Dans le tout début de son introduction à l’édition française de son ouvrage Et si les maires gouvernaient le monde ? (Barber, 2015), Benjamin R. Barber, après avoir rappelé que pour Alexis de Tocqueville la liberté est municipale, souligne que son ouvrage montre « qu’à une époque où les États-nations n’ont jamais été aussi défaillants et où les autorités nationales, ancrées dans leur monoculture et définies par leurs frontières, penchent plus vers le conflit que vers la coopération, ce sont les villes qui sont les plus à même de relever des défis mondiaux, en matière d’environnement, d’immigration, de santé, de criminalité, de terrorisme, de marché. Ce sont les municipalités en réseau et la liberté locale qui nous permettront peut-être de construire un avenir juste et durable, pour la planète entière. Les nations sont trop grandes pour la participation (locale) et trop petites pour le pouvoir (global). Accéder à l’échelle mondiale, c’est redescendre à l’échelle locale. Comment réaliser ce tour de force que traduit le terme « glocalité » ? » Il s’interroge ensuite : « les maires français devraient-ils eux aussi gouverner le monde ou bien la France fait-elle exception ? », en rappelant que l’opposition entre le central et le local est présente tout au long de l’histoire de France, et que les penchants étatistes et centralisateurs sont toujours très prégnants en France. Avec Barber, on peut, en effet, s’interroger : la France depuis plus de deux siècles procède surtout de l’idéologie unitariste et uniformisatrice de la Révolution française et, d’autre part, les lois de décentralisation maintes fois prônées, réformées, ajustées, reprises ne sont pas vraiment jusqu’à présent parvenues à leurs termes. Même si depuis une cinquantaine d’années, les collectivités locales, les villes notamment, ont pris du poids, ont acquis des compétences, se sont montrées plus autonomes, la ville française ne reste-t-elle pas substantiellement bridée par une vision descendante ?
Pour bien appréhender cette interrogation et bien mesurer les évolutions des dernières décennies, cette contribution s’organise par étapes.
Une première étape est consacrée de manière succincte au temps long de l’histoire. Elle se propose de poser quelques jalons. En ce domaine, comme dans d’autres et particulièrement en France, il est opportun de regarder en arrière, de remonter dans le temps, de saisir à grands traits le jeu complexe qui s’est joué au fil du temps et des circonstances entre le central et le local, de relever l’irrésistible affirmation de l’État unitaire malgré des phases régulières de poussées d’autonomismes locaux et de revendications pour plus de libertés locales.
Une seconde étape se focalise sur les cinquante dernières années et sur les champs de l’habitat et de la rénovation urbaine. Dans l’après-guerre, à la suite de la période de la reconstruction et de la rénovation urbaine largement pilotée par l’État, les villes – les agglomérations, les métropoles – s’efforcent de définir et de conduire leurs politiques, leurs projets de développement et de transformations. L’État s’efforce – ou se résout – à une politique plus contractuelle. Il se met en œuvre un long cheminement de décentralisation dans lequel l’État ne lâchera guère la bride, dans lequel les villes seront plus présentes de l’amont à l’aval dans la définition et la gestion des politiques et des projets mais dans lequel aussi s’ajoute à la complexité croissante inhérente de notre monde les contradictions et les insuffisances liées à une semi-décentralisation par étapes ainsi que l’irrédentisme étatique et national.
Une troisième étape s’efforce d’illustrer la décentralisation en demi-teinte qui s’est mise en œuvre au travers de deux champs d’action. D’une part, celui de l’habitat, une politique très nationale et étatique au plan technique, économique, financier et social mais qui cohabite depuis les années 1980 avec des politiques locales plus ou moins élaborées et, d’autre part, celui du renouvellement urbain, politique initiée et développée localement, notamment dans la métropole lilloise au début des années 1990, mais reprise et absorbée dans une politique et des démarches nationales assez classiques. Ces illustrations montreront la juxtaposition jamais facile, chaotique parfois, entre une politique nationale descendante et des politiques locales émergentes.
Au terme de ces étapes, on s’interrogera sur les nouvelles formes de gouvernance territoriale des villes et de régulation collective en attente ou qui s’esquissent pour gérer les diversités et les complexités des géographies, des histoires, des cultures, de la nature.
1. Que nous enseigne le temps long de l’histoire ?
En commençant cette première étape, sans doute faut-il se poser une première question : qu’est-ce qu’une ville ? Une réponse pertinente est apportée par Georges Duby dans sa préface à l’ouvrage sur l’Histoire de la France urbaine (Duby, 1980). Il la définit ainsi : « Tout au long de son histoire, la ville ne se caractérise donc ni par le nombre, ni par les activités des hommes qui y font résidence mais par des traits particuliers de statut juridique, de sociabilité, de culture. Ces traits dérivent du rôle primordial que remplit l’organe urbain. Ce rôle n’est pas économique. Il est politique. Polis, l’étymologie n’est pas trompeuse. La ville se distingue du milieu qui l’environne en ce qu’elle est, dans le paysage, le point d’enracinement du pouvoir. L’État crée la ville. Sur la ville, l’État prend assise. » Fernand Braudel (Braudel, 1990) en donne une définition proche : le caractère d’une ville, écrit-il, « c’est de concentrer ses activités sur des espaces aussi restreints que possible (...) dans un espace compact, resserré (...) il lui faut accumuler, entasser, boutiques, marchés, maisons, artisans, habitants ». Rejoignant Duby, il insiste sur le fait qu’une ville est avant tout une domination, une capacité de commandement sur l’espace où elle l’exerce, et que cette domination n’est pas seulement économique mais politique, administrative, religieuse, culturelle.
Le mot Civitas, qu’imposèrent les conquérants romains, désignait à la fois le territoire occupé par un peuple et l’aire particulière que formait le noyau de cette cellule. La ville est milieu, moyeu d’un système de souveraineté, instrument de régulation. En Gaule, au IVe siècle, les villes acquièrent une triple fonction, judiciaire, religieuse et militaire, mais après l’écroulement de l’empire romain, la décomposition politique provoqua pendant de longs siècles l’éparpillement dans l’espace rural des pouvoirs que tenait réunis chaque cité : des monastères et des collégiales se fondent, des châteaux sont bâtis, la puissance se disperse, c’est la féodalité. À l’approche de l’an mil, les villes commencent à se régénérer, on évoque, au XIIe siècle, une renaissance urbaine : les villes se peuplent, les affaires s’y déploient, la démocratie s’y instaure, un dynamisme se développe, s’appuyant sur une reviviscence des campagnes. Dans la ville, on respire de plus de libertés. Les villes gagnent en puissance en exploitant les richesses rurales mais elles apportent aussi des bienfaits : routes, ponts, etc. Duby qualifie de remarquable la coïncidence entre le moment où s’affirme la prépondérance de l’économie urbaine et celui où l’État se restaure, s’appuyant justement pour cela sur les villes, notamment sous le règne de Philippe Auguste. On évoque aux XIIe et XIIIe siècles, le rôle prépondérant des communes qui constitue autant une victoire de la classe marchande sur la noblesse féodale que du roi sur les féodaux. L’émancipation des villes se réalise aussi à travers les franchises accordées aux villes, souvent en échange d’aides financières. La commune (Ohnet, 1996) devient en quelque sorte une seigneurie collective, insérée dans la hiérarchie féodale : vassale d’un suzerain – le roi –, elle exerce souvent une autorité suzeraine sur d’autres vassaux et dispose du droit de rendre la justice.
Dans le même temps, la royauté féodale des origines se transforme par étapes en une monarchie fédérative, agglomérant à la couronne des territoires qui demeurent néanmoins soumis à leurs lois coutumières. La guerre de Cent Ans, en ses débuts, a une tournure exclusivement locale, elle va devenir progressivement une véritable « guerre nationale » ; une nouvelle ère commence où les royaumes, englobant la diversité des territoires féodaux, tendent à opérer un partage du monde en aires d’influence. Selon Jacques Le Goff (Le Goff, 1980), deux traits caractérisent la France urbaine médiévale. D’une part, la montée « d’un véritable monstre urbain, la plus grande ville de la chrétienté médiévale, capitale intellectuelle de la chrétienté de 1200 à 1350 environ, capitale de la plus forte monarchie de cette chrétienté, Paris » ; d’autre part, la limitation par le pouvoir royal de l’autonomie et du pouvoir des villes mais, en même temps, une faveur des rois presque constante consentie aux villes et aux bourgeois, ce qui a contribué à la croissance d’une véritable France urbaine. Par la suite, du milieu du XIVe au début du XVIe, cette France urbaine connaît une période à la fois de crise et de consolidation. La ville prend le pas sur les châteaux et les monastères, elle s’épanouit, devient le lieu du pouvoir et de la culture dominante tout en se soumettant au prince et à l’État. Fernand Braudel écrit ainsi : « À l’État toujours un peu lourdaud, la ville prête sa vivacité irremplaçable... même déchue, la ville continue à tenir le haut du pavé ». La ville médiévale, promotrice des valeurs intellectuelles, trace son programme à l’État qui l’avait subjuguée mais avait besoin d’elle. Pour autant, les villes n’ont pas de véritable autonomie n’ayant pas l’autonomie financière, puisque seul l’octroi royal permet de créer des ressources nouvelles ou d’augmenter le taux des impôts existants.
Entre le XIVe et le XVIe siècle, se structure la France moderne, à la fois royaume et État qui s’appuient sur l’unité religieuse, sur l’affirmation de l’indépendance du pouvoir royal, sur l’organisation des premières structures administratives de l’État, uniformisation de la monnaie, début d’unification linguistique. Le royaume avait plutôt obéi à une dynamique centrifuge conduisant à la diversification et à la multiplication des pouvoirs, il obéit désormais à une dynamique centripète qui tend à unifier le pays et à conforter le pouvoir central. Pour autant, il n’y a pas de volonté d’uniformisation et de centralisme systématique ; la conception du pouvoir monarchique est incompatible avec le théorème d’une égalisation uniforme des territoires et des institutions, dans la mesure où priment la norme spirituelle et l’infrangibilité des droits des familles, corps, états, corporations, institutions civiles, religieuses et militaires. Jusqu’à la fin du règne de Louis XVI perdure une infinité de contre-pouvoirs, religieux, professionnels et territoriaux (franchises, libertés économiques et corporatives, républiques communales, autonomies provinciales).
Au XVIIe et au XVIIIe siècle, depuis Richelieu, la monarchie consolide l’appareil d’État. Une triple logique inspire le pouvoir (Bujadoux, 2015) : une logique militaire – Vauban conçoit ses places fortes fortifiées comme un système destiné à structurer l’espace –, une logique politique – la monarchie établit sa capitale à Paris, amorce la centralisation, désigne des « villes d’État » où siègent les intendants, les contrôleurs des finances, les administrateurs et les parlements locaux –, une logique économique où le territoire est conçu comme un espace à exploiter et à administrer comme un domaine privé, où ledit territoire est considéré comme un espace économique unique et un grand marché national. Le grand voyer Sully, au début du XVIe siècle, puis le contrôleur général des finances Colbert s’attacheront à affermir la centralisation royale. La grande œuvre de l’État royal sera la réalisation d’un réseau routier moderne et le développement des activités manufacturières, avec la naissance de la technocratie pour corollaire (corps des Ponts et Chaussées). Sous le règne de Louis XIV, la monarchie se sécularise, se centralise : s’invente alors l’État moderne.
Cependant, au XVIIIe siècle, les villes résistent au centralisme royal. En effet, souligne Fernand Braudel (Braudel, 1990) : « Surveillés par les intendants, les possesseurs de fiefs, par les agents du fisc, par la justice royale qui double la justice seigneuriale, elles sont le théâtre d’une lutte entre plusieurs pouvoirs ; pouvoir seigneurial en déclin mais préservé par de nombreux privilèges ; pouvoir royal en montée, mais qui doit composer avec d’anciennes traditions, coutumes et immunités ; pouvoir communal parfois mis en brèche, mais parfois triomphant, porté par une bourgeoisie enrichie et presque toute puissante. » Les villes conservent souvent de l’époque féodale leur libre administration, leur droit coutumier, leur fiscalité propre. La survivance jusqu’à la Révolution des autonomies locales (Ohnet, 1996) s’explique à la fois par le caractère empirique du gouvernement royal, par son souci de respecter les particularismes locaux et par la nature peu politique des autonomies locales. Les différentes tentatives (Choiseul, Turgot, Necker), à la fin du XVIIIe siècle, pour donner plus d’unification administrative et d’uniformisation territoriale échouent ou tardent à se mettre en œuvre.
En quelques heures, la nuit du 4 août 1789, l’Assemblée nationale constituante supprime toutes les instances locales héritées du passé : États provinciaux, généralités, privilèges. Les grandes figures de la Constituante pensent œuvrer dans le sens de l’égalité, de la liberté, de l’efficacité administrative et de la souveraineté de la nation à travers la loi « expression de la volonté générale ». Mais, en même temps, sont mis à bas en quelques heures d’authentiques libertés locales, réelles, concrètes, constitutives d’identités locales et porteuses d’une certaine forme de citoyenneté avant la lettre. L’Assemblée constituante, en décembre 1789, crée les municipalités ou communes qui doivent être instituées dans chaque ville, bourg ou village (la commune n’étant chargée stricto sensu que des affaires propres à la commune : entretien, patrimoine, voirie, police administrative). Elle divise ensuite la France en 83 départements : le département n’a aucune fonction autonome, sa compétence administrative est d’ordre général et il ne l’exerce que sous tutelle. La nouvelle organisation territoriale a été strictement conçue comme un outil au service du centralisme administratif et politique, ce n’est rien d’autre qu’un organe de l’État chargé de transmettre ses directives et de veiller localement à leur bonne exécution, comme pouvaient le faire les intendants de l’Ancien Régime. Voulant réagir contre le despotisme de l’Ancien Régime, la Révolution veut décentraliser tout en unifiant le pays mais comme elle craint de voir se développer des démocraties locales, elle réagit en mettant en œuvre un système administratif unifié et strictement hiérarchisé. La centralisation fonctionnelle pyramidale et l’unité du cadre administratif sont censées équilibrer la concession faite au maintien de l’émiettement communal. Les Jacobins (démocrates, partisans d’un centralisme étatique) triomphent des Girondins (républicains modérés avec des tendances fédéralistes). Quelques années plus tard (1800), se met en place le modèle napoléonien : une centralisation totale via les préfets qui exercent sans partage les pouvoirs de gestion et de représentation de l’État. Le système est cohérent, simple, efficace : unité de commandement, maillage serré du territoire, mobilisation administrative, contrôle de la bonne exécution des directives. Ces dispositions traduisent une vision quasi totalitaire de l’unité française. Depuis, l’emprise de l’État a encore longtemps pesé sur la France des provinces. Ce type de fonctionnement, même s’il a connu des poussées décentralisatrices, des évolutions de mentalité et de pratiques, a survécu, presque intact, jusqu’à la fin des années 1950. L’État n’a jamais connu de véritables contre-pouvoirs à sa souveraineté.
Pendant une grande partie du XIXe siècle, la centralisation de stricte obédience a prévalu : elle constitue le référent permanent de l’organisation politico-administrative de l’État. Au fil des évolutions politiques, quelques retouches ont été apportées, sans réelle remise en cause du système néanmoins. Pour autant, dans les premières décennies de ce XIXe siècle, légitimistes et libéraux ont constamment critiqué le centralisme et plaidé en faveur des libertés locales. Joseph Fiévée, un ancien préfet de Napoléon, dans sa correspondance politique et administrative (1814-1818) a bien résumé l’argumentaire – toujours valable – des partisans de la décentralisation : « 1) le traitement des affaires aux échelons locaux permet, en soi, une meilleure efficacité de la gestion publique ; 2) les citoyens siégeant dans les assemblées locales sont nécessairement plus motivés que le représentant de l’État pour la défense des intérêts territoriaux ; 3) l’expérience de la gestion locale permet d’assurer la formation et le renouvellement d’élites administratives et politiques ; 4) le pouvoir municipal et le pouvoir provincial sont les fondements des libertés. » Benjamin Constant, Guizot, Remusat, Royer-Collard seront les avocats de la cause locale. Historien, ambassadeur, académicien, Prosper de Barante s’est illustré par sa défense des libertés locales et par une critique historique de la centralisation qui transforme le peuple « en servile troupeau qui attend son sort sans pouvoir y influer » (de Barrante, 1858), la décision « descend ainsi du souverain aux individus, sans autres intermédiaires que ses serviteurs » (idem). Les thèses décentralisatrices ont été aussi très fortement marquées par la pensée de Tocqueville, et soutenues aussi bien par les orléanistes et les républicains que par la gauche proudhonienne. Le régime de Juillet n’a pas osé aller jusqu’au bout de l’application des principes libéraux (Agulhon et al., 1983). La loi qui soumettait des conseils municipaux à l’élection stipulait que le maire restait nommé par le pouvoir (obligatoirement au sein du conseil). Le maire est à la fois homme de la ville face au préfet et face au roi, et homme du roi et du préfet face aux habitants, ce deuxième aspect de la fonction prévalant. Il est l’élément d’une hiérarchie descendante, inférieur au sous-préfet et un peu supérieur au commissaire de police, avec l’avantage d’être cependant plus connu et l’inconvénient d’avoir une tâche ingrate avec une bien moindre notoriété qu’un député.
Sous le Second Empire, à ses débuts, le système antilibéral, destiné à contrôler l’opinion et les élections, se manifeste, notamment par la nomination par le pouvoir central de tous les maires. Cependant, les appels en faveur d’une décentralisation se multiplient et émanent souvent d’éminentes personnalités. En 1865, une vingtaine de notables lorrains publient à Nancy un manifeste intitulé Projet de décentralisation, largement diffusé et repris dans les milieux politiques et intellectuels ; le manifeste de Nancy cherche à fédérer tous les courants d’idées favorables à une émancipation des assemblées locales. Voulant défendre la liberté contre les abus de l’État, le projet de Nancy émet quatre propositions : 1) fortifier la commune qui, chez nous, existe à peine, 2) créer le canton qui n’existe pas, 3) supprimer l’arrondissement qui ne répond à rien, 4) émanciper le département. Ce véritable projet de loi eut un fort retentissement et provoqua de nombreux débats sur la décentralisation avant de retomber dans le plus grand anonymat public, politique et scientifique.
Après la chute du Second Empire et l’épisode de la commune, il existe un certain consensus en faveur de la décentralisation. Si la légitimité de la nécessité des libertés locales est largement partagée, aucune majorité ne se dessine vraiment pour réduire la prééminence d’une structure administrative centralisée. La loi de 1871 reprend le principe de l’élection des conseillers généraux au suffrage universel, ouvre largement l’éventail de leurs compétences, mais le préfet continue d’exercer le pouvoir exécutif ; le pouvoir garde le droit de nomination des maires dans les villes de plus de 20 000 habitants. La loi de 1882 consacre l’élection des maires par les conseils. La loi de 1884 permet l’élection au suffrage universel des conseillers municipaux, qui doivent, à leur tour, élire leur maire, et elle renforce leurs compétences, mais leur autonomie est partielle puisque persiste le contrôle a priori du préfet sur les affaires importantes. Les lois de 1871 et de 1884 sont donc des lois de compromis, bien en deçà des critiques contre le centralisme jacobin et impérial et des propositions décentralisatrices. La frilosité et le conservatisme du pouvoir central vis-à-vis de la décentralisation constituent une constante comportementale de l’État. Ces lois consacrent cependant une avancée prudente des libertés locales ; elles confirment pour l’essentiel le caractère inamovible du modèle administratif napoléonien, tout en reconnaissant l’existence d’une démocratie représentative de proximité et la légitimité d’un traitement local des affaires locales. Vers la fin de la IIIe République, les maires de grande ville ou de ville moyenne sont de plus en plus des figures marquantes de leur cité. Mais, dans cette France à dominante rurale, avec un grand émiettement communal, les élus locaux peuvent difficilement maîtriser la complexification (déjà !) des affaires locales, si bien que les bureaux de la préfecture sont les indispensables tuteurs des assemblées locales. Le système mis en place par ces deux lois survivra, pratiquement intact, pendant un siècle. C’est une modalité d’administration de l’intérêt général propre à la France qui conjugue centralisme politique, déconcentration administrative et décentralisation politique limitée. Cette organisation est censée reposer sur la neutralité administrative des grands corps de l’État, notamment celle du corps préfectoral, qui s’avère plus théorique qu’effective dans la réalité. Sous la IIIe République, jusqu’en 1940 (Ohnet, 1996), le parti le plus important, le parti radical, bien que plutôt favorable, à ses débuts, aux libertés locales, se montrera intransigeant : oui à l’extension limitée des compétences locales de gestion, non à une décentralisation de caractère plus politique qui pourrait remettre en cause le principe de l’application uniforme de la loi et constituer une menace pour la République « une et indivisible ».
Dès la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les structures territoriales existantes semblent assez largement inadaptées aux évolutions sociales de la civilisation et à la vie économique qui en résulte. Différents mouvements se développeront pour contester la place accordée à l’État et pour promouvoir la planification du développement à l’échelle locale. Les idées régionalistes ont un écho à cette époque-là, liées au réveil des consciences identitaires devant le renforcement des États-nations, liées aussi aux profondes mutations économiques. Elles perdureront tout au long du XXe siècle, seront renforcées dans l’entre-deux-guerres par un courant planiste qui défend fortement l’idée d’une décentralisation régionale en vue d’un aménagement rationnel de l’espace. De nombreux projets de loi seront déposés en ce sens sans parvenir à engager une réelle dynamique régionale. C’est la IVe République qui, sous la pression des enjeux sociaux et économiques de l’après-guerre, ouvrira la voie à la régionalisation. À l’échelle des communes, on peut évoquer le « municipalisme », qui fait référence à la fin du XIXe siècle aux communes qui revendiquent tout à la fois un projet d’organisation locale de démocratie directe et d’organisation globale fédérale : ce mouvement n’a guère de succès en France. Le pouvoir local va trouver une manière de s’exprimer par l’urbanisme. L’urbanisme (selon le Littré :ensemble des études et techniques de l’aménagement de l’espace des villes en fonction de données économiques, sociales et esthétiques) est une notion récente puisqu’elle a été définie par l’ingénieur catalan I. Cerda dans son ouvrage Théorie générale de l’urbanisation. Cette notion se développe en France au début du XXe siècle (création de la Société française des urbanistes en 1911) d’autant qu’on avait conscience de la croissance non maîtrisée des villes dans la seconde moitié du XIXe siècle et des limites de l’urbanisme haussmannien, urbanisme de capitale, de monuments, de circulation, urbanisme quadrillé et autoritaire délaissant l’au-delà du centre. Les emblématiques lois Cornudet (1919 et 1924) jettent les bases de la planification urbaine en rendant obligatoire l’adoption de plans « d’aménagement, d’embellissement et d’extension » pour les communes de plus de 10 000 habitants et en créant la procédure de lotissements avec plan d’aménagement. La mise en œuvre de ces plans dans l’entre-deux-guerres sera laborieuse (Roussel, 2012), souvent repoussée ou remise à jour, ceci pouvant s’expliquer à la fois par le caractère peu contraignant de la loi, par la faiblesse des moyens pour élaborer les plans, par les changements des urbanistes en charge, par le peu de préparation du niveau local à cette nouvelle démarche mais aussi et peut-être surtout par le politique local soumis à l’existence et à l’évolution des intérêts fonciers et immobiliers et aux rapports de force de la société locale. D’autre part, du fait des différentes législations sur l’hygiène et l’urbanisme mises en œuvre dans les années 1930, le pouvoir du préfet prend le dessus sur le pouvoir municipal, jusqu’alors maître en ces domaines, d’autant que ces domaines deviennent de plus en plus techniques, spécialisés, professionnels. L’État reprend un certain pouvoir qui se concrétisera sous le régime de Vichy par l’incorporation dans l’État des compétences d’urbanisme.
La IVe République, dans sa constitution, consacre le principe de la libre administration des collectivités territoriales (communes, départements, collectivités d’outre-mer) ; le texte constitutionnel prévoit même que des lois organiques ultérieures procéderont à une extension des compétences des communes et des départements, et transféreront le pouvoir exécutif du préfet au président élu du conseil général. Ces belles intentions sont restées lettre morte tant est forte la prégnance de l’idée de la centralisation préfectorale. L’idée régionale progresse sous l’effet notamment du livre polémique de Jean-François Gravier sur Paris et le désert français. Dans les années 1950, fleurissent les initiatives qui visent à donner à la région, espace pertinent de réflexion et d’action, un pouvoir en faveur du développement économique et de l’aménagement du territoire.
Dans l’après-guerre, sous les contraintes de la reconstruction, l’État s’efforce d’entreprendre une rationalisation de l’action des pouvoirs publics (Roncaloyo, 1983). Il prend en charge la rédaction de procédures et de normes nationales et donne au pouvoir central et à ses représentants la décision, y compris celle de l’établissement de plans locaux, communaux ou intercommunaux. Les collectivités locales sont associées au système mais ne commandent pas. Y a-t-il pour autant une politique urbaine ? La réponse est incertaine car le développement urbain est le fruit de politiques et d’actions multiples plus ou moins sectorielles et du jeu d’acteurs économiques et sociaux, publics et privés, sans compter que dans ses compétences même, la cohérence de l’État est difficile à mettre en œuvre. En 1953 (Roussel, 2012), le ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme établit une loi-cadre pour le logement prenant en compte les dimensions foncière, financière et technique. Au plan financier sont mis en œuvre un produit d’épargne-construction, la participation des employeurs à l’effort de construction (1 % logement), des aides spécifiques pour les familles les plus modestes (logements économiques et familiaux). Au plan foncier, les droits des pouvoirs publics en matière d’expropriation sont élargis. Au plan technique, un système de normes est généralisé, et la recherche de solutions industrialisées de construction, s’appuyant sur des chantiers de grande taille, est entreprise. L’habitat et l’urbanisme vont être dominés par une fusion entre l’État économique et l’État politique. Les artisans en sont, plus que les politiques, les grands commis de l’État qui sont généralement jacobins, centralisateurs et dirigistes. Sous prétexte des nécessités de la production, de la préoccupation de l’égalité et d’un souci d’homogénéisation, le pouvoir central politique et administratif décide de plus en plus de tout. L’État, via la Caisse des dépôts et ses filiales, se dotera d’un bras armé puissant. La place de l’État et de ses administrations s’étendra encore du fait de la conjonction de l’arrivée de de Gaulle et d’une situation du logement qui est encore très difficile. Il crée la procédure des ZUP (Zones à Urbaniser en Priorité) : de droit ou de fait, les services de l’État jouent un rôle décisif dans le projet, dans le programme. La collectivité locale ne disparaît pas mais ne joue pas le plus souvent un rôle prépondérant. La ZUP, dont la forme urbaine principale – le grand ensemble, ensemble de tours et de barres – marque fortement le paysage urbain, devient extérieure au système urbain local, d’autant qu’elle en impose souvent par sa masse. Cette forme d’expansion urbaine résulte donc surtout de la volonté et de l’action de l’État, tout en ne concernant que 20 % de la construction de logements entre 1959 et 1967. Cette action ne concentre donc qu’une partie du développement urbain mais, sur le reste, le poids de l’État se fait sentir, notamment au travers des procédures et des réglementations, parfois tatillonnes et peu efficaces. Pour autant, notamment dans les grandes villes, certains maires ont une autorité personnelle, un poids politique, une surface sociale qui en font des interlocuteurs capables de l’emporter face aux administrations.
Au tournant des années 1960, les prémices de l’intercommunalité se mettent en œuvre (Roussel, 2012). En 1959, est créé le district urbain, première forme de coopération intercommunale, établissement public territorial regroupant les communes d’une agglomération et visant à « une croissance harmonieuse des villes et à résoudre les problèmes liés à leur développement ». Doté de compétences obligatoires limitées, le succès du district urbain est mitigé (20 en 1963). Dans cette même période, la France abandonne progressivement le protectionnisme, « ouvre » l’économie. Différentes mesures visent à mobiliser l’épargne privée des ménages (développement de l’accession à la propriété) et les capitaux et acteurs privés ; l’État doit se concentrer sur le logement destiné aux populations modestes. Ces mesures auront du succès jusqu’à aboutir à des dérives spéculatives et un boom immobilier dans les années 1964-1965. Concernant la ville existante, les collectivités locales sont plus impliquées dans la rénovation, rénovation d’abord de quartiers anciens du XIXe siècle (délaissés de l’industrie, entrepôts, casernes, habitat vétuste et/ou insalubre), rénovation ensuite de quartiers anciens et vétustes dans les quartiers centraux et péricentraux, opérations complexes que l’État à la fois aide financièrement et encadre (loi de 1958 facilitant l’expropriation mais exigeant des prises en charge : relogement, indemnités) ; devant certaines rénovations destructrices, l’État réagira par la loi Malraux de 1962 en instituant les secteurs sauvegardés où s’appliquent certaines règles d’urbanisme permettant la sauvegarde, la conservation et la restauration du bâti existant.
2. Une décentralisation lente et en demi-teinte dans les 50 dernières années
Cette seconde étape est marquée par les évolutions des rapports entre l’État et les villes, évolutions ambiguës qu’on peut lire aussi bien par une prise de pouvoir substantielle des villes dans les politiques de développement, de transformation, d’aménagement que par une forme de résistance tenace de l’État dans ses prérogatives et dans sa manière d’agir vis-à-vis des villes. Elle est aussi marquée, en ce qui me concerne, par une approche moins académique, s’appuyant tout autant sur des observations personnelles du fait d’avoir été, par les activités professionnelles de conseil et d’appui auprès aussi bien de l’État que des collectivités locales et des autres acteurs urbains, un observateur-acteur et/ou un tiers décalé dans les rapports entre l’État et les villes.
Une première approche doit prendre en compte, dans les années 1960, une mobilisation sans précédent de matière grise dans le développement et la transformation des villes, aussi bien dans le champ du logement, de l’habitat, des activités, des équipements que dans celui des infrastructures, des déplacements, etc. Au cours de ces années, au cœur des Trente glorieuses, les mutations s’accélèrent, les modes de vie et les modes d’habiter évoluent, la poussée démographique est à son maximum, d’autant que s’y ajoutent les conséquences de la décolonisation et les reconversions industrielles qui commencent ; il faut ainsi équiper, structurer et desservir les nouvelles zones d’habitat, répondre aux besoins de déplacements automobiles, il faut aussi réguler les rénovations, les excès du marché immobilier, etc. En outre, en 1967, une nouvelle loi, la Loi d’Orientation Foncière (LOF), définit les principaux documents d’urbanisme devant servir à l’aménagement local : Plan d’Occupation des Sols (POS), Schéma Directeur d’Aménagement et d’Urbanisme (SDAU), Coefficient d’Occupation des Sols (COS), Zone d’Aménagement Concerté (ZAC), Taxe Locale d’Équipement (TLE). Dans cette loi, si la procédure prévoit des concertations (CLAU, Commissions Locales d’Aménagement et d’Urbanisme, qui associent les élus et les techniciens des administrations d’État), elle laisse aux services de l’État la responsabilité des décisions. Devant toutes ces mutations et leurs conséquences, le besoin de recherches, d’études, d’observatoires, de documents de planification se fait sentir.
Dès lors, en quelques années, l’État, au niveau central comme au niveau régional et surtout départemental, se renforce en personnel qualifié, crée en appui ou en liaison avec les collectivités locales des structures d’études et des missions spécifiques, dégage des crédits de recherches et d’études qui vont voir se développer d’importants bureaux d’études. Fleurissent alors en quelques années les équipes pluridisciplinaires composées notamment de géographes, ingénieurs, architectes et urbanistes, économistes, sociologues, juristes. Beaucoup de jeunes diplômés sont alors recrutés.
L’État – l’État central notamment – est à la manœuvre dans toute cette période : c’est la belle époque de l’État planiste, centralisateur et dirigiste (Roussel, 2012). Il exerce d’abord un rôle dominant et quasi-exclusif en région parisienne (en 1965, schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne et instauration des villes nouvelles). D’une manière plus générale, il se renforce fortement en quelques années, directement ou indirectement : en 1966, création d’un puissant ministère de l’Équipement et du Logement, création des Directions départementales de l’équipement et, en leur sein, des GEP (Groupe d’Études et de Programmation), création des OREAM (Organismes d’Études et d’Aménagement des aires urbaines), mise en place, en 1968, des missions d’aménagement des villes nouvelles, création, en 1971, du Plan construction et architecture et de l’ANAH, Agence Nationale pour l’Amélioration de l’Habitat. Parallèlement, de grands bureaux d’études (de plusieurs dizaines de collaborateurs) privés ou parapublics se constituent (BERU, OTAM, CERAU, BETURE...) basés essentiellement à Paris ; en province, des petits bureaux d’études se créent également mais à petite échelle. Des structures et des équipes d’études locales commencent aussi à se mettre en œuvre : outre la création, en 1960, de l’IAURP (Institut d’Aménagement et d’Urbanisme de la Région Parisienne), se créent sous l’impulsion de la Caisse des dépôts une société d’études urbaines à Rouen en 1963 puis une au Havre en 1965 avant que naissent en 1967, les premières agences d’urbanisme (Strasbourg, Bordeaux, Grenoble, Lille, etc.). Il faut aussi rappeler qu’à cette époque, une chaîne donne alors son plein rendement dans le développement de l’aménagement urbain et sa mise en œuvre opérationnelle : ministères, préfecture, Caisse des dépôts, SCET (Société Centrale pour l’Équipement du Territoire), SEM locales (Société d’Économie Mixte) qui ont pour mission d’assister les collectivités locales, notamment dans la mise en œuvre opérationnelle, et de pallier l’insuffisance des moyens des services de l’équipement de l’État et des services techniques des communes.
Beaucoup de ces structures et de ces équipes d’études nationales et locales qui s’efforcent d’être pluridisciplinaires sont dirigées, au départ, par des ingénieurs des Ponts, quelques-unes par des urbanistes de l’État (un corps des urbanistes de l’État a été créé en 1962), très rarement par des administrateurs civils, il en est de même des bureaux d’études nationaux privés ou parapublics où se glisseront des centraliens. Il résultait de cette situation une certaine connivence entre les services centraux de l’État et les grands bureaux d’études. Il était fréquent, à l’époque, que les jeunes – et brillants – X-Ponts débutent leur carrière à la tête d’un GEP dans une DDE importante. Il en a été de même à cette époque pour les agences d’urbanisme et les sociétés d’économie mixte. Il faut noter qu’à cette époque, la tutelle de l’État sur les agences était forte à travers sa forte participation financière, la définition du programme d’études et la concentration des tâches sur les documents de planification.
Pour tous ceux qui ont participé, à cette époque-là, à ces structures et à ces équipes, l’intérêt et la motivation étaient forts. La conjonction d’une forte croissance continue, d’un cadre réglementaire plus ouvert, d’un investissement technique fort de l’État ouvre des horizons pour une planification ambitieuse, ouverte et dynamique ; l’impression prévaut que le savoir, l’expertise et la confrontation d’idées vont grandement aider la décision politique dans le bon sens. Pour autant se perçoivent bien, notamment depuis « la province », quelques limites : un pouvoir technique trop omniscient et omniprésent par rapport à ses partenaires devient vite un pouvoir technocratique. En outre, cette planification est une machine lourde, très descendante, abondante en directives, qui prend du temps dans la mise au point et la validation des documents et qui n’assure pas suffisamment la mise en cohérence des différents documents.
Est-ce à dire que les communes et intercommunalités (encore naissantes à l’époque) soient passives et ne jouent qu’un rôle second ? Ce serait excessif. En effet, les élus sont l’expression d’une société locale qui a son histoire et ses spécificités, ils sont l’écho des équilibres et déséquilibres locaux, ils ont ou acquièrent des compétences techniques. Certains maires, de par leur équation personnelle, ont aussi une audience politique forte et nationale. Leur poids social, leur poids politique et leurs relations avec les acteurs comptent, et ils peuvent faire un travail de synthèse. Il existe des maires bâtisseurs qui savent mobiliser les forces locales et bien utiliser les services de l’État. Mais si ce constat se vérifie assez souvent pour les grandes agglomérations, il est vrai aussi que le pouvoir et l’engagement des élus sont plus difficiles à exercer dans les villes et agglomérations de petite taille et là où l’intercommunalité n’existe pas, est limitée ou n’en est qu’à ses débuts.
Les années 1970 vont conduire les acteurs des politiques urbaines à s’interroger sur la pertinence des politiques conduites, dans leurs objectifs et dans leurs méthodes. Ils y sont conduits parce que le contexte évolue sensiblement, d’une part, pour des raisons conjoncturelles (dérèglement du système monétaire, crise pétrolière), d’autre part, pour des raisons plus structurelles (mutation et restructuration du système productif, évolutions et transformations démographiques). La croissance économique se rétracte, elle conduit, entre autres, à l’engorgement de l’immobilier. Corrélativement, des remises en cause, en partie venant de l’État, viennent en débat, par exemple, sur les grands ensembles (réquisitoire de la circulaire Guichard de 1973), sur la rénovation des centres anciens, sur la politique des métropoles d’équilibre ; les ambitions planificatrices à tout-va rencontrent des résistances locales. Déplorant un système trop bureaucratique et centralisé, l’excellent rapport Guichard, novateur et courageux, Vivre ensemble (1976), appelle vigoureusement à une réforme de l’État et à une adaptation du cadre institutionnel et administratif aux évolutions sociales et aux mutations de la modernité. Le projet Bonnet, élaboré en 1978-1979, constitue une tentative intéressante de mise en œuvre de certaines préconisations du rapport Guichard, il a été débattu à l’Assemblée et au Sénat, mais n’a pas été soumis au vote avant les élections de 1981. Cette poussée décentralisatrice (qui cependant ne se concrétise guère) est à mettre en rapport avec une volonté de désengagement de l’État et avec un retrait de la planification économique. Parallèlement, d’importantes réformes de la politique publique vis-à-vis du logement sont entreprises (rapport Barre, rapport Nora-Eveno, livre blanc des HLM) : elles visent à permettre une plus grande liberté de choix entre les différents statuts et les différentes catégories de logement, à réduire les inégalités face au logement social, à développer l’accession sociale à la propriété, à améliorer la qualité des logements neufs, à réhabiliter l’habitat ancien. Avec cette réforme, l’État passe d’une politique d’aide à la pierre à une politique d’aide à la personne, d’une politique productiviste de logements sociaux à une politique sociale du logement (les conséquences de cette réforme sur les rapports entre l’État et les collectivités sont traitées dans la troisième étape).
C’est aussi dans les années 1970 que se développe l’idée de « contrat » entre l’État et les collectivités locales. Le contrat doit être l’outil d’un véritable dialogue et doit inciter les collectivités locales à engager des programmes globaux plutôt qu’une suite d’opérations ponctuelles. Entre 1973 et 1979, 73 contrats « villes moyennes » (entre 20 000 et 200 000 habitants) seront passés. De même, vis-à-vis du monde rural, seront institués des « contrats de pays » : 400 contrats seront passés entre 1976 et 1983. D’une certaine manière, on assiste à la fin du « tout État » et à un partage des responsabilités, notamment financières. De la même manière, avec la mise en œuvre, en 1977, des OPAH (Opérations Programmées d’Améliorations de l’Habitat) (qui concerne l’habitat ancien privé) et celle des opérations HVS (Habitat et Vie Sociale) (qui concerne surtout l’habitat social public), on assiste à un effacement relatif de l’État, à un souci de dialogue, à des préoccupations de réhabilitation qui soient aussi sociales. Il faut ajouter que le contexte, reconversions industrielles et crise de l’emploi notamment, pousse les acteurs publics et privés à réduire l’investissement urbain et à prendre leur temps. L’État est moins nettement technocratique, mais ses services, sûrs de leur compétence, rodés par les arbitrages qu’ils rendent, maîtres de l’interprétation et de la maîtrise des procédures et des règlements, gardent leur prééminence.
Au lendemain de la victoire de la gauche en mai 1981, Pierre Mauroy, Premier ministre, maire de Lille, et Gaston Defferre, ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation et maire de Marseille, conjuguent leurs efforts pour mettre en œuvre des réformes locales visant à renforcer le pouvoir des élus, à améliorer l’efficacité de l’action publique et à moderniser l’État et la pratique démocratique. En quelques mois, le projet de loi « Droits et libertés des communes, des départements et des régions » est débattu, voté et promulgué. La loi vise à la suppression de la tutelle de l’État, au transfert du pouvoir exécutif du préfet aux présidents de conseils départementaux et régionaux, au renforcement du rôle économique des régions, à l’élévation de la région au rang de collectivité locale. Les lois de 1983, 1985, 1988 répartissent et précisent les compétences entre les communes, les départements, les régions et l’État. Certaines réformes prévues par la loi ont mis du temps à se mettre en œuvre (statut de l’élu, organisation de la coopération intercommunale, démocratisation de la vie locale), ou ont été indéfiniment repoussées dans leur application, comme la réforme de la fiscalité et des finances locales, ce qui a été dommageable. Les pouvoirs locaux ont été renforcés : le système devient semi-centralisé. La réforme permet, par l’émancipation des pouvoirs locaux, la promotion d’une gestion de proximité modernisée et de politiques de développement mieux adaptées au contexte local. Les lois Defferre sont aussi, pour partie, un rendez-vous manqué avec la décentralisation. En effet, en transférant des compétences et des pouvoirs nouveaux aux trois niveaux de collectivités sans opérer une simplification institutionnelle, elles contribuent à aggraver les égoïsmes locaux et à creuser des inégalités territoriales, sans parvenir à organiser de façon plus satisfaisante la coopération locale sur la base du volontariat. Parce que notre pays est un État unitaire, la décentralisation est toujours plus ou moins « une fiction juridique », il garde en effet au cœur même du processus de décision les procédures de contrôle de légalité des actes, un pouvoir contraignant dans toutes les procédures contractuelles ; en outre, les collectivités locales n’ont pas réellement d’autonomie financière. Il faut aussi noter des impasses non résolues durablement qui limitent la portée de ces réformes : regroupement non traité des communes, pas d’arbitrage entre région et départements, pas de modernisation d’une fiscalité locale archaïque, etc. Pour autant (Ohnet, 1996), malgré ces limites, ces réformes entraîneront des changements de mentalités. Les notables locaux, surtout dans les grandes villes, deviennent des « entrepreneurs » qui investissent (en s’endettant et en augmentant la pression fiscale), qui agissent de manière plus « stratégique » et qui pratiquent la modernisation gestionnaire. Les collectivités locales vont même connaître une phase de « sur-administration » reproduisant largement les schémas de fonctionnement de l’État ; elles n’ont en charge plus seulement le financement des équipements et des services mais aussi leur gestion, elles doivent se professionnaliser.
Ces réformes ont répondu au besoin de réagir à la dérive inflationniste de l’État, à l’urgence d’alléger l’État et à la nécessité d’une plus grande autonomie locale de gestion. Mais l’État ne s’efface pas, il veut se renforcer et se moderniser, en amont, par l’exercice du pouvoir normatif, en aval, par la déconcentration de ses services. Mais des intentions aux actes, il y a de la marge, et la modernisation et le renforcement ont du mal à se mettre en œuvre. Le pouvoir des préfets (un temps appelé « commissaire de la République », résurgence révolutionnaire !) se renforce dans le contrôle général des actes des collectivités locales, la surveillance, plus ou moins visible, plus ou moins pesante de l’État, se poursuit. S’agissant de la modernisation et de la déconcentration de l’État, elle met bien du temps à se mettre en œuvre ; ce n’est que dans les années 1990, que la déconcentration et la modernisation de l’État seront, à petits pas, mises en œuvre. L’État, durablement, navigue et naviguera entre des attitudes dedéfausse,liées plus ou moins à des contraintes financières, et des attitudes plus ou moins avouées ou diffuses de recentralisation.
Depuis 1990, des lois successives s’attachent, avec plus ou moins de succès, à renforcer les intercommunalités. La loi de 1992 accorde une place à la liberté de négociation contractuelle et à la libre association des communes ; elle crée deux nouvelles catégories d’EPCI (Établissement Public de Coopération Intercommunale) à fiscalité propre et à compétences élargies : les communautés de communes et les communautés de villes. Cette loi est peu suivie d’effets. En 1999, la loi Chevènement se propose de renforcer et de stimuler les intercommunalités : elle incite les communes à s’associer au sein de nouvelles structures, elle permet de simplifier les modalités de regroupements en les réduisant à trois possibilités : communautés urbaines (plus de 500 000 habitants), communautés d’agglomérations (plus de 50 000 habitants) et communautés de communes ; elle institue la taxe professionnelle unique et dote ces entités de compétences et d’outils renforcés en matière de gestion et d’aménagement de l’espace. Cette loi relance une dynamique de création et de renforcement des intercommunalités. La loi du 13 août 2004 assouplit les conditions de fonctionnement et de développement des intercommunalités et revoit le dispositif financier et fiscal lié à la taxe professionnelle unique. Quant à la réforme des collectivités locales de 2010, elle fixe trois objectifs principaux pour les intercommunalités : achever la carte intercommunale au 31 décembre 2013, rationaliser les périmètres existants et simplifier l’organisation intercommunale actuelle ; elle rend aussi obligatoire l’adhésion à une intercommunalité pour toutes les communes et crée deux nouvelles formes d’association : les métropoles pour les intercommunalités les plus importantes et le pôle métropolitain, forme de syndicat mixte regroupant des intercommunalités à fiscalité propre. La loi MAPTAM (Modernisation de l’Action Publique Territoriale et d’Affirmation des Métropoles) confirme la compétence des métropoles dans la gestion de l’environnement.
Dans les années 1990 et 2000, les pouvoirs publics, l’État particulièrement, concentre son action sur la question des grands ensembles et des populations démunies. En effet, si de nombreux grands ensembles font l’objet d’opérations de réhabilitation, les résultats « sociaux » peinent à être au rendez-vous, les politiques sociales restant sectorielles et peu intégrées à des politiques plus globales. Le gouvernement Rocard, en 1988, lance ce qu’on appelle la politique de la ville via une délégation interministérielle à la ville et un Comité Interministériel des Villes (CIV) en charge de redistribuer les subventions et de regrouper les actions. Un programme de 300 sites de « développement social et urbain » est défini où se rassemblent les handicaps économiques, sociaux, culturels et urbains auxquels s’ajoutent treize agglomérations devant bénéficier de projets de développement et de solidarité nationale et sociale. La politique de la ville, outre d’être dotée un moment d’un ministre d’État – le ministre de la Ville – donne lieu à plusieurs lois : loi Besson (1990) qui introduit toute une série de mesures, d’obligations, de procédures contractuelles pour le logement des populations défavorisées, la loi de solidarité urbaine, en 1991, qui fait de la redistribution des communes riches vers les communes pauvres, la LOV (Loi d’Orientation sur la Ville), toujours en 1991, dont l’objet est notamment de réduire la ségrégation urbaine et de favoriser la mixité (avec obligation pour les communes ou agglomérations de plus de 200 000 habitants et ayant moins de 20 % de logements sociaux de construire). En outre, en 1992-1993, sont institués les contrats de ville. Il s’en conclut 214 concernant 750 communes et 1 300 quartiers. Parallèlement, sur de très grands quartiers en forte déqualification, l’option est prise de lancer desGrands Projets Urbains (GPU) pour y mener des opérations lourdes dans un véritable projet d’ensemble en y concentrant d’importants moyens financiers. Il faut aussi mentionner, en 1994-1995, un pacte de relance qui crée de nouveaux zonages, les ZRU (Zones de Redynamisation Urbaine) et les ZFU (Zones Franches Urbaines), pour traiter les aspects économiques. Dans le même temps, au début des années 1990, se développe (Roussel, 2012) localement une réflexion sur le devenir des territoires en profondes et durables déqualification et déstructuration : c’est le cas dans la métropole lilloise, plus précisément sur tout le territoire de Roubaix, dominé par des fiches industrielles, des quartiers anciens dégradés (courées), des ensembles HLM déqualifiés ; la réflexion locale estime nécessaire de mener un véritable renouvellement urbain et formule le concept de « ville renouvelée » qui doit être un projet global de longue haleine sur un morceau de ville traitant de l’habitat, de l’urbanisme, du cadre de vie, des fonctions urbaines et économiques, du tissu social (cette démarche sera développée dans la troisième étape). Dans le même temps, une réflexion proche est conduite dans la métropole lyonnaise sur Vaulx-en-Velin. Ces réflexions et ces projets locaux « remontent » vers l’État et les instances nationales.
En 1997et 1998, à la demande du gouvernement, une commission de 25 chercheurs et acteurs de la ville, présidée par Jean-Pierre Sueur, fait un bilan des politiques de la ville et formule une cinquantaine de propositions. Sans entrer dans le détail du rapport, quelques observations peuvent être reprises. Le rapport dénonce notamment les pièges du zonage : la politique de la ville est stratifiée, morcelée, composite, limitée dans des périmètres stricts, ce qui entraîne les inévitables effets de seuil ; les procédures sont complexes et tatillonnes, les périmètres se superposent et s’enchevêtrent, les découpages ne sont pas décidés par les collectivités locales, ils sont imposés par l’État, en outre le zonage fige et stigmatise. Il dénonce aussi les lourdeurs de l’intervention de l’État, toujours très segmentée, sectorielle (parfois jalousement), sans forte cohérence et très administrative et normative. Il souligne également l’insuffisante dimension solidaire d’agglomération et la durée limitée de toutes les formes contractuelles qui devrait être de dix ans et non de cinq ans. Il constate en outre le temps souvent trop long de la mise au point des projets et des contrats. Tous ces éléments nuisent à l’efficacité des politiques publiques.
Dans toute cette décennie, il faut souligner que les grandes agglomérations se sont étoffées dans leurs capacités de projets et de gestion. Elles se sont dotées de cadres de direction de haut niveau (elles ont attiré notamment des hauts fonctionnaires d’État), d’équipes de projets, de services administratifs importants (avec parfois, une certaine inflation et une tendance à « coller » au schéma administratif de l’État). Elles bénéficient aussi d’agences de développement et d’urbanisme et d’outils d’urbanisme opérationnel (SEM, etc.). Elles ont une capacité stratégique et technique en sensible progression, alors même que les capacités de l’État n’évoluent guère et que les démarches et procédures contractuelles se sont multipliées et complexifiées. Le dialogue et la concertation sont plus riches, plus équilibrés mais aussi plus tendus, l’État étant plus sur la défensive et se repliant dans ses postures administratives et normatives.
Dans les années 2000, l’œuvre législative sur la ville se poursuit. La loi SRU (Solidarité et Renouvellement Urbain) de décembre 2000 modifie substantiellement le droit de l’urbanisme et du logement à partir de trois exigences : solidarité, développement durable, renforcement de la démocratie et de la décentralisation. Elle remplace notamment les schémas directeurs par les SCOT (Schémas de Cohérence Territoriale), les POS par les PLU (Plan Local d’Urbanisme), dans le but de simplifier les procédures d’élaboration de ces documents ; elle incite, pour le développement durable, à réduire la consommation d’espaces et donc à densifier raisonnablement, à amplifier le renouvellement urbain et à limiter la périurbanisation ; elle vise à ce qu’une meilleure cohérence soit mise en œuvre entre les politiques de transport, d’habitat, d’aménagement à l’échelle du bassin de vie ; elle vise aussi à la réussite de la mixité urbaine (plus de contraintes sur la part de logements sociaux). Parallèlement, l’État (2000-2002) engage un programme national de renouvellement urbain constitué de 50 GPV (Grands Projets de Ville) pour les sites dont la requalification nécessite la mobilisation de moyens exceptionnels et une soixantaine d’ORU (Opérations de Renouvellement Urbain), de plus petite taille, bénéficiant d’un appui renforcé de l’État. Dans cette démarche, le rôle de l’État est encore important : il définit de manière précise les différentes rubriques du dossier, la méthode et l’organisation du montage du projet et de sa mise en œuvre opérationnelle en recommandant la constitution d’un GIP (Groupement d’Intérêt Public) visant une coresponsabilité État/collectivités locales. Des exercices d’évaluation faits par le CNV (Conseil National des Villes) et par la Caisse des dépôts montrent à la fois des décalages entre les conceptions et l’action de l’État et celles des collectivités locales, un leadership non reconnu du maire, l’absence de souplesse du cahier des charges de l’État, l’attitude rigide et normative de services instructeurs, une difficulté à prendre en compte les singularités des territoires ; il montre aussi la difficulté dans les villes moyennes, faute de moyens, de pratiques, de gouvernance et d’ingénierie suffisantes, de définir, caler, monter, suivre des projets d’une certaine envergure dans une stratégie globale. Il est aussi observé (Roussel, 2012) que les acteurs se réfugient souvent dans des « projets-dessin » à dominante architecturale et urbanistique sans avoir en préalable défini un « projet-dessein » qui cadre les objectifs de manière globale et transversale, que les projets ne s’inscrivent pas suffisamment dans la dimension agglomération, que la mobilisation des partenaires et des financements est laborieuse, et que l’organisation de la maîtrise d’ouvrage et du passage à l’opérationnel ne sont pas suffisamment à la hauteur des attentes.
En 2003, Jean-Louis Borloo, ministre délégué à la Ville et à la Rénovation urbaine depuis 2002, fait de la rénovation urbaine une cause nationale, mobilise les moyens financiers, les engagements réciproques et la manière de les conduire. La loi Borloo mobilise sur 5 ans (2004-2008) les moyens financiers de l’État, de la Caisse des dépôts et des partenaires sociaux (UESL, UESL : Union des Entreprises et des Salariés pour le Logement), ceux-ci servant d’effets de levier pour mobiliser les moyens des différentes collectivités locales. Il crée à cet effet l’ANRU (Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine), établissement public et commercial, dont l’objectif est de simplifier l’ensemble des procédures en regroupant l’ensemble des financements du programme : principe de guichet unique, l’interlocuteur unique donnant des garanties de financements et de calendrier. Le rôle du conseil de l’ANRU est notamment d’approuver les conventions de rénovation urbaine issues des projets présentés par les collectivités locales. Ces projets sont préparés et définis localement sous la responsabilité du maire ou du président de l’EPCI dans le cadre d’une élaboration concertée avec les différents partenaires locaux. Le projet, après « instruction » par les services de l’État et examen par le comité d’engagement qui donne son « avis », est présenté par les élus avant la décision du conseil. Le montant de l’aide de l’ANRU, encadré réglementairement, est aussi conditionné à l’effort des collectivités locales et des autres partenaires financiers, il est modulé aussi selon les difficultés sociales et économiques du territoire et de la commune concernés. Des conventions pluriannuelles sont progressivement signées sur 189 quartiers prioritaires et sur 342 quartiers supplémentaires.
Concernant cette politique de rénovation urbaine, la situation est assez paradoxale sinon schizophrénique. En effet, le maire et/ou le président de l’intercommunalité sont bien l’autorité qui élabore et définit le projet de rénovation urbaine, qui en est le porteur auprès des autres partenaires, notamment les financeurs et auprès des instances de l’ANRU, qui en est le responsable pour la mise en œuvre avec les autres maîtres d’ouvrage et opérateurs. On peut déduire de cela qu’on se situe dans un mouvement de décentralisation. Parallèlement, ces projets de rénovation doivent se mouler dans un carcan de règles nationales, sont soumis à un passage ambiguë auprès du délégué territorial de l’ANRU (à la fois aide et contrôle, assistance et censure), doivent passer au plan national devant les instances examinatrices de l’ANRU, jugeant et contrôlant a priori le projet : sous cet angle, on se situe plutôt dans une logique de centralisation, voire de recentralisation. Le paradoxe peut paraître d’autant plus grand que l’on offre parallèlement aux collectivités locales la possibilité d’une délégation des crédits d’aide au logement que beaucoup d’intercommunalités et de départements saisissent ; certes il s’agit d’une délégation de crédits et non d’une décentralisation, néanmoins, c’est une nouvelle responsabilité locale.
L’ANRU est une politique et une démarche qui ont rencontré du succès. Le premier programme (2004-2008) a été augmenté et prolongé jusqu’en 2013, permettant de traiter plus de 500 quartiers accueillant plus de 4 millions d’habitants et se traduisant entre autres par 140 000 démolitions, 140 000 constructions de logements sociaux, 320 000 logements réhabilités, 350 000 logements « résidentialisés », c’est-à-dire bénéficiant d’un aménagement urbain de leur proche environnement. Ce succès se traduit par le fait qu’un deuxième programme national de rénovation urbaine a été engagé en 2014 pour la période 2014-2024 permettant de traiter plus de 200 quartiers d’intérêt national. Ce succès est attesté aussi par le fait qu’en 2009 a été lancé selon les mêmes principes un PNRQAD, Programme National de Requalification des Quartiers Anciens Dégradés, qui traite 25 projets sur une trentaine de quartiers.
Différents rapports d’évaluation ponctuent la mise en œuvre du programme de rénovation urbaine : en 2008, un rapport du Conseil économique et social, « Réunifier et réconcilier la ville », en 2011, un rapport parlementaire Goulard/Pupponi. Concernant la question des rapports entre l’État et les collectivités locales, les conclusions émises rejoignent celles des rapports précédents, c’est-à-dire, d’une part, un État qui devrait être à la fois plus efficace, plus stratège, plus facilitateur, plus souple, plus réactif, moins tutélaire, moins tatillon, moins bureaucratique ; d’autre part, des collectivités locales qui, si elles se sont davantage mobilisées et investies, doivent encore progresser en matière de politique globale, de projets et de professionnalisation permettant de mieux mobiliser les différentes énergies locales ; elles constatent un État affaibli, appauvri, « tendu », des grandes intercommunalités plus professionnelles et performantes, des intercommunalités moyennes qui ont du mal à maîtriser des projets complexes.
3. Deux illustrations concrètes de décentralisation en demi-teinte
Dans cette troisième étape, deux présentations succinctes de pratiques décentralisatrices auxquelles l’auteur a participé activement viendront illustrer concrètement les difficultés de quitter les rives d’un système ancestral descendant. La première présentation concernera la mise en œuvre de programmes locaux de l’habitat, et la seconde l’émergence de la notion de ville renouvelée dans la métropole lilloise.
3.1. La mise en œuvre des PLH, Programmes Locaux de l’Habitat
Il convient de se replacer dans les années 1970, au temps des interrogations et des remises en cause des politiques de développement et d’aménagement urbain, et plus particulièrement des politiques de logement et d’habitat. Il a été évoqué ci-devant les causes de celles-ci et leurs conséquences, une floraison de commissions, d’études, de rapports et de lois modifiant parfois substantiellement les modes et les formes d’intervention de l’État et des différents acteurs. Outre la circulaire Guichard en 1973, déjà évoquée, et un groupe de travail présidé par Olivier Guichard de 1974 et 1976 sur le développement des responsabilités communales, quatre rapports – le livre blanc de l’Union des HLM en 1975, le rapport de la commission d’étude d’une réforme du financement du logement, présidée par Raymond Barre la même année, le rapport de la commission d’étude sur l’amélioration de l’habitat ancien présidée par Messieurs Nora et Eveno en décembre 1975, le rapport du comité habitat du VIIe Plan en 1976 – engendreront une nouvelle politique du logement et de l’habitat au travers notamment de la loi sur la réforme du financement du logement du 3 janvier 1977.
Dans le domaine de la politique du logement et de l’habitat, la prééminence de l’État est alors très large. Mais dans tous ces rapports sont évoqués des souhaits et des propositions pour plus de décentralisation, pour un rôle accru du pouvoir local. Oliver Guichard souhaite donner plus de responsabilités aux maires ; le livre blanc de l’union des HLM souhaite que l’on décentralise pour rapprocher les décisions des citoyens et faire émerger un pouvoir institutionnel urbain au niveau de l’agglomération ; le rapport Barre propose d’accroître les prérogatives dans deux domaines : l’action foncière et la coordination des logements et des équipements, et émet le vœu d’une décentralisation de l’octroi des subventions d’État, ou mieux des ressources fiscales, au bénéfice des collectivités locales ; le rapport sur l’habitat ancien suggère de donner bien plus de souplesse aux collectivités locales pour utiliser les aides en fonction de la grande complexité des situations de terrain et de décentraliser l’exécution sur le terrain des opérations ; le comité habitat du VIIe Plan, pour sa part, prône une meilleure répartition des pouvoirs et des responsabilités en insistant davantage sur la décentralisation de l’urbanisme (maîtrise du foncier, coordination des investissements en logements et équipements, préparation des ZAC, Zones d’Aménagement Concerté). Dans ces différents rapports, il existe donc bien une convergence sur le souci sinon de véritablement décentraliser la politique du logement et de l’habitat, du moins de donner plus de responsabilités aux communes, ou mieux aux agglomérations, plus de souplesse ou de marges de manœuvre dans l’utilisation des aides, plus de pouvoir dans la mise en œuvre opérationnelle. Pour autant, l’État garde la maîtrise de la politique de l’habitat au travers de quatre leviers : le réglage du système d’aide, la distribution des enveloppes de financement, les incitations à l’innovation et la régulation conjoncturelle. La décentralisation envisagée reste donc assez limitée, d’autant que la pression des maires à prendre en ce domaine plus de pouvoir et de responsabilité est encore assez modérée.
Parallèlement, l’État central, en s’appuyant sur de grands bureaux d’études, lance toute une série d’études sur les marchés locaux du logement dans les agglomérations importantes en recourant à des modèles de simulation du marché. Si ces études permettent de progresser dans la connaissance du fonctionnement du marché, elles ne sont pas satisfaisantes au niveau local, l’application de schémas généraux et extérieurs ne permettant pas d’intégrer les spécificités locales. À partir de ce constat et du « climat » de la période qui pousse à une implication locale plus importante, le directeur de la construction de l’époque, Robert Lion, initie la création d’un « laboratoire-logement » dans une agglomération témoin en charge de développer des méthodes d’analyse et des outils techniques susceptibles de mieux connaître les problèmes locaux de l’habitat et le fonctionnement des marchés locaux du logement, et en charge également de réfléchir aux méthodes et au contenu d’une politique locale de l’habitat et des interfaces utiles entre politique nationale et politiques locales, et ce d’autant que la politique nationale évolue sensiblement. C’est l’agglomération de Nancy (à l’époque 300 000 habitants) qui sera choisie comme agglomération témoin ; cet organisme est créé en 1976 et rassemble, à la fois au niveau national et au niveau local, des représentants de l’État, des collectivités locales et des intérêts socioprofessionnels.
Mes fonctions au laboratoire-logement me mettent au cœur des débats qui agitent alors le ministère. J’avais alors synthétisé dans une notegrise trois positions à partir des 3 « P», c’est-à-dire, Plan local de l’habitat, Programme local de l’habitat, Politique locale de l’habitat. Schématiquement, les tenants du « plan » envisagent un plan négocié entre l’État et les collectivités locales en se fondant fortement sur les « directives » de la direction de la construction, la gestion du plan restant entre les mains de l’État et de ses services déconcentrés, l’ouverture est donc minime ; les tenants du « programme » envisagent la définition d’un programme sous l’égide des collectivités locales et en étroite collaboration avec l’État qui donne un certain nombre d’orientations et de bornes et une gestion aux mains de l’État mais qui associe les collectivités locales ; les tenants de la « politique » prônent l’élaboration d’une politique locale dans les mains des collectivités locales qui négocient ensuite un programme avec l’État pour tout ce qui concerne les aides publiques et une mise en œuvre sous forme de « cogestion ». Ces débats restent cependant assez « internes » et marqués par la prudence : en effet, d’une part, il est évoqué au niveau local des intercommunalités encore modestes et aux moyens techniques limités, d’autre part, il est souligné que le système des aides publiques et des circuits financiers est très centralisé et pas facilement décentralisable ; il convient sans doute aussi d’ajouter que se manifestaient à la fois un réflexe corporatiste de perte de responsabilités et de pouvoir et une attitude qu’on peut qualifier d’inculture de la cogestion.
Mission est donnée, en 1978, au laboratoire-logement, de mener une expérimentation sur l’agglomération de Nancy, dans un premier temps, d’élaboration d’un diagnostic et, dans un deuxième temps, de définition d’un document cadre pour une politique locale de l’habitat à moyen terme. Cette expérimentation a une double vocation : apporter de la méthode dans l’élaboration et fournir aux acteurs une vision renouvelée de la situation, des enjeux et des perspectives locales de l’habitat. En termes de méthode, la démarche consiste en une succession de phases courtes d’analyses, entrecoupées de phases plus longues de contacts, d’échanges, de débats avec les différents partenaires concernés. Ces allers-retours conduisent à une restitution où sont débattues les idées-forces qui se dégagent en vue de définir une stratégie, des priorités d’action, des actions de moyen terme, des mesures complémentaires et d’accompagnement. À titre illustratif, le document cadre à moyen terme (cinq ans) établi en 1980 dégage six idées-forces : la nécessité de corriger le déséquilibre qui s’est créé entre Nancy et sa périphérie, la priorité de reconquérir les quartiers anciens, une pause dans la construction du logement social en même temps qu’une réhabilitation des ensembles HLM déqualifiés, une construction privée à réorienter (localisation, prix...), la question de la solvabilité des ménages liée à la hausse des prix et des coûts annexes, le besoin de personnalisation des types d’habitat. De ces constats se déduira une stratégie visant à une politique d’ensemble (logement, foncier, urbanisme, aménagement) pour réaffecter une partie du parc ancien, pour relancer la construction neuve dans la ville-centre, pour la freiner en périphérie mais pour y entreprendre des opérations de réhabilitation et de requalification, et pour chercher dans les différentes parties de l’agglomération une diversification des types et formes d’habitat.
Cette illustration veut simplement souligner le changement d’approche que cherche à introduire cette démarche. Le principe est d’abord, par études et analyses bien sûr mais aussi et largement par entretiens, échanges, débats avec les collectivités locales, l’État et les autres acteurs concernés, de mettre en évidence les besoins à moyen terme, les déséquilibres, les dysfonctionnements, les blocages etc., et de dégager une stratégie, des priorités d’actions, des perspectives d’actions à initier et à engager. Dans un second temps, sur ces bases, le maire, les collectivités locales et les acteurs locaux se tournent vers l’État et son système d’aide pour négocier comment et combien les différents « tuyaux » des aides publiques peuvent contribuer à répondre à la stratégie et aux priorités d’action. C’est une démarche aussi ascendante que possible qui inverse quelque peu la démarche traditionnelle qui consistait, sans trop caricaturer, à ce que l’État répartisse ses aides de manière descendante, d’abord aux régions, puis aux départements, puis entre les principales agglomérations et pays. Les services déconcentrés (chapeautés par les directives annuelles de l’État central) négociaient une répartition des aides avec les élus et avec les organismes constructeurs, avec le souci que les crédits soient consommés, que chacun ait sa part, sachant que le préfet en dernier ressort est l’arbitre. Dans ce système, le débat porte sur les « clés de répartition » que, par usage et par facilité, on ne change guère d’une année sur l’autre ; certes, les services déconcentrés se donnent quelques indicateurs de suivi et s’efforcent de tenir compte des demandes locales ou des situations particulières et donc tentent d’infléchir les répartitions, mais la reproduction d’une année sur l’autre de la « distribution » est fréquente.
Les lois de décentralisation de 1982 et 1983, évoquées plus haut, ont laissé de côté l’habitat et la question du logement. Contrairement à ce que beaucoup espéraient, le choix a été fait de laisser entre les mains de l’État les compétences liées à l’habitat sous l’influence de l’administration centrale surtout des Finances – l’Équipement étant plutôt dans l’expectative – en arguant que l’État devait garder la maîtrise absolue des masses financières engagées sur le logement, qu’il devait pouvoir agir sur ce levier, car le secteur du bâtiment peut atténuer les crises de l’emploi et qu’il peut mieux assurer la solidarité que le niveau local. La résistance récurrente de l’appareil technocratique et la méfiance congénitale vis-à-vis des élus locaux n’est pas vraiment une surprise, mais pour nombre d’acteurs locaux, c’est une douche froide, d’autant que le législateur a laissé de côté l’intercommunalité et qu’il a manifesté une véritable incohérence en donnant l’urbanisme à la commune, le logement à l’État et l’action sociale au département, les trois champs étant fortement liés ! Cependant, face notamment aux protestations d’un certain nombre d’élus de grandes agglomérations et de quelques autres acteurs nationaux ou locaux, il est introduit dans la loi une incitation à la mise en œuvre de PLH (Programmes Locaux de l’Habitat), démarche facultative pouvant être conduite au niveau communal ou au niveau de groupements de communes. Cette incitation est toutefois une avancée relative car elle n’a pas de portée juridique réelle et qu’au bout du compte, c’est toujours l’État qui est le maître de l’affectation des crédits.
Quelque peu paradoxalement, ce coup de frein stimule les convaincus de la nécessité de politiques locales de l’habitat. La direction de la construction, quelques directions départementales de l’équipement, la Caisse des dépôts, quelques grandes agglomérations vont prendre des initiatives pour aller de l’avant. Il est demandé au laboratoire-logement, en 1983, à partir de l’expérimentation menée sur l’agglomération de Nancy, de conduire une contribution méthodologique pour mener à bien un programme local de l’habitat, contribution qui sera largement diffusée. Parallèlement, le laboratoire-logement suggère d’organiser un colloque sur ce thème à Nancy : le district urbain de Nancy retient l’idée qui bénéficie du soutien de la direction de la Construction. Le colloque tenu à Nancy en mars 1984 rassemble plus de 250 acteurs de l’habitat ; un second colloque se tient avec le même succès en novembre 1985 sous l’égide du District urbain de Rennes et organisé par son agence d’urbanisme. En conclusion du colloque de Nancy, les élus s’exprimeront ainsi : « Nous, élus locaux, nous entendons donner des orientations, des objectifs, des règles, apporter si besoin est quelques aides pour que l’habitat s’adapte au mieux aux besoins et aux souhaits de nos populations, pour qu’il accompagne efficacement nos objectifs de développement. »
À la fin des années 1980, environ 80 PLH communaux ou intercommunaux ont été mis en œuvre.
Résultat substantiel, dans la mesure où la démarche est facultative, résultat assez moyen dans la mesure où l’État s’est montré incitatif. Le bilan fait à l’époque, toujours difficile à établir compte-tenu de la diversité de situations, est en demi-teinte. D’un côté, la démarche apporte des progrès de la connaissance et un certain degré de dialogue et de partage entre acteurs locaux de l’habitat et change quelque peu la donne locale. D’un autre côté, la démarche montre des limites, au-delà de la qualité plus ou moins bonne de la démarche conduite, limites « structurelles » du fait que l’État garde la maîtrise des aides publiques en volume et en répartition, ce qui décourage l’engagement des élus, limites aussi liées au mode d’élaboration, dans la mesure où, sauf dans les grandes agglomérations équipées de services très qualifiés et d’agences d’urbanisme, il est recouru à des bureaux d’études qui ont, au-delà de leurs compétences, des moyens limités pour mobiliser durablement les acteurs locaux et valoriser la démarche. Cependant, là où les moyens existent et où les élus s’investissent, notamment à Nancy, Rennes, Lyon et dans une dizaine d’agglomérations, des inflexions sensibles se mettent en œuvre, notamment en termes de répartition géographique, sans pour autant pouvoir suffisamment surmonter la rigidité des aides, des procédures, des pratiques.
En 1992, le groupe « Villes et Politique de l’habitat », constitué pour la préparation du XIe plan, réfléchit pour donner une nouvelle impulsion aux politiques locales de l’habitat. Ce groupe, où les administrations d’État sont dominantes, s’il considère qu’il faut promouvoir l’intercommunalité par l’intermédiaire d’avantages financiers et économiques et qu’il faut donner une plus grande souplesse aux modalités d’intervention de l’aide publique pour mieux s’adapter à la diversité des situations locales et à l’empilement des procédures, refuse la suggestion qui avait été faite de décentraliser les aides au logement par la création d’une dotation nationale qualifiée de concours de l’État aux collectivités locales pour le logement, à charge pour l’État de procéder à la répartition des enveloppes. Resurgit encore une fois cette idée fixe consistant à estimer que seul un acteur central est à même de lutter contre les égoïsmes locaux et de garantir l’accès de tous au logement. Ceux qui, philosophiquement et par expérience, estiment que plus on offre des responsabilités au bon niveau local, plus ce niveau les prend et les assume, mais plus on les restreint, plus on « mégote » et moins il les assumera, restent minoritaires. Toutefois, deux avancées seront envisagées : contractualiser au niveau intercommunal les aides à la pierre, permettre certaines modulations sous contrôle et mettre en œuvre une fongibilité (liberté offerte au gestionnaire d’utiliser librement les crédits et de modifier leur répartition) en deux lignes budgétaires : fongibilité des aides à la pierre pour le parc privé (ANAH, PAH), fongibilité des aides au parc social (PLAI, PLA/PALULOS, PLS, PLI, aides à l’accession).
Au début des années 2000 sont à noter quelques évolutions. Une partie des agglomérations ont désormais une suite de PLH : ils en sont au quatrième ou au cinquième, ce qui donne une continuité, et ces PLH sont de plus en plus inscrits dans une politique d’ensemble au travers de « projets d’agglomération » qui se multiplient. D’autre part, dans la pratique, dans ces agglomérations, on assiste à une certaine cogestion des aides publiques avec des programmes pluriannuels liés notamment au développement des procédures concernant le renouvellement urbain. Par ailleurs, il existe aussi un mouvement de dérégulation (différentes aides, fiscales notamment, ne sont plus contingentées). La loi Chevènement sur les intercommunalités, en donnant la compétence « équilibre social de l’habitat » booste l’élaboration de PLH. Les grandes agglomérations poussent alors à une nouvelle étape de la décentralisation. Cette étape sera permise par la loi du 13 août 2004 relative aux libertés et aux responsabilités locales qui ouvre aux EPCI (Établissements Publics de Coopération Intercommunale) dotés d’un PLH la possibilité de demander à l’État la délégation de l’attribution des aides à la pierre. Le choix de la délégation se veut une solution de transition et d’apprentissage : pas plus d’État, mais mieux d’État, pas plus de compétences pour les collectivités locales, mais plus de responsabilités. Avec le recours au procédé contractuel, librement négocié, et des possibilités de territorialisation des règles, la responsabilisation des élus locaux est accrue. Cette « déconcentralisation » est partielle, elle ne concerne pas les aides personnelles au logement, les aides fiscales, les prêts à l’accession à la propriété, la politique technique, le droit à l’habitat… En deux ans, 82 délégations sont signées, les territoires concernés représentant 40 % de la population. Cette étape de la décentralisation rebat les cartes du jeu des acteurs. Elle entraîne un travail en profondeur entre intercommunalité et communes pour définir une politique communautaire et ne faire plus qu’un vis-à-vis des autres acteurs. Vis-à-vis des bailleurs, habitués à une relation à trois (avec l’État, avec l’EPCI, avec les communes), l’EPCI devient le chef de file de la politique locale de l’habitat. L’État local ne pilote plus de manière dominante et ne gère plus directement avec les organismes l’usage des crédits publics au logement. L’État était chef de file, il ne l’est plus. Enfin, les collectivités locales développent des relations accrues avec le secteur privé.Depuis cette période, le contexte législatif et réglementaire n’a guère évolué, ce qui veut dire que l’État conserve une maîtrise globale financière, technique, réglementaire. Si on peut considérer que dans les grandes agglomérations bien équipées en ingénierie et en outils de connaissance et de suivi, les villes au sens des métropoles jouent effectivement dans l’habitat un rôle de chef de file et mènent une politique locale propre de l’habitat, ce n’est guère le cas et, à tout le moins bien plus difficilement, dans les villes moyennes et dans les pays ruraux. Un point mérite d’être souligné : la démarche PLH, facultative au départ, limitée par l’absence ou la limitation des compétences du niveau local (EPCI notamment), a perduré. Des agglomérations en sont à leur septième, voire leur huitième PLH ; il est rare qu’une démarche et une procédure de ce type aient une telle continuité !
3.2. L’émergence de la notion de ville renouvelée dans la métropole lilloise
À la fin des années 1980, la métropole lilloise, et notamment ses principales villes (Lille, Roubaix, Tourcoing) sont fortement marquées par la désindustrialisation massive qui touche de 1960 à 1985 ses principales activités (activités minières, industries textiles, sidérurgiques et métallurgiques) et qui entraîne chômage et précarité (Roussel, 2012). Cette grande conurbation peine à sortir du processus de dévalorisation. Elle est en queue de peloton de tous les classements concernant la qualité de vie. Pour faire image, de manière quelque peu caricaturale, l’enfer du Nord, ce ne sont pas seulement les pavés. Cependant une mutation s’amorce : fin de la désindustrialisation massive, persistance tenace d’un esprit entrepreneurial dynamique, repositionnement de la région du fait de la réalisation prévue du tunnel sous la Manche et de l’arrivée prochaine du TGV, accord des « grands » maires, sous l’impulsion de Pierre Mauroy pour redynamiser la Communauté Urbaine (dont il prend la présidence en 1989) et se lancer dans une démarche de projets. La création en 1990 de l’agence de développement et d’urbanisme1(créée en 1967 mais dissoute en 1978) en est un des signes, sa première mission étant la révision du SDAU (Schéma Directeur d’Aménagement et d’Urbanisme).
Il faut se rappeler qu’à l’époque existent une situation et un contexte bien particuliers qui se traduisent par des perceptions et une ambiance contrastées. En effet, d’un côté, une floraison d’investigations et d’études, des projets ambitieux qui prennent corps (Euralille sur la gare TGV notamment), une certaine fièvre d’initiation et de mise en œuvre de nouveaux projets ; d’un autre côté, des territoires particulièrement marqués (notamment à et autour de Roubaix) avec ce qui peut paraître comme un paradoxe : tous les indicateurs (ou presque) sont au rouge, alors même qu’il existe un nombre impressionnant de démarches et de procédures (plus de cinquante procédures contractuelles) mobilisant État, communauté urbaine, commune, conseil régional, conseil départemental, CDC, CAF, etc. et donc un accompagnement social très fort qui sans nul doute permet un calme social qui peut étonner si on prend en compte l’importance des situations de précarité, voire de misère, et des problèmes ethniques mais qui n’arrive pas à rompre la spirale de la dévalorisation, au grand désespoir du sénateur-maire de Roubaix André Diligent, grand acteur à l’époque de la politique de la ville au plan national.
Les investigations et les entretiens et échanges menés pour nourrir l’élaboration du nouveau schéma d’aménagement et d’urbanisme permettent d’approfondir la situation particulière de la ville de Roubaix et plus globalement du quart nord-est de la métropole. La diversité et les contrastes, les images parfois « à la Zola » de ce tissu urbain et social, la présence de cet urbanisme particulier à la fois étalé et dense, une restructuration des centres-villes de Roubaix et Tourcoing à l’arrêt, etc. interpellent. Un petit groupe informel (François-Xavier Roussel2, René Vandierendonck premier adjoint à l’époque du maire de Roubaix, Bertrand Delannoy, à l’époque directeur de Logicil, principal bailleur social de Roubaix) cherche à analyser et à comprendre la situation actuelle, son cheminement, ses blocages, etc. Ce groupe acquiert la conviction que la planification stratégique qui s’esquisse risque d’être déséquilibrée et que, misant fortement à juste titre sur l’excellence, elle ne traite pas suffisamment à la fois la résorption des décrochages croissants de territoires importants et des conséquences de la mobilisation vers les actions d’excellence qui risquent d’aggraver les contrastes déjà très marqués. Fortement encouragé par quelques autres élus et techniciens, ce groupe produit, sous forme de ce qu’on appelle de la « littérature grise » quelques notes et contributions, en 1992 et 1993. Celles-ci mettent l’accent sur une ligne de force du projet économique, social et urbain qui devait passer, de mon point de vue, par « une reconquête lourde et massive des parties du territoire métropolitain dévalorisées et exclues, par une opération de renouvellement sur des morceaux de ville dans le vaste espace que l’on appelle le versant nord-est de la métropole. Il doit s’agir de réaliser une "ville renouvelée", c’est-à-dire une véritable opération d’aménagement, ayant quelques similitudes avec des opérations de type ville nouvelle. » Il faut bâtir un projet de ville renouvelée sur une vingtaine d’années qui demandera de renouveler aussi le contenu et la méthode du développement et de l’aménagement du territoire (Roussel, 2000). Une contrepèterie illustre ces options : « Il ne suffit pas de changer les pansements, il faut penser le changement. »
De 1992 à 1995, les quelques élus, acteurs de la vie économique et sociale, professionnels du développement, de l’aménagement et de l’urbanisme mobilisés sur ce thème vont faire passer « la ville renouvelée » du stade d’une libre réflexion prospective presque confidentielle au stade de différentes formes d’institutionnalisation. C’est ainsi que le SDAU établi en 1994 définit deux grandes ambitions : devenir une métropole d’excellence et mener à bien la ville renouvelée. C’est ainsi que les objectifs de la ville renouvelée sont inscrits dans les différentes démarches et procédures du développement et de l’aménagement, telle la charte d’objectifs du contrat de plan État-région, le contrat d’agglomération-contrat de ville, le programme communautaire de l’habitat. Quelques autres inscriptions institutionnelles et opérationnelles suivent : une direction « ville renouvelée » est créée à la ville de Roubaix, puis à la communauté urbaine ; celle-ci se dote d’une première vice-présidence « ville renouvelée » ; la Société d’économie mixte d’aménagement du versant Nord-Est devient la SEM « ville renouvelée » et voit ses compétences élargies et son actionnariat dopé ; elle entreprend une première reconquête, le centre-ville via dans un premier temps les magasins d’usines, une spécialité roubaisienne ; les partenaires réaniment l’ambition d’un grand projet urbain sur le secteur de l’Union, vaste friche industrielle. Une mission de définition du concept de ville renouvelée dans la métropole lilloise est lancée ; ce document propose quatorze orientations-programmes dont les intitulés illustrent bien les objectifs et les thématiques (développement et mutations économiques, développement économique et immobilier d’activités, développement économique et initiatives pour l’emploi, développement commercial, traitement et renouvellement du parc privé social très déficient, amélioration de la qualité résidentielle et des équilibres sociaux dans l’habitat HLM, diversification de l’offre de logements, culture et cohésion, insécurité et médiation, gestion urbaine de proximité, aménagement structurant et fonctions urbaines, requalification urbaine et espaces publics, maîtrise foncière). Ce document propose aussi toute une série de conditions précises à mettre en œuvre en termes de partenariat, de pilotage, de mobilisation et de mise en place de moyens financiers, d’adaptation des outils de mise en œuvre, d’appropriation du concept et de sa mise en œuvre.
Assez vite, malgré les bonnes volontés, tout ne se met pas en œuvre ou se concrétise avec retard ou s’enclenche avec des modalités différentes que celles qui sont envisagées. Il faut en effet passer par le filtre des rigidités des règles et des procédures, des habitudes et des comportements des acteurs, des contraintes budgétaires, des réticences à engager des pratiques innovantes en matière de gouvernance et de management, à dépasser les périmètres et les frontières des uns et des autres. Ainsi, la communauté urbaine ne veut pas aller jusqu’au bout de la logique de la ville renouvelée en termes de budget global, de mission transversale, de stratégie et de projets. Ainsi, l’État éprouve des difficultés à transformer, adapter, ajuster ses démarches, procédures, règlements et contrats aux logiques pourtant reconnues comme pertinentes d’une série de projets et d’actions : il a fallu presque toujours « passer » par les procédures établies au plan national, même s’il y avait conscience de leur inadaptation ou de leurs freins et œuvre de bonne volonté. Le partenariat manque de maturité. Ainsi, les habitudes et les rigidités, la complexité des niveaux concernés (de l’Europe à la commune), l’enchevêtrement des compétences, l’empilement des procédures et le compartimentage des financements rendent le partenariat public/public lourd, lent, pesant, difficile à faire bouger sans contournement. Quant au partenariat public/privé, il manque de pratique, est encore l’objet de méfiances réciproques et de grande prudence. Toute cette période témoigne combien notre fonctionnement, à l’échelon national mais aussi à l’échelon local, peut être cloisonné, administré, bureaucratisé, combien les parois des missions et des responsabilités de chacun sont étanches, combien les apports et les échanges relevant de la transversalité, de la globalité, d’autres expériences, d’autres partenaires sont limités.
Pour autant, une dynamique a été enclenchée dont les résultats deviendront nettement visibles à partir de 1998, notamment dans le centre-ville de Roubaix : centres de boutiques de fabricants, pôle commercial, cité de l’artisanat, pôle loisirs, espaces publics rénovés et de qualité, nouvelle gare d’échanges métro-bus-tramway, aménagement du musée d’art et d’industrie dans l’ancienne piscine Art-déco, pôle culturel lié au textile, réhabilitation et réaménagement de bâtiments industriels et de friches, etc. D’autre part, non sans mal, car la mise en œuvre prend quelques années, de nouvelles démarches dites de « réhabilitation requalifiante » plus adaptées aux caractéristiques physiques du bâti local ancien dégradé et aux données socio-économiques particulières des populations sont mises en place à partir de 2000. Cette dynamique touche peu à peu d’autres secteurs de cette partie de la métropole, notamment le centre-ville de Tourcoing. Elle met du temps à se concrétiser sur le projet phare de la ville renouvelée, la zone de l’Union, vaste ensemble foncier intra-urbain de 80 ha sur les trois communes de Roubaix , Tourcoing, Wattrelos, ancien ensemble industriel, habité par les ouvriers qui y travaillaient. D’une manière pragmatique, la ville renouvelée s’est d’abord focalisée sur les centres-villes de Roubaix puis de Tourcoing et sur quelques quartiers de rénovation, avant de concerner ce vaste espace emblématique (en projet dès les années 1990) sous forme d’un écoquartier mêlant activités (6 000 emplois), habitat (3 000 habitants), espaces verts et de loisirs, et dont les premières réalisations débutent en 2008 et qui ne sera achevé qu’à la fin des années 2020.
La ville renouvelée dans la métropole lilloise est une longue marche. Depuis qu’elle a été conçue, initialisée, mise en œuvre, plus de vingt ans se sont écoulés. Au regard des ambitions qui avaient été définies et espérées, l’impression qui prévaut est la demi-teinte, tant au niveau de l’amont que de l’aval. En amont, il n’a pas été possible de passer véritablement à une logique de grand projet global, transversal, mobilisateur dans la durée ayant sa dynamique propre, il a fallu assez largement se couler dans les logiques d’action habituelles des différents partenaires : simplement, et ce n’est pas rien, toute la mobilisation et la dynamique lancée au milieu des années 1990 ont en quelque sorte boosté les acteurs et permis d’enclencher une rupture – par rapport à l’enlisement antérieur – et une mobilisation entreprenante et innovante. En aval, la ville renouvelée a rencontré les difficultés conjoncturelles de l’économie (crise financière de 2008 puis crise économique), a peiné et peine encore à surmonter les images dévalorisées de cette partie de la métropole. Il faudra encore un peu de temps pour que la ville renouvelée puisse être vécue et considérée comme un des pôles attractifs de la métropole, comme une ville active, accueillante, riche de cultures et de diversité, comme une ville durable où il fait bon vivre et résider ; il reste que cette partie de la métropole a basculé, a quitté durablement la spirale de la dégradation et de la déqualification.
4. À quand plus de place pour le « glocal » ?
Au terme de ce parcours, de ces différentes étapes de l’analyse, il faut revenir aux interrogations exprimées parBarberet reprises en introduction. Dans l’évolution du monde vers la « glocalité », dans ce mouvement qui conduit les maires, peut-être plus que les nations, à gouverner le monde, la France ferait-elle exception ? Où en est-on de la confrontation entre la pesante idéologie unitariste et uniformisatrice et le cortège des lois de décentralisation qui ont notamment concerné l’urbanisme et l’habitat ? Où en est-on de cette pratique descendante bien ancrée ?
Cette contribution évoque, à partir de deux expériences, la difficulté de se départir d’un système centralisé, administré, technocratique.
La relation de l’expérience des démarches de politiques locales de l’habitat montre, à partir d’un certain consensus – État/grandes villes – sur la nécessité d’avoir des politiques locales de l’habitat définies localement et tenant compte des diverses spécificités locales, combien le cheminement est sinueux. Une expérimentation bien soutenue et encourageante sur Nancy est vite freinée quant à son extension par des lois de décentralisation qui, par certains aspects incohérents, paradoxalement, freinent ce type de démarches dans le champ de l’habitat et de l’urbanisme. Mais cette contradiction enclenche en fait une forte pression du niveau local : les grandes agglomérations se mobilisent pour jouer un plus grand rôle en ce domaine : prenant appui sur l’expérimentation de Nancy, la démarche des Programmes Locaux de l’Habitat (PLH) est lancée et connaît un certain succès. Certes, l’État garde les grands leviers de la politique du logement : normes, règlements, moyens financiers, aides et leur distribution, mais les villes et leurs agglomérations peuvent faire valoir leurs problèmes, leurs difficultés, leurs ambitions, leurs priorités. Pas à pas, dans des formes de « déconcentralisation », des pratiques de cogestion se mettent en œuvre, les grandes agglomérations deviennent des « chefs de file ». Fait rare : la démarche des PLH, initiée voilà plus de trente ans, dure encore.
La relation de l’expérience de la ville renouvelée sur la métropole lilloise au début des années 1990 montre à la fois combien le niveau local peut renouveler, sur des territoires disqualifiés, les ambitions, les objectifs, les méthodes mais combien aussi il est difficile pour le niveau local d’avoir une autonomie et de ne pas passer par les fourches caudines du fonctionnement étatique. Cette expérience, fruit d’une réflexion propre et d’une mobilisation locale, a changé la donne en initiant une dynamique indéniable de transformation, elle a aussi contribué avec d’autres à lancer des démarches de renouvellement urbain et de rénovation urbaine au plan national mais elle n’a pu être développée, pour faire image, dans sa pureté de cristal car, d’une part, le carcan étatique, les pratiques et les habitudes, la culture qui y est attachée sont trop lourdes pour changer rapidement et efficacement et, d’autre part, les collectivités locales sont timorées, gardent des pans d’attitudes étatiques et, objectivement, n’ont que des leviers assez limités.
Ainsi, au travers de ces différentes approches, force est de reconnaître que notre pays reste encore aujourd’hui un pays centralisé, dans ses structures, dans ses procédures administratives, dans sa vision politique, dans ses mentalités. Nombre des réformes entreprises, même si certaines se sont embourbées et sont restées à mi-chemin, ont cependant modifié le paysage institutionnel et politique, ont pu contribuer à favoriser la dynamisation des villes, notamment des métropoles et des grandes agglomérations et ont pu faire émerger « une certaine culture de la subsidiarité ». La France, inventeur de l’État unitaire et centralisé, fait figure en Europe d’une exception symbolique et culturelle. On s’interroge souvent pour savoir si la France est réformable. Il faut espérer qu’elle soit, à tout le moins, transformable. Ne faut-il pas que l’État se détache enfin et nettement de ses prérogatives souveraines, du moule archaïque de l’uniformité ? Ne faut-il pas redéfinir un impérium de l’État plus adapté aux évolutions économiques, sociales et culturelles de notre époque ? La France n’est-elle pas comme d’autres pays, une et plurielle, une et diverse, comme le pensait Fernand Braudel ? C’est dans la cité, dans les villes, que l’humanité a entamé sa marche vers la politique et la civilisation. C’est dans les villes et les métropoles où s’incarnent particulièrement l’interdépendance, la culture publique et la créativité, que doit, plus qu’ailleurs, s’exercer le gouvernement du monde.