1. Introduction : enjeux de la transition énergétique et urbaine en Chine
Les problèmes de pollution sont extrêmement prégnants dans l’espace chinois. C’est dans les livres d’histoire qu’il faut trouver des précédents à un tel « airpocalypse » (Huchet, 2016), comme le Great Smog à Londres, en décembre 1952. C’est ainsi que la Chine est engagée depuis plusieurs années dans un processus de transition énergétique, visant à réduire sa consommation d’énergie et ses émissions polluantes, pour trois raisons principales (Wang, 2010) (cités dans Hu et al., 2010) : d’abord, d’un point de vue géopolitique, pour des questions d’indépendance énergétique face à une demande intérieure en forte croissance ; ensuite, pour investir le marché, en plein développement, des solutions low carbon ; enfin, en raison de la perte de productivité et des désaménités causées par l’exposition des habitants à la pollution.
La transition énergétique en Chine a une dimension urbaine importante. Elle est d’autant plus à placer en haut de l’agenda politique que les villes chinoises sont confrontées à deux évolutions importantes susceptibles d’aggraver encore le niveau de pollution :
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la place de plus en plus importante prise par les villes dans l’organisation territoriale de la Chine. L’urbanisation s’est fortement développée ces dernières années, la population urbaine passant de 172 à 713 millions d’habitants entre 1978 et 2013, et le taux d’urbanisation a dépassé le seuil symbolique des 50 % en 2011 – un taux qui reste cependant inférieur aux autres BRICS (Brazil, Russia, India, China, South Africa), plus proches des 60 % ;
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une automobilisation croissante de la population. Le « pays du vélo » l’est de moins en moins, et les chiffres donnent parfois le tournis. Non seulement la demande d’automobile est en forte hausse, puisque le parc automobile a été multiplié par 5 entre 2003 et 2012, mais, de plus, la marge de progression est importante : le taux d’équipement chinois (109 automobiles pour 1 000 hab. en 2014) est nettement en deçà des taux européen (env. 500) et américain (env. 600)1. Si l’on peut envisager un gain d’efficacité énergétique par le renouvellement et la modernisation du parc, les besoins en énergie pour les transports n’en croissent pas moins fortement : l’effet d’échelle, ici, domine largement l’effet technologique. Ainsi, selon Wang et al., la consommation de pétrole en Chine devrait être multipliée par 5 entre 2010 et 2030 !
Confrontés à une évolution comparable, les pays occidentaux ont engagé un ensemble de politiques visant à réduire le trafic automobile, notamment par une action structurelle sur la forme urbaine elle-même. Le mot d’ordre théorique est alors celui de la compacité urbaine. Mais rien ne permet de supposer a priori que ce type de politiques serait efficace pour les villes chinoises. C’est pourquoi de nombreux auteurs plaident vigoureusement pour développer les travaux sur le lien forme urbaine/mobilité quotidienne dans le cas spécifique de la Chine (e.g. Zheng et al., 2013). Le besoin s’en fait nettement ressentir, d’abord pour savoir en quoi il diffère du cas occidental, déjà extensivement traité, ensuite comme aide à la décision pour les décideurs locaux : pour suivre Ma et al. (2014), « improved understanding of [urban] form-travel relationships is needed to inform spatial development policy » (p. 264). Mais il importe avant tout de retracer le débat sur la ville compacte dans la littérature scientifique occidentale. Nous proposons ensuite de considérer les villes chinoises, dans leur histoire récente, à l’aune de la compacité. Enfin, nous testons empiriquement les déterminants des comportements de mobilité quotidienne, avec un accent particulier sur les déterminants morphologiques.
2. Une petite histoire du débat sur la ville compacte en Occident
La prise en compte progressive du développement durable dans les politiques urbaines des pays occidentaux a conduit, dès le début des années 1990, à stigmatiser le processus d’étalement urbain. Caractérisé par une urbanisation périphérique à faible densité, l’étalement est à la conjonction tant des préférences des ménages pour la maison individuelle que d’un contexte particulier, marqué notamment par l’augmentation des revenus réels, des politiques publiques en faveur de l’accession à la propriété, et une automobilisation croissante qui permet d’accroître l’éloignement résidentiel.
C’est ce dernier point qui a cristallisé le débat, autour de l’interaction réciproque entre étalement urbain et usage de l’automobile dans les déplacements quotidiens : d’une part, l’extension spatiale du périmètre urbanisé a conduit à accroître significativement les distances parcourues quotidiennement ; de l’autre, l’urbanisation à faible densité a produit une « dépendance automobile » (Dupuy, 1999), au sens où l’usage de l’automobile devient une nécessité plus qu’un choix, dans des territoires où l’offre de transports en commun n’apporte qu’une réponse très limitée aux besoins de déplacement. La conséquence est un accroissement considérable du trafic automobile et des émissions de polluants atmosphériques.
Le problème est, du point de vue de la théorie économique, assez classique. Si l’étalement urbain est bien le résultat de choix individuels, la non-prise en compte des coûts sociaux générés par les comportements individuels (ici, la pollution atmosphérique comme externalité négative de la consommation de transport) amène à une solution sous-optimale. On peut suivre Deal et Schunk (2004, p. 14) lorsqu’ils notent que « la faible densité, bien qu’elle soit considérée comme positive par les individus, fait peser un fardeau trop lourd sur la communauté pour être considéré comme une solution équitable ou durable » ou, en plus lapidaire, Jean Cavailhès (2004, p. 179) lorsqu’il estime qu’aujourd’hui, « les villes sont naturellement trop étalées ».
La quête d’un développement urbain durable s’est d’abord traduite dans les politiques de transport. En France, par exemple, le cadre législatif définit la « mobilité durable » comme visant à « assurer un équilibre durable entre les besoins en matière de mobilité et de facilité d’accès, d’une part, et la protection de l’environnement et de la santé, d’autre part » (LAURE2 du 30/12/1996, art. 14). L’orientation principale des politiques de transport urbain, via les PDU (Plans de Déplacements Urbains), est « la diminution du trafic automobile », les cinq autres lui étant, d’une certaine manière, subordonnées : développement des transports collectifs, des modes doux et du covoiturage, organisation du stationnement, etc. (Ibid., art. 14). Cette loi entérine une véritable inversion radicale des principes des politiques de transport, passant de « l’adaptation de la ville à l’automobile » des années 1960-1980 à un objectif de réduction de la place de l’automobile dans les déplacements urbains à partir des années 1990.
Le développement urbain durable s’est aussi traduit dans la quête d’une forme urbaine ad hoc (Jenks et al., 1996). En vertu de l’interaction entre faibles densités et usage de l’automobile, mise en évidence par la célèbre « courbe de Newman et Kenworthy » (Newman et Kenworthy, 1989), l’action sur la forme urbaine s’oriente vers la maîtrise de l’étalement urbain, afin d’orienter efficacement les comportements de mobilité vers les modes alternatifs à l’automobile. Les Plans Locaux d’Urbanisme (PLU), principal outil de planification urbaine en France, établissent ainsi, dès le tournant des années 2000, qu’il faut « agir sur l’évolution de la morphologie urbaine [pour] limiter le trafic automobile et sa croissance prévisible » (CUB, 2001, p. 31)3.
Un modèle émerge alors, construit sur des bases scientifiques et destiné à guider l’action : la ville compacte. La littérature des années 1990 est marquée par cette exploration de la forme urbaine durable, dont les caractéristiques, au cours d’une décennie de débats, se précisent graduellement : la ville compacte est cette ville aux densités élevées, au tissu continu, et présentant de la diversité dans les usages de ses sols. Elle s’affirme donc bien comme « l’antonyme » de l’étalement urbain (Gordon et Richardson, 1997). Elle va inspirer de nombreuses politiques d’aménagement, en Angleterre (Jenks et al., 1996), aux Pays-Bas avec la fameuse politique « ABC » (Van der Walk, 2002) et, bien sûr, aux États-Unis avec le « nouvel urbanisme » (Steuteville, 2000) et la smart growth.
Si l’on veut résumer quelque vingt ans de débat scientifique sur l’interaction entre la forme urbaine et la mobilité quotidienne4, on peut établir que :
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les fortes densités diminuent les distances parcourues (e.g. Chatman, 2003) et produisent une « ville des courtes distances », favorisant le report vers les modes alternatifs (Cervero et Kockelman, 1997) ; en outre, des niveaux élevés de densité sont associés à de forts niveaux de congestion, qui grèvent la compétitivité-temps de l’automobile (Levinson et Kumar, 1997, p. 148) ; enfin, la fréquentation et la rentabilité des transports en commun sont supérieures en situation de densité élevée (Kenworthy et Laube, 1999) ;
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la continuité dans l’urbanisation génère, elle aussi, de plus faibles distances de déplacement et un partage modal en défaveur de l’automobile (Burton, 2000), diminuant ainsi les impacts environnementaux de la mobilité quotidienne (Pouyanne, 2005c). En effet, l’étalement urbain se caractérise très souvent par un développement discontinu dans l’espace (Cavailhès et al., 2003), un phénomène connu dans la littérature internationale sous le nom de leapfrog development (Pouyanne, 2014) ;
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la diversité des fonctions urbaines (mixité fonctionnelle), à l’inverse des pratiques de zonage monofonctionnel où chaque partie de la ville est affectée à un certain type d’activité, est elle aussi facteur de mobilité durable : elle rapproche les origines des destinations et permet donc un usage accru des modes « actifs », tels que la marche à pied ou le vélo, plus compétitifs sur des courtes distances. Elle est généralement mesurée par le mélange entre emplois et résidences (Peng, 1997 ; Camagni et al., 2002), la présence de certains types d’activités (par exemple, le commerce de détail (Boarnett et Sarmiento, 1998 ; Cervero et Kockelman, 1997), ou un indice synthétique de diversité des emplois (Kockelman, 1996) ;
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un dernier point concerne la polycentralité, pour laquelle il n’existe pas de consensus scientifique : la relation entre le degré de polycentralité et les comportements de mobilité est ambiguë5. D’un côté, la constitution de plusieurs centres d’emploi génère davantage de déplacements atypiques, tels que les déplacements dits « périphériques » (de périphérie à périphérie) (Cervero et Wu, 1998) ou les « pérégrinations » (multi-purpose travelling) au sein de l’aire urbanisée (Wiel, 2001). De l’autre, la formation d’une structure urbaine polycentrique, en massifiant les déplacements de centres à centres, permet une meilleure desserte de l’espace urbain en transports en commun. La politique qui consiste à adosser le réseau de transport en commun aux centres périphériques et, réciproquement, à renforcer les centralités bien desservies en transport en commun, est connue sous le nom de Transit-Oriented Development (TOD).
Basé sur cette littérature, le modèle de ville compacte, en s’affinant progressivement, va inspirer les grands principes des politiques d’urbanisme des villes occidentales à partir du milieu des années 1990, notamment le mouvement de renouvellement des centres-villes, suivant le principe de la « reconstruction de la ville sur elle-même » (Theys et Emelianoff, 1999) ; le contrôle de l’urbanisation en périphérie, à travers la mise en place de contraintes sur la constructibilité ; l’édiction de nouveaux principes pour la construction des nouveaux quartiers, donnant moins de place à l’automobile et favorisant les modes « doux », à l’instar des écoquartiers, par exemple.
Une question cruciale est donc de savoir dans quelle mesure les villes chinoises s’écartent des villes occidentales, sur le plan de la densité, mais aussi de la répartition des fonctions urbaines. Il s’agit de les caractériser, d’un point de vue morphologique, à l’aune de la densité.
3. Une caractérisation morphologique des villes dans l’espace chinois
3.1. L’héritage de la ville maoïste : la compacité avant l’heure
Les villes chinoises, dans les formes héritées de la période maoïste, sont surtout un centre du pouvoir administratif et un lieu de production de biens destinés aux marchés externes. Elles se caractérisent par un très haut niveau de compacité (Wang, 2010) :
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des densités élevées : la densité moyenne des villes chinoises est parmi les plus hautes du monde : selon Tan et al. (2008), qui réalisent un gros travail de recueil et de correction des données officielles, 8 des 20 villes les plus denses du monde sont en Chine (sans compter Hong-Kong et Taïwan). Les densités s’étagent de 4 000 hab/km2 (Kalamyi City) à plus de 20 000 hab/km2 (Fuzhou), que l’on peut comparer aux 7 000 hab/km2 de la ville la plus dense des États-Unis (New York) ou, plus proche de nous, aux 3 700 hab/km2 de l’agglomération parisienne6 ;
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des usages du sol mixtes, hérités du système de « l’unité de travail » (danwei)7. Même si cette organisation a été considérablement assouplie depuis 1984, l’héritage des danwei reste encore présent : ainsi, à Guangzhou, Cho-Yam-Lau (2013) constate que plus de la moitié des répondants habitent et travaillent dans le même district.
3.2. Expansion et transformation des villes chinoises à l’ère des réformes
Cette forme si particulière des villes chinoises va se modifier graduellement à partir des réformes des années 1980 et 1990, dans le sens d’une expansion et d’une transformation (Yang et Gakenheimer, 2007) :
- expansion : Zhao (2010) constate, par exemple, une baisse conséquente de la densité urbaine à Pékin : -27 % entre 1990 et 2001, induite notamment par la construction de quartiers à faible densité, comme à Yizhuang, une des trois villes nouvelles de la capitale. Plus généralement, Chen et al. (2008) constatent une baisse des densités dans neuf des dix plus grandes villes chinoises entre 1996 et 2000 ;
- transformation : les structures de localisation des activités urbaines changent, et les usages du sol évoluent vers moins de diversité. Dans le grand processus de relocalisation qui suit, d’une part, la fin des « unités de travail » et, d’autre part, la transformation de la base économique des villes vers davantage de tertiarisation (Lin, 2004), « la séparation spatiale des lieux de travail et de résidence s’est accrue significativement » (Yang, 2006). La ville chinoise, en s’étalant, ne reproduit pas sa forme mixte traditionnelle, et des changements structurels apparaissent, notamment :
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la formation de Central Business Districts ou centres d’affaires, comme Pudong à Shanghaï ;
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la création de zones d’activités économiques monofonctionnelles en périphérie, destinées notamment à accueillir les industries, devenues indésirables dans des villes qui, par la tertiarisation et la croissance des revenus réels, deviennent de plus en plus des lieux de consommation – des consumer cities (Glaeser et al., 2001).
Ces bouleversements morphologiques s’effectuent sous l’influence de plusieurs évolutions de fond :
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la libéralisation des marchés fonciers urbains, dans les années 1990, a fait émerger un modèle d’urbanisation de type « entrepreneurial » (Wu, 2015), où les autorités locales cherchent à valoriser leurs ressources foncières, contribuant ainsi à l’étalement (Zhao, 2010) ;
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depuis que les gouvernements locaux sont en charge du développement économique, il est courant qu’ils se servent des terrains abordables en périphérie pour attirer les entreprises en créant ex nihilo des zones d’activités périphériques. Ce genre d’initiatives se multiplie dans la mesure où les réformes, en accroissant la responsabilité fiscale des gouvernements locaux, les ont mis en concurrence les uns avec les autres, les poussant à adopter des stratégies d’attraction des entreprises pour élargir leur base fiscale (Zheng et al., 2013) ;
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l’automobilisation de la population s’accompagne inévitablement d’une expansion des infrastructures routières, en raison des « effets de club » liés à l’appartenance au système automobile (Dupuy, 1999), concourant non seulement à l’extension de la ville, mais aussi à une consommation foncière extensive. Ainsi, à Yongzhou, pas moins de 20 % du sol des nouvelles urbanisations est consacré au transport routier (Yang et Gakenheimer, 2007).
En termes de mobilité, la conséquence principale de ces bouleversements morphologiques est un accroissement considérable du trafic automobile au détriment des autres modes (notamment le vélo, mode traditionnel de transport) : selon Yang (2006), « la relocalisation [des habitants et des entreprises] a accru le temps de trajet domicile-travail de 30 % et a fait passer la part des modes motorisés de 25 % à 41 % ».
3.2. La ville chinoise aujourd’hui : vers un retour en grâce de la compacité ?
Cette brève revue des grandes tendances pouvant affecter la forme des villes chinoises pourrait laisser penser que celles-ci convergeraient peu ou prou, et avec quelques décennies de décalage, vers le modèle de ville occidentale (Zheng et al., 2013). C’est pourquoi plusieurs auteurs en appellent à penser conjointement développement urbain et politique de transport, dans le sens de davantage de compacité. Pour Zhao (2010, p. 237), par exemple : « In China’s cities, the potential of urban growth management to promote sustainable transportation is usually overlooked » ; ou Yang et Gakenheimer (2007, p. 351), selon qui « strong regulation should be in place to make sure that the spatial constraint is strong enough to curtail sprawling development ». Déjà des documents officiels alertent sur la consommation foncière des villes : le New Land Use Planning (Tudiliyong Zongtiguihua Xiubian) « place special emphasis on arable land protection through controlling urban land expansion and intensively using existing urban land » (Tan et al., 2008, p. 472).
Certaines mesures visant à modérer l’accroissement de l’équipement automobile et de son utilisation dans certaines villes pourraient favoriser la compacité des villes chinoises8 :
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le quota d’immatriculations (quota vehicle system) mis en place à Shanghai dès 1994 (et copié sur le système de Singapour) a permis de freiner considérablement l’équipement automobile des ménages ; fin 2008, alors que Pékin enregistrait 2,48 millions de nouveaux véhicules immatriculés, Shanghai n’en avait que 0,72 million, pour une population et un niveau de vie à peu près comparables (Wang, 2010). Or, en vertu de la congruence entre forme urbaine et comportements de mobilité, un faible équipement automobile a tendance à freiner l’étalement urbain (Newman et Kenworthy, 1999) ;
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d’autres solutions, à l’étude en Chine et adoptées déjà dans certains pays occidentaux, pourraient elles aussi favoriser la compacité. Ainsi, le péage urbain (de congestion), en accroissant le coût de la mobilité quotidienne, devrait favoriser la localisation dans le périmètre déjà urbanisé (Wang, 2010).
En complément des mesures visant à restreindre l’utilisation de l’automobile, les autorités chinoises proposent une alternative performante en termes de déplacements. Dès 1993, le gouvernement central exhorte les villes à améliorer leur système de transports en commun ; au début des années 2000, l’exhortation devient obligation, avec des objectifs chiffrés sur la vitesse commerciale, la fréquence ou encore la desserte (Hu et al., 2010). C’est généralement le modèle du site propre qui s’impose : métro, tramway, bus à haut niveau de service…
Or, si l’efficacité du système automobile repose sur une urbanisation peu dense (notamment pour éviter les pertes d’efficacité liées à la congestion), concevoir un système efficace de transport en commun suppose quant à lui une forme à la fois dense et polycentrique. C’est le principe du Transit-Oriented Development (TOD): adosser le réseau de transports en commun sur des polarités périphériques, qu’il s’agira de renforcer en les densifiant et en diversifiant leurs fonctions urbaines. L’idée sous-jacente est de rendre les quartiers, autour des stations de transport en commun, auto-suffisants pour la plupart des déplacements quotidiens des usagers. Pour reprendre les mots de Li et al. (2013, p. 1) : « colocation of transit stations and relative high density clusters [and mixed use neighbourhoods] are generally praised as a good urban form for the sake of high transit ridership, lower energy consumption, lower emissions ».
Précisément, la procédure de planification urbaine à la chinoise, très directive et très hiérarchisée, entièrement aux mains des pouvoirs publics (Curien, 2014), permet de modeler plus aisément la forme des villes. La polycentralité peut être dirigée, comme le montre la politique des « villes nouvelles » (Henriot, 2015) : il s’agit de constituer ex nihilo des villes à part entière (donc relativement autonomes en termes de fonctions urbaines), en périphérie relativement lointaine, dans l’idée de structurer l’inévitable extension urbaine. Si les premières villes nouvelles ne sont que des « villes satellites », caractérisées par une monofonctionnalité industrielle à l’instar des réalisations soviétiques de l’époque, la deuxième génération répond davantage aux exigences d’autonomie et de mixité fonctionnelle, réunissant fonctions industrielles, tertiaires, résidentielles et même récréatives. Enfin, à partir du début des années 2000, émerge le modèle de « l’éco-cité », avec l’ambition d’élaborer un modèle de ville durable spécifiquement chinois9.
Cependant, les bonnes intentions restent souvent au stade du discours. L’exemple de Shanghaï est sans doute le plus parlant : après quelques hésitations concernant le schéma de redéploiement polycentrique de la mégapole, c’est finalement la constitution de trois villes nouvelles d’environ un million d’habitants chacune qui est retenu : Songjiang, Jiading et Lingang-Nanhui. Elles sont conçues certes comme des pôles multifonctionnels ; mais les différentes fonctions restent séparées sur le plan spatial, conformément au modèle « intégrationniste » (Doulet, 2015)10. Elles sont reliées à la ville-centre de Shanghaï par un réseau ferré léger, mais semblent obéir davantage aux principes du DOT (Development-Oriented Transit, où les transports en commun « suivent » l’urbanisation) que du véritable TOD. Enfin, le gabarit des voies, le réseau autoroutier dense, montrent bien l’avantage donné à l’automobile, dans une « version chinoise du car-oriented development ».
Pourtant, les stratégies de TOD sont particulièrement bien adaptées au cas chinois. Les villes nouvelles constituent une sorte « d’armature » sur laquelle il est possible de constituer la structure polycentrique des villes. En outre, la propriété publique du sol offre une plus grande facilité pour renforcer la densité et la multifonctionnalité autour des stations de transports en commun, à l’instar de certaines réalisations au Japon (la gare de Shibuya à Tokyo) ou au Danemark (le nouveau quartier d’Orestad à Copenhague).
C’est ainsi que plusieurs villes, par un engagement précoce dans la constitution d’un polycentrisme en réseau, font figure de modèles : Guangzhou, par exemple, en favorisant le développement des districts suburbains les plus proches du centre urbain et en les reliant par son nouveau métro (Cho-Yam-Lau, 2013) ; Nankin, qui a réussi à adosser son réseau de transports en commun à des polarités périphériques multifonctionnelles (les « complexes urbains ») (Delpirou, Doulet, Zhuo, 2015) ; ou encore Xiamen, cas emblématique d’une planification urbaine efficace qui « établit la densité et les dimensions du bâtiment [du projet d’aménagement du nouveau quartier de Maluan Bay] en fonction du TOD » (Morand, 2016, p. 83).
En résumé, si l’on voit de plus en plus se développer une réflexion sur la compacité et la mixité fonctionnelle dans les villes chinoises, les réalisations concrètes restent pour le moment en deçà, et tendent plutôt à consacrer une urbanisation orientée par l’automobile. En outre, rares sont encore les contributions qui visent explicitement à adapter cette littérature, essentiellement occidentale, au cas si spécifique de la Chine. Les enjeux sont pourtant importants, à en croire la quasi-totalité de la littérature sur le sujet : « The real challenge to China’s city governments and planners, therefore, does not lie in how to check these trends, but how to integrate accessibility and mobility elements into the existing land development process. » (Yang et Gakenheimer, 2007, p. 351).
Dans le cas des villes occidentales, le thème de la « forme urbaine durable » ne s’est imposé que tardivement, alors que l’étalement avait déjà produit la majorité de ses effets délétères sur les pratiques de mobilité, et rendu très difficile un retour vers des formes plus compactes. En Chine, l’étalement comme la motorisation n’en sont qu’à leurs débuts, et l’on peut craindre un processus d’urbanisation comparable à celui des villes occidentales, débouchant sur une ville étalée, dispersée, à forte dépendance automobile. Au contraire, en proposant un modèle de ville durable « à la chinoise », reprenant les principes de compacité et de mixité fonctionnelle tout en les adaptant aux spécificités du contexte culturel et territorial, les villes chinoises pourraient enrayer le cercle vicieux « étalement-motorisation » qui les guette. La Chine, par le pouvoir étendu des autorités et par la propriété publique du sol, possède des atouts que n’avaient pas les pays occidentaux. Il s’agit pourtant de ne pas copier aveuglément les « bonnes pratiques » occidentales, et de construire un modèle urbain « à la chinoise ». Au moment où la question de la pollution atmosphérique urbaine devient prioritaire dans son agenda politique, la Chine saisira-t-elle cette chance de proclamer au monde une politique environnementale volontariste et spécifiquement chinoise ?
4. L’analyse du lien entre structure spatiale et mobilité en Chine
Nous proposons ici une analyse empirique du lien entre la structure spatiale et les comportements de mobilité, appréhendés du point de vue du rôle de l’automobile dans les déplacements, et de celui des émissions de polluants dues à la mobilité quotidienne.
4.1. Méthode : entre données publiques et constitution d’un système d’information géographique original
Les données sur la mobilité quotidienne en Chine sont très difficilement accessibles : il s’agit la plupart du temps d’enquêtes ad hoc, détenues par des autorités locales particulièrement rétives à leur transmission. Heureusement, les données à l’échelle provinciale sont très précisément documentées dans les Statistical Yearbooks. Bien que l’échelle soit très large, il est possible de reconstituer la structure spatiale provinciale, sous les deux aspects principaux développés supra :
-
des indicateurs d’urbanisation (taux d’urbanisation provincial) et de densité (densité brute et densité des aires construites), entendue comme la densité moyenne pour l’ensemble des aires urbanisées d’une province ;
-
des indicateurs de répartition des densités au sein de la province, construits à partir d’un système d’information géographique développé par les auteurs. L’indice de Theil (éq. 1) mesure le degré de concentration de la densité au sein de la province ; l’indice gravitaire (éq. 2) donne une estimation de la population dans un rayon de 200 km autour d’une ville donnée, pondérée par l’éloignement ; cet indicateur, classique en géographie, est considéré comme un bon prédicteur des flux entre unités spatiales.
avec Xi la densité de la ville i, et Si la densité moyenne de la province ;
avec Pi,j la population des villes i,j ; dij la distance euclidienne entre les villes i et j.
En raison des contraintes sur les données (les données issues du SIG ne sont disponibles que pour l’année 2011) et du nombre relativement faible de provinces, nous proposons une stratégie économétrique volontairement simplifiée. L’objectif est de relier divers indicateurs de mobilité à la structure spatiale de chaque province, tout en y incluant un certain nombre de variables de contrôle, telles que le revenu. Le Tibet, en raison de données manquantes, est exclu de l’analyse. Enfin, en présence d’hétéroscédasticité sur les résidus, nous opérons une correction de White, et nous testons la multicolinéarité au moyen du calcul systématique des VIF (Variance Inflation Factor)11.
4.2. Résultats : vers une confirmation de l’effet de la compacité sur les déplacements quotidiens ?
Une dimension essentielle dans l’analyse des comportements de mobilité en lien avec la transition énergétique concerne le rôle de l’automobile. Nous différencions la possession et l’utilisation de l’automobile (cf. tableau 1). Les indicateurs disponibles sont respectivement la motorisation (nombre de véhicules possédés par habitant) et les passagers-km/hab. (c’est-à-dire le nombre de kilomètres parcourus multiplié par le nombre de passagers du véhicule, ramené au nombre d’habitants).
Tableau 1. Modèle explicatif de la possession/utilisation de l’automobile.
A causal model for automobile owning and use.
Motorisation individuelle |
Passagers-km/hab. |
|||
Coeff. |
t-value |
Coeff. |
t-value |
|
PIB/hab. |
.0015926 |
2.77** |
6.18e-07 |
0.50 |
Densité bâtie |
-.0023218 |
-1.92* |
-4.95e-06 |
-2.35** |
Indice gravitaire |
5.97e-09 |
1.77* |
1.80e-11 |
3.49*** |
Taux d’urbanisation |
-2.478047 |
-2.07* |
-.0033076 |
-1.65 |
Theil densités |
9.978532 |
1.04 |
.0261782 |
1.85** |
Municipalités |
-19.0796 |
-1.00 |
-.0980115 |
-2.88*** |
Prix immobilier/m2 |
.0058269 |
2.19** |
5.58e-07 |
0.12 |
Constante |
111.0608 |
2.25** |
.3872839 |
5.45*** |
R2 adj. |
.78 |
.41 |
*p<0.10 ; **p<0.05 ; ***p<0.01
Source : CSY 2011, SIG GREThA, auteurs.
Si le niveau de richesse individuelle (mesuré par le PIB/hab.) a bien un effet sur la possession automobile, l’effet sur les distances parcourues n’est en revanche pas significatif : en d’autres termes, le niveau de richesse individuelle a un effet sur la capacité à supporter les coûts fixes de l’automobilisation, mais non sur les coûts variables (l’utilisation du véhicule).
Les variables d’urbanisation (taux d’urbanisation) et de son intensité (densité bâtie) ont un effet négatif sur la motorisation : le milieu urbain, « proximité organisée » (Huriot, 1998), permet d’utiliser les modes alternatifs à l’automobile de manière la plus efficace (sans perte de temps trop importante) ou, tout simplement, offre des alternatives à l’automobile (transports en commun). Seule la densité bâtie a une influence sur l’utilisation de l’automobile, ce qui corrobore la littérature internationale sur la ville compacte (cf. supra). Il est possible néanmoins que cet effet de la densité sur l’usage et la possession d’une automobile cache une influence latente : ainsi, les villes les plus denses sont aussi les plus pauvres, dans la mesure où les villes les plus riches, telles que Shanghai ou Pékin, ont tendance à s’étaler – cette relation entre le niveau de revenu et la consommation d’espace par personne est un des principes fondamentaux de l’économie urbaine (Muth, 1969). Il pourrait donc s’agir, derrière l’effet de la densité, d’un simple effet de richesse, par ailleurs confirmé par l’influence positive du prix immobilier.
Les hypothèses habituelles en ce qui concerne l’influence de la structure spatiale sont corroborées :
-
l’indice gravitaire a un impact positif sur l’utilisation de l’automobile : plus les opportunités de déplacement sont nombreuses, plus les déplacements le seront. Cela justifie le principe du TOD, qui consiste à regrouper, dans un périmètre restreint, un nombre maximal d’opportunités de déplacement ;
-
la répartition des densités au sein de la province se lit de la manière suivante : plus la densité est concentrée au sein de la province (structure monocentrique), plus les déplacements sont nombreux et/ou de longue portée, confirmant ainsi les premiers résultats empiriques obtenus par Nicolas et al. (2012) dans le cas de quatre grandes villes françaises, et infirmant les simulations menées dans la littérature sur l’excess commuting. Ainsi, une structure polycentrique tendrait à diminuer l’impact écologique des déplacements, conformément au modèle de polycentrisme en réseau.
Tableau 2. Modèle explicatif des polluants atmosphériques.
A causal model for air pollutants emissions.
Émissions de NOx/hab. |
Émissions de PM/hab. |
|||
Coeff. |
t-value |
Coeff. |
t-value |
|
PIB/hab. |
.00016 |
1.97** |
.0000121 |
1.23 |
Densité bâtie |
-.0003616 |
-2.66** |
-.0000275 |
-2.26** |
Indice gravitaire |
-1.91e-10 |
-0.72 |
-2.74e-11 |
-0.95 |
Taux d’urbanisation |
-.0137017 |
-0.21 |
.0056516 |
1.05 |
Theil densités |
.8551483 |
0.81 |
-.0011501 |
-0.01 |
Municipalités |
-.6950702 |
-0.42 |
-.1472783 |
-0.72 |
Prix immobilier/m2 |
-.0006606 |
-3.50*** |
-.0000776 |
-2.93*** |
Constante |
5.905808 |
1.33 |
.3168764 |
0.77 |
R2 adj. |
.60 |
.54 |
*p<0.10, **p<0.05 ; ***p<0.01
Source : CSY 2011, SIG GREThA, auteurs.
La deuxième série de régressions porte sur les émissions polluantes liées à la mobilité (cf. tableau 2). La variable de richesse des ménages a un impact sur les émissions polluantes, probablement en raison du lien avec l’automobilisation, mais de façon beaucoup moins significative. La densité bâtie des aires urbanisées a l’impact négatif attendu sur les émissions polluantes, conforme aux résultats précédents sur l’utilisation de l’automobile.
L’effet à la baisse des prix immobiliers au mètre carré sur les émissions polluantes est fort intéressant. On peut l’interpréter en termes d’interaction avec les aménités environnementales, dont la première est la qualité de l’air. Non seulement celles-ci sont capitalisées dans les prix immobiliers, les poussant à la hausse, mais encore une forte valorisation immobilière conduit les résidents, dans une perspective de valorisation de leur capital, à faire pression sur les autorités pour une politique environnementale volontariste (Clingermayer, 2004). On a déjà évoqué plus haut le progressif changement de base économique des villes chinoises, vers la tertiarisation. Cela signifie le développement d’activités de service, notamment celles qui sont orientées vers la satisfaction de la demande locale (activités dites « résidentielles »). Ce que l’on voit là, ce sont peut-être les prémisses de l’émergence d’une consumer city, déjà notée pour les villes occidentales, où les aménités environnementales et urbaines prennent une grande importance (Glaeser et al., 2001).
6. Conclusion
Les villes chinoises sont aujourd’hui confrontées à de très importantes dégradations environnementales, et à des niveaux de pollutions atmosphériques parmi les plus élevés du monde. Alors que la transition énergétique et urbaine se met en place sous l’impulsion du gouvernement central, nous questionnons la capacité des villes à agir sur leur morphologie et leur structure spatiale pour influer sur les comportements de déplacements quotidiens. Dans la littérature internationale sur le lien entre forme urbaine et mobilité quotidienne, la densité, la mixité des fonctions urbaines et la polycentralité sont vues comme des avantages pour réduire le trafic automobile et encourager au report vers des modes plus économes en énergie. Si l’héritage historique des villes chinoises leur attribue ces caractéristiques, celles-ci sont mises à mal par l’évolution récente vers davantage d’étalement et de séparation des fonctions. Certes, nos propres analyses empiriques tendent à montrer que les caractéristiques de compacité diminuent l’usage de l’automobile et son impact sur la pollution atmosphérique en Chine, mais il reste difficile de se prononcer sans véritable vision diachronique, d’autant que l’automobilisation accélérée que connaît la Chine rentre en conflit avec le temps long de l’aménagement urbain. Il est clair que cette question, centrale dans le processus de transition énergétique et urbaine chinois, nécessite des études plus détaillées, à un grain plus fin. Un tel programme de recherche nous questionnerait sur la mesure dans laquelle les villes de l’espace chinois sont susceptibles de construire un modèle original, reprenant certains éléments de la littérature scientifique internationale, tout en les adaptant au contexte économique et politique si particulier du pays le plus peuplé du monde.