux « d’achat et d’exportation des esclaves ». En Asie, vers 1700, on compte 55 villes de plus de 100 000 habitants. La présence européenne y est marginale. En Inde, Goa comptait 40 000 habitants en 1510 avant l’arrivée des Portugais, plus de 100 000 en 1600… et moins de 2 000 en 1770. Calcutta, fondée par la Compagnie anglaise des Indes orientales, connaît une expansion très rapide (12 000 habitants en 1710 et 120 000 en 1750), Djakarta (en Indonésie) fut une véritable ville hollandaise (50 000 habitants en 1700, 100 000 en 1760).
La révolution industrielle est considérée comme un des événements les plus importants de l’histoire de l’humanité. L’Angleterre en a été le berceau et, pendant cinq à huit décennies, elle est le fait de la seule Angleterre. Au début du XVIIIe siècle, un profond processus de transformation commence à bouleverser l’agriculture anglaise. Le recours aux méthodes déjà utilisées aux Pays-Bas, puis les innovations locales améliorent les rendements et la productivité. La demande du secteur agricole et du monde rural s’accroît rapidement : les conséquences directes et indirectes ont été la mécanisation de la filature et l’utilisation du charbon pour la production de fer. En 1730, l’Angleterre devient le grenier à blé de l’Europe ; en 1806, 97 % des hauts-fourneaux fonctionnent avec du coke en lieu et place du charbon de bois, la production est multipliée par dix. Entre 1740 et 1840, la population de l’Angleterre et du Pays de Galles passe de 6 à 15,7 millions et, dans la même période, la part des agriculteurs passe de 65 % à 22 %. L’Angleterre devient le workshop of the world. En 1835, elle dispose de 4 000 kilomètres de canaux et, en 1825, est ouverte la première ligne de chemin de fer. En 1700, Londres compte 550 000 habitants, 9 % de la population, et c’est la plus grande ville d’Europe. Elle en compte 900 000 en 1800, 2 millions en 1840, 3 millions en 1865. En 1800, le taux d’urbanisation est de l’ordre de 27 %. Entre 1700 et 1850, sept villes qui ne sont pas les centres urbains prééminents de la société anglaise du début du XVIIIe siècle (Birmingham, Liverpool, Manchester, Leeds, Sheffield, Bradford et Stoke) voient leur population multipliée par 33, passant de 47 000 habitants à 1 547 000 habitants. Ces villes bénéficient de la présence de cours d’eau et de la proximité de charbon fournissant l’énergie abondante dont ont besoin notamment les industries textiles.
En Europe, la diffusion de la révolution agricole anglaise puis de l’industrialisation s’est faite par « étapes géographiques » : à partir de 1750 pour la révolution agricole et de 1780 pour l’industrialisation pour la Belgique, la France et la Suisse, à partir de 1800 et de 1840 respectivement pour l’Allemagne et l’ancienne Autriche-Hongrie, à partir de 1860 et de 1870 pour l’Espagne, l’Italie et la Suède. Il n’y a que peu de rapports entre le taux d’urbanisation et la transmission de la révolution agricole et industrielle. En Europe, comme en Angleterre, les pôles de développement industriel se situent dans des régions peu touchées par l’urbanisation traditionnelle. En Allemagne, Essen et Bochum avaient, en 1800, moins de 5 000 habitants, elles en ont 300 000 et 160 000 en 1910. En France, les principaux centres sidérurgiques (Le Creusot, Pont-à-Mousson, Longwy) ne sont, en 1800, que des villages ; Lyon et Lille, villes traditionnelles importantes devenues des centres traditionnels conséquents sont des exceptions. Au XIXe siècle, les pays de l’Europe du Sud (Italie, Espagne, Portugal) deviennent marginaux dans le réseau du commerce international, mais ils ont toujours de grandes villes, possèdent un taux d’urbanisation toujours élevé, parasitaire par rapport à leur niveau de développement. Ces pays sont en déclin, mais les villes ont un patrimoine, des acquis qui leur permettent de tenir.
En 1800, en Europe, on compte 6 millions d’actifs dans l’industrie manufacturière, dont une partie assez grande en milieu rural ; en 1913, on dénombre 38 millions d’actifs dans ce secteur, essentiellement en milieu urbain (la croissance des emplois tertiaires pendant la même période sera identique, passant de 7 à 35 millions). En 1913, l’industrie occupe 50 % des emplois des villes. Désormais, l’usine fait partie intégrante du paysage urbain, avec ses annexes, « châteaux de l’industrie », logement ouvrier, église, bâtiments de service… Les premières phases de l’industrialisation dans le cadre urbain ont eu un coût humain, social important qu’a décrit la littérature, mais elles ont induit aussi des bénéfices : éducation, promotion sociale.
La première ligne de chemin de fer mondiale est ouverte en 1825 en Angleterre. En 1870, il existe en Europe 105 000 kilomètres de voies ferrées et 88 000 en Amérique du Nord. En 1913, ces chiffres sont respectivement de 363 000 et 467 000. Ce développement atteint, le réseau ne s’étend plus guère et se contracte ensuite. Reliant les villes entre elles, les chemins de fer vont être un facteur nouveau de localisation des villes. Le croisement de lignes constitue une localisation privilégiée. En France, cependant, les études montrent que la présence ou l’absence de desserte d’une ville par le réseau de chemins de fer n’a pas été un facteur déterminant de l’évolution démographique d’une ville.
Dès qu’une ville approche ou dépasse les 500 000 habitants, les transports en commun deviennent nécessaires. En France, la première idée de transport en commun urbain revient au génial Pascal avec son idée de faire circuler des carrosses sur des itinéraires fixes, avec des arrêts fixes et à prix fixes. Le système est créé en 1662, avec bientôt cinq lignes, mais il est supprimé en 1677 en raison des déficits. Le véritable début des transports communs urbains ne se met en place à Paris que 150 ans plus tard, en 1828 (voiture tiré par des chevaux). En une vingtaine d’années, toutes les grandes villes d’Europe et d’Amérique du Nord se dotent de ce moyen de transport, surtout utilisé par les classes moyennes et supérieures compte tenu du prix élevé. Dans les années 1850, on met les voitures sur rail (tramway), puis vers 1870, on veut remplacer les chevaux par la vapeur, sans grand succès car les nuisances sont fortes. L’électricité résout le problème (première ligne de tramway électrique créée à Francfort-sur-le-Main en 1881), et ce moyen de transport urbain se répand très vite, y compris en ayant recours au souterrain (une dizaine de villes au début du XXe en Europe et en Amérique du Nord).
Si l’industrialisation, les évolutions techniques et l’augmentation du niveau de vie favorisent la dispersion de la ville, les progrès techniques (utilisation du fer, ossatures métalliques, ciment Portland, ciment armé, etc.) permettent la construction de grands bâtiments urbains et la construction en hauteur avec ascenseur. Ces innovations ont contribué à l’augmentation de la densité des centres des villes (gratte-ciel de 21 étages dès 1892 à Chicago).
Le développement très rapide des villes à cette époque a failli entraîner une catastrophe écologique. Le choléra, dont l’eau est le principal agent propagateur, fait son apparition à Londres en 1832. À partir de 1847, les épidémies se font plus nombreuses et plus meurtrières (53 000 morts en Angleterre en 1847, 20 000 en Europe et 270 000 en Russie pour l’épidémie de 1892-1895). Tous les systèmes d’approvisionnement et d’écoulement des eaux sont revus, le traitement chimique est mis en œuvre. Parallèlement, se mettent en place dans les villes des moyens d’évacuation des ordures et des excréments, l’éclairage public au gaz, des réseaux de distribution du gaz (dans les années 1820 dans les grandes villes) et de l’électricité (première centrale productive d’électricité destinée à la distribution à New York en 1882, grâce à Edison). Grâce à toutes les innovations techniques, l’habitat des villes devient plus confortable.
Le XIXe siècle est le siècle charnière de l’urbanisation du monde développé. La population triple en un siècle, mais la population des villes de plus de 5 000 habitants est multipliée par dix. Cette forte urbanisation se manifeste par la croissance continue des villes existantes mais, en 1910, 40 % des villes sont des villes nouvelles, surgies au cours de ce siècle, dont une bonne part sont des villes liées à l’industrialisation, situées sur ou à proximité des bassins charbonniers. La ligne de partage entre régions les plus urbanisées et les autres connaît une rotation d’environ 45 °. De nord-sud, elle s’oriente maintenant du sud-ouest au nord-est, partant à peu près de la frontière franco-espagnole pour aboutir à l’extrême nord de la frontière germano-polonaise. En 1910, le taux d’urbanisation s’établit à 47 % pour cette région, il n’est que de 30 % pour le reste de l’Europe sans la Russie, et 22 % pour le reste de l’Europe avec la Russie.
De 1848 à 1914, 50 millions d’Européens (beaucoup venant des campagnes) quittent l’Europe pour s’installer outre-mer, essentiellement en Amérique du Nord. En tenant compte de la structure par âge de ces migrants, de ce que 40 % d’entre eux reviennent par la suite, et de ce que 80 à 90 % des migrants partis se seraient installés en ville, P. Bairoch estime que la migration a représenté pour la population urbaine européenne, un déficit de l’ordre de 35 millions d’individus. En Russie, l’urbanisation ne démarre qu’après 1860, après la tentative de modernisation de la société russe imposée par le pouvoir central : mais, en 1914, la Russie est encore sous-urbanisée (avec une population urbaine de l’ordre de 15 % contre 42 % pour le reste de l’Europe). Aux États-Unis, en 1820, 6 % de la population vit dans les villes de plus de 5 000 habitants (contre 14 % en Europe), en 1850, 14 %, et en 1905, les États-Unis enregistrent le même taux que l’Europe. Cette rapide croissance se fait parallèlement à une forte expansion de la population. Les moyens de transport (chemin de fer, navires à vapeur, puis automobile) sont un facteur décisif dans le processus d’urbanisation américain. En 1860, 6 villes dépassent 100 000 habitants, elles sont 50 en 1910, dont trois dépassent le million. En 1914, sur près de 2,5 millions d’automobiles circulant dans le monde, 1,8 million se trouvent aux États-Unis, tant dans les zones rurales qu’urbaines. Mais à partir des années 1920, les choses vont évoluer très rapidement. « Le règne dévastateur de l’automobile sur la ville débute », selon les termes de P. Bairoch. Avec ce paradoxe qu’aux États-Unis en particulier, dans les années 1920, maints urbanistes voient dans celle-ci un moyen providentiel pour réduire la pollution urbaine : le nombre grandissant de chevaux utilisés pour les transports urbains (notamment de marchandises et de livraison à domicile) posait de graves problèmes (le crottin en séchant et en se pulvérisant sous le passage des roues se transformait, sous l’effet du vent, en un nuage ocre et malodorant). On est donc passé d’une pollution à une autre !
Au XXe siècle, dans le monde développé, le rythme d’urbanisation se ralentit, phénomène inéluctable à partir d’un certain seuil. Néanmoins, le taux d’urbanisation des pays développés double entre 1910 et 1980 (passant de 32 à 66 %). En outre, on assiste à une égalisation sur le plan international des niveaux d’urbanisation. On assiste aussi à la fois à l’émergence de très grandes villes et à la stabilisation, voire au recul d’un certain nombre des plus grandes villes. P. Bairoch distingue quatre phases dans les tendances d’urbanisation : jusqu’en 1930, une phase de continuité avec l’urbanisation rapide de la fin du XIXe, une seconde phase de net ralentissement englobe la dépression et la Seconde Guerre mondiale, une troisième phase est celle d’une nouvelle accélération du processus d’urbanisation consécutive à la période de croissance économique rapide jusqu’en 1970, une quatrième phase qui commence au début des années 1970 est marquée par un ralentissement du processus d’urbanisation. En Russie, l’urbanisation sera très rapide dans les années 1930 (doublement du taux d’urbanisation entre 1920 et 1940). Le Japon connaît lui aussi à la même époque une urbanisation tardive mais brutale. Dans les trente années de l’après-guerre, la forte progression de l’urbanisation est liée à une croissance économique rapide et durable jusqu’au début des années 1970.
Depuis la fin des années 1960, une nouvelle attitude vis-à-vis de la ville commence à émerger. La ville semble perdre un peu de son attrait. Parmi les raisons invoquées figurent la taille : à partir d’une certaine taille, au regard des conditions de vie, les inconvénients (congestion du centre, pollution, bruit, criminalité, banlieue de « tours de béton », etc.) l’emportent sur les avantages : la taille optimale se situerait vers 300 000 habitants ; les périphéries attirent les classes moyennes, avides de plus d’espace. Par ailleurs, l’élévation du niveau de vie, permettant la possession de voitures, freine l’exode vers les villes des populations rurales, y compris non agricoles. On assiste au phénomène de « La rurbanisation ou la ville éparpillée » (Bauer et Roux, 1976).
En 1900, 10 villes dépassent le million d’habitants (Londres, la plus grande ville du monde compte 6,6 millions d’habitants. En 1980, 110 villes dépassent le million d’habitants (New York est la plus grande avec 16,1 millions devant Tokyo, 15,1). Cependant les mégalopoles connaissent un ralentissement marqué de leur croissance, lié en bonne partie à la détérioration du cadre de vie urbain. D’autres raisons peuvent être évoquées, comme la création de villes nouvelles autour de mégalopoles. Ainsi, en référence au mouvement des garden cities fondé en 1899 par Ebenezer Howard, il a été décidé en 1945 de créer à 40-50 kilomètres de Londres un réseau de villes nouvelles autonomes. L’exemple anglais pour décongestionner la ville de Londres est suivi rapidement par d’autres pays : Stockholm, Helsinki, Osaka, Moscou, Paris.
Il existe un rapport entre l’éclatement des villes et le développement de l’automobile. En 1920, il y a déjà 210 voitures pour 1 000 habitants en Amérique du Nord, mais 13 seulement pour le reste des pays développés. Ceci explique pourquoi l’éclatement des villes a commencé d’abord en Amérique du Nord et ne débutera en Europe occidentale qu’à partir des années 1960. Le mécanisme de l’éclatement est généralement le suivant : l’inconfort de la grande ville incite une proportion croissante de citadins (en majorité des jeunes couples avec enfants) à s’installer à la périphérie, dont la voiture facilite l’accès, entraînant celui d’une partie des équipements commerciaux. Le cœur de la ville perd ainsi de son attrait. Dans les régions urbaines des États-Unis, le nombre de passagers (trajets) par habitant des transports urbains diminue depuis 1920 et recule nettement à partir de 1950. En Europe, le déclin des transports en commun se manifeste vers 1960. Mais un revirement s’amorce à la fin des années 1970.
Dans les pays développés occidentaux, un important changement intervient dans les villes : la diminution de l’importance relative des emplois industriels au profit de ceux du tertiaire (en 1960, le tertiaire représente 50 % de l’emploi, en 1980, plus de 65 %, soit l’inverse de la fin du XIXe siècle). La « tertiarisation » conduit à des changements dans la ville : bâtiments administratifs au lieu d’usines, développement des services lié à la croissance du niveau de vie, bureaux qui remplacent les logements en centre-ville qui perd donc ses habitants et devient ville fantôme le soir.
La ville a profité largement du prodigieux développement de la technologie des XIXe et XXe siècles.
La technologie traditionnelle (avant la révolution industrielle) aurait été incapable de résoudre les multiples problèmes posés par cette explosion urbaine. Mais si la ville a profité des progrès technologiques, elle a aussi pris une large part à la recherche et à la création de ces innovations et à leur diffusion. Les études menées dans les années 1970 aux États-Unis montrent que l’invention est déterminée par le contact avec les besoins techniques, et que le mode de vie urbain accroît ces contacts. D’autres études montrent qu’il existe un effet positif de la taille des villes sur l’innovation. En outre, il est acquis que les villes, surtout les plus importantes, sont des vecteurs majeurs de la diffusion des inventions techniques (exemples très signifiants de la diffusion de la pratique de la « fluorisation » de l’eau, des usines à gaz, des centrales téléphoniques).
Si l’urbanisation n’a pas été le facteur déterminant du déclenchement de la révolution industrielle, il est certain que de multiples mécanismes ont fait de l’urbanisation un facteur de développement économique, notamment en favorisant les innovations, en conduisant à la monétarisation de la société, en facilitant la mobilité sociale et l’adéquation entre l’offre et la demande de main-d’œuvre qualifiée, en élargissant les débouchés de la production agricole et industrielle.
La quatrième partie, intitulée Le Phénomène urbain et les Tiers-Mondes, s’interroge sur la notion de tiers-monde, traite de l’impact de la colonisation sur l’urbanisation et analyse le problème crucial de l’inflation urbaine affectant le tiers-monde depuis les années 1920-1940.
En Asie, l’Inde se trouve, vers 1300, à un niveau d’urbanisation voisin de celui de l’Europe à la même époque ; au moins 5 villes dépassent 100 000 habitants. De 1300 à 1500, les villes s’accroissent modérément, sauf Vijayanagar qui a le rôle de capitale et qui dépasse 500 000 habitants. L’unification amenée par la conquête des Moghols (1526) entraîne une poussée de l’urbanisation. Vers 1700, une quinzaine de villes dépassent 100 000 habitants, ce sont des centres industriels et commerciaux. Le taux d’urbanisation est proche de celui de l’Europe. Au XVIIIe siècle, l’empire se morcelle, l’Inde décline avant que ne commence la colonisation britannique.
En Chine, dans la période antique, le système urbain chinois est déterminé par les fonctions administratives et par des règlements définissant les fonctions des divers types de villes. Au XIe siècle, les villes de plus de 100 000 habitants concentrent 6 à 7 % de la population (taux atteint en Europe en 1820). Dès cette époque règne la « révolution urbaine médiévale » qui débloque le système rigide des échanges commerciaux : les villes acquièrent une base économique et commerciale. Dans toute cette période du Xe au XIIIe siècle, la Chine est en avance dans le domaine de l’agriculture, des techniques industrielles, monétaires ou dans un réseau de canaux. Le commerce intérieur est prospère et le commerce extérieur florissant. La Chine importe surtout des produits agricoles de luxe et exporte des produits manufacturés, surtout textiles. Entre 1300 et 1500, la période est négative au plan économique ; toute cette période est troublée par les invasions mongoles, les massacres, les famines, les épidémies, les cataclysmes naturels. En 1600, la Chine retrouve sa population de 1200, c’est-à-dire autour de 120 millions d’habitants, un taux d’urbanisation de 12 % et une capitale, Pékin, qui dépasse 600 000 habitants. Entre 1700 et 1850, la croissance de la population est rapide, on passe de 150 à 430 millions d’habitants ; on attribue cette croissance à l’absence de guerres, à la fin du servage ; on observe cependant un recul du taux d’urbanisation. Il n’y a pas à cette époque de révolution agricole comme en Europe.
La Japon rassemble 12 millions d’habitants vers 1500 et 25 millions vers 1700. Dès les XIIe et XIIIe siècles, le réseau urbain est assez dense, avec un taux d’urbanisation autour de 12 %, proche de celui de l’Europe. Tokyo dépasse 500 000 habitants, Kyoto et Osaka ont entre 350 et 400 000 habitants. Le Japon reste un pays fermé, et la croissance de l’urbanisation s’expliquerait par une évolution positive de l’agriculture.
Les deux religions issues du judaïsme ont fortement marqué l’histoire urbaine du monde méditerranéen et notamment les phénomènes urbains du Moyen-Orient et du Maghreb. Il faut d’abord rappeler que Constantinople, cette métropole de l’empire byzantin – partie orientale de l’empire romain – est, entre 360 et 650, la plus grande ville du monde et, entre 650 et 1250, se situe au deuxième ou troisième rang (autour de 500 000 habitants entre 400 et 1070). Elle est à la fois la capitale administrative, le siège de la cour, une capitale religieuse chrétienne, un centre industriel et commercial et un port. Les conquêtes arabes en Afrique et en Asie, la pénétration slave dans les Balkans, puis les croisades entraînent son déclin à partir de 1070 (200 000 habitants en 1200, 50 000 habitants en 1453, quand les Turcs s’emparent de la ville). L’empire byzantin compte une vingtaine de villes secondaires dont on sait très peu de choses.
L’histoire et le contexte géographique ont créé « des mondes musulmans » assez dissemblables. Les civilisations musulmanes se sont implantées dans des mondes urbains préexistants. Les Arabes, au Moyen-Orient et en Espagne, se sont installés dans des villes et des villages existants sauf dans quelques villes, dont Bagdad, nouvelle capitale, créée en 1762 et qui compta 1 000 000 d’habitants en 930, mais fut maintes fois détruite. Au Maghreb, en revanche, l’islamisation a créé de nombreuses villes (Kairouan, Biskra, Dez, Alger, Meknés, Marrakech, etc.). La domination musulmane se traduit, à côté de la diffusion d’une nouvelle religion, par un vaste transfert d’innovations venant surtout d’Asie. Sur le plan économique, les progrès de l’agriculture et de l’industrie sont très sensibles et favorisent l’essor urbain. Vers l’an 1000, le taux d’urbanisation du monde musulman se situe autour de 10 à 13 % (contre 8 à 9 % pour l’Europe). Dans les villes des mondes devenus musulmans, c’est la présence d’une classe dominante immigrée qui monopolise les pouvoirs politiques et économiques avec comme conséquence l’existence de quartiers à population ethnique et religieuse très homogène. On considère qu’il n’y a pas eu de planification urbaine, d’où un dédale de rues étroites dépendant d’initiatives privées et permis par le mode spécifique de transport : le chameau, le véhicule à roues étant absent. Du XIIIe au XVIe siècle, un nouvel empire se constitue : l’empire ottoman. Istanbul devient la plus grande ville du monde entre1560 et 1730, avec une apogée à 1 million d’habitants, et tous les centres urbains connaissent une expansion, notamment Le Caire, Damas et Alep. À partir de la fin du XVIe siècle, les grandes villes stagnent et les villes secondaires régressent.
P. Bairoch évoque, sur les différents continents, la colonisation traditionnelle et l’urbanisation entre 1490-1530 et 1780-1815. Le passage de l’Amérique précolombienne à l’Amérique latine se traduit par une modification radicale du peuplement : effondrement de la population (40 millions en 1500, 10 millions en 1650), lié à la conquête, à ses massacres et aux épidémies induites par les Européens, disparition de la population cultivée des centres urbains. L’exploitation minière puis celle du sucre et du café entraînent un vaste transfert d’esclaves d’Afrique (entre 10 et 15 millions pour l’ensemble de l’Amérique, entre 1700 et 1880). En 1825, en Amérique latine, on dénombre 8 millions d’indigènes, 6,4 millions de métis, 4,9 millions d’Européens, 4,1 millions de Noirs. La colonisation espagnole puis portugaise amène la création de tout un nouveau réseau urbain, sans grandes attaches avec le passé. En 1750, on compte une trentaine de villes de plus de 20 000 habitants (un tiers situé sur des sites précolombiens : Mexico, La Paz, Bogota, Guatemala, Quito). La localisation de ces villes s’explique souvent par des facteurs économiques liés à la colonisation : exploitation minière, exportations de produits agricoles tropicaux mais aussi par la composante administrative et le facteur militaire. Une bonne partie des villes minières connaissent un essor rapide mais aussi un déclin tout aussi rapide lorsque les gisements s’épuisent (Potosi en Bolivie, Ouro Preto au Brésil). En Afrique noire, du XVIe au XIXe siècle, la vie urbaine a été davantage influencée par l’évolution autonome des civilisations locales et la pénétration musulmane que par l’ingérence européenne. La traite des Noirs entraîne la création de centres urbains européens ou d’enclaves européennes dans des centres urbains africains. Il semble que les centres urbains soient nombreux mais peu peuplés : les plus importants, souvent d’origine portugaise, sont Accra, Luanda, Saint-Louis, Gorée, Mozambique, etc. (à noter que les conditions climatiques et épidémiques rendaient l’espérance de vie des Européens qui s’installaient très courte, de quelques années), à l’exception de deux petites îles colonisées et urbanisées (Maurice et La Réunion). En Asie, l’impact de la colonisation européenne sur le monde urbain avant le XIXe siècle est encore plus marginal (Manille, fondée en 1571 par les Espagnols, Batavia, Djakarta, Goa, et à un moindre degré de Pondichéry faisant exception).
P. Bairoch évoque ensuite la colonisation moderne et l’urbanisation en Asie et au Maghreb entre 1780-1815 et 1930-1940. Le changement le plus important est celui entraîné par la révolution industrielle qui renverse le courant d’échanges de l’Europe avec les régions à civilisations techniques traditionnelles avancées, en particulier l’Asie. Ce continent est alors submergé par les produits industriels européens, ce qui entraîne un processus de désindustrialisation et aussi la mort du système des « compagnies ». Le conflit de l’Angleterre avec l’Amérique au début du XIXe siècle réduit son approvisionnement en coton et ses exportations de textiles en coton ; en conséquence, l’Angleterre se tourne vers l’Inde pour trouver un marché abondant, d’autant que sa productivité a bondi et qu’elle « colonise » ; l’industrie textile indienne disparaît. En Inde, la population des villes traditionnelles décline jusque vers 1870, mais quelques villes se développent rapidement : Bombay, Calcutta, Madras. Après 1870, l’Inde se réindustrialise, le commerce s’accroît, l’urbanisation reprend une nette croissance pour atteindre, en 1930, un niveau d’urbanisation de 15 %. En Chine, se manifeste la même évolution qu’en Inde, mais seulement à partir de 1860 : elle devient une semi-colonie jusqu’en 1929. Les conséquences seront moindres qu’en Inde : moins de désindustrialisation et une urbanisation qui se maintient, voire progresse nettement dans certaines villes comme Shanghai, qui atteint 800 000 habitants à la fin du siècle. La croissance urbaine s’accélère nettement à partir de 1900 grâce à l’intensification des échanges, à la réindustrialisation et au développement des chemins de fer : en 1938, Shanghai compte 3,5 millions d’habitants, Pékin, 1,5 million, Canton et T’ien-tsin, 1 million. Si, au cours de cette période, les taux d’urbanisation ne se sont que légèrement accrus, en revanche la hiérarchie des villes a sensiblement évolué et le niveau de vie a plutôt baissé. Pour sa part, le Maghreb est entièrement colonisé par l’Europe (prise d’Alger par les Français en 1830). La Tunisie n’est sous protectorat qu’en 1881 et le Maroc en 1912. Cette colonisation se traduit par un afflux massif de colons (en 1936, 1 million d’Européens en Algérie, soit le dixième de la population). L’arrivée des colons et le développement des cultures d’exportation sont facteurs d’urbanisation, mais il y a peu de centres urbains nouveaux (Casablanca, Kenitra, Boufarik font exception). Les villes portuaires se développent plus rapidement (Casablanca : 102 000 habitants en 1921, 680 000 en 1950) ; 90 % des Européens sont des citadins et seulement 7 % des autochtones.
Évoquant la colonisation moderne et l’urbanisation en Afrique Noire et en Amérique latine, P. Bairoch souligne une évolution diamétralement opposée de leurs statuts politiques : l’Afrique Noire passe sous un régime colonial d’exploitation intensive, tandis que l’Amérique latine acquiert dans sa quasi-totalité l’indépendance politique qui se traduit par l’arrivée des produits manufacturés d’Europe. En Afrique Noire, au début de la colonisation effective vers 1880, il existe de nombreux regroupements de population qui répondent aux critères de ville, taille, densité, présence industrielle, commerce de longue distance, monnaie, appartenance à des groupes socio-culturels, cependant ces regroupements sont constituées d’un tiers d’agriculteurs. À la fin du XIXe siècle, seules émergent Saint-Louis et Dakar pour le commerce français et Lagos, pour le commerce anglais, mais à la charnière du XIXe siècle et du XXe siècle, les besoins de l’exploitation coloniale entraînent la création de nombreuses nouvelles implantations urbaines. L’extension rapide du réseau de chemins de fer et l’accroissement des exportations entre 1900 et 1930 ont pour effet une forte croissance urbaine (Ibadan au Nigeria compte 385 000 habitants en 1930, c’est la plus grande ville d’Afrique de l’Ouest). Même dans les villes, la part des Européens est très faible. En Amérique latine, entre 1800 et 1860, c’est « le temps des catastrophes » : désorganisation et troubles qui ont suivi l’indépendance, épuisement des mines, concurrence de la betterave sucrière, tarissement du transfert d’esclaves d’Afrique. La plupart des villes voient leur population décroître. Cette situation n’est pas générale : le Brésil évite ce déclin, le Mexique se réindustrialise à partir de 1830 et, à partir de 1850, les villes des régions tempérées (Uruguay, Argentine, Chili) reprennent leur essor. En 1900, le taux d’urbanisation atteint 20 % : Buenos Aires compte 830 000 habitants et Rio de Janeiro 690 000 ; en 1920, ces deux villes dépassent le million d’habitants, et Montevideo, Mexico, Sao Paulo, Santiago dépassent les 500 000 habitants.
P. Bairoch observe que dès les premières années du XXe siècle se profile un phénomène entièrement nouveau dans l’histoire mondiale de l’urbanisation : on assiste pour la première fois à une véritable inflation urbaine, unique dans son ampleur, unique aussi dans ses causes et dans ses conséquences. Dans ce qu’on appelle, dans les années 1960, le tiers-monde, la population urbaine s’accroît jusqu’en 1920 de 1,3-1,4 % par an, de 1920 à 1930, de 2 % par an puis, de 1945 à 1980, de 4,5 % par an, ce qui conduit à un quadruplement de la population urbaine. Pour la première fois, cette forte expansion urbaine n’est pas justifiée par un développement économique et a pour conséquence un sous-emploi massif et chronique unique dans l’histoire. Si les points de départ, dans les diverses parties du tiers-monde, sont différents, les évolutions sont convergentes. En 1930, 14 grandes villes du tiers-monde dépassaient les 500 000 habitants ; en 1980, on en dénombre 178. Ces villes concentrent alors 43 % de la population urbaine totale du tiers-monde. Parler des grandes villes du tiers-monde en 1980, c’est immédiatement faire surgir l’image des terribles bidonvilles.
Les causes de cette inflation urbaine sont connues : inflation démographique liée à l’introduction des techniques médicales réduisant le mortalité sans baisse notable de la natalité, croissance peu accompagnée de développement industriel et donc ne permettant pas d’absorber le surplus de population active rurale (entre 1920 et 1980, le nombre d’actifs occupés à des tâches agricoles double et, en moyenne, un actif agricole ne dispose que d’un hectare) ; on comprend donc mieux l’exode rural massif vers les villes où le niveau de revenus est supérieur (avec un écart entre 10 et 60 %, tous éléments pris en compte), une des causes de cet écart étant la baisse de la productivité agricole. Par ailleurs, l’amélioration du niveau d’éducation accroît la propension à émigrer vers la ville et crée en outre un fossé entre les générations. Il faut aussi noter qu’à partir des années 1950, la baisse sensible de la mortalité en ville contribue à un fort taux de croissance naturelle de la population des villes, même si la fécondité en ville est un peu plus faible (la croissance naturelle explique, à elle seule, la moitié de l’inflation urbaine). D’autres causes doivent être mentionnées : la décolonisation, qui s’accompagne d’une croissance très (trop) rapide des administrations, d’une industrialisation, de troubles politiques amenant en ville des réfugiés, l’attirance du mode de vie urbain, l’amélioration des transports, etc.
Dans les années 1960, bien des spécialistes de la question urbaine parlent « d’hypertrophie urbaine » ou de « sururbanisation ». On observe en effet une urbanisation forte avec trop peu de développement économique. De 1920 à 1980, le taux d’urbanisation progresse de 170 %, alors que le PNB par habitant ne progresse que de 95 %. L’urbanisation s’effectue donc avec peu d’industrialisation, ce qui conduit à un niveau élevé de chômage et à la présence d’autres types d’emplois, elle se fait aussi alors que la productivité agricole ne progresse guère : les pays du tiers monde deviennent importateurs de céréales, de viande, de produits laitiers. Dans les pays du tiers-monde à économie de marché, le niveau de chômage se situe à 12 % (30 % chez les jeunes), mais si on tient compte du chômage partiel et du sous-emploi, l’inactivité totale est de l’ordre de 30 à 40 % du temps actif potentiel. Ce niveau de chômage élevé, d’autant que c’est un chômage structurel, entraîne un gonflement excessif d’emplois dans le commerce, les services, les transports et surtout dans l’administration. Deux conséquences de l’inflation urbaine sont très visibles dans la période 1950/1980. D’une part, le secteur informel, difficile à définir, très divers dans ses formes et ses pratiques : il représente entre 30 à 50 % des emplois dans les grandes villes. Constitue-t-il un atout économique ou s’agit-il de chômage déguisé ? D’autre part, le bidonville est très lié au secteur informel. Le bidonville ou habitat spontané, comme il est nommé pudiquement, connaît une ampleur sans précédent à partir des années 1960 et devient une forme majeure de l’habitat, notamment en Amérique latine (favelas), caractérisé par de terribles conditions de vie. En 1977, les Nations unies estiment à partir de données qui portent sur 67 villes que la proportion d’habitants qui vivent dans des bidonvilles s’établit à 44 % (90 % à Addis-Abeba et à Yaoundé !).
En conclusion de ces analyses sur le tiers-monde, P. Bairoch estime que la ville dans le tiers-monde – en raison des contextes locaux et du contexte international – est moins favorable au développement économique qu’elle ne l’était en Occident dans les premières phases de développement. L’urbanisation dans le tiers-monde a perdu l’essentiel de ses composantes positives pour le développement économique, l’hyperurbanisation ajoutant d’autres obstacles, tout ceci entraînant un cercle vicieux de sous-développement. P. Bairoch en conclut que la clé du problème des villes (et, par là des villes aussi) se trouve surtout dans le monde rural, dans l’agriculture.
Dans ses conclusions générales, P. Bairoch rappelle la précocité, la multiplicité et la simultanéité de l’apparition des villes. Il rappelle aussi que l’agriculture a été un préalable absolu à l’émergence de véritables systèmes urbains. Il souligne, d’autre part, que le monde traditionnel, le monde d’avant la révolution industrielle, a été beaucoup plus urbanisé qu’on ne le supposait généralement. Ce monde urbain, note-t-il, qui fait si rapidement son plein, n’est cependant pas un monde stable dans le temps, ni un monde uniforme dans le temps. Il insiste sur le fait que l’analyse de l’évolution urbaine montre le caractère irréductiblement individuel de l’histoire urbaine : chaque ville a son histoire et sa conjoncture. Pour lui, c’est une évidence que la ville, née d’une mutation économique, va continuer à être déterminée par l’environnement économique, et c’est également une évidence que la ville va avoir des répercussions importantes sur la vie à la fois économique et sociale des sociétés dont elle fait partie. La révolution industrielle va modifier de fond en comble toute la problématique des rapports avec l’économie. Les mondes traditionnels, mondes multiples, s’estompent. Les mondes du changement arrivent et se constituent deux groupes radicalement différents en raison de la coupure opérée par le développement économique et le colonialisme : d’un côté, les pays développés, de l’autre, ceux qui ne le sont pas mais qui ont subi des influences irréversibles du fait même du développement des premiers ; d’un côté, les riches, de l’autre, les pauvres. S’interrogeant en toute fin de son ouvrage sur « demain », P. Bairoch affirme que le problème urbain sera une des préoccupations majeures de l’humanité, problème tragique dans le tiers-monde dont la population de citadins devrait doubler dans les trente ans (donc entre 1985 et 2015), problème qui ne peut se résoudre que par le ralentissement démographique et la croissance de la productivité agricole. Il prévoit que les villes de plus d’un million d’habitants, qui représentent 33 % de la population urbaine, en représenteront 46 % en 2000 et considère que ces villes (et à plus forte raison les villes qu’il appelle « géantes », telles Mexico, New York, Tokyo, etc.) seront défavorables au développement, et qu’on y vivra plus mal que dans des villes plus petites. Il s’interroge donc sur comment rendre la ville habitable, sachant que la toute puissante automobile contribue largement à rendre la ville inhabitable, sachant aussi que ce problème est un problème de riche comparé au drame du tiers-monde.
Et depuis ?
Depuis la première édition de ce livre paru en 1985, trente années se sont écoulées, et bien des choses se sont passées. Un bref regard sur l’essentiel des évolutions est opportun. Dès 1996, un rapport de l’ONU précise que : « La croissance des villes sera le facteur qui, à lui seul, influera le plus sur le développement au cours du XXIe siècle. » Le monde tourne vraiment le dos à son passé rural puisqu’en 2008, la population urbaine s’établit à 3,3 milliards d’habitants, ce qui représente la moitié de la population du globe. En 2014, l’ONU estime que 54 % de la population est urbaine. Cette proportion était de 30 % en 1950. Dans les trente dernières années, la population urbaine mondiale a doublé (ce qui correspond aux prévisions de P. Bairoch), l’essentiel de la croissance s’effectuant dans les pays en développement, notamment en Asie et en Afrique, où l’on estime que la population urbaine doublera entre 2000 et 2030. Dans le même temps, la croissance de la population urbaine dans les pays développés devrait rester relativement modeste : 870 millions en 2000, 1 milliard en 2030. Cette croissance, selon les prévisionnistes de l’ONU, devrait se poursuivre : en 2030, 60 % de la population serait urbaine, en 2050, environ 70 %, soit 6,4 milliards d’habitants. La quasi-totalité de la croissance de la population s’effectuera dans les villes, petites et grandes. 95 % de la croissance de la population urbaine s’effectuera dans les pays en développement.
Cette croissance est principalement due à l’exode rural, à l’urbanisation des zones rurales dans les pays en développement et au phénomène de métropolisation. La métropolisation (le mot métropole vient du grec ancien, meter polis, ville-mère) est une dynamique spatiale qui contribue à organiser le territoire autour d’une ville ; elle se caractérise, d’une part, par la concentration de la population dans les grandes villes et par l’extension du tissu périurbain, d’autre part, par la concentration des activités de gouvernance (économique, politique, culturelle...) et des fonctions tertiaires supérieures. La métropolisation est un phénomène mondial, différencié selon les continents. Elle peut être vectrice de fractures sociales et spatiales au sein de l’espace urbain mais aussi entre l’espace urbain et la région périphérique plus ou moins sous l’influence métropolitaine. L’ONU distingue désormais les « mégapoles », c’est-à-dire les très grandes agglomérations de plus de 10 millions d’habitants dotées de toutes les fonctions économiques, organisationnelles, politiques et culturelles majeures, tête de réseau des villes et ayant un rayonnement international. En 1950, seule New York dépassait 10 millions d’habitants, on comptait sept villes de cette taille en 1980 (New York, Tokyo, Mexico, Sao-Paulo, Shangaï, Osaka, Buenos-Aires) et 28 en 2014, essentiellement dans les pays en développement. Parmi les 19 villes qui dépassent 15 millions d’habitants, on dénombre 13 villes du continent asiatique. Tokyo est en tête avec 37 millions d’habitants, suivi par Jakarta en Indonésie avec plus de 30 millions et Lagos au Nigeria avec près de 27 millions. Si cette poussée des « mégapoles » est importante, celles-ci ne rassembleront que 10 % de la population en 2025. La moitié de la population urbaine vit et devrait continuer à vivre dans des villes de moins de 500 000 habitants. Cette urbanisation toujours en cours se développe de manière hétérogène. Elle se traduit aussi bien par de l’étalement urbain pour les classes moyennes ou favorisées, que par la densification, y compris avec des tours de plus en plus imposantes et la valorisation des quartiers centraux pour les jeunes classes dynamiques et les personnes âgées aisées, ou encore par le développement à grande échelle de taudis insalubres. La question des bidonvilles reste immense. L’ONU estime que le nombre de personnes vivant dans des bidonvilles dépasse 1,2 milliard d’habitants, soit le tiers de la population urbaine. C’est un défi considérable, d’autant que les processus de fragmentation de la population sont toujours à l’œuvre : au cœur des villes des pays développés, pauvreté et marginalité sont présentes et choquent ; pauvreté et inégalité sont visibles à profusion dans les villes des pays en développement (la Chine et l’Inde rassemblent 37 % des taudis du monde, 72 % de la population urbaine de l’Afrique subsaharienne vit dans des taudis).
La métropolisation est sans conteste un vecteur de développement. Les dix premières régions du monde rassembleraient 6 % de la population, produiraient 40 % du PIB et 70 à 80 % des technologies. La force des métropoles ne tient pas seulement à la détention des fonctions importantes, elle réside surtout dans le fait de les avoir rassemblées dans une proximité physique propice aux rencontres et aux coopérations, propice aussi à l’innovation et aux dynamiques entrepreneuriales. La réussite économique des métropoles semble incontestablement convaincante. Cependant, plusieurs interrogations sont latentes. En effet, concernant le développement métropolitain, jusqu’à quel point la concentration de la population et des équipements est-elle soutenable ? D’autre part, si les métropoles tirent leur force de la densité et de la fluidité, il faut aussi considérer que les grandes métropoles ont du mal à traiter les problèmes de congestion en matière de transport et de logement. En outre, notamment parce que la grande taille rend la gouvernance difficile, il devient compliqué de maîtriser les phénomènes de ségrégation dans le cœur et les problèmes de dispersion plus ou moins anarchique des populations dans les périphéries. Il faut constater que la capacité de ces métropoles à « faire société », selon l’expression consacrée, n’est pas évidente. Une autre interrogation fait débat : les effets de la métropolisation sur les autres territoires. La concentration des activités n’est pas sans handicaper les périphéries lointaines et leurs habitants ; en même temps, celles-ci ont un rôle redistributif, elles irriguent les territoires environnants au travers de la fiscalité, du financement des services, de l’économie résidentielle. L’enjeu pour les décennies à venir sera de limiter l’hyper-métropolisation et d’établir de véritables réseaux de métropoles.
L’urbanisation rapide et généralisée se poursuivant, la métropolisation est-elle favorable à l’environnement ? Il est évident, sinon « naturel », que les villes consomment de l’espace, de l’énergie et des ressources. Plus elles se développent et plus elles s’étendent, plus elles produisent et rejettent de la pollution, des déchets et génèrent toute une série de nuisances. Les villes, plus précisément les régions urbaines, rassemblent la moitié des habitants de la planète, mais elles concentrent aussi les deux-tiers de la consommation d’énergie et près des trois-quarts des émissions de gaz à effet de serre (selon que l’on inclut ou pas les implications indirectes, ces proportions peuvent varier de 40 à 80 %). Il semble de plus en plus que si l’on considère que les villes sont devenues les épicentres des problèmes de changement climatique et de préoccupations environnementales, elles deviennent aussi les épicentres des solutions. Les jeux de complémentarités et de concurrences, le fonctionnement accru en réseaux en font des acteurs privilégiés de la transition, par l’évolution des modes de vie et des infrastructures, vers des sociétés « décarbonées ».
Dans le prolongement, pour partie, des analyses de P. Bairoch, les institutions internationales ont plutôt été, dans les trente dernières années, réservées vis-à-vis de l’accélération du développement urbain. Si elles insistent fortement sur la nécessité de faire évoluer plus efficacement les politiques et les pratiques urbaines dans les domaines du social et de l’environnement, elles reconnaissent le caractère potentiellement positif de l’urbanisation dans ces deux domaines. Même si les défis de la pauvreté urbaine sont encore très importants, l’appréciation sur le fait que l’urbanisation, est (ou peut devenir) favorable à l’humanité et à l’environnement devient plus partagée. Mais dans ce domaine, comme dans d’autres, selon notamment l’exercice du pouvoir et l’affectation des ressources, l’urbanisation peut être bienfait ou fléau.