1. Introduction
Initialement pensé à l’échelle globale, le développement durable impliquant l’articulation entre enjeux sociaux, politiques et écologiques de la préservation de la vie sur terre est transposé à l’échelle des villes depuis le milieu des années 90 (Lévy, Hajek, 2015). Dans la continuité de la charte d’Aalborg (1994), puis, à partir de 2000, par la mise en œuvre de Plans d’Aménagement et de Développement Durable (PADD), les communes françaises se saisissent en effet massivement de ce concept afin de penser différemment leurs politiques d’aménagement. La ville durable apparaît comme un cadre pour concevoir la ville de demain, plus juste, plus écologique et souvent plus « salutaire » (Hajek, 2015). Issue d’une réflexion plus vaste et plus ancienne sur l’écologie urbaine et l’assainissement des villes, la notion suppose en effet de penser la ville comme le support d’une meilleure santé pour tous et toutes. Or la « ville durable » est difficile à définir en ce qu’elle constitue autant un projet qu’une théorie. Cependant, quelques principes semblent rassembler à la fois chercheurs et acteurs de sa mise en œuvre. La ville durable serait une ville qui associe un projet environnemental, économique, social et politique. Comme le rappelle Cyria Emelianoff, la constitution de la ville durable tiendrait à la mixité fonctionnelle (contre la séparation des fonctions prônée par l’urbanisme des années 1960), l’émergence de nouvelles proximités, la diminution de la mobilité contrainte, mais aussi à la réappropriation d’un projet politique collectif (Emelianoff, 2007). Le développement – et le soutien politique – de l’agriculture urbaine s’inscrit dans cette dynamique. Celle-ci participe en effet de la relocalisation de la production alimentaire, la lutte contre l’agriculture intensive et polluante, le soutien de projets porteurs de liens sociaux à des échelles plus fines, comme la valorisation de produits plus respectueux de l’environnement et de la santé des individus. Nous proposons ici d’appréhender l’agriculture urbaine comme participant d’un projet collectif de développement d’une ville nourricière, davantage respectueuse de l’environnement et du bien-être des personnes, mais aussi comme un levier potentiel d’émancipation des femmes dans une ville de la banlieue parisienne : Gennevilliers.
Un processus de simplification opère bien souvent dans l’analyse du développement de l’agriculture urbaine. Celle-ci est cantonnée aux grandes métropoles, où le jardin partagé fait œuvre de lien social ou d’outil de la gentrification de ses derniers quartiers populaires, tandis que dans les anciennes banlieues industrielles, plutôt nord-américaines, ces initiatives correspondraient à la nécessité de se nourrir, à résister à la crise en transformant certaines friches en potager. Par exemple, entre 350 et 1 600 jardins partagés et fermes urbaines sont aujourd’hui répertoriés à Détroit (États-Unis). Gérées par des collectifs ou des associations, ces initiatives sont soutenues par le plan stratégique municipal Detroit Future City (Paddeu, 2017). Or cette simplification du discours à propos du développement de l’agriculture urbaine gomme la diversité des situations locales. Un second discours de simplification et de généralisation est à l’œuvre sur les territoires de banlieue décrits comme des lieux de violences, notamment en matière de manifestations spatiales de rapports sociaux de sexe et de domination ; ces quartiers populaires des banlieues des grandes agglomérations n’en ont pourtant pas le monopole (Denèfle, 2008 ; Coutras, 2005 ; Coutras, Beaujeu-Garnier 1974). La redondance des propos associant territoires périphériques et violences tend à les transformer dans l’imaginaire collectif en espaces homogènes, refusant leur diversité, leur hétérogénéité et la particularité d’histoires, d’aménagements, de volontés politiques et de modes d’organisation sociale distincts (Brun et al., 1994 ; Estèbe, Donzelot, 2004). La diversité des personnes gennevilloises jardinant, ainsi que la capacité de ces lieux à unir, même temporairement, des individus de sexe, d’âge, d’origine et de classes sociales différentes montrent qu’il convient de déconstruire deux idées traditionnellement acquises selon lesquelles, d’une part, les jardins seraient des outils de gentrification et, d’autre part, que les territoires de banlieues seraient intrinsèquement violents envers les femmes et les minorités de genre. Nous nous demanderons comment, dans le contexte gennevillois, l’agriculture urbaine peut prendre la forme d’une responsabilisation collective et devenir l’un des vecteurs concrets du changement des rapports des habitants à la ville. Dans quelle mesure le développement ainsi que le mode de fonctionnement des jardins partagés gennevillois posent-ils concrètement la question d’un développement urbain durable ? Finalement, ces lieux sont-ils des outils pertinents à l’articulation des enjeux urbanistiques, sociaux, politiques, environnementaux et sanitaires inhérents au développement durable ?
Nos propos s’appuient sur des expériences concrètes de configurations différentes (jardins familiaux clos et individuels, jardins partagés ouverts et collectifs) dans la ville de Gennevilliers (Hauts-de-Seine, France). Des entretiens semi-directifs ont été menés auprès de membres des associations initiatrices et gestionnaires des différents jardins gennevillois, ainsi qu’auprès d’usagers, d’habitants de la ville. Nous avons ainsi réalisé près d’une vingtaine d’entretiens semi-directifs approfondis. Les résultats issus de phases d’observations participantes1 (réunions liées à la gestion des jardins, participation au jardinage, réunions publiques d’information) complètent cette approche qualitative. Ces observations et les temps d’échanges informels se sont avérés riches d’enseignement quant à la répartition des rôles, des temps de parole ou des sujets abordés par les hommes et les femmes. Enfin, le recensement des jardins gennevillois, l’appréciation de leur développement et de leur histoire sont issus de récits de professionnels municipaux et de membres d’associations locales, ainsi que de documents d’archives. Enfin, la démarche qualitative, participative et critique du projet « La ville côté femmes »2 dans laquelle s’inscrit cette réflexion est mobilisée. En effet, ce travail sur les jardins partagés n’aurait pas été possible sans le soutien et l’investissement de personnes habitantes et membres de l’association « Les Urbain.e.s », intégrés dans ce programme de recherche-action.
2. Gennevilliers, un territoire favorable au développement de jardins pour toutes et tous ?
2.1. Cadre contextuel et historique
Gennevilliers, ville située au nord du département des Hauts-de-Seine, comptait, d’après l’Institut National de la Statistique et des Études Économiques (INSEE) 43 376 habitants en 2014. Elle s’étend sur 1 164 hectares dans la boucle de la Seine (figure 1). Un tiers de la superficie de la commune est occupé par la zone d’habitat, principalement des logements collectifs (65 %), un tiers accueille les zones industrielles et d’activités, le dernier tiers est consacré aux activités du Port Autonome de Paris. Enfin, la surface totale des espaces verts gérés par le service Environnement de la ville représente 64,7 hectares.
Figure 1. Situation de Gennevilliers en île-de-France.
Gennevilliers situation in Paris’ region.
Sources : BD Topo IGN, réalisation des auteures.
À Gennevilliers, les situations socio-économiques sont globalement défavorisées au regard de l’ensemble du département. D’après l’Insee, en 2013, la médiane du revenu disponible par unité de consommation était de 16 288 € (contre 25 787 € pour le département) et le taux de chômage de 21,1 % en 2014 (contre 11 % dans les Hauts-de-Seine). Si les quartiers du Village et République (nouvel écoquartier) abritent des populations un peu plus aisées que le reste de la commune, Gennevilliers reste une ville homogène et populaire. Gennevilliers est marquée par un riche passé industriel, mais cette ville n’en est pas moins restée un lieu de maraîchage jusqu’au début de ces deux dernières décennies (le poireau de Gennevilliers est toujours répertorié au patrimoine horticole). La conjonction de ces deux héritages s’est notamment matérialisée par des formes urbaines particulières comme la cité-jardin ou la mise en culture de parcelles de jardins familiaux. Aujourd’hui, 60 familles louent des parcelles de jardins familiaux (propriétés de la commune), et plus de 90 personnes figurent sur une liste d’attente. Poussée par une demande qui continue de croître, l’association de gestion des jardins familiaux et la municipalité étudient les possibilités d’une nouvelle répartition des espaces (réduction de la taille des parcelles, attribution d’une parcelle à plusieurs familles à la fois, par exemple). Depuis 2014, un nouveau cap a été franchi en matière de développement durable à l’échelle locale au travers de la promotion de l’agriculture urbaine. La municipalité favorise en effet la création de jardins partagés et la réimplantation de cultures maraîchères sur son territoire. Elle soutient les initiatives citoyennes de développement de jardins partagés par la session de terrains, l’aide à l’installation et à la plantation. Un poste de chargée de mission dédié à l’agriculture urbaine a également été créé. Enfin, la mise à disposition de terrains par des bailleurs sociaux dans deux quartiers de la ville ou l’installation d’un jardin partagé en toit-terrasse sur l’un des immeubles d’habitation collectifs en accession à la propriété du nouvel écoquartier témoignent de la volonté municipale d’associer ses partenaires à cette démarche. Finalement, en trois ans, sept nouveaux jardins partagés ont été créés. Ils s’ajoutent aux cinq existants depuis au moins cinq ans (figure 2).
Figure 2. Gennevilliers, ses quartiers et ses jardins partagés.
Gennevilliers, its neighborhoods and gardens.
Source : fond de carte Géoportail, réalisation des auteures, 2017.
Enfin, certains habitants ont par ailleurs profité de la dynamique pour développer le mouvement des « Incroyables Comestibles ». Issue du mouvement « Incredible Edible » né à Todmorden en Angleterre, la démarche des « Incroyables Comestibles » consiste en une mise à disposition gratuite, dans de petits potagers disséminés dans les villes (et les campagnes), de légumes cultivés par les volontaires participant au mouvement. À Gennevilliers, des bacs plantés sont disposés dans les rues et les espaces verts de différents quartiers, mais, à ce jour, principalement dans le quartier du village et à proximité des écoles de la ville.
2.2. Femmes et hommes dans les jardins gennevillois
Deux formes principales de jardins collectifs urbains coexistent sur le territoire gennevillois : les jardins partagés et les jardins familiaux. Les premiers comprennent des parcelles (ou des bacs hors-sol) cultivées collectivement, alors que les seconds correspondent à une gestion plus individuelle de la terre et du jardinage. Or, au-delà de ces modes de fonctionnements, à Gennevilliers la fréquentation des lieux distingue ces deux types de jardins. En effet, les jardins partagés s’avèrent majoritairement occupés et gérés par des femmes, inversement les hommes sont majoritaires dans les jardins familiaux de la commune (figure 3).
Figure 3. Analyse sexo-spécifique des usagers de jardins gennevillois.
Women and men in Gennevilliers’ gardens.
Source : relevés de terrain et entretiens, réalisation des auteures, 2016.
Léa Mestdagh relève une répartition équivalente dans des jardins franciliens qu’elle a étudiés (Mestdagh, 2015). Kaduna-Eve Demailly note également, à propos des vacants jardinés3 du quartier Flandre-Villette du 19e arrondissement de Paris, qui peuvent être apparentés à des jardins partagés et non à des jardins familiaux, que les femmes y « sont largement dominantes ; ou du moins elles sont plus investies que les hommes » (Demailly, 2014). Cette séparation sexuée des espaces pourrait être associée à une répartition, elle aussi sexuée, des modes de jardinage : la culture florale serait l’apanage des femmes, la parcelle individuelle et la production alimentaire seraient masculines (Mestdagh, 2015). Pourtant, nos observations auprès des personnes jardinant ne permettent pas de mettre en évidence une telle différence de cultures entre les deux formes de jardins. La grande majorité des surfaces cultivées en jardins partagés sont destinées au maraîchage, aux plantes aromatiques et condiments. Alors que des fruits, légumes et fleurs se côtoient sur les parcelles des jardins familiaux.
De plus, nos résultats incitent à dépasser cette différence numérique, pour s’intéresser aux rôles des hommes et les femmes dans ces espaces (dans leur émergence comme dans leurs modes de gestion). En effet, à Gennevilliers, les femmes sont à la fois investies dans le jardinage, l’entretien, les récoltes des jardins partagés, mais elles sont aussi, et souvent, à l’initiative de ces projets. Dans le quartier du Luth, par exemple, le jardin partagé a été conçu et est aujourd’hui géré par une association féminine du quartier : Les voisines du Luth. Le même constat apparaît de l’analyse des modes de gestion et de fonctionnement du jardin du quartier des Agnettes, ou bien des bacs du collectif des « Incroyables Comestibles ». D’après une jeune femme impliquée dans le jardin des Agnettes depuis son installation « le groupe est plutôt féminin. Côté hommes, il y a B, C et M. Je ne trouve pas d’explication à ce phénomène. Les hommes que nous avons vus disent qu’ils n’ont pas de temps pour s’investir. On va essayer de trouver pourquoi autant de femmes. Je ne me suis pas posé la question ». Une commerçante du quartier du village et membre des « Incroyables Comestibles » déclare ainsi : « Dans notre groupe, il y a quand même plus de femmes que d’hommes […] C’est plus les femmes qui prédominent dans les réunions. C’est difficile à expliquer ». Les membres des jardins partagés, comme au collectif des « Incroyables Comestibles », font donc un même constat d’un engagement féminin plus important. Or cet engagement aux jardins participerait-il d’une répartition genrée des activités de culture (dans la ville), ou bien est-il aussi un levier de contestation des normes hiérarchisant les rôles des femmes et des hommes ?
3. Les jardins, supports de stéréotypes, de résistance et de renversement des normes de genre
Sans surprise, le fonctionnement des jardins partagés gennevillois est traversé par les rapports sociaux de sexe, comme l’est la société. Néanmoins, ces jardins sont également le support de renversement de ces normes, voire le support d’un empowerment féminin, pris dans un sens de (ré)appropriation de moyens d’agir sur leur vie quotidienne, dans la transformation de leur cadre de vie (Bacqué et Biewener, 2013).
3.1. Jardiniers et jardinières, à chacun son rôle
Les jardins familiaux gennevillois sont issus des jardins ouvriers nés au XIXe siècle, accompagnant l’urbanisation au moment de la révolution industrielle et de l’exode rural. En 1876, la démarche de l’abbé Lemire, député-maire chrétien de la ville d’Hazebrouck, créant les conditions pour que se développent des jardins ouvriers dans le but d’améliorer la situation des familles ouvrières, prend sa place dans la mouvance hygiéniste à destination des populations ouvrières. L’enjeu est alors d’extraire l’ouvrier des taudis où sévit la tuberculose, de les éloigner du bistrot, d’insuffler aux ouvriers une certaine idée du foyer, et d’éviter qu’ils s’imprègnent des nouvelles idées communistes. Enfin, la mise en place de ces jardins permet à de nombreux ouvriers de renouer avec la terre, alors que beaucoup d’entre eux sont issus du monde rural. Fin XIXe-début XXe siècle, la politique paternaliste du patronat participe ainsi à la mise à disposition de jardins ouvriers pour le personnel. Or l’attribution des jardins ouvriers s’inscrit dans une tendance au contrôle moral du monde ouvrier. La parcelle est attribuée au chef de famille, mais si l’homme est dépositaire du lopin de terre, le conserver repose sur le couple. Ainsi, « un jeune ménage sans enfants ne peut posséder un jardin que jusqu’à la troisième année de son mariage. Passé ce délai, il est considéré stérile et quitte le jardin. » (Schweitzer, dans Mestdagh, 2015). Élément d’une politique nataliste, les jardins ouvriers, devenus jardins employés puis jardins familiaux, ont conservé dans les usages, une fréquentation plus masculine.
Nos résultats montrent que la répartition des rôles des hommes et des femmes au sein des jardins urbains contemporains s’inscrit dans cet héritage. On retrouve, dans le fonctionnement des jardins partagés, comme dans celui des « Incroyables Comestibles », les mêmes stéréotypes de genre, portés aussi bien par les hommes que par les femmes. La répartition des activités et des tâches en est un révélateur ; ainsi, d’après cette usagère du jardin partagé des Agnettes « cela manque d’hommes pour bêcher ». Certains discours font appel à des prétendues qualités ou caractéristiques proprement féminines (écoute, sociabilité, sensibilité ou faiblesse physique…) et masculines (force, dureté, technicité…). Une participante du jardin partagé des Agnettes estime ainsi que « la relation de la femme à la terre, c’est une relation maternelle, presque. Elle s’occupe de faire pousser, de faire à manger, de nourrir ». Les propos d’une des membres du collectif des « Incroyables Comestibles » illustrent également la persistance de stéréotypes de genre lorsqu’elle déclare que les femmes « savent s’investir, elles savent faire les choses jusqu’au bout, au moins essayer pour que ça puisse fonctionner. Et puis, ça dépend des points de vue. Chez certaines, c’est peut-être aussi pour créer des liens. Ça les intéresse, ça les interpelle, elles se sentent concernées aussi plus facilement qu’un homme. C’est presque un sixième sens, un instinct en fait. ». Ce type de discours essentialisant illustre la puissance coercitive de certaines injonctions sociales et normes de genre.
La mise en valeur de la performance individuelle masculine, de la force physique qui leur serait réservée, se traduit, par exemple, dans la répartition des rôles et des tâches lors des ateliers de construction des bacs. Une membre de ce collectif déclare ainsi : « quand on a construit les bacs, c’était très homme, et dans le perfectionnisme aussi. Nous, on disait qu’il fallait faire des bacs simples, pour que tout le monde puisse se dire : "j’ai participé !", parce que l’idée des « Incroyables comestibles » c’est que cela se répartisse un peu partout ; mais les hommes, ils voulaient que cela soit quelque chose de très beau ; comme c’est à côté du tram, ils voulaient que cela soit très beau, donc ils se sont lancés dans des trucs, c’est mieux que ce que l’on pourrait acheter. Puis, les coins bien arrondis, du vernis [pause], mais moi je pensais faire quelque chose de plus brut, comme avec des palettes, que les gens puissent se dire "je pourrais faire ça moi-même". Mais oui, ces deux journées-là, c’étaient deux journées très masculines, c’est eux qui ont construit les bacs, oui. [Pourquoi ?] Euh… parce qu’on était dans les locaux des services techniques de la ville, et il y avait beaucoup de grands outils, et je pense que ça fait, enfin moi personnellement, ça me fait peur. Oui, parce que ce sont des outils qui sont dangereux, le risque d’accident est grand, c’est sérieux. Et puis pour démolir une palette, on a besoin de pas mal de force. Bon ! A. s’y est mise, mais c’était plus les hommes, c’est vrai. Mais pour le reste des tâches, c’était assez bien réparti ». Néanmoins, réduire les jardins à la seule expression de stéréotypes de genre est éloigné de la réalité. En effet, les jardins partagés apparaissent également comme des lieux de résistance et de renversement de ces stéréotypes.
3.2. Des lieux de résistance et renversement des stéréotypes de genre
« Je l’utilise [son mari] en soutien, il ne va pas aux réunions, il garde les enfants ».
Cette déclaration d’une habitante participant aux actions du collectif des « Incroyables Comestibles » présente un renversement des rôles dans la famille. Le jardinage agit ici comme un investissement citoyen, comme toute autre activité associative, militante ou non. La liberté que se permet cette femme vis-à-vis des tâches stéréotypées reproductrices se fait au bénéfice d’activités collectives. Elle s’approprie alors des façons d’être et de faire plus majoritairement masculines. Elle dépasse un conditionnement à sa présence dans l’espace public aux seules fonctions de soin aux autres. La citation suivante illustre ce même phénomène. Le jardin peut être un support de renversement des rôles assignés aux hommes, d’une part, et aux femmes, d’autre part : « Il n’y a pas d’homme qui fait un travail d’homme, et de femme qui fait un travail de femme, on a des femmes qui font des palettes et des hommes qui servent le café ». Au-delà de cette remise en cause pragmatique des rôles assignés aux unes et aux autres, les discours des personnes rencontrées montrent que ces jardins sont aussi des outils de valorisation des savoirs acquis, se révélant ainsi comme des moteurs de l’estime et de la confiance en soi. L’importance accordée à la passation de savoir, entres femmes, entre générations, est en effet valorisée par un grand nombre des personnes enquêtées. Une des fondatrices, et jardinière assidue, du quartier du Luth déclare ainsi : « petite, je voyais toujours mes oncles, mon grand-oncle quand je partais en vacances dans les Landes. C’étaient des agriculteurs, donc j’avais un regard sur la terre, on va dire. Voilà. Mais c’était plus en image qu’en pratique. Et puis ma belle-mère, pour l’irrigation des jardins. Ma belle-mère en Algérie avait un jardin, elle me disait toujours : "le jardin c’est le matin tôt, et le soir tard quand il n’y a plus de soleil. Et tu mets, tu mets, tu mets de l’eau" ; c’est vrai, je le fais. Il faut que la plante, il faut qu’elle ait le temps de boire. On retient les techniques des anciens, c’est important ». D’après une usagère du jardin des Agnettes, une femme âgée du quartier a ainsi transmis des informations essentielles pour le groupe : « F, c’est notre dictionnaire de jardinage, elle sait tout faire. […] Je ne savais pas jardiner à la base. Par exemple, je ne savais pas qu’on pouvait utiliser du savon noir pour enlever les petites bêtes. Je me suis nourrie des autres. J’ai découvert ce que c’était que des gourmands ». Un homme, usager ponctuel de ce jardin, estime également se reposer sur le savoir-faire de cette femme : « je partage ma parcelle avec F, et c’est tout bénef. Elle est hyper calée en jardinage, je n’imaginais pas ça. Du coup, je la laisse faire. Elle me dit comment procéder, et je lui fais confiance. C’est un dictionnaire du jardinage ». À la différence des jeux pour enfants, autour desquels l’arrêt est possible mais conditionné à l’attention portée aux enfants, la possibilité de s’arrêter, de stationner dans le jardin ne suppose pas une vigilance supplémentaire. L’apprentissage de nouveaux savoirs, la valorisation d’être en capacité de partager un savoir deviennent possibles. L’identification positive ne relève pas seulement de la performance (collective ici), mais de la transmission, de la reconnaissance des hommes et des femmes jardinières comme étant des personnes ressources. Enfin, ce partage horizontal de savoir-faire transforme cette activité de loisirs, potentiellement communautaire ou support d’entre soi, en un lieu de résistance, d’affirmation du droit à être dans l’espace public. Dans le quartier des Agnettes, par exemple, l’implication dans le jardin partagé s’est prolongée, pour un grand nombre de personnes, par une participation aux réunions publiques mises en place dans le cadre du projet de renouvellement urbain du quartier.
4. Des espaces supports de bien-être et de liens sociaux
Les jardins gennevillois participent à l’émergence de nouveaux rapports sociaux, de genre notamment. Cependant, la position particulière des femmes dans ces lieux (position physique et organisationnelle) implique aussi une capacité d’agir et une nouvelle prise de pouvoir sur leur existence et leur santé.
4.1. Des jardins outils de santé, bien-être et estime de soi
Une abondante littérature montre que le jardin (privé comme familial ou partagé) et la pratique du jardinage possèdent des effets bénéfiques sur la santé des individus (Duchemin et al., 2008 ; Milligan et al., 2004). La majorité de ces travaux analysant les liens entre le jardinage et la santé porte sur la santé dite « physique » (diabète, risques cardio-vasculaires, cholestérol, réflexes psychomoteurs…), mais certaines études ont également montré que le jardinage possède des effets positifs sur la santé mentale des individus (Brown, Jameton, 2000 ; Patterson, Chang, 1999). Les personnes âgées seraient particulièrement sensibles aux effets relaxants et apaisants des jardins (Wells, 1997). Alors que les organismes et institutions de promotion des jardins partagés comme de l’agriculture urbaine mettent en avant les éventuels bénéfices de l’activité (jardinage) comme de ses résultats (la consommation de produits locaux, frais, sains), les participants et participantes semblent retenir les bénéfices d’une telle activité sur leur santé mentale plus que physique (Duchemin et al., 2008). Nos résultats s’inscrivent dans la continuité de ces travaux. En effet, une part importante des personnes rencontrées évoque les bénéfices du jardin sur leur santé. L’analyse de nos entretiens et observations met en valeur trois principales dimensions des rapports entre jardins partagés et santé : le bien-être et la santé mentale ; l’estime de soi et l’alimentation.
Premièrement, le jardin apparaît au travers des discours recueillis comme un outil de bien-être individuel : « Moi, quand je viens ici, ça me vide la tête, ça me fait du bien, j’oublie tout, ah ! oui. Oui, franchement, moi, cela me fait un bien fou ». Ce sentiment est partagé par des personnes ne déclarant aucun souci spécifique, mais également des femmes affectées par des problèmes de santé : « ce jardin m’a sortie de chez moi. Je ne faisais rien de mes journées étant donné mes problèmes de santé » et « c’est une façon pour moi de me détendre ». Être à l’extérieur, réaliser une activité inhabituelle ou bien échanger et tisser des liens sociaux participent au bien-être des individus rencontrés. C’est ce dont témoigne cette autre habitante du quartier du Village lorsqu’elle déclare : « Moi, je suis bien ici. Ça me fait du bien de voir du monde. Je suis veuve et je suis seule à la maison. Là, je sors de chez moi. On est porté par le groupe. On évite l’isolement complet. On relève la tête, du coup, on prend moins de médicaments parce qu’on se sent mieux et qu’on supporte mieux nos douleurs. Enfin, on sait pourquoi on a mal. Y compris quand on jardine, on sent nos articulations et on sait aussi pourquoi on a mal. Et après, ça me manque si je n’y vais pas ». Deuxièmement, à l’image des propos d’une usagère du jardin partagé du quartier des Agnettes, pour qui « l’atelier de construction des bacs a prouvé qu’on n’était pas que des zozos, on a donné sens à notre projet », et dans la continuité de notre réflexion sur les enjeux locaux et genrés de la transmission des savoirs, les jardins partagés gennevillois apparaissent comme des lieux de valorisation et d’estime de soi. De plus, les expériences jardinières reportées correspondent souvent à des moments d’enfance vécus pendant des vacances, des parenthèses extraordinaires ou des souvenirs joyeux partagés avec des proches disparus. Ces souvenirs semblent pleinement participer au sentiment de bien-être des personnes rencontrées.
Enfin, les bénéfices d’une alimentation saine – souvent inaccessible pour les populations les plus précaires4 – sont directement identifiés par certaines personnes enquêtées. À l’image de cette jardinière du quartier des Agnettes, ces espaces de culture urbaine peuvent constituer une nouvelle source alimentaire, différente, accessible : « J’ai pris conscience que l’on pouvait manger bien et pas cher […] Et puis le rapport à la santé. Si on veut un esprit sain dans un corps sain, il faut apporter des choses saines à son corps ». L’engouement pour les jardins partagés ne se résume plus seulement, pour les citadins, au mieux vivre ensemble et à la promotion du lien social. Notamment en temps de crise économique, le jardin partagé est une source réelle de production agricole. Pour les moins fortunés des jardiniers, « une production sur 100 m² équivaut à l’octroi d’un 13e mois », rappelle la chargée de l’agriculture urbaine de la ville. La nourriture produite en ville participe ainsi à l’autonomie alimentaire des plus précaires. C’est sur cette base que les habitants les plus pauvres de la ville de Detroit (États-Unis) ont développé des jardins nourriciers dans ce qui fut la capitale mondiale de l’automobile, ravagée depuis les années 1970 par une violente crise économique et sociale (Paddeu, 2014). De plus, cette production de proximité permet aux consommateurs de réinterroger le contenu de leurs assiettes. D’après l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture, l’agriculture urbaine serait pratiquée par 800 millions de personnes, et produirait approximativement 15 % des denrées alimentaires mondiales. À Gennevilliers, les jardins sont également de véritables espaces de production agricole. Les jardins partagés fournissent, dès la seconde année, d’importantes quantités de légumes. Par exemple, d’après l’une des usagères du jardin situé dans le quartier du Luth : « on voit bien la différence entre l’année dernière et cette année. Cette année, on a fait facile 30-35 kg de tomates, 30 kg de courgettes, elles étaient énormes, les concombres idem, peut-être 30 kg au moins 25 kg d’aubergines. Et que dans des bacs. Et là, il y a en a encore qui viennent ». Les rendements obtenus dans les bacs des « Incroyables Comestibles » ont également surpris bien des habitantes et habitants. Enfin, la perspective d’une production comestible, cueillie mûre, dont le processus de croissance est connu et maîtrisé, participe globalement à remettre en cause les circuits de la grande distribution, vers une nouvelle prise en compte de la saisonnalité. Les propos d’une usagère du jardin des Agnettes l’illustrent : « On redécouvre le goût des choses. Les tomates sont excellentes. J’ai même appris qu’on pouvait manger les tomates pas mûres en en faisant de la confiture de tomates vertes. Maintenant, j’ai du mal à aller aux rayons fruits et légumes du supermarché. J’ai compris pourquoi des gens vont au marché. J’ai pris cette conscience. J’ai pris conscience du rapport avec les cycles, les saisons ». Cependant, si les jardins partagés gennevillois permettent un plus large accès à une alimentation saine (sans pesticide, notamment) et diversifiée, la qualité des sols doit être prise en compte. Cette question semble des plus pertinentes dans le contexte de Gennevilliers, une cité au riche passé industriel. En effet, de nombreux terrains ont été pendant des années le support d’activités industrielles parfois très polluantes (automobile, solvants, peinture…). Les autorités locales, comme les habitantes et habitants, connaissent ces risques, et s’y sont adaptés. Par exemple, le jardin partagé de l’éco-quartier situé sur les anciens terrains des usines Chausson est composé de bacs. Aucune plantation n’est effectuée en pleine terre. Bien que ces terrains aient fait l’objet d’un programme de dépollution durant deux ans avant la construction du quartier, il y est interdit de consommer des produits cultivés en pleine terre. De la même façon, l’une des jardinières à l’origine du jardin partagé du quartier du Luth explique que les sols du jardin ont été contaminés par diverses activités, dont un garage. C’est pourquoi seules les cultures en bac hors-sol sont pratiquées.
Finalement, si l’ensemble de ces éléments plaide pour un jardin support de santé (nutritionnelle, notamment) d’un certain bien-être individuel dans la ville, un therapeutic landscape (Milligan et al., 2004), les expériences gennevilloises montrent que ce rôle thérapeutique du jardin peut également être appréhendé à une autre échelle, celle du corps social.
4.2. Des espaces porteurs de liens sociaux : vers un bien-être collectif ?
Dans une étude menée à Montréal, Nathalie Bouvier-Daclon et Gilles Sénécal montrent que « l’individualisme des jardiniers prime largement sur une quelconque dynamique collective » (Bouvier-Daclon, 2001). Nos résultats montrent qu’au contraire ces espaces sont à Gennevilliers le support de dynamiques collectives. En effet, les jardins partagés gennevillois constituent des lieux de rencontre, des lieux (re)créateurs de liens sociaux de différentes natures. Premièrement, s’opèrent dans ces lieux de (nouvelles) formes de socialisation, souvent non mixte. Nous l’avons montré, à Gennevilliers, les jardins sont majoritairement des lieux occupés, appropriés et très souvent conçus ou imaginés par une majorité de femmes. Les Gennevilloises rencontrées portent une attention particulière à cette forme de socialisation, ainsi qu’aux liens qu’elles tissent avec d’autres femmes au sein du jardin. Si cette non-mixité n’est ni un principe fondateur des projets de jardins à Gennevilliers, ni une situation recherchée par les participantes, elle est souvent appréciée par les jardinières. Par exemple, d’après une enquêtée du jardin des Agnettes« c’est bien de se retrouver ici, c’est comme une thérapie. Et il n’y a pas de bonhomme pour nous embêter ». Certaines enquêtées déclarent en effet apprécier ces temps d’échanges entre femmes, et rappellent qu’elles jardinent avant tout « entre copines ». Deuxièmement, les jardins partagés gennevillois sont des supports de liens intrafamiliaux. La terre, le jardinage et la production agricole apparaissent comme des outils de dialogue dans des situations familiales tendues, voire conflictuelles : « Venir au jardin avec mes fils m’a permis de me retrouver avec eux ». Une usagère de ce même jardin partagé estime que cet espace « peut créer des liens entre les parents et les enfants. C’est le cas d’une maman et de son enfant. Ils viennent juste pour arroser, mais cela les a rapprochés. Elle nous a dit qu’elle avait raconté ce qu’elle faisait avec son fils lors d’une consultation au centre municipal de santé. Ils l’ont encouragée à poursuivre ». Cette fonction sociale du jardin est utilisée depuis des décennies par les travailleurs sociaux. En France, les jardins de réinsertion se sont en effet massivement développés depuis les années 1990. Troisièmement, participer à ce type de jardinage offre une occasion de développer des relations sociales au sein du quartier. En effet, le jardin devient bien souvent un lieu de rencontre où l’on vient jardiner avec son voisin, des plannings d’arrosage se mettent en place pendant les vacances, par exemple, amenant les participants et participantes à communiquer, à s’organiser pour faire vivre et perdurer ce lieu. Le champ lexical de la rencontre, de l’échange et de la convivialité est en effet très présent dans les propos recueillis. Pour cette femme participant activement aux « Incroyables Comestibles », « ça donne la possibilité de discuter avec les gens. Moi, je suis quelqu’un de plutôt introvertie, et c’est plus facile de discuter avec les gens quand on fait quelque chose. On peut expliquer ce que l’on est en train de faire, les petites conversations, et ça change les gens, je pense. […] Cela m’a permis de rencontrer de nouvelles personnes, surtout au village. […] c’est très important la rencontre de nouvelles personnes ».Les deux femmes les plus actives du jardin partagé du quartier du Luth estiment, quant à elles, que le jardin permet de tisser des liens avec des voisins trop souvent croisés dans le quartier sans même se saluer : « C’est un lieu de rencontre, le jardin. Quand on peint les bacs, par exemple, eh bien, il y a toujours quelqu’un qui passe, qui rentre, qui discute. […] Les gens aiment bien, les gens passent, parfois même pas pour jardiner, juste pour venir » et « C’est vrai qu’il y a des gens, on ne se disait pas bonjour, eh bien, maintenant, si. Il y a un monsieur qui passe tous les jours, il n’est jamais rentré, ou peut-être une fois, mais quand il passe tous les jours, il nous dit bonjour, et nous dit deux trois mots "ah ! bonjour, qu’est-ce qu’il est beau votre jardin !" ». Ce constat ne semble pas se limiter au quartier du Luth. En effet, des femmes rencontrées aux Agnettes décrivent les mêmes processus : le jardin est un outil de communication à l’échelle locale. Une des usagères du jardin partagé de ce quartier déclare ainsi avoir « une vision différente des personnes. Il y a des gens qu’on croisait juste dans la rue. C’était impersonnel. Cela a rapproché des gens qui n’avaient rien à voir, cela a créé du lien. […] La fête des voisins, on la fait ici, c’est vraiment un lieu de rencontre et d’échange. Moi, je dis, le jardin, là, comme il est, c’est un lieu de rencontre et de partage ». Enfin, l’aménagement des jardins partagés de Gennevilliers témoigne de la volonté des usagers de créer des espaces de bien-être et de convivialité (bancs, tables, mobilier peint, coussins).
Cet ensemble d’éléments illustre le caractère multidimensionnel de la notion de santé et de bien-être. En effet, à l’image de la définition retenue par l’Organisation mondiale de la santé dans la charte d’Ottawa, la santé apparaît non pas comme l’absence de maladie ou d’infirmité, mais comme un état de bien-être physique, mental et social ; état qui ne dépend donc pas uniquement de facteurs pathogènes, mais aussi, et surtout, des conditions sociales, économiques ou environnementales de vie des hommes et des femmes.
4.3. Des jardins producteurs de nouvelles urbanités
Enfin, à Gennevilliers, ces jardins constituent de véritables outils de construction de la ville, processus dans lesquels les femmes semblent avoir toute leur place. Deux aspects de cette construction de la ville peuvent être identifiés. A priori paradoxaux, ces éléments participent pourtant conjointement à ces nouvelles formes d’urbanité. D’une part, les jardins permettent de « cacher la ville » et certains marqueurs d’une urbanisation aujourd’hui décriée : les immeubles collectifs de très grande taille. D’autre part, les jardins participent à la (re)découverte des quartiers par leurs habitant-e-s, à la réappropriation de certains espaces. Finalement, le jardin ne crée-t-il pas, ou ne recrée-t-il pas de la ville, du droit à la ville pour toutes et tous ?
Les jardins peuvent, selon nos interlocutrices, cacher la ville. En effet, pour une partie de ses usagers et usagères, le jardin leur permet de s’abstraire d’un environnement jugé trop minéral, imposant, voire oppressant. Les grandes tours et barres d’immeubles permettent de loger un grand nombre de personnes, et ici à bas coût puisque ce sont des HLM, et constituent pourtant de puissants symboles des représentations négatives, souvent intériorisées, de la banlieue parisienne. Elles sont érigées en symbole des erreurs d’une certaine vision de la ville : dense, monofonctionnelle, voire inhumaine. Le jardin permettrait de masquer ces éléments architecturaux : « On ne voit plus la barre d’immeuble Victor-Hugo. On a l’impression d’être à la campagne quand on est dans notre jardin. Quand il faisait très chaud cet été, avec F, on s’asseyait sur le banc qui est sous les arbres. On avait de l’air, il soufflait comme une petite brise. C’est un cocon ». Un certain nombre de ces discours mobilisent une image idyllique de la campagne, espace de tranquillité, de l’échange et de la convivialité. C’est le cas de cette autre usagère du jardin partagé des Agnettes estimant que « quand on est là, on s’assoit sur le banc, on échange. On se croit à la campagne, on oublie la barre ». Si la vision stéréotypée de la banlieue (dense, triste et démesurée, théâtre de violences et d’inégalités qui lui seraient propres) est ainsi remise en cause, ne l’est-elle pas, aussi, par une image tout aussi figée, voire passéiste, de l’espace naturel et rural (campagne calme, vide et paisible dénuée de tout conflit et de rapport de pouvoir) ?
Mais, à Gennevilliers, les immeubles sont dans beaucoup de quartiers relativement espacés les uns des autres. Les espaces non occupés c’est-à-dire sans fonction planifiée (commerces, parking, espaces de loisirs…) sont donc nombreux. Disposer d’espace dans un quartier ne « sert » pas à grand-chose, ne « fait pas ville » s’il n’est ni fréquenté ni approprié par ses habitants. Ces espaces sont donc des interstices, des lieux à la fois à l’écart de tout aménagement concerté, mais aussi des lieux de liberté, des potentiels supports de la créativité. En effet, les jardins partagés gennevillois se sont développés dans ces interstices urbains, et participent à une réappropriation du quartier. Aux Agnettes, par exemple, le jardin partagé constitue aujourd’hui une couture entre deux fragments du quartier. Le jardin partagé des Agnettes se situe entre un immeuble de l’Office HLM de la ville et un ensemble de petits pavillons (figure 4). Les habitants de ces deux portions de ville, appartenant officiellement au même quartier, occupent très rarement les mêmes espaces publics ou commerciaux, possèdent des trajectoires distinctes.
Figure 4. Le jardin partagé des Agnettes, une couture entre deux espaces urbains séparés ?
The Agnettes’ garden, a join between two separed neighborhoods.
Source : mairie de Gennevilliers, 2015.
L’appartenance à un même quartier est donc avant tout administrative, mais semble peu vécue et perçue par les individus. Or si les membres du jardin partagé résident majoritairement dans les grands ensembles, des liens se tissent entre les habitantes et habitants de ces deux portions de quartier : « ça change le regard que l’on a sur une ville. On a redécouvert un lieu qui n’était pas un lieu de passage. C’était un lieu non fréquenté ; nous lui avons redonné vie. Les gens du coin ne voyaient pas l’intérêt de venir ici. Là, c’est comme une nouvelle vie qui commence. L’accueil des riverains a été chaleureux […] Ce que j’ai aimé particulièrement, c’est que cela a permis d’intégrer deux bouts du quartier qui ne se parlaient que par le biais des enfants qui jouaient sur le terrain de foot à côté. Les parents sont venus après ». Le jardin de ce quartier des Agnettes semble ainsi constituer l’illustration d’une forme de réappropriation de la ville par la terre, une réappropriation de l’espace public par les femmes, et finalement un nouvel élément de bien-être dans ce quartier. Suivant la grille d’analyse proposée par Cyrielle Den Hartigh, les jardins partagés gennevillois sont à la fois des vecteurs de liens sociaux, des outils de formation (ou d’autoformation) et de sensibilisation à l’agriculture urbaine, ils sont aussi des facteurs de préservation de la biodiversité en ville mais aussi enjeux d’une réappropriation de la ville pas ses habitantes et habitants/citoyennes et citoyens (Den Hartigh, 2013).
5. Conclusion
Comme à chaque période historique de crise économique et de difficultés sociales, le regain d’intérêt pour les jardins est très net. Le développement des jardins, et plus particulièrement des jardins partagés, prend ainsi sa place dans une relocalisation de la production, une reconnexion de l’espace urbain avec le processus agricole, une réflexion sur les rapports entre l’être humain et son milieu, entre ville, durabilité et santé. En effet, les jardins partagés gennevillois permettent un accès à des produits frais et sains pour des populations souvent dépendantes des grandes et moyennes surfaces, et souvent peu engagées dans des collectifs d’achats en circuits courts (AMAP5, par exemple). Ces espaces sont le support de pratiques œuvrant au bien-être des personnes rencontrées (activité, rupture de l’isolement et nouvelles relations sociales, impression de liberté, estime de soi…). Permettant le partage des savoir-faire, l’identification positive à une réalisation individuelle et collective, cette forme de culture collective permet d’interroger les modes de production alimentaire, mais aussi, plus largement, la production de la ville. Nous avons montré comment, paradoxalement peut-être, ces espaces participent à la fois de la reproduction des rapports de domination liés au genre, mais aussi de la contestation d’une organisation sociale stéréotypée, sexiste. Nous avons montré que ces jardins constituent, à Gennevilliers, des lieux de résistance, et ce à deux niveaux. Le premier niveau est individuel. Le jardin est en effet un outil de résistance et d’affirmation du droit à être dans l’espace public. Le second niveau est collectif. C’est-à-dire que ces jardins permettent aussi une reprise de contrôle des individus sur la production alimentaire. Cette dimension collective de la résistance à un système agroindustriel est présente dans les discours des personnes rencontrées dans les jardins partagés, mais elle est aussi portée par certains futurs projets soutenus par la ville. La récente inauguration de l’Agrocité6 dans le quartier des Agnettes est un exemple de la volonté politique locale, mais aussi de l’engouement collectif pour ce type d’initiative sur la ville. Si les jardins apparaissent comme des supports de rapports sociaux, dont le genre ne saurait être ignoré, il serait donc certainement intéressant de prolonger nos réflexions dans une analyse de ces lieux en tant que supports et produits de rapports politiques. En effet, ces projets sont également pour les associations, institutions et habitants un terrain d’expérimentation pour apprendre à travailler ensemble à la construction de la ville, de la définition de ses usages et ses pratiques pour toutes et tous.
L’idée développée par Henri Lefèbvre selon laquelle l’espace urbain est une production sociale, par laquelle les habitants ont pleinement le droit et la capacité à participer à la construction de la ville, semble peu à peu formalisée (Lefebvre, 1968). Son fameux plaidoyer pour le droit à la ville, et nous ajouterions pour « le droit à la ville pour tous et toutes », devient peu à peu possible, par l’expérience pratique de ces jardins et l’investissement de l’espace public par des jardiniers, par exemple. Le cas gennevillois pose finalement la question suivante : le droit à la ville pour tous n’est-il pas une garantie à la constitution d’une ville durable (et réciproquement) ?