Cette publication est un ouvrage collectif réalisé en partenariat par le Labex IMU, la Fédération Nationale des Agences d’Urbanisme (FNAU) et l’École urbaine de Lyon, faisant suite à la 36e rencontre des agences d’urbanisme, organisée à Lyon en 2016 sous le titre : « L’individu, créateur de ville ». Cette rencontre cherchait, selon la déléguée générale de la FNAU, Brigitte Bariol-Mathais, à explorer « les figures de l’individu usager, habitant et citoyen dans la construction de la ville et des territoires. Elle a permis d’acter au sein du réseau des agences d’urbanisme un changement de paradigme dans notre manière de penser l’urbanisme et de construire des politiques publiques : on ne peut plus faire sans les usagers, sans les habitants, sans les acteurs économiques, sans les chercheurs… L’objectif est donc d’aller au-delà de la concertation – qui est une première étape importante mais qui doit maintenant être dépassée pour aller vers la coconstruction de la ville. » Dans cette perspective, l’ouvrage « a été conçu pour croiser des expériences d’agences urbaines, des regards scientifiques et des paroles d’élus ou d’usagers », avec la vocation de « réaffirmer la volonté des agences de contribuer (…) à l’alliance entre les territoires, avec l’ensemble des acteurs » (p. 7). L’ouvrage, très condensé, offre ainsi un intéressant éclairage sur l’évolution des problématiques urbaines françaises en pleine expansion vers des pratiques davantage partagées, alors qu’elles étaient historiquement très encadrées institutionnellement, mais aussi, dans ce contexte, sur les difficultés pesant sur ces avancées et leur reconnaissance encore limitée.
Il se compose d’un petit nombre de textes généraux de chercheurs et de responsables présentant de façon ramassée les perspectives théoriques articulant ces nouvelles orientations et en analysant les arrière-plans et les enjeux, d’un large corpus d’expériences locales résumant dix-huit initiatives d’agences d’urbanisme dans des contextes urbains et autour de projets très différents, de divers points de vue d’acteurs ou de parties prenantes, et d’un épilogue dans lequel des chercheurs tirent un certain nombre d’enseignements de l’ensemble de la démarche.
L’ouvrage part du constat des multiples et profondes transformations affectant les politiques et les dynamiques urbaines, soumises à un puissant mouvement de métropolisation, confrontées à l’extension des problématiques environnementales et à la multiplicité de leurs intrications avec les pratiques urbaines, à la mutation accélérée des technologies, la poussée du néolibéralisme qu’accompagne la croissance de la fragmentation et des inégalités, une défiance croissante à l’égard des politiques et la montée en puissance de l’individu. Les professionnels de l’urbanisme sont ainsi interpellés et sollicités à, d’une part, mieux connaître les pratiques des habitants « pour rapprocher les politiques publiques de la demande sociale» et, d’autre part, « favoriser, impulser, voire imposer, une évolution des pratiques et des "comportements" pour faire face aux enjeux du développement durable.» (p. 122). Selon les termes de G. Faburel, « Il s’agit dorénavant pour les praticiens de composer avec de nouveaux acteurs (humains et non humains), avec leur inclusion renouvelée et variée dans la fabrique territoriale, avec leurs dispositions et aspirations affirmées. Tout ceci met alors en jeu la place occupée, le rôle joué et les moyens alloués (ou repris) par ces mêmes individus, dans les devenirs sociaux et écologiques, économiques et politiques d’un urbain dit "généralisé"» (p. 13).
Cette démarche prend appui sur la réflexion théorique de plusieurs chercheurs. C’est sans doute Philippe Genestier, du laboratoire Rives, qui développe avec le plus de précision un diagnostic sur les ambiguïtés et les difficultés de la tradition et de l’urbanisme français sur la question de l’individu et de l’individualisme. L’analyse développée par celui-ci appelle un certain détail. Pour P. Genestier (p. 26-30) : « C’est au nom de l’intérêt général que, dans le modèle français, la puissance publique porte le projet du progrès social. Faisant prévaloir le tout sur les parties, ce modèle est donc plus holiste qu’individualiste. » La transcription de cette perspective dans le domaine de l’urbanisme dès le XIXe siècle donne à celui-ci sa spécificité : « Inspiré par une idéologie de la réforme sociale, l’urbanisme exprime un idéal de contrôle des activités humaines par une puissance publique souveraine garantissant la sécurité et la salubrité, et assurant la cohésion du corps social. L’urbanisme repose donc sur une visée technocratique, rationaliste et constructiviste.» Cette dimension est particulièrement prégnante des années qui suivent la guerre aux années 1970, période pendant laquelle la France connaît une mutation urbaine considérable. Analysant ce qui distingue les deux traditions de l’individualisme libéral français et anglo-saxon, P. Genestier fait ressortir que, pour la tradition anglo-saxonne largement inspirée des Deux traités du gouvernement de Locke, « la souveraineté du pouvoir est limitée parce qu’une part des droits naturels de l’individu est inaliénable : la part qui garantit l’autonomie des individus dans les domaines de leur vie familiale, religieuse, commerciale », alors que dans la conception française, dans le sillage de Rousseau, « cet individu est libre, certes, mais pas autonome, car il est englobé dans un ensemble de nature politique qui préexiste et qui prévaut. » Dans la phase de croissance rapide des Trente glorieuses, cette conception de l’individu s’accorde bien avec l’action de l’État, dans la mesure où « l’urbanisation et l’industrialisation étaient synonymes de progression du niveau de vie, de protection par l’État-providence. » Mais par la suite, avec le ralentissement de la croissance, la montée du chômage de masse, les transformations collectives, l’État devient « moins crédible, miné à la fois pas une globalisation qui entraîne la réduction de ses moyens et par les revendications de la société civile qui remettent en question la légitimité des acteurs publics. Il en découle que nombre d’incertitudes affectent les politiques urbaines : celles-ci doivent-elles promouvoir un modèle étatique et centralisé de citoyenneté et d’urbanité afin d’œuvrer à l’unité de la nation, ou bien doivent-elles se mettre au service des particularités locales et des initiatives de base pour tenter de dynamiser des territoires devant réduire les conséquences des décennies de faibles croissances ? » Pour P. Genestier, « Le modèle français, qui ne comprend que l’identification par la nationalité et la citoyenneté et que la réussite scolaire comme vecteur d’intégration ne se révèle guère porteur d’un sentiment positif d’appartenance dans les banlieues… Les techniciens et les élus français pensent l’espace urbain en termes de conformité aux normes de salubrité et d’esthétisme. Or la ville est clairement confrontée à des revendications d’individus adossés à leur groupe d’appartenance, qui expriment l’envie d’entreprendre et d’exister en mobilisant les ressources endogènes dont ils peuvent bénéficier » (p. 30). Cette analyse, centrée sur le poids et le rôle de l’Etat, fait bien ressortir les difficultés proprement structurelles auxquelles est confronté l’urbanisme français, et plus largement la société dans son ensemble, et les obstacles pour les surmonter. Ces dernières décennies, les travaux se sont multipliés élargissant la vision de l’individu. L’autonomie de l’individu n’est pas synonyme d’individualisme. L’individu est un être de relation qui ne peut se concevoir sans la prise en compte de son environnement. Comme le souligne Jacques Ion : « L’individu n’existe pas indépendamment des autres, il oblige plutôt nos contemporains à s’associer à autrui pour se faire reconnaître à travers divers systèmes relationnels » (humains et non humains) (p. 64). S’appuyant sur un large éventail de références à l’écologie de la perception (Gibson), à la phénoménologie (Merleau-Ponty), aux neurosciences (Berthoz) et à l’héritage pragmatiste (Dewey, Wittgenstein), Denis Cerclet, rejoint dans son propos par P. Simard (Agence d’urbanisme de l’aire métropolitaine lyonnaise) et la place qu’elle accorde, dans sa conclusion, à l’expérience et aux pratiques, complète ces constatations en insistant sur l’importance de la perception par laquelle l’individu est engagé dans la construction de son environnement par son corps, de telle sorte que, physiquement, l’habitant devient partie prenante de la ville, qui dépasse le statut de cadre de vie. Il met en avant le rôle primordial dévolu à l’action, aux pratiques, au « faire » : « "Faire" est le lieu d’une dynamique relationnelle qui relie les individus entre eux et les relie à leur environnement. Les pratiques sont des formes d’action qui sont à la fois pratiques et théoriques ; elles sont observables et internalisées par la pensée, tout comme elles sont à la fois intimes et profondément sociales. Leur apprentissage est participatif dans la mesure où la mise en œuvre des pratiques est dépendante d’un partage par le faire, par l’observation ou par l’imagination, si ce n’est d’un mélange des trois » (p. 79). En dépit des avancées de la réflexion sur l’individu dans le contexte français visant à en élargir la perception et à en intégrer les composantes, beaucoup plus largement développées par la tradition anglo-américaine, celles-ci se heurtent aux limites d’un modèle englobant très difficile à faire évoluer car constitutif de la trame socio-politique collective. Les études de cas présentées reflètent assez largement ces difficultés.
Sous le titre « Prendre en compte les usages, coconcevoir l’action publique », une première partie relate neuf expériences qui ont pour objectifs d’obtenir une connaissance plus approfondie et plus complète des pratiques des usagers de la ville. En soi, ces démarches ne sont pas nouvelles, voilà une cinquantaine d’années que des enquêtes quantitatives et qualitatives à différentes échelles sont mises en œuvre, notamment dans les grandes villes, mais les technologies numériques permettent d’aller plus loin dans l’acquisition de données et d’informations, ainsi que dans leurs analyses, et de rendre possible davantage d’interface avec les usagers interrogés et de suivi. Au regard des expériences décrites, si toutes ces possibilités techniques de recueil, d’analyse, d’interface, de dialogue enrichissent la connaissance et les débats, il reste qu’une tension existe entre une connaissance dite « technico-scientifique » et une connaissance issue de la pratique et de l’usage. Cette tension interroge la pratique de l’urbaniste qui, selon Mathilde Girault, doit « chercher à penser conjointement l’individu-habitant et l’individu-praticien, prenant le contrepied de deux figures de l’individu, récurrentes dans l’action publique : l’usager (individu anonyme) et le citoyen (individu universel). Loin du mythe du développement d’une individualité latente par le travail, il s’agit au contraire de la reconnaissance de l’expérience ordinaire du praticien qui habite aussi un territoire » (p. 47). À titre d’exemple, on peut évoquer l’expérience de Saint-Nazaire « Comprendre le périurbain par l’écoute ». En menant des enquêtes très axées sur l’écoute et une certaine immersion sociologique, les chargés d’études se sont rendu compte que « plusieurs idées communément reçues sur le périurbain ont été réinterrogées voire déconstruites par ceux qui le vivent au quotidien » et que la qualité de vie choisie se prolongeait par une vie sociale et associative intense. Cette expérience et d’autres montrent que la diversité des points de vue, leur complexité et l’émergence de problématiques transversales peuvent être mieux appréhendées et enrichir la réflexion collective. Elles montrent aussi qu’il y a du chemin à faire pour mettre en relation les pratiques et le vécu des usagers et leurs conséquences sur l’action publique, et pour tendre à une coconception et à une coconstruction, les pensées et les logiques d’action institutionnelles, politiques et techniques étant encore très prégnantes.
La seconde partie, qui relate aussi neuf expériences, évoque davantage des exemples de coconstruction en termes de production de connaissance mais surtout visant à impulser, démultiplier voire soutenir les initiatives (publiques, privées, associatives ou même particulières) en faveur d’un objectif commun. Sont mentionnés dans la présentation d’expériences les outils relationnels déployés et les processus collaboratifs mis en œuvre ainsi que les discussions ou négociations sur les finalités visées et les objectifs poursuivis. Les expériences présentées traitent de thèmes variés : aménagement d’espaces publics, mise en œuvre de jardins collectifs, traitement d’un quartier en renouvellement urbain, implantation de rues piétonnes, aménagement d’un port industriel, protection des sols, etc. Ce qui s’exprime dans ces expériences, c’est l’ambition de faire naître « un commun», de faire travailler les uns et les autres sur « ce qui fait commun» et, en conséquence, d’infléchir les orientations des politiques publiques. La puissance publique dans ce type de démarche peut voir un intérêt à ne plus agir seule, à combiner des actions multiples, publiques et privées, et à ne pas se contenter de définir des orientations et des règles qui s’imposent à tous ; il est essentiel de favoriser innovation et synergies, de prendre en compte des aspects d’ordres différents : éthique, technique, juridique, financier, communicationnel. Ce sont des démarches « chemin faisant» où il faut pouvoir saisir des opportunités, gérer des imprévus, et où il convient d’agir de façon moins pyramidale et figée mais plus horizontale et habile.
En écho à ces expériences, en début d’ouvrage, le président de l’Agence d’urbanisme de l’aire métropolitaine lyonnaise invite à une certaine prudence. Il souligne que dans les processus d’échange et de concertation, la question est de savoir où mettre le curseur ; il faut avoir conscience que démultiplier les échanges, associer de plus en plus d’acteurs mobilise beaucoup d’énergie et rallonge les processus de décision, peut faire croire que les projets pourront être réalisés par les habitants ou les conseils de citoyens et courir le risque de ne plus rien faire du tout. Le « faire avec » demande beaucoup d’organisation, de méthode et des responsabilités claires. Faut-il pour autant, avec M. Lussault, adhérer à une vision duale, celle des opérateurs d’hier « qui privilégient la recherche d’efficacité et de rentabilité et tendent à dénier aux individus les conditions essentielles de co-habitants "facteurs" de leur espace de vie, et les réduisent, en général à des "clients" mus par des technologies… » à une approche « qui fait le pari que les habitants sont des protagonistes à part entière de tout projet d’aménagement, de la conception à la réalisation » (p. 56) ? La complexité de l’espace-temps urbain conduit à un certain pragmatisme qui impose la cohabitation, au sein de la ville, de pratiques de nature différente. Les quelques initiatives dont cet ouvrage se fait l’écho ne sont pas nécessairement reproductibles, chaque projet doit s’adapter de façon concrète au contexte dans lequel il se développe. Certes, les relations horizontales s’amplifient, les barrières entre les différents secteurs tombent (l’exemple toulousain (p. 71) montre que les politiques écologiques et urbaines sont imbriquées) sans pour autant effacer les liens verticaux qui peuvent avoir des effets vertueux.
Confronté aux contraintes et aux limites évoquées, l’ouvrage n’échappe pas à une certaine efflorescence rhétorique dans le souci de promouvoir, avec un vocabulaire renouvelé, une réalité nouvelle, mais que le langage seul, obérant l’altérité et l’hétérogénéité constitutives du réel, ne suffit cependant pas à faire advenir. Il met ainsi sur le devant de la scène le concept de « commun territorial». Face à la diversité des défis et des communautés, répondre aux problèmes et aux désirs des uns et des autres peut passer par de multiples manières de « faire ensemble» en s’intercalant entre les logiques différentes du service public et du marché : économie sociale et solidaire, économie collaborative, coopérations diverses, gestion partagée ou collective. Il donne ainsi une dimension et une vision plus locales à l’environnement, qui devient, pour les individus, l’art d’habiter et de partager un territoire et non pas seulement le respect de normes techniques générales. Comme le souligne Pierre Calame dans sa contribution, l’indispensable art de la synthèse de points de vue divers a besoin de s’appuyer sur trois familles de méthodes : la gestion des relations, la gouvernance des communs, la capitalisation des expériences.