L’urbanisation du monde est un fait majeur des sociétés contemporaines. Elle participe de la mondialisation (Ghorra-Gobin, 2012 ; Lussault, 2017). Dès la fin du XXe siècle, le département des Affaires sociales et économiques des Nations unies a signalé1 que la majorité de la population mondiale était en voie de s’affirmer urbaine. Ce constat contraste avec les chiffres de 1950, quand la population urbaine se limitait à 30 %. Mais si l’on peut dire que le monde est urbain et que l’urbanisation du monde se poursuit, le fait urbain au XXIe siècle se caractérise par son hétérogénéité : la moitié de la population mondiale réside dans des établissements humains de moins de 500 000 habitants2, et une personne sur huit vit dans l’une des 28 mégacités répertoriées en 2016. Une mégacité se définit comme une entité urbaine de plus de 10 millions d’habitants, et la majorité d’entre elles se situe dans les pays émergents. Dans ce palmarès de mégacités, Tokyo, avec ses 38 millions d’habitants, figure au premier rang. L’émergence des mégacités contraste avec l’expérience des villes des pays du Nord où le phénomène est limité parce que l’armature urbaine de la plupart de ces pays s’est construite progressivement dès la fin du XVIIIe siècle, parallèlement à l’industrialisation.
Les villes du Nord et du Sud représentent plus de 80 % du PNB mondial. Et d’après le think tank McKinsey Global Institute (MGI, 2011), 600 villes incluant 1/5 de la population mondiale représentent 60 % du PNB mondial. Ces données indiquent que certaines villes sont plus productives que d’autres et que, par ailleurs, elles concentrent plus de richesse. Les chercheurs des Nations unies rappellent régulièrement qu’une grande partie de la population mondiale continue de vivre dans des slums (Davis, 2007). Un milliard d’êtres humains vivent dans l’habitat précaire et informel. On parle de bidonville, favela, slum ou shanty town3. Cette situation risque de s’accentuer avec la croissance des camps rassemblant des réfugiés politiques ou climatiques. Ce qui pose la question des inégalités sociales à l’échelle mondiale (Bourguignon, 2012), ainsi que celle de la justice sociale et spatiale (Gervais-Lambony & Dufaux, 2009).
Les travaux des sciences sociales des trente dernières années ont fait état des processus de reconfiguration spatiale et sociale et de restructuration économique en lien avec la mondialisation et la globalisation. La mondialisation se définit comme l’intensification des échanges et le rétrécissement du monde, alors que la globalisation correspond à la financiarisation d’un capitalisme globalisé4. Ces processus sont identifiés au travers du concept de « métropolisation » dans les sciences sociales francophones et anglophones (Ghorra-Gobin, 2015). La métropolisation fait l’objet de critiques qui dénoncent son caractère néolibéral (Morel, Pinson, 2017) alors que d’autres soulignent l’avènement de l’AMM (Archipel Métropolitain Mondial), une figure qui rendrait compte des réseaux et liens se nouant entre métropoles à l’échelle mondiale (Dollfus, 1997 ; Veltz, 2005). Et l’OCDE, dans un rapport en ligne de 2015, privilégie l’hypothèse de l’avènement d’un monde de métropoles succédant à un XXe siècle structuré autour des États-nations.
Mais quelle est l’approche privilégiée des chercheurs (géographes, économistes et démographes) pour rendre compte de l’urbanisation à l’échelle mondiale ? À l’échelle européenne ? Quels sont les termes et les notions inventés pour rendre compte des processus de métropolisation ? Que faut-il retenir du débat (étasunien) opposant le triomphe de la ville à l’avènement de la métropole ?
1. Le classement (ranking) des villes : un procédé fréquemment utilisé
Les chercheurs (universités, think tanks) ont à présent recours au principe de hiérarchie et de classement (ranking) pour décrire la réalité urbaine à l’échelle mondiale et à l’échelle européenne. Les analyses reposent sur l’idée selon laquelle l’économie globalisée marquée par les flux (Castells, 1996 ; Mongin, 2014 ; Veltz, 2005) met les villes en situation de rivalité. Elles évaluent les forces et les faiblesses de chacune d’entre elles à partir de plusieurs indicateurs. Les chercheurs se proposent d’aider (1) les élus à opter pour des politiques urbaines ciblées en vue d’assurer l’attractivité de leur ville et (2) d’inciter les entreprises à faire le bon choix en termes de localisation. Leur point de vue se situe dans une vision qui peut être interprétée comme néolibérale, même si les travaux font également état des inégalités sociales et spatiales ainsi que de l’inégal accès au logement aidé.
1.1. Le classement à l’échelle mondiale
Le principe du classement à l’échelle mondiale a été utilisé par le McKinsey Global Institute (MGI)5, un bureau d’études créé en 1990 par l’entreprise de conseil McKinsey. La mission du MGI consiste à produire des connaissances sur l’évolution de l’économie globalisée et la manière dont elle hiérarchise les villes, afin d’aider les décideurs (secteur public ou privé) à prendre des décisions sur la base d’indicateurs. Elle s’appuie sur l’expertise d’économistes et de gestionnaires d’entreprises. La priorité est accordée à la dimension économique de l’économie globalisée au-delà du seul secteur industriel. Au cours de l’année 2011, la MGI a publié un dossier intitulé Urban World : Mapping the economic power of cities, qui rend compte de la situation économique et démographique des villes dans le monde.
La majorité de la population est urbaine, et les villes représenteraient ainsi 80 % du PNB mondial. Mais le récit urbain s’appuyant sur des données économiques présente une forte polarisation. Seules 600 villes représentant 20 % de la population mondiale génèrent 60 % du PNB mondial. Au sein de cet ensemble, les experts ont identifié 380 villes localisées dans les pays développés qui représentaient, en 2007, 50 % du PNB monial. Parmi ces 380 villes, 190 sont localisées en Amérique du Nord et contribuent pour 20 % du PNB. Quant aux 220 villes (catégorie 600) localisées dans les régions en développement, elles produisent 10 % du PNB mondial. Mais dans les prochaines années, la configuration de cet ensemble de 600 devrait changer, car le centre de gravité se déplace vers le sud et vers l’est. Le rapport du MGI précise que si la catégorie des 600 est relativement stable, elle n’inclura pas d’ici dix ans les mêmes noms de villes. En 2025, 136 nouvelles villes (localisées en Chine et dans les pays du Sud) y figureront comme Haerbin, Shantou et Guiyang (Chine), Hyderabat et Surat (en Inde), ainsi que Cancun et Barranquilla (Amérique latine). Tout dépend de la manière dont ces dernières réagissent face aux défis économique certes, mais aussi sociaux et environnementaux. Au sein de cet ensemble, le MGI a identifié une centaine de villes (« City 100 ») qui représenteront 35 % de la croissance économique mondiale d’ici 2025.
Le rapport insiste sur le caractère « mouvant » du paysage urbain mondial (shifting urban landscape) qui n’est pas forcément corrélé à l’évolution des pays où sont localisées les villes. Aussi, environ 230 villes, qui ne figurent pas dans le groupe des 600 et qui appartiennent principalement (mais pas uniquement) aux pays émergents, feront leur entrée dans le « club » des 600. Elles se qualifient pour la plupart de middleweight cities ou second cities. Ces dernières ne peuvent être qualifiées de megacities parce que leur poids démographique se situe entre 150 000 et 5 millions d’habitants.
Le MGI s’est également doté d’une base de données de 2 000 métropoles qui lui permet d’étudier l’évolution des villes en Chine, en Inde et en Amérique latine. L’étude a identifié les 25 premières métropoles du monde6 sur la base d’une série d’indicateurs comme leur PIB, PIB par habitant, taux de croissance du PIB, population totale, nombre d’enfants, nombre de ménages et ménages disposant de revenus supérieurs à 20 000 dollars. Paris figure au 23e rang pour son poids démographique, au 7e rang pour son PNB mais elle est absente du classement pour le PIB par personne, alors qu’Oslo y figure au premier rang, San Jose (Silicon Valley) au 9e rang, San Francisco au 15e rang, New York au 21e rang et Zurich au 25e rang. Pour ce qui concerne le taux de croissance démographique prévu pour la période 2011-2025, Shanghai se situe au premier rang, suivie de Beijing, New York, Tianjin, Chongqing, Shenzhen, Guangzhou, Nanjing, Chengdu, Wuhan, avant d’arriver à Londres, suivie de Los Angeles. Paris ne figure pas non plus dans cette liste.
Le rapport de la MGI (2011) précise que les mégacités n’ont pas été les locomotives de la croissance économique au cours des quinze dernières années, un rôle plutôt dévolu aux middleweight cities. Treize d’entre elles (figurant dans l’échantillon 600) deviendront mégacités en 2025. Il s’agit de Chicago et de 12 autres situées dans les pays émergents, dont 7 en Chine. En 2025, il y aura treize millions d’enfants de plus (City 600) qu’en 2007. La croissance du nombre de personnes seniors pour cette même période ne concernera pas uniquement les villes des pays développés, elle inclura également la Chine et le Japon. Shanghai comptera deux fois plus de personnes seniors en 2025 que New York.
Le MGI (souvent qualifié de meilleur think tank pour les travaux sur l’économie globalisée et les villes) a publié en 2016 un second rapport sur les villes intitulé Urban World : Meeting the Demographic Challenge, qui fait état d’un ralentissement du taux de croissance démographique des villes en raison d’un taux de natalité inférieur à ce qu’il était autrefois et d’une population vieillissante. En Europe, les villes identifiées comme capitale nationale continuent d’enregistrer une certaine croissance comme Paris, Berlin, Londres, Oslo et Stockholm mais ce n’est pas le cas pour l’ensemble des villes de chacun des pays. L’Allemagne inclut des villes rétrécissantes comme Chemnitz, Gera et Saarbrücken, et l’Italie enregistre ce phénomène à Gênes et Venise. Aux États-Unis, il est question de Pittsburgh (Pennsylvanie), Cleveland (Ohio) et bien entendu de Detroit (Michigan). Ce rapport signale que la question du logement, et plus précisément la question du logement accessible, représente un défi considérable pour les villes, outre l’empreinte écologique et l’adaptation au changement climatique.
1.2. Le classement à l’échelle européenne
L’exercice du classement a également été effectué à l’échelle européenne. Il a été réalisé par trois chercheurs (Halbert, Cicille, Rozenblatt, 2012), à la demande de la Datar, dans le but de mettre à jour un premier rapport réalisé en 2003. Les chercheurs ont pris en compte l’« Aire Urbaine Fonctionnelle » (AUF) comme périmètre géographique des villes, ont assemblé de nouveaux indicateurs et ont augmenté le nombre des villes localisées dans 29 pays. Contrairement aux mégacités, l’Europe est caractérisée par un système de petites villes qui présentent toutefois l’avantage de s’inscrire dans les flux globaux (Castells, 1996 ; Mongin, 2014). Les villes européennes ont, en outre, bénéficié de l’intégration européenne qui a facilité la construction de liens de complémentarité entre elles. Le potentiel métropolitain étant perçu comme multidimensionnel, le rapport s’appuie sur une analyse multivariée du système urbain européen.
Le rapport distingue 12 classes de villes (AUF), identifiant ainsi quatre catégories de villes européennes. Paris et Londres se différencient clairement des 355 autres AUF, en raison de la grande diversité de leurs fonctions et de leur insertion dans les réseaux globaux. Elles incluent 12 et 13 millions d’habitants, soit le double de la troisième AUF (Madrid) et regroupent de nombreux services « avancés » qui demeurent des activités spatialement sélectives : places financières, nœuds dans lesquels les entreprises concentrent leurs sièges sociaux ainsi que de nombreuses manifestations professionnelles (salons, foires). Après les deux métropoles majeures, le rapport fait référence à la catégorie des « métropoles principales » qui sont au nombre de 26. Ni la France, ni la Grande-Bretagne n’ont une métropole de ce type, contrairement à d’autres pays de l’Europe de l’Ouest : Madrid, Milan, Barcelone, Berlin, Athènes, Rome, Lisbonne, Hambourg, Munich, Vienne, Francfort, Budapest, Bruxelles, Stockholm, Copenhague, Prague, Zurich, Dublin, Amsterdam, Helsinki, Anvers, Rotterdam, Düsseldorf et Oslo. Dans cette deuxième catégorie, on peut différencier Bruxelles, la capitale européenne, les métropoles au profil très divers (20 au total) qui ont des responsabilités politiques et offrent également des services « avancés », les métropoles principales à dominante « portuaire » (4 au total) avec Rotterdam, Anvers et Hambourg, et enfin les AUF à « rayonnement scientifique » comme Cambridge et Louvain qui sont bien reliées à une grande métropole (Londres et Bruxelles).
La troisième catégorie est qualifiée d’aires urbaines « au profil moyen mais aux fonctions diversifiées ». Elle en regroupe 250 et représente 70 % des villes européennes de plus de 200 000 habitants. Ces AUF peuvent difficilement se qualifier de métropoles mais elles jouent un rôle évident dans l’organisation du système urbain national et européen. La quatrième catégorie s’intitule les AUF à « orientation économique particulière », elle regroupe 79 AUF. Dans cette catégorie, on trouve les AUF à orientation touristique, les AUF à orientation commerciale et les AUF à orientation agricole ou minière.
Au total, l’Allemagne possède 71 AUF dont 4 relevant de la catégorie 2, l’Espagne 30 dont 2 de catégorie 2, la France 47 AUF mais aucune de catégorie 2, l’Italie 42 AUF dont 2 de catégorie 2, le Royaume-Uni 30 AUF mais aucune de catégorie 2. La forte polarisation des deux capitales nationales que sont Paris et Londres aurait en quelque sorte éclipsé la vitalité des métropoles dites principales que les anglophones intitulent middleweight cities ou encore second cities. Ce point de vue se vérifie partiellement. Il peut raisonnablement être critiqué dans la mesure où l’analyse des géographes ne prend pas en considération l’ampleur des réalisations urbaines (opérations d’aménagement) et la dynamique des politiques d’attractivité menées par les métropoles que sont Lyon, Bordeaux, Toulouse, Lille, Strasbourg et d’autres encore au cours des dernières décennies. La dynamique politique ne pouvant faire l’objet d’un indicateur quantitatif, est pratiquement écartée.
La contribution de ces rapports à la compréhension du fait urbain, l’un mené à l’échelle mondiale et l’autre à l’échelle européenne, est loin d’être négligeable. Tous les deux soulignent sur le mode explicite l’intérêt de se pencher sur le développement économique des villes et métropoles qui représentent les locomotives de l’économie mondialisée et globalisée. Le classement mondial n’est pas équivalent à celui concernant les villes européennes. Le premier donne à voir un paysage urbain mouvant, alors que le second véhicule une représentation relativement stabilisée du système urbain européen. Cet écart s’explique par le fait que l’armature urbaine européenne se soit construite progressivement dans le temps. Mais comment se définit la métropolisation ? Faut-il différencier à la suite des chercheurs anglophones le triomphe de la ville de l’avènement de la métropole ?
2. De la métropole : l’émergence d’une nouvelle figure spatiale dans le paysage urbain
Dans un contexte marqué par la mondialisation et la globalisation, des processus qualifiés de métropolisation reconfigurent la ville et participent de ce qu’il est convenu d’appeler l’avènement de la « métropole ». Ces processus concernent aussi bien les grandes villes que les villes qualifiées de second cities, soit celles qui ne figurent pas dans le palmarès des superstar Cities (villes globales, mégacités). Les métropoles représentent des nœuds de réseaux où s’articulent économie de la connaissance et économie de la fabrication, économie productive et économie résidentielle, forces d’attractivité (services financiers, aménités, formations, soins, mobilité) et forces d’exclusion (prix du foncier et de l’immobilier, gentrification des quartiers centraux, ségrégation sociospatiale, sécurité).
2.1. Identifier les processus de métropolisation
Les processus de métropolisation ont été étudiés au cours des vingt-cinq dernières années par les chercheurs aux États-Unis comme en France (Ghorra-Gobin, 2015 ; Veltz, 2005). Si la métropole renvoie au milieu du XXe siècle à une simple catégorie statistique du recensement (États-Unis), elle est l’objet de l’invention de nouveaux termes à partir des années 1990. L’aire métropolitaine correspond alors à un ensemble qui regroupe une ville centre concentrant l’essentiel des fonctions économiques et des banlieues résidentielles. Mais l’expression edge-city, utilisée (en français comme en anglais) dès 1991, permet de désigner un pôle suburbain récent où se concentrent bureaux et équipements ainsi que loisirs. Elle a été inventée par le sociologue Joël Garreau (Garreau, 1991) qui lui a consacré un ouvrage, à la suite d’un travail de terrain l’ayant conduit dans de nombreuses villes et banlieues des États-Unis. L’edge-city est localisée à proximité d’un nœud autoroutier et elle inclut un mall de taille imposante à proximité d’immeubles de bureaux. Ce pôle suburbain ne fait pas vraiment concurrence au centre traditionnel marqué par un paysage de gratte-ciel (skyline). Se déplacer dans une edge-city exige d’être motorisé en raison de l’absence de transports en commun, même si au fil du temps, les responsables d’équipements ou d’entreprises ont pris avec les autorités locales l’initiative de relier le pôle à une station de métro (quand il y en a). Le territoire métropolitain n’est plus vraiment organisé à partir d’une ville centre mais présenterait une structure polycentrique.
La restructuration économique liée à la mondialisation se lit également avec l’émergence de « districts industriels » ou « clusters ». C’est à l’économiste Michael Porter (Porter, 1998) que l’on doit l’invention du terme cluster, traduit en français par « pôle de compétitivité ». Le cluster participe de l’économie de la connaissance (knowledge economy) qui renvoie notamment aux effets spatiaux d’une organisation économique fondée sur le regroupement de certaines activités (recherche, production) relevant d’un même secteur, et de l’intégration de la recherche dans les processus productifs. La concentration spatiale s’explique en raison de l’intérêt reconnu de la proximité spatiale entre individus relevant d’institutions diverses (publiques, privées) et l’opportunité d’interactions de type face to face (F2F). L’historien Robert Fishman (2008) avait utilisé l’expression de technoburb ou technocity pour rendre compte de l’émergence de paysages urbanisés incluant emplois, lotissements résidentiels et activités de loisirs au-delà des banlieues traditionnelles structurées autour de la maison individuelle.
Au moment de son invention, le terme cluster avait tendance à désigner des espaces suburbains parce que les emplois se localisaient de préférence en dehors de la ville centre, en raison du coût du foncier et de l’ambition de moderniser la filière concernée. Puis il a pris un tournant plus urbain avec le géographe-économiste Richard Florida (2003), connu pour avoir forgé la notion de « classes créatives », une catégorie regroupant des personnes talentueuses relevant de différents secteurs d’activités (médias, finance, droit, art, cinéma). Il est alors question de « quartiers innovants » localisés dans les villes et attirant les « classes créatives » en raison de leur urbanité, de la présence d’aménités et d’une diversité culturelle et de la tolérance pour cette diversité. Les élus locaux soucieux d’assurer l’attractivité de leur ville à l’heure des flux se sont alors mobilisés pour assurer l’aménagement de quartiers répondant aux attentes de la classe créative. Mais ces interventions font l’objet de critiques parce qu’elles favorisent le développement de l’entre-soi, la gentrification et ledéplacement des personnes et ménages aux revenus limités. Le discours sur la gentrification, qui a débuté avec Neil Smith (1996), est ainsi critique à l’égard des politiques publiques participant de l’attractivité territoriale. On parle de ville « néolibérale » (Hackworth, 2006 ; Morel, Pinson, 2017) qui se construirait au profit de certains et au détriment d’une offre équitable de services urbains destinés à l’ensemble de la population.
L’historien Jon Teaford (2006), dans son étude sur l’évolution du phénomène urbain aux États-Unis, associe l’avènement de la métropole au XXIe siècle à un fait « révolutionnaire » tant le changement est radical et non planifié. Autrefois, la vie économique de la métropole était largement dominée par la ville centre et son downtown. À présent, le territoire métropolitain n’est plus monocentrique et relève d’une structure polycentrique avec les edge-cities. Aussi les suburbains ne sont plus contraints de se rendre dans la ville centre pour travailler, faire leurs courses ou encore se divertir. Ils se déplacent presqu’exclusivement en voiture, fréquentent les malls suburbains d’où les populations indésirables comme les sdf sont exclues. Les malls reflètent le statut social des personnes qui les fréquentent et répondent ainsi à la demande d’une société de consommation. La ville centre est peu recherchée par les suburbains, en dehors des classes très aisées n’ayant pas besoin des services publics car en mesure de s’offrir les services du secteur privé, comme, par exemple, les écoles et les services relevant du care.
Les processus de métropolisation, qui reconfigurent les villes, transforment les banlieues, participent de l’avènement de la métropole (Ghorra-Gobin 2015 ; Veltz, 2005). Comment alors expliquer le débat, qui anime les chercheurs, qui, aux États-Unis, oppose le triomphe de la ville à l’avènement de la métropole ?
2.2. Le « triomphe » de la ville ou l’avènement de la « métropole » ?
La crise financière – Great Recession (2008-2012) –, qui a touché en premier les États-Unis, a été favorable à l’émergence d’un débat sur le rôle de la ville dans un monde globalisé. Ce débat oppose les tenants du retour de la ville à ceux qui annoncent l’avènement de la métropole comme un fait inédit et révolutionnaire. À la suite de l’ouvrage du professeur d’économie à Harvard Edward Glaeser (2012), des articles ont évoqué le « retour à la ville » alors que la majorité des chercheurs en études urbaines s’inscrivent dans la perspective d’avènement de la métropole.
Dans Le triomphe de la ville7, Glaeser affirme la prééminence de la ville sur la banlieue, à rebours d’une hypothèse qui, durant plusieurs décennies, a souligné l’avantage de la banlieue sur la ville (Ghorra-Gobin, 2016). Entre les années 1960 et 1990, des chercheurs faisant le constat du déclin démographique de la ville (suite à la décroissance de New York, Philadelphie, Boston et d’autres, ainsi que de villes industrielles (Chicago, Milwaukee, Detroit…)), n’ont pas hésité à affirmer la suprématie des suburbs parallèlement à la restructuration économique indissociable de la globalisation (Fishman, 2008 ; Garreau, 1991). Le retour d’un positionnement en faveur de la ville (Glaeser, 2012) s’inscrit en fait dans la perspective dessinée par Sassen (1991) qui fut la première à signaler son rôle majeur dans la métamorphose du capitalisme, sa globalisation et sa financiarisation. Elle a établi une articulation étroite entre la ville et le capitalisme financiarisé en démontrant que si la globalisation s’inscrivait à partir d’indices de connectivité (flux de marchandises, de capitaux, de connaissances et de touristes sans oublier les immigrés), elle se traduisait par un ancrage dans la ville. Elle a ainsi évoqué les exemples de trois villes qualifiées de « globales », New York, Londres et Tokyo.
Dans l’étude qui s’appuie sur de nombreuses données économiques, Glaeser précise que si New York est reconnue comme la capitale de l’innovation financière, cette réputation ne provient pas de connaissances particulières propres à la ville mais de la rencontre d’individus sous la forme de face to face (F2F). D’où le paradoxe d’une proximité spatiale de plus en plus recherchée, alors que le coût du transport ne cesse de baisser. Pour Glaeser, toute ville compacte offre la densité, la diversité et une certaine forme de proximité spatiale, trois éléments de base du processus d’innovation. Le discours de Glaeser présente l’inconvénient de se limiter à l’exemple de New York et à celui de Bangalore, alors que ce phénomène de renaissance de la ville ne s’opère pas dans de nombreuses villes. On note également que l’économiste ne prend pas vraiment en compte les inégalités sociales et spatiales que vivent les villes. Il affirme toutefois que le rôle des pouvoirs publics revient à aider les populations (touchées par l’exclusion des circuits économiques) à se déplacer vers de nouvelles destinations.
La perspective de Glaeser est confortée par les travaux de certains urbanistes qui, comme Alan Ehrenhalt (2012), font le constat d’un phénomène « d’inversion » dans les représentations de la société américaine. Désormais les ménages auraient une nette préférence à vivre dans la ville plutôt que dans les banlieues. En d’autres termes, on assisterait à un désir d’urbanité de la part des suburbains (Ghorra-Gobin, 2016). Le point de vue d’Ehrenhalt se défend aisément dans la mesure où de nombreuses villes connaissent des processus de gentrification qui se font au détriment des populations vulnérables contraintes de se déplacer. Mais contrairement à Ehrenhalt, certains aménageurs partent du principe qu’il serait souhaitable d’envisager l’urbanisation des banlieues suite à l’introduction de nouveaux codes d’urbanisme en faveur d’une densification du tissu suburbain.
Cette hypothèse d’un mouvement en faveur de la ville et de l’urbanité est largement critiquée par tous ceux qui estiment que la demande d’urbanité est en fait très limitée et qu’elle ne concerne qu’un nombre réduit d’individus, des jeunes couples sans enfants ainsi que des personnes seniors. D’autres soulignent les conséquences de la gentrification, soit l’émergence d’une stratification sociale parallèlement à l’effritement de la classe moyenne. Ces critiquent s’inscrivent dans la lignée des travaux du géographe Neil Smith (Desmond, 2016 ; Smith, 1996), qui fut le premier à dénoncer la gentrification dans la ville de New York.
Le point de vue de Glaeser n’est pas tellement différent de celui de Richard Florida (2003) reconnu pour avoir inventé la catégorie des « classes créatives », soit les personnes reconnues pour leur créativité dans des registres aussi différents que la finance, l’art, les médias ou le juridique. Florida n’a pas seulement identifié ce groupe social émergent, il a souligné l’impact de cette nouvelle classe sociale sur la ville. Les classes créatives seraient en quête d’urbanité et de ce fait choisissent de vivre dans des quartiers qui font preuve de tolérance et de diversité culturelle tout en bénéficiant d’aménités de qualité. Les classes créatives apprécieraient notamment les rencontres non prévues et seraient plus enclines à marcher et à circuler en bicyclette qu’en voiture. Elles participeraient de ce mouvement en faveur du « triomphe » de la ville.
Pour les chercheurs travaillant sur l’avènement de la métropole, l’opposition entre la ville et la banlieue est dépassée. L’enjeu réside dans l’appropriation politique du phénomène qu’est la métropole. En d’autres termes, se donner une perspective de justice sociale et spatiale exige d’imaginer une politique de péréquation fiscale entre les municipalités riches et les municipalités pauvres. Le politiste et juriste Myron Orfield (2002) fut le premier à affirmer l’impératif de l’invention d’une métropole politique. À partir de données sociologiques8, il a identifié pour un grand nombre de métropoles américaines, la catégorie des « banlieues à risque », celles qui ne bénéficient pas d’une assiette fiscale leur permettant d’offrir des services de qualité. Ses travaux ont permis à des associations et à des fondations de faire pression sur les pouvoirs publics et parfois de se substituer à eux pour offrir des services adéquats à la population vulnérable. Orfield a inventé la notion de metropolitics pour insister sur le rôle décisif que peut jouer une nouvelle scène de délibération démocratique à l’échelle de la métropole (Ghorra-Gobin, 2015). Cette scène aurait pour objectif d’assurer des politiques relevant de « l’avantage métropolitain » tout en assurant cohérence territoriale et une certaine forme de justice sociale et spatiale. Il plaide pour l’invention par les États fédérés de conseils métropolitains dotés d’un pouvoir supra-municipal. Il s’oppose à l’idéologie du localisme politique.
L’idée d’un conseil métropolitain a également été défendue par la philosophe Iris Marion Young (1990) qui propose de dépasser l’idéologie traditionnelle d’une démocratie ancrée au niveau local pour envisager le principe d’un conseil métropolitain. Les idées défendues par les chercheurs Katz et Bradley convergent avec celles d’Orfield et de Young même s’il est vrai qu’ils consacrent de nombreux chapitres au principe de l’avantage comparatif métropolitain tout en affirmant que l’économie nationale repose sur l’économie des métropoles : « Metropolitan areas are not part of our national economy ; rather they are the national economy ». Katz et Bradley soulignent les risques présentés par les enclaves pauvres et multiraciales pour la stabilité économique et sociale de la métropole. Aussi le chapitre 5 de leur ouvrage est centré sur l’enclave Gulton, un quartier de la ville de Houston, qui leur permet d’illustrer leurs préoccupations sociales.
La métropolisation reconfigure les villes et explique l’avènement de la métropole au XXIe siècle. Mais sur la scène des débats, les discours de ceux qui évoquent le « triomphe de la ville », s’inscrivant dans un cadre néolibéral, se différencient et s’opposent à ceux qui imaginent la métropole comme une nouvelle figure spatiale en quête de justice sociale et spatiale.
La métropole, une figure spatiale et politique ?
L’étude de l’hétérogénéité du fait urbain à l’échelle mondiale mobilise de nombreux chercheurs dans différentes disciplines. Elle met en évidence les inégalités de l’influence des villes sur l’économie globalisée ainsi que les inégalités intrinsèques aux villes. Dans les pays du Nord comme du Sud, des processus de métropolisation liés à la mondialisation et à la globalisation reconfigurent les villes d’un point de vue spatial, économique et social. D’où le contraste entre le plaidoyer pour la ville et celui pour la métropole. Ce dernier se distancie de la logique néolibérale en prônant l’impératif d’une péréquation fiscale entre les municipalités composant la métropole. La conclusion suggère l’hypothèse de la métropole, comme nouvelle figure spatiale structurée sur la base du polycentrisme et comme nouvelle échelle territoriale à partir de laquelle s’articulerait l’idéal de justice sociale.