Carolyn Steel1 lève un voile sur l’invisibilité pure et simple du processus d’alimentation des villes. En effet, les consommateurs, satisfaits de voir les rayons régulièrement approvisionnés avec les produits qu’ils recherchent, ne se soucient pas de savoir comment la nourriture arrive et quels sont les acteurs de l’approvisionnement. Elle insistesur le rôle joué par les villes dans le décalage existant entre le producteur et le consommateur. Son argumentaire repose sur la faiblesse et la fragilité de l’approvisionnement alimentaire des villes qui, après avoir asservi la campagne voisine pour s’alimenter, sont soumises à l’industrie agroalimentaire selon des liens de dépendance qui paraissent invisibles dans la vie quotidienne. L’industrie alimentaire moderne, en procurant une nourriture abondante et peu onéreuse, délivre la ménagère du souci de la cuisine ; en cuisinant moins, elle se soucie peu de l’origine des aliments ; c’est ainsi qu’un fossé se creuse entre l’agriculteur producteur et le consommateur. Cette distorsion est encouragée par les choix politiques qui sont plus soucieux de protéger les consommateurs citadins que les agriculteurs dont le nombre a considérablement diminué dans le monde occidental. Or ce fossé est particulièrement dommageable ; il a des répercussions sur la qualité de l’alimentation, sur la vie urbaine mais aussi sur l’avenir de l’agriculture.
L’argumentaire du livre se déroule au fil de sept chapitres dont la logique du déroulement est parfois difficile à suivre. L’auteur insiste sur l’ancrage historique de la question de l’alimentation des villes toujours liée à des orientations politiques ; elle insiste également sur le rôle des intermédiaires, négociants et industriels qui, à la faveur du système des supermarchés, contribuent à déstructurer le tissu urbain et l’urbanité, faisant ressortir, dans les chapitres 4 et 5 la synergie établie progressivement entre le genre de vie moderne et la mainmise des grandes entreprises sur l’alimentation des villes. Après quelques considérations sur les déchets, elle initie, dans une vaste conclusion,un chapitre plus utopique intitulé « sitopia », dans lequel elle avance quelques modalités qui permettraient de résister au système mis en place « Afin de reconnaître que si l’atmosphère est ce que nous respirons, la sitosphère (sitos en grec = nourriture) est le milieu dans lequel nous vivons »(p. 394).
L’inquiétude qui pèse sur l’alimentation des villes est enracinée dans l’histoire, elle relève de la libéralisation de l’économie et d’évolutions sociétales massives.
1. Un regard historique sur la relation ville-campagne
Les villes ont longtemps été dépendantes de la campagne voisine pour leur alimentation, mais cette relation a longtemps été dissymétrique dans la mesure où les villes se sont considérées comme étant le creuset de la civilisation. Ces remarques seraient à mettre en perspective avec les analyses de P. Bairoch2.
Sans l’agriculture et les agriculteurs, les villes n’existeraient pas
Depuis 10 000 ans, les villes se sont reposées sur la campagne pour les nourrir, et cette dernière a obtempéré plus ou moins sous la contrainte. L’alimentation des villes a sans doute été la force la plus puissante qui ait façonné la civilisation. Pour F. Braudel : « Villes et campagnes ne se séparent jamais, comme l’eau de l’huile : au même instant, il y a séparation et rapprochement, division et regroupement. » La ville n’est pas une entité autonome et isolée mais une entité organique liée au monde naturel par l’exigence de satisfaire à un besoin aussi vital que la boisson, la respiration ou l’alimentation.
La culture des céréales au néolithique a permis à la terre de générer un surplus alimentaire qui, en deux millénaires, est devenu l’agriculture, rendant ensuite possible l’installation des premières villes. Les cités sumériennes, en établissant les règles de base de la civilisation urbaine, ont modelé le monde naturel pour qu’il réponde à leurs besoins. Les premiers paysages artificiels au monde sont apparus : les jardins maraîchers municipaux montrèrent comment la nature se modifie pour servir l’homme urbain.
La campagne et la ville étaient reliées par un réseau dense de voies de communication qui transportaient la nourriture vers la ville et, en sens inverse, les déchets urbains qui servaient d’engrais vers la campagne. Plusieurs famines qui frappèrent Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles résultèrent non de mauvaises récoltes mais d’hivers rigoureux qui firent geler la Seine et empêchèrent les moulins parisiens de tourner. Le bétail pouvant se déplacer sur patte, son transport était plus facile que celui du blé. Les fruits et légumes occupaient une faible place dans l’alimentation des citadins de la période préindustrielle en raison de leur coût de production ; ils étaient cultivés le plus près possible des villes afin de bénéficier des déchets et des rejets organiques urbains.
La ville antique a été très dépendante du blé
Le lien entre l’homme et le blé dominait la vie de la cité antique dont les fêtes reflétaient le calendrier agricole. Commune à de nombreuses cultures archaïques, la figure de la Terre-mère représentait l’incarnation féminine du mystérieux pouvoir de la terre à alimenter la vie. La taille des villes était limitée par les possibilités offertes par son approvisionnement alimentaire. Plus une ville s’étendait, plus la taille de son hinterland rural diminuait, jusqu’à ce que le second ne puisse plus nourrir la première. Aussi n’est-il guère étonnant qu’à l’ère préindustrielle, peu de villes aient dépassé 100 000 habitants. Même une cité aussi puissante que Bologne au XVe siècle culmina à 72 000 habitants avant qu’une épidémie ne ramène sa population à 50 000.
Chez les Grecs et les Romains, les liens entre ville et campagne prirent de plus en plus d’importance au fur et à mesure que leur empire grandissait. Au IIIe siècle av J.C., Rome, ville d’un million d’habitants, dépendait du blé provenant de Sicile et de Sardaigne ; ce fut le besoin de céréales et non la soif du pouvoir qui poussa la ville à étendre son Empire pour recruter des esclaves au service du développement de l’agriculture.
Villes-campagne, une relation étroite, ancienne mais dissymétrique
La propriété citadine a établi des liens de domination entre la ville et la campagne. À Rome, l’ager était considéré comme une extension de la civitas par rapport au saltus sauvage, il était souvent la propriété des riches citadins.
Cette domination de la ville sur la campagne est ancienne ; elle s’affirme avec le poids de la propriété privée, à propos de laquelle on peut rappeler la célèbre formule de J.-J. Rousseau : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire "c’est à moi", et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile.» Le mouvement des enclosures en Angleterre est issu de cette logique d’accaparement des terres anciennement communales, d’affirmation de la propriété et d’effacement des usages.
Le lien étroit entre la ville et la campagne a toujours été dissymétrique, la civilisation était centrée sur la ville, dont la dépendance vis-à-vis de la campagne voisine ou de la nourriture en général a toujours constitué une zone d’ombre qui peut se constater encore aujourd’hui. En effet, avec plus de la moitié de la population vivant en ville, la pénurie alimentaire est criante, et les gouvernements jugent plus urgent de nourrir les citadins pauvres que de protéger les paysans. Dans les villes préindustrielles, les émeutes populaires avaient souvent pour origine l’imprévisibilité de l’approvisionnement. Quand la récolte était mauvaise, les paysans alimentaient en priorité les urbains qui représentaient, vis-à-vis du pouvoir, une menace plus forte. Le système français, très centralisé sous l’Ancien régime, contrôlait le commerce du blé dont la défaillance pouvait susciter des émeutes urbaines comme celles qui ont conduit à la Révolution française.
L’alimentation des villes et le système politique
Les autorités parisiennes, sous l’Ancien régime, savaient que la subsistance du peuple constituait une nécessité politique, et que la production du blé dans toutes les campagnes du Nord de la France, était une nécessité à laquelle les paysans ne pouvaient se dérober. La police avait l’œil sur le moindre aspect du commerce du blé dont le stockage était interdit. Un immense marché noir s’est développé autour des couvents et des hôpitaux, autorisés à constituer des réserves. Donc, au lieu de considérer la pénurie de vivres comme une privation devant être endurée par tous, le peuple y vit un échec des autorités et finalement du roi lui-même.
Le contexte londonien est tout autre. En dépit de l’abondance des ressources locales, Londres ne perdit jamais l’habitude de s’approvisionner à l’étranger : déjà la cité médiévale importait du blé de la Baltique. Jamais les monarques anglais n’endossèrent la responsabilité de nourrir leurs citoyens. Les marchands opéraient en toute indépendance sans ingérence de la royauté. Au XVIIIe siècle, tandis que la capitale française était obsédée par son approvisionnement alimentaire, son homologue anglaise était occupée à faire de l’argent, si bien que les autorités ne pensaient pas à alimenter leurs concitoyens. Or la main invisible du marché se soucie peu de nourrir les plus pauvres. L’ouverture du commerce alimentaire à l’international a enrichi les négociants. Contrairement à la France de l’Ancien régime, la plupart des gouvernements ont perdu le contrôle de l’approvisionnement alimentaire.
Mais, dès le XIVe siècle, le grand commerce international a permis d’alimenter les villes en blé venant des grandes plaines d’Europe centrale. Après le déclin de la Hanse, les Néerlandais mirent la main sur le commerce international avec la création de la Compagnie des Indes en 1602. La mer restait le moyen de transport le plus courant sur de longues distances. Le blé n’a pas été le seul aliment à faire l’objet du commerce international. Les Anglais découvrirent le sucre, substance beaucoup plus lucrative, dont le négoce est largement responsable de l’essor de Londres au XVIIIe siècle. Les denrées importées coûtaient souvent moins cher que les produits locaux ; ainsi, les circuits établis entre la ville et la campagne voisine ont été modifiés, tandis que l’économie alimentaire se mondialisait au fur et à mesure que l’alimentation se diversifiait. À la fin du XIXe siècle, le Royaume-Uni était devenu le plus grand importateur mondial non seulement de blé mais également d’aliments transformés et de conserves. « Tandis que le citadin pauvre dînait du blé américain, la classe moyenne découvrait les délices des pruneaux, des abricots, des pêches en boîte de Californie et du lait concentré venu de Suisse ». Ce qui permet à Vandana Shiva3 de constater que lorsque « la production alimentaire se mondialise, les petits agriculteurs sont les premiers à en faire les frais». Les subventions à l’exportation sapent les marchés mondiaux. Selon un rapport d’Oxfam, le dumping suscité par les subsides de l’UE a entraîné une chute de 17 % du prix du sucre, empêchant des pays comme le Mozambique de développer leur propre industrie.
La révolution industrielle a modifié l’équilibre ville-campagne
Si le blé participa à la création de la cité antique, la viande fit naître la cité industrielle4. De 1870 à 1890, en Grande-Bretagne, la consommation de viande fut multipliée par trois. L’abattage et le traitement industriel des animaux rendirent la viande largement disponible à faible coût, ouvrant la voie à la consommation urbaine moderne et aux bénéfices que l’alimentation carnée pouvait procurer aux fabricants et négociants intermédiaires. En permettant l’acheminement de la nourriture tout au long du réseau ferré, le chemin de fer leva la seule contrainte qui avait empêché l’extension tentaculaire des villes. « Le tapis urbain commença à s’étaler de tout son cœur »(p. 120).
L’alimentation des villes a permis la réalisation d’énormes bénéfices sur les produits à forte valeur ajoutée, comme le lait qui a bénéficié non seulement de la capacité du transport mais aussi de sa rapidité. Dès 1920, United Dairies concentrait 80 % du marché du lait dans la région londonienne.
Grâce aux engrais chimiques, les agriculteurs abandonnèrent l’utilisation des déchets urbains pour la fertilisation des sols tout en voyant leurs rendements augmenter régulièrement. Cependant, les engrais artificiels ne remplaçaient pas l’équilibre naturel du sol qu’apportait la polyculture. Utilisés sur de longues périodes, ils affectaient au contraire sa fertilité. Le chimiste J. Von Liebig5, initiateur de l’usage des engrais chimiques, a reconnu que ses efforts avaient été vains : « J’ai pêché contre la sagesse du créateur et j’ai reçu ma juste punition. Je voulais perfectionner son œuvre car, dans mon aveuglement, j’ai cru qu’au sein de l’admirable chaîne des lois qui président à la vie sur la surface de la terre et assurent son renouvellement, il manquait un maillon »(p. 57).
Dès la Première Guerre mondiale, les agriculteurs américains, dotés d’engins mécaniques puissants, s’enrichirent, mais lentement et sûrement la terre s’épuisa. Dépouillée de sa végétation naturelle, exploitée en continu année après année, la terre arable fut vidée de son humus, perdant ainsi sa capacité à retenir l’humidité. « La nation qui détruit son sol se détruit elle-même » constatait Franklin D. Roosevelt. L’utilisation intensive de biocides tels que le DDT a suscité la réaction de Rachel Carson dans Le printemps silencieux, publié en 1962.
En dépit de ces avertissements, le mouvement massif de l’exode rural ainsi que l’évolution des pratiques alimentaires ont encouragé la généralisation d’une agriculture industrielle et intensive.
Le coup d’accélérateur à l’agriculture industrielle après la Seconde Guerre mondiale
Lorsque les Allemands coupèrent la voie aux approvisionnements maritimes, les insuffisances de l’agriculture britannique devinrent flagrantes. D’où l’adoption de l’Agriculture Act en 1947, qui permit de casser les prix et de pulvériser engrais et pesticides à tout-va au nom d’une productivité accrue.
Le plan Marshall, en France, a marqué l’orientation de l’agriculture vers une forte mécanisation et des rendements élevés. Depuis cette date, la demande urbaine d’aliments bon marché contribue à la dégradation de la planète. En effet, à mesure que tous les pays du monde reprennent les modèles d’urbanisation occidentaux, ils adoptent aussi une alimentation industrialisée, standardisée et de plus en plus coupée de la production agricole.
Chaque année, 1,7 million d’ha de forêt tropicale amazonienne sont transformés en terres agricoles, et pas moins de 20 millions d’ha de terres arables sont rendues inutilisables par la salinisation et l’érosion.
Cette agriculture, comme les principales étapes de l’industrie agroalimentaire, consomme beaucoup de pétrole, depuis les machines agricoles et la fabrication des engrais et pesticides jusqu’à la conservation des produits finis, en passant par la transformation et le transport des aliments. Pour chaque calorie produite, dix sont brûlées sous forme d’énergie fossile. Cette agriculture détruit les haies et les paysages traditionnels, elle échappe d’ailleurs aux agriculteurs qui sont sous l’emprise des industries agroalimentaires et de la grande distribution : « L’autoroute de l’alimentation mondialisée fonctionne comme un système à sens unique qui fournit la nourriture comme si les gens situés aux deux extrémités n’avaient aucun rapport entre eux » (p. 397).
2. L’approvisionnement et le rôle majeur des intermédiaires
Les techniques récentes de conservation, associées aux technologies de transport, donnent l’illusion qu’il est facile de nourrir une ville.
L’une des raisons pour lesquelles il est difficile d’avoir conscience des efforts que nécessite l’alimentation d’une ville, est l’invisibilité pure et simple du processus. Les consommateurs, satisfaits de voir les rayons régulièrement approvisionnés avec les produits qu’ils recherchent, ne se soucient pas de savoir comment la nourriture arrive et quels sont les acteurs de l’approvisionnement. Plus l’industrie agroalimentaire excelle à faire son travail, plus elle fournit une nourriture abondante et peu onéreuse dont peu d’entre nous se soucient de savoir comment elle nous parvient.
La commercialisation des produits alimentaires s’est concentrée dans quelques mains et s’est mondialisée
La logique de l’abandon de la production alimentaire locale coule de source tant que les prix des transports internationaux sont maintenus artificiellement bas. Avec l’extension des villes, les autorités n’ont eu d’autre choix que de renoncer au contrôle qu’elles exerçaient auparavant sur le commerce alimentaire. L’industrialisation de l’approvisionnement a fait apparaître ce contrôle inutile. Le commerce alimentaire est ainsi passé du domaine public au domaine privé. Tout au long du XXe siècle, les regroupements au sein du secteur alimentaire n’ont pratiquement fait l’objet d’aucun contrôle. Ce qui était autrefois un soutien colonial et dictatorial aux entreprises s'est traduit en négligence des États en matière de régulation des multinationales, ignorant les lois antitrust créées pour arrêter ou inverser la consolidation du secteur agroalimentaire, ou les dispositions du code du travail promulguées pour protéger les travailleurs.
La création de chaînes alimentaires a contribué à faire baisser les prix
Thomas Lipton (1848-1931) a créé, à partir du monopole de la culture du thé, la première chaîne alimentaire destinée à faire baisser les prix. Clarence Saunders (1881-1953) a compris qu’en supprimant les échanges sociaux et en instaurant le libre-service, il pourrait ramener les prix à des niveaux imbattables ; ainsi ouvrit-il en 1916 le premier supermarché, son magasin Piggly Wiggly. En partant de la nécessité de satisfaire le consommateur urbain pauvre, progressivement, la distribution alimentaire en est venue à rétribuer les intermédiaires mieux que les agriculteurs.
Les sociétés de négoce sont une part puissante, unique et souvent invisible du système alimentaire
Les principales sociétés de négoce que sont Archer Daniels Midland (ADM), Bunge, Cargill et Louis Dreyfus (collectivement appelés ABCD) jouent un rôle majeur à tous les niveaux du système, contrôlant à elles seules 90 % du marché des céréales, par exemple. D'autres sociétés de négoce émergentes, comme Olam, Sinar Mas et Wilmar, établissent elles aussi rapidement une présence internationale.
Les sociétés de négoce sont au cœur de pratiquement tous les aspects du système alimentaire moderne : elles fournissent les semences et les engrais aux agriculteurs et contrôlent les entreprises qui achètent, transportent, stockent et vendent leurs céréales. Elles agissent en tant que propriétaires fonciers, producteurs de bétail et de volaille, transformateurs de denrées alimentaires et d'agrocarburants, tout en proposant des services financiers sur les marchés des matières premières. Ce système a contribué à faire baisser les prix agricoles6 ; le pouvoir s’est éloigné des agriculteurs pour bénéficier à ceux qui contrôlent la chaîne de distribution. La baisse des prix agricoles s’est ancrée dans une plus forte productivité de l’agriculture, expliquée en partie par la diminution du nombre d’agriculteurs compensée par la mécanisation et la hausse des rendements. Cependant, cette productivité et la concentration des exploitations ont eu des répercussions environnementales fortes : appauvrissement des sols compensé par les engrais, lutte contre les nuisibles, disparition des haies, consommation de pétrole...
Ce système de la grande distribution s’est considérablement étendu avec le développement de l’automobile. Les supermarchés sont devenus des hypers…
C’est l’automobile qui a marqué le véritable avènement de l’ère du supermarché qui a su s’agrandir et répondre, en utilisant le prix du foncier plus accessible en périphérie qu’en centre-ville, aux besoins de l’étalement urbain. L’urbanisation de faible densité convient à merveille aux supermarchés. Victor Gruen (1903-1980) a eu l’idée de créer un nouveau type de ville-centre adapté à l’automobile avec l’exemple du Southdale Center terminé en 1956. Premier centre commercial ouvert au monde, il reposait sur une idée simple, recréer la grande rue commerçante à l’extérieur. Un monde fabuleux où les gens venaient pour se faire plaisir. Grâce à la climatisation, les conditions extrêmes étaient neutralisées offrant tout au long de l’année un climat éternellement printanier.
La multiplication des supermarchés montre combien la nourriture est à l’origine de la déstructuration de la ville moderne au profit de « temples de la consommation ».
Cette « innovation » a rapidement traversé l’Atlantique. Le mode de vie suburbain des Américains a attiré l’Angleterre après la guerre. En 25 ans, en Grande-Bretagne, les grandes surfaces ont transformé le paysage urbain. Tesco a construit le premier hypermarché périurbain en 1970, mais la grande époque de leur expansion se situe dans les années 1980-1990. Le développement des grandes surfaces ne fut soumis à aucune réglementation jusqu’en 1980. Les centres-villes ont été mieux protégés en Europe continentale (loi Royer de 1973).
De connivence avec les autorités locales, les supermarchés sont des aménageurs urbains. En 2005, la directrice générale de Tesco disait : « Nous pensons maintenant beaucoup plus en aménageur et non plus seulement en tant que distributeur »(p. 185). Les supermarchés ne sont pas compatibles avec les villes denses et labyrinthiques comme celles du vieux continent ; en revanche, ils ont contribué à encourager et à structurer l’étalement urbain. « Avec leurs kilomètres de rayons garnis et leurs caisses en rangs serrés, c’est par le biais des supermarchés que l’autoroute de l’alimentation mondialisée pénètre dans les villes et se transvase à notre échelle individuelle » (p. 148).
Les gestionnaires de supermarchés se veulent « créateur de communautés durables » (p. 186), offrant, par tous les temps, des lieux de convivialité et de rencontre, puisque « du contrôle de la nourriture découle le contrôle de l’espace et des individus», sauf que ces grands centres construits au milieu de nulle part n’apportent pas d’urbanité comme pouvait le faire autrefois le marché qui constituait le noyau de la cité ; ils contribuent à l’anonymat des extensions périphériques de la ville. Ces grandes surfaces périphériques, loin de faire émerger une nouvelle urbanité, posent de nombreuses questions. En particulier, leur effet sur les centres-villes fut immédiat et stupéfiant : ils les ont vidés de toute vie commerciale. La ville, selon Carolyn Steel, est « éviscérée ». En Grande-Bretagne, les magasins d’alimentation indépendants ferment au rythme de plus de 2 000 par an, et leur nombre a diminué de moitié en à peine une décennie.
La disparition des marchés et des commerces alimentaires dans les villes est une catastrophe à de multiples égards
Les marchés étaient souvent les seuls grands espaces publics de la ville, tandis que les supermarchés sont des espaces privés : « En dépit de la saleté, du bruit et du désordre, les marchés apportent quelque chose de vital à une ville : la conscience de ce qui est nécessaire au maintien de la vie ». L’animation des rues n’est pas la seule victime de la disparition de la nourriture. Une grande perte est celle de l’odeur agréable ou désagréable mais toujours signe de vie. La disparition de la nourriture est aussi le point de départ de la fermeture de nombreux autres commerces, et la désertification des centres-villes est inquiétante. La vie humaine se retire des villes qui deviennent des coquilles vides très anxiogènes pour ceux qui restent attachés à leur résidence. À mesure que les commerces de proximité mettent la clé sous la porte, de vastes zones habitées (notamment des quartiers modestes, peu attrayants pour les supermarchés) se retrouvent sans aucune source de produits frais.
Dix ans après avoir dévasté les centres-villes, les hypermarchés ont compris que ce vide représentait une nouvelle opportunité et ont multiplié les petites structures à l’intérieur de la ville en conquérant le marché de la proximité. Pour beaucoup de détaillants indépendants, cette seconde agression venant de la part de la grande distribution a été encore plus dévastatrice. En 2003, les supermarchés alimentaires de proximité ont dégagé un chiffre d’affaires de 17 milliards de livres en GB ; celui-ci est passé à 33,6 milliards en 2011 et devrait atteindre 42 milliards en 2016. Le commerce en gros (20 % des aliments frais) se limite maintenant au secteur public (écoles, prisons et hôpitaux), à l’industrie de la restauration et aux quelques magasins de proximité indépendants qui subsistent encore.
Cette mainmise de la grande distribution sur l’alimentation des villes est-elle une garantie de la fiabilité de l’approvisionnement ?
Jadis, les villes faisaient tout leur possible pour conserver des stocks de grain de façon à faire face à une attaque soudaine, alors qu’aujourd’hui, les habitants, habitués à l’efficience de la distribution alimentaire, ne constituent que très peu de réserves. D’ailleurs, la plupart des aliments qui seront utilisés au cours des jours suivants, venant des quatre coins du monde, ne sont pas encore arrivés à destination. La nourriture arrive « juste à temps », en fonction de la vigilance des fournisseurs qui, en amont, doivent veiller à ce que les rayons restent garnis, puisque les supermarchés ne conservent aucun stock. Ainsi, la régularité de l’approvisionnement n’est pas à l’abri d’aléas climatiques ou géopolitiques entravant le libre acheminement des marchandises qui viennent parfois de très loin. À ces perturbations peuvent s’ajouter des incertitudes économiques ; d’autres marchés, plus attractifs en termes de prix, peuvent attirer des marchandises qui manqueront à d’autres endroits en fonction de la versatilité des marchés. De la même façon que les Romains de l’Antiquité dépendaient de leurs conquêtes territoriales, de leurs navires et de leurs esclaves, les villes modernes dépendent de leurs livraisons avec des flux tendus énergivores et congelés.
Ce système réduit la diversité et la qualité des aliments
Par exemple, la quasi-totalité des bananes commercialisées dans le monde proviennent d’une seule variété. En Amérique, plus de 90 % du lait provient d’une seule race bovine, et plus de 90 % des œufs d’une même race de poule. Cette concentration physique de la chaîne alimentaire la rend vulnérable. La qualité des aliments industriels inquiète les sociétés en dépit de normes sanitaires renforcées. Les dix géants de l’alimentation mondiale sont suspectés d’encourager l’occurrence de maladies comme le diabète et l'obésité (des épidémies mondiales aujourd'hui considérées aussi urgentes que la faim), directement liées à la consommation des aliments sans intérêt nutritionnel et des boissons sucrées qu'ils produisent. Cette évolution de l’alimentation est en lien avec l’évolution des modes de vie, elle répond à une disparition de la culture culinaire.
3. L’alimentation, un phénomène culturel
L’évolution du commerce de l’alimentation correspond à des modes de vie qui se sont progressivement déconnectés d’une culture alimentaire territoriale locale. Ce mouvement a été piloté par le souci d’affranchir les femmes de la servitude de la cuisine7. Il est né aux USA, dans la période de l’entre-deux guerres mais a depuis traversé l’Atlantique et continue à s’imposer.
Les femmes désertent la cuisine
Au moment de la grande dépression de 1929, les femmes américaines se sont mises à travailler pour gagner leur vie tout en étant censées chaque soir préparer un bon repas pour leur mari. Ce mythe du XXe siècle de la parfaite ménagère, rejeté progressivement par les femmes, fut le produit de la publicité mise en œuvre par les entreprises agroalimentaires qui ont remis la cuisine à la mode, mais pour que les femmes ne la fassent pas. Délaissant la cuisine sous prétexte de libération, celles-ci sont tombées sous la dépendance de l’alimentation industrielle. La mode de la « cuisine américaine », pièce ouverte dans laquelle les femmes ne veulent pas se laisser enfermer, symbolise ce refus de la soumission féminine à l’internement domestique. Le principe de la cuisine américaine repose sur un postulat : préparer à manger est du temps perdu sur le travail, les loisirs, la famille et bien d’autres choses nettement plus enrichissantes que la lente cuisson du pot-au-feu, l’écossage des petits pois ou la confection de la pâte feuilletée.
La hantise du propre et de l’hygiène a encouragé les femmes à organiser la cuisine à l’image d’un laboratoire
Dès 1842, Catherine Beecher avait publié A Treatise on Domestic Economy. Ellen Richard (1842-1911), chimiste, après avoir beaucoup travaillé sur la qualité des eaux, transforma la cuisine en laboratoire pour éliminer les germes dont la découverte avait suscité une aversion généralisée à la saleté. Son élève, Christine Frederick8 (1883-1970) rationnalisa une cuisine économe en travail.
Ce mouvement américain a traversé l’Atlantique. En dépit des avancées technologiques, au début du XXe siècle, le fait de cuisiner soi-même relevait, au sein de la bourgeoisie urbaine, de l’anathème social. En raison de la pénurie de domestiques pendant la Première Guerre mondiale, pour la première fois, les Européennes distinguées pénétrèrent dans leur cuisine et furent effrayées par l’absence d’hygiène qui y régnait ; elles adhérèrent à une organisation beaucoup plus fonctionnelle de la cuisine telle qu’elle sera reprise par Le Corbusier (1887-1965), dont les travaux se concentrèrent davantage sur l’esthétique épurée des bâtiments que sur les besoins biologiques de leurs habitants. Il a ainsi créé, en 1949, la cuisine ouverte ou semi-ouverte pour les appartements en duplex de la Cité radieuse de Marseille9.
Ces femmes débordées et culpabilisées offraient un marché idéal aux entreprises agroalimentaires naissantes pour leurs nouveaux produits prêts à consommer. Celles-ci ont fait d’une pierre deux coups, parvenant à revaloriser le statut de cuisines aseptisées tout en encourageant les femmes à ne pas passer trop de temps devant les fourneaux. Après la Seconde Guerre mondiale, le mouvement massif des populations vers les villes a remplacé la ferme et son potager par un appartement moderne mais exigu. L’exode rural a perturbé les habitudes alimentaires et les modes culinaires avec un matériel électro-ménager toujours plus performant mais un approvisionnement en produits frais plus difficile. La maîtrise technique a remplacé le savoir-faire culinaire.
Les transformations de l’alimentation n’ont cessé d’évoluer depuis 1960
La part des dépenses des ménages consacrée à l’alimentation a beaucoup baissé10 (20,4 % en France à l’heure actuelle contre 34,6 % en 1960). De 1994 à 2004, le secteur du prêt-à-consommer a progressé de 70 % en Grande-Bretagne et continue à croître de 6 % par an. Les plats préparés sont devenus l’aliment courant, ils permettent aux supermarchés d’accroître leur influence sur les ménages. Cette faible proportion de plats cuisinés (3,9 % des dépenses alimentaires en France en 2014 contre 0,9 % en 1960) s’avère néanmoins cruciale, car en maintenant les habitants hors de la cuisine, elle les empêche d’agir sur la production de leur nourriture.
Cette progression de la part des plats préparés est, bien entendu, liée à la réduction du temps de préparation des repas à domicile, qui, d’après l’INSEE, serait de l’ordre de 25 % entre 1986 et 2010. La ménagère américaine ou britannique consacre, en moyenne, près de 34 minutes par jour à confectionner les repas de la famille (53 minutes quotidiennes pour les Français) ; cette évolution tend à favoriser la consommation de produits transformés faciles à préparer, comme les pizzas ou les yaourts11. Cela tend à démontrer également l’influence de plus en plus importante des industries agroalimentaires sur la consommation alimentaire.
Cette prédilection pour le prêt-à-consommer affecte la santé. Même les gammes de qualité supérieure utilisent de la viande provenant d’élevages intensifs et de plus en plus de l’étranger. La nourriture industrielle, outre sa forte teneur en huile de palme, sirop de gluco-fructose, efface tout un savoir-faire culinaire. Seuls les cuisiniers savent s’approvisionner en aliments frais, évaluer leur qualité, les rendre délicieux, les gérer, les conserver et utiliser les restes. La préparation des repas ne concerne pas uniquement ce qui se passe à l’intérieur de la cuisine. Elle est le point crucial de la chaîne alimentaire qui affecte toutes ses autres composantes. Les plats cuisinés sont arrivés au moment où les modes de vie familiaux se délitaient.
De plus en plus, les modes de vie sont ravitaillés par la nourriture et non structurés autour d’elle
Plus d’un tiers des aliments consommés en Grande-Bretagne le sont en dehors de la maison : proportion qui devrait passer à la moitié en 202512. C’est le développement des chaînes de restaurant qui, en s’appuyant sur l’hygiène, la simplicité et la visibilité, explique en grande partie cette tendance. Avec 30 000 restaurants à travers le monde, le succès de Mc Donald est connu, même si l’arrivée du Mc Donald à Rome provoqua une telle indignation qu’elle suscita la naissance du mouvement slow food13.
Alors que les cuisines asiatiques figurent parmi les plus spécifiques et les plus élaborées au monde, le fait que les fast-foods américains trouvent leur place sur ce continent est symptomatique de la capacité qu’a l’alimentation industrielle à séduire les populations coupées de leur mode de vie rural. La nourriture perd son identité culturelle.
La dérégulation de la nourriture et l’obésité
Le menu McDo, qui contenait initialement 590 calories, est passé à 1 550. Cette nourriture est fournie en si larges portions, chargée de tant de douceurs et d’additifs qu’elle semble offrir le monde dans chaque bouchée. Le plus tragique dans ce complexe de l’abondance est qu’il s’agit de la quête d’un contentement qui n’arrivera jamais. Si les fast-foods fonctionnent, c’est parce que l’affluence procure un sentiment de sécurité dans l’anonymat de la ville postindustrielle ; ils satisfont les plus anciens instincts de l’homme : le sentiment d’appartenance et de sécurité que procure le fait de partager sa nourriture avec les autres. Le fast-food est apprécié pour ce qu’il n’apporte pas : la satiété, la compagnie, le bien-être. La nourriture des fast-foods est la première au monde qui soit destinée à être mangée en solitaire.
Aux USA, manger est devenu plus nocif que de fumer...
Ainsi, il n’est pas étonnant que le régime soit devenu une religion. Les Américains sveltes en puissance ont fini par se tourner vers Dieu par l’intermédiaire de sectes qui font fureur : « Perdez du poids, mangez ce que Jésus mangeait » promet Divine Health, fondé par Don Colbert.
L’obésité ne repose pas uniquement sur l’alimentation, c’est une maladie ancrée au cœur des modes de vie actuels. C’est la manifestation physiologique d’une culture alimentaire industrialisée et déconnectée, dans laquelle la nourriture n’est ni valorisée, ni comprise et par conséquent sujette aux abus.
Les dîners formels sont en perte de vitesse
Un quart des foyers ne disposent même plus d’une table de salle à manger suffisamment grande pour inviter. En France, en 2010, 19 % du temps consacré à l’alimentation est passé devant la télévision (16 % en 1986). Or peu d’actes expriment aussi bien l’amitié qu’un repas partagé. Le pouvoir qu’ont les repas en commun de forger des liens rend leur contexte particulièrement important. « Le repas partagé est le phénomène social le plus complexe du genre humain pour une raison bien particulière : c’est le contexte dans lequel plus que dans tout autre, nous nous définissons en tant qu’êtres sociaux et reconnaissons le lien profond qui nous unit à la terre, à la mer et au ciel ».
En 2001, un sondage a révélé que les trois quarts des familles britanniques avaient abandonné le repas à heure régulière, et qu’une famille sur cinq ne se retrouvait jamais ensemble pour manger. Bien avant l’avènement de la famille nucléaire, le temps des repas constituait une part essentielle de l’éducation des enfants auxquels manquera désormais une notion de leur propre culture alimentaire et qui n’auront guère de défenses face à une industrie agroalimentaire ravie de leur vendre ses produits. Dans les régions méditerranéennes et en France, la structure familiale et le traditionnel repas en famille a perduré plus longtemps, ce qui montre bien l’importance de la culture et des traditions.
Conclusion
Agriculture et civilisation, ville et campagne, paradis et enfer, la nourriture a de tout temps façonné les vies et continuera à le faire. « L’héritage que nous laisserons à ceux qui nous succéderont sur terre dépendra de la manière dont nous mangeons aujourd’hui. Leur avenir est entre nos couteaux, nos fourchettes et nos doigts » (p. 416). L’alimentation s’avère détenir une extraordinaire capacité à transformer non seulement les paysages mais aussi les structures politiques, les espaces publics, les relations sociales, les villes.
D’où l’importance du rôle joué par les consommateurs qui peuvent résister à cette uniformisation et, au contraire, promouvoir les particularités culinaires inhérentes aux différentes cultures. « L’un des paradoxes du fast-food américain est qu’il soit le produit de l’un des héritages gastronomiques les plus riches de la planète : le creuset ethnique formé par l’émigration européenne. Comment se fait-il que ce mélange culturel d’une telle richesse ait engendré l’alimentation la plus fade de tous les temps. De nombreux immigrés se sont sentis obligés d’américaniser leur cuisine traditionnelle. Elle a donné naissance à l’alimentation la plus fade, quoique la plus populaire de la planète »(p. 304).
Les modes de vie occidentaux ont imprimé leur empreinte sur l’alimentation mondiale à travers le marché piloté par les pays développés. Or le développement urbain tend à généraliser et à uniformiser ces modalités de l’alimentation en généralisant les supermarchés, véritables « autoroutes de l’alimentation mondialisée» qui fonctionnent comme un système à sens unique fournissant la nourriture, comme si les gens situés aux deux extrémités n’avaient aucun rapport entre eux. Les autorités doivent user de leur pouvoir pour faire obstacle aux monopoles sur l’approvisionnement alimentaire. Depuis le début du XXIe siècle, une part restreinte de la société, composée essentiellement de membres de la classe moyenne aisée, prend de plus en plus conscience que la cuisine est à la fois importante et agréable. Reste à découvrir à quoi pourrait ressembler une culture alimentaire postindustrielle locale et forte, et le moment n’a jamais été aussi propice. Sans doute, l’autonomie alimentaire des villes doit-elle progresser, car la vie urbaine implique une empreinte écologique supérieure à celle de la vie rurale, pas seulement du fait des modes de vie gourmands en énergie mais parce que la nourriture des villes est exogène. Ainsi, l’approvisionnement alimentaire des villes européennes représente aujourd’hui jusqu’à 30 % de leur empreinte écologique totale.