1. Interroger la transition énergétique au concret à travers le logement social
La transition énergétique représente aujourd’hui un pan important du champ de la « ville durable » (Hamman, Anquetin, Monicolle, 2017a, 2017b ; Hamman, 2017). Cette consécration n’est cependant pas exempte de tensions sinon de contradictions qu’il faut gérer, notamment entre les objectifs et les perceptions de « sobriété énergétique » (Roudil, 2014) et de « qualité de vie » ou « qualité environnementale » (Hamman, Blanc, 2009, p. 128-135, 185-191 ; Bailly, Marchand, 2016). Ces dimensions peuvent être diversement partagées et incarnées en fonction des acteurs, des institutions et des groupes sociaux. Sur ce plan, les études se sont plutôt focalisées sur l’action des municipalités et les modes de gouvernance de la durabilité urbaine (Hajek, Hamman, 2015), en particulier dans les grandes villes. Leur concurrence sur le registre de l’attractivité territoriale est notamment ressortie (classement des « villes où il fait bon vivre et travailler »1, etc.), les plaçant en compétition accrue (Béal, Pinson, 2015). De même, l’attention a souvent porté sur les écoquartiers comme mises en œuvre expérimentales et « exemplaires » des démarches de durabilité urbaine (Emelianoff, Stegassy, 2010 ; Faburel, Roché, 2015). Ces espaces peuvent toutefois, en termes de stratifications sociales, confirmer des lignes de partage dans la ville, voire les renforcer sous l’angle des inégalités socio-environnementales (Faburel, 2016 ; Larrère, 2016).
De plus, ces modes de concrétisation de la ville durable s’inscrivent fréquemment dans une lecture technique et économique, marquée par des transactions de continuité plutôt que de rupture (Hamman, 2012, 2016), qui renvoient aux référentiels du développement durable, de la modernisation écologique ou de la croissance verte (Victor, Dolter, 2017). Cette « piste technologique » est très présente lorsqu’on focalise sur la transition énergétique locale (pour un point de littérature, voir Hamman, 2014), « because the upsurge of local climate policies results from the alliance between transnational municipal networks, international institutions and cities, with cross-influences between these levels » (Emelianoff, 2014, p. 1378). Cela pose concrètement la question de l’appropriation par les habitants et les usagers de ces technologies censées permettre un fonctionnement plus sobre ou plus intelligent (smart) de la ville, ainsi que celle de l’intégration des savoirs dits profanes dans les dispositifs mis en avant (Christen, Hamman, 2015b). En effet, ces dispositifs sont d’abord construits suivant un mode de la légitimation et de l’injonction : une ville plus sobre, la lutte contre le gaspillage, etc., désignant de façon duale des « bonnes » et des « mauvaises pratiques » rattachées à tel ou tel comportement (Reigner, Brenac et Hernandez, 2013).
On se situe ainsi directement dans l’hypothèse qui soutient ce dossier de Pollution atmosphérique, selon laquelle « le changement climatique et la crise énergétique sont inéluctables et vont profondément transformer les modes de vie en sollicitant deux leviers : le déploiement d’innovations et la sobriété. L’un et l’autre s’appuient sur un nécessaire changement des modes de vie pour diminuer la consommation d’énergie ». Il y a là un double déplacement qui mérite d’être interrogé : des structures sociales, qui assignent, permettent ou contraignent des capacités d’action, en termes socio-économiques et socio-culturels, vers une mise en responsabilité individuelle, lorsqu’on place le citoyen ou le citadin comme acteur nodal du changement à travers sa vie quotidienne ; et de l’action publique autour des aménités et services urbains (les réseaux de transports en commun, par exemple, comme les politiques en faveur du tramway urbain dans les grandes villes françaises pour appuyer la « mobilité durable » (Hamman, 2015)) vers l’intervention dans la sphère de l’intime, en particulier s’agissant du logement et de l’habiter, lorsqu’on se centre sur la maîtrise des consommations énergétiques (Zélem, 2010 ; Roudil, 2014).
Pour aborder ces reconfigurations, nous proposons un changement de focale en termes d’acteurs et de terrains : plutôt que de se centrer sur les municipalités et les écoquartiers, nous retenons les interactions entre les bailleurs et les locataires dans le cas de deux parcs de logements sociaux de taille différente ayant fait l’objet d’une politique de « mise en durabilité » sous l’angle de la performance énergétique du bâti. Des recherches récentes ont mis l’accent sur la pluralité des acteurs et institutions et des interrelations qui marquent la gouvernance et le fonctionnement de l’habitat social en France, en même temps que sur la vie quotidienne dans ces espaces. Ont en particulier été analysés les évolutions des politiques locales du logement, en tant que système territorial d’action publique (Cordier, 2011), et les filières d’accès au parc social (Dietrich-Ragon, 2013) ; les dynamiques de construction du rapport à la politique (intérêt, indifférence…) des résidents de quartiers d’habitat social faisant l’objet d’un dispositif de politique de la ville, où ressort l’importance des trajectoires biographiques et familiales (Lagier, 2012) ; et l’enjeu de la précarité dans le logement, y compris le logement dégradé (Dietrich-Ragon, 2011), auquel viennent se rattacher de façon de plus en plus visible désormais la précarité énergétique et sa prise en charge par l’action publique locale et les travailleurs sociaux. Joseph Cacciari a ainsi montré, en région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), que ces derniers, en recevant des ménages endettés et confrontés à des impayés d’énergie, en organisant des ateliers ad hoc et en se déplaçant à domicile, agissent dans l’espace domestique et participent d’un « travail d’admoniteur », consistant à « faire lire les pratiques domestiques mobilisatrices d’énergie comme une consommation » (Cacciari, 2017b, p. 297-345, cité p. 341).
On retiendra de ces travaux, dans leur diversité, l’importance de restituer et intégrer l’épaisseur sociale des situations des locataires dans la compréhension des mécanismes en jeu en logement social. Cette leçon vaut tant sur le plan des enjeux de société que d’environnement, à travers en particulier la question de la mobilisation des habitants, qui nous retient. Nous prolongeons ainsi l’interrogation formulée par Lucie Bonnet dans sa thèse : qu’est-ce qu’un logement social doit assurer à ceux qui sont logés, c’est-à-dire comment se rencontrent ou s’éloignent les politiques de logement et les vécus et attentes des locataires dans les dynamiques d’évolution du parc social ? (Bonnet, 2016). Plus précisément, nous nous demandons ce qu’il en est de la performance énergétique du bâti et des consommations d’énergie, en focalisant sur un groupe social encore relativement impensé dans les recherches sur la durabilité urbaine, à savoir les classes populaires ou moyennes (et non celles aux capitaux économiques et culturels supérieurs) locataires d’un logement social (et non propriétaires d’une maison individuelle, c’est-à-dire en mesure de décider d’installer des équipements énergétiques de « confort » (Mangold, 2017)). La littérature a validé des premiers résultats, selon lesquels :
- d’une part, les consommations d’énergie dans l’habitat s’apparentent à une construction sociale et organisationnelle, c’est-à-dire ne se résument pas aux facteurs techniques et économiques. La thèse de Gaëtan Brisepierre a ainsi pointé à la fois que « les marges de manœuvre des habitants au niveau de l’espace domestique sont limitées par de nombreuses contraintes. L’analyse organisationnelle de la gestion du chauffage en HLM et de la rénovation énergétique en copropriété fait apparaître les conflits d’intérêt entre les acteurs professionnels au sujet des économies d’énergie » ; et qu’« une véritable réduction des consommations d’énergie devient possible quand les habitants ont la possibilité de participer aux choix collectifs concernant leur immeuble » (Brisepierre, 2011, p. 847). Plus précisément, le chauffage collectif en logement social s’analyse comme un système d’action marqué par « un jeu de défausse autour de la régulation » – définie « dans sa dimension sociale, c’est-à-dire les modalités de prise de décision et de circulation de l’information entre les différents acteurs » (ibid., p. 472 et p. 495 sq.) –, en regard de la température intérieure du logement, « point de crispation » entre ces mêmes acteurs (ibid., p. 544 sq.) ;
- d’autre part, dans ce contexte qui associe pleinement les enjeux d’efficacité énergétique et les pratiques de consommation, on peut se demander ce qu’il en est lorsque des bailleurs sociaux mènent des opérations de rénovation énergétique ou de construction de bâtiments nouveaux à haute performance énergétique. La question est la suivante, posée par Patricia Roques : « Dans un contexte intégrant des caractéristiques identiques favorables à une réduction ou une modération de la consommation d’énergie domestique, celui du logement social locatif ayant fait l’objet d’un programme de réhabilitation thermique, tous les individus ont-ils des pratiques énergétiques semblables et quels sont les facteurs explicatifs de ces pratiques et de leurs possibles différences ? » (Roques, 2016, p. 1). Cette thèse en sciences de gestion, conduite en PACA, a notamment pour intérêt de conclure à la portée des variables sociologiques explicatives, dans le lien entre le cadre du logement et la vie quotidienne des habitants en société. Patricia Roques note que les « fortes différences entre profils des individus, dont l’identité constitue le pivot, mettent en évidence la nécessité de leur prise en compte dans une perspective opérationnelle. (…) [Il s’agit d’]interroger le modèle de consommation et de vie en société, ouvre des pistes vers la consolidation de l’efficacité énergétique, vers la sobriété en équipements et l’enrichissement des identités sociales relationnelles » (ibid.). Nous formulerons cette problématique comme suit : comment participer à la construction de ce qui est mis en avant comme un bien commun pour l’avenir de la planète, à savoir la ville durable et sobre (Roudil, 2014 ; Hamman, Anquetin et Monicolle, 2017a, 2017b ; Hamman, 2017), lorsqu’on est moins doté que d’autres ?
2. Méthodologie de la recherche auprès de deux parcs de logements sociaux dans le Grand Est
Méthodologiquement, nous nous fondons sur deux enquêtes empiriques conduites dans le Grand Est entre 2012 et 2015 dans le cadre de contrats au sein du laboratoire Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe (UMR 7363 SAGE)2. Il s’agit de projets distincts avec des financements différents mais dont la mise en parallèle conforte les résultats.
La première recherche a porté sur un quartier d’habitat social de la métropole strasbourgeoise : la Cité de l’Ill. Construite au début des années 1960, elle compte aujourd’hui 58 bâtiments et 1 760 logements, accueillant 6 500 habitants ; le taux de chômage y est de 16 % en 2011 (source INSEE ; par rapport à 9,4 % en moyenne nationale). Le bailleur a mis en œuvre, à travers des actions de rénovation, des dispositifs d’énergies renouvelables (telle une centrale à cogénération) et de maîtrise des consommations énergétiques (campagne « Éco-attitude »). En 2014, nous avons mené une enquête quantitative sur un échantillon de 150 individus de plus de 18 ans (Christen, Hamman, 2015a). L’échantillonnage s’est basé sur la composition par Professions et Catégories Socioprofessionnelles (PCS) de la population du quartier, tous résidents HLM (Habitation à Loyer Modéré)3. La population est relativement jeune, avec une surreprésentation des 20-35 ans dans la pyramide des âges. On compte près de 25 % d’ouvriers et de retraités, et plus de 20 % d’employés mais aussi de personnes sans activité professionnelle ; les cadres et professions intellectuelles supérieures y représentent moins de 3 % de la population.
Le questionnaire administré comporte cinq thèmes :
-
la description du logement et des modes de consommation d’énergie ;
-
les habitudes de consommation alimentaire et le rapport à la nature ;
-
la maîtrise technique des innovations énergétiques et de possibles scénarios d’avenir ;
-
la reconversion du système de chauffage et la sensibilisation aux écogestes ;
-
les données sociodémographiques des locataires.
La seconde enquête a pris place dans une recherche appliquée sur le « logement durable » en France, à travers les constructions en matériau bois et le rôle de la performance énergétique (Hamman, Frank et Mangold, 2014 ; Mangold, 2017). Faisant là aussi l’objet d’un traitement quantitatif, un volet portant sur le logement social a été réalisé en 2015 à Saint-Dié, ville de quelque 22 000 habitants située dans les Vosges, ce qui diversifie les terrains urbains par rapport à Strasbourg. Six résidences appartenant à un bailleur social ont été enquêtées, avec un retour de 169 questionnaires individuels pour 101 des 115 logements du parc, assurant une bonne représentativité. Ces résidences se caractérisent par une performance énergétique élevée et une réflexion du bailleur sur l’impact écologique4, ce qui permet de tester le rapport entre une offre d’innovation et les perceptions et savoirs des habitants.
Dans un département frappé par une crise industrielle (textile…), la commune connaît un taux de chômage de 15,8 % (source INSEE, recensement 2011), comparable à celui de la Cité de l’Ill, et comprend 27 % de logements sociaux en 2013 (source INSEE ; par rapport à 14,6 % en moyenne nationale). Parmi les enquêtés, en termes de PCS, les locataires en emploi ou à la retraite se répartissent majoritairement entre employés (38 %) et ouvriers (32 %) ; comme à la Cité de l’Ill, les cadres et catégories supérieures sont très peu représentés (3,7 %). Ceci rejoint les statistiques nationales relatives aux habitants de logements sociaux (source INSEE, 2011), ce qui élargit la portée de nos cas d’étude. Si l’on ajoute des conditions hivernales rigoureuses dans les Vosges, on perçoit bien la précarité énergétique comme enjeu, au sens de la loi Grenelle II5. Moins chauffer grâce à une meilleure isolation du bâti n’est alors pas seulement écologiquement cohérent (réduction des gaz à effet de serre) mais peut aussi participer du pan social du développement durable. Les regards des locataires et des bailleurs de logements sociaux semblent ici a priori converger. Les premiers se déclarent sensibles à la thématique énergétique, si l’on rappelle une étude nationale TNS Sofres d’avril 2013, selon laquelle 74 % des locataires HLM y voient une priorité à l’adresse de l’organisme gestionnaire6. Quant aux seconds, ils perçoivent dans ce levier de baisse des charges une diminution du risque ou des proportions d’impayés7. Mais est-ce pour autant si simple ?
L’objectif était précisément d’interroger les usages et représentations d’innovations techniques au sein des logements sociaux retenus, à travers la passation d’un questionnaire en cinq parties. Sa structure permet des prolongements analytiques communs avec l’enquête précédente :
-
l’appréciation des locataires par rapport aux équipements énergétiques du logement et au montant des charges ;
-
le lien des locataires à l’écologie ;
-
la connaissance des énergies renouvelables ;
-
les habitudes et pratiques en relation avec des « écogestes » ;
-
les données sociodémographiques des locataires.
3. Une sensibilité environnementale, mais des capacités différentes à contribuer à la transition énergétique
Nous articulons une approche de sociologie de l’énergie, focalisée sur la dialectique des techniques et des usages (Zélem et Beslay, 2015), avec l’épaisseur des enjeux sociaux dans une sociologie urbaine de la durabilité (Hamman, Christen, 2017). Sur les deux terrains, la mise en œuvre de techniques d’énergies renouvelables et de logements écoperformants est problématisée autour de connaissances d’abord expertes et normatives, derrière des « constructions collectives à caractère technique, social, ou politique large » (Charles et al., 2007, p. 2).
3.1. Des dispositifs énergétiques associant appel au locataire actif et prescriptions normatives
En même temps qu’est effectuée la rénovation du réseau de chaleur, le bailleur de la Cité de l’Ill cherche à stimuler un changement des pratiques courantes via des « écogestes ». Le leitmotiv de la ville durable demandant à tout citoyen de se mobiliser s’appuie ici sur un message de maîtrise de l’énergie dans les usages domestiques (Roudil, 2014). Concrètement, l’installation d’une centrale à cogénération à partir de biomasse-bois est intégrée au réseau initial et associée à une rénovation thermique du bâti, de 2012 à 2015, comprenant l’isolation des combles, l’isolation extérieure des bâtiments et la pose de robinets thermostatiques (11 278 pièces !). Une réduction de moitié de la consommation d’énergie est visée à partir de 2015, d’environ 240 à 110 kWh/m2/an. Selon le bailleur social, qui se projette sur quinze ans, le coût des travaux est censé être compensé par une politique d’économie sur la production et la consommation de chaleur, outre le fait que les locataires auront à payer durant ces quinze années un forfait correspondant à la moitié des économies de charges permises par les travaux8. Dans ce schéma, la maîtrise de l’énergie à l’échelle de l’habitat est une clé de voûte de la conversion du réseau, car le bailleur rachète la chaleur « verte » produite par un prestataire. Plus la réduction de la consommation d’énergie est effective, plus l’investissement à la charge du bailleur est rapidement amorti.
L’opérateur délégué revend au bailleur la chaleur produite suivant un contrat qui fixe un prix au kWh. Celui-ci a donc tout intérêt à une réduction de la consommation d’énergie à la source, notamment grâce à des « écogestes ». D’un côté, ces dispositifs rematérialisent les économies d’énergie par rapport à l’empreinte écologique, c’est-à-dire rendent davantage visibles l’interdépendance des pratiques sociales et leur prise écologique sur les écosystèmes, et incluent les locataires à ce titre. Rappelons en effet que «l’on ne consomme pas de l’énergie pour elle-même mais pour produire un service par le moyen obligé d’un bien de service de l’énergie » (Roques, 2016, p. 1 et 235 sq.). De l’autre côté, il s’agit indissociablement d’un travail de « cadrage » de la place et du rôle assignés aux locataires quant aux « bonnes pratiques » qui sont attendues d’eux par le bailleur, dans ce qui est présenté, au-delà de la dimension écologique, comme un intérêt mutuel bien compris de réduction des coûts : l’implication habitante est ordonnancée et reliée à un travail de maîtrise de la consommation.
Pour cela, à la façon des « micro-disciplines » agissant dans le détail et caractérisant de façon croissante les régulations des sociétés contemporaines, ainsi que l’a relevé Michel Foucault (1975), les modes d’incitation et les « écogestes » intègrent l’ensemble des temps et des lieux de la vie quotidienne, jusque dans l’espace privé du logement. À la Cité de l’Ill, la campagne « Rénov’Ill : bien vivre dans son logement » concerne, par exemple, l’usage de la ventilation mécanique contrôlée (VMC) devant limiter d’autant les durées d’aération : il y a là tout un processus de re-socialisation, par rapport aux recommandations classiques qui prônaient d’ouvrir les fenêtres pour faire rentrer un « air sain » (Hamman, Frank et Mangold, 2014). Et l’on peut aussi mentionner la consommation d’eau chaude ou d’électricité : les activités du quotidien sont relues à travers la rhétorique de la responsabilisation à la maîtrise individuelle de l’énergie. Illustration de la précision des éléments diffusés, il est stipulé que la durée optimale d’une douche ne dépasse pas quatre minutes et l’aération par les fenêtres cinq minutes.
Le deuxième terrain, à Saint-Dié, est pareillement éclairant. L’aspect écologique et la réduction des charges énergétiques pour les locataires sont des arguments forts développés par le bailleur social9, engagé dans une démarche de performance énergétique depuis plus d’une dizaine d’années. Ainsi, un ensemble récent, en isolation extérieure paille, est constitué de deux bâtiments labellisés PassivHaus, qui utilisent une VMC double-flux collective, une Pompe À Chaleur (PAC), un récupérateur de chaleur sur les eaux usées et un récupérateur d’énergie sur le freinage de l’ascenseur. Dans les logements, un système d’affichage met les locataires en situation de régler la température et d’observer leurs consommations énergétiques. Les logements ont également comme caractéristiques un grand espace vitré côté sud, qui n’est pas équipé de volets mais d’un brise-soleil, et une salle de bains constituée d’un évier et d’une douche avec bouton poussoir, stoppant l’arrivée d’eau au bout d’une à deux minutes. Dans ce cadre d’équipements établi par le bailleur, les charges énergétiques sont directement rapportées au comportement de l’usager : si le locataire augmente la température ou s’il aère sur une certaine durée en hiver, la VMC double-flux ne suffit plus à préchauffer l’air entrant, et c’est la PAC qui prend le relai. Un voyant rouge s’allume alors sur le système d’affichage lorsque le locataire « consomme »… pour lui signifier qu’il devra payer des charges supplémentaires. On retrouve ici une autre modalité de « responsabilisation », que l’on peut aussi lire comme intrusive et dont on peut s’interroger sur le degré d’efficacité : la complexité du social s’accommode mal de raisonnements mécanistes ou purement économiques.
À travers le questionnaire, nous avons voulu mesurer la durée moyenne d’ouverture des fenêtres chez les locataires de ces bâtiments écoperformants. Malgré la préconisation expresse du bailleur de se limiter à quelques minutes, car les VMC double-flux ont pour objet d’opérer automatiquement le renouvellement de l’air, la durée d’aération déclarée est en moyenne de 43 minutes par jour. De plus, l’écart-type est de 64 minutes, traduisant une dispersion des comportements, de 0 minute à 6 heures par jour ; et la moitié des locataires interrogés ouvrent plus d’une demi-heure. Les pratiques ne suivent donc pas de façon unitaire les consignes d’utilisation de la VMC, nonobstant l’argument financier. Confirmation en est donnée si l’on interroge l’attention portée par les locataires au système d’affichage de la température et des consommations : une claire majorité des répondants (60,1 %) dit ne pas le consulter. Les principaux motifs avancés sont le manque d’intérêt (38 %) et le manque de temps (29 %) ou encore le fait de ne pas y penser : même avec un indicateur lumineux, la technique n’a pas « pris » dans la quotidienneté de nombre de résidents.
Un apprentissage de ces outils s’avère nécessaire : d’une part, introduits par le bailleur, ils ne rencontrent pas « naturellement » l’intérêt du locataire ; d’autre part, leur maniement ne va pas forcément de soi, y compris dans la perception immédiate des avantages et des inconvénients. Ainsi, tout locataire n’apprécie pas forcément le minutage de l’eau sous la douche, ni ne maîtrise instantanément l’utilisation des brise-soleil destinés à protéger de la chaleur en été, tout en laissant le soleil en apporter durant les autres saisons. Pour preuve, respectivement 40 % et 33 % des enquêtés y voient non pas une éco-innovation, au motif d’un projet « durable », mais « un élément posant problème dans le logement ». Dans l’expérience quotidienne de l’habiter, la perception est la même que, de façon assez classique, pour le bruit lié au voisinage (46 %) et l’éloignement du local à poubelle (40 %).
Cette représentation se comprend aussi par le fait que la relation entre le bailleur et les locataires est déséquilibrée, puisqu’elle est fondée sur un appareillage technique décidé et plus ou moins directement contrôlé par le bailleur. Significativement, on relève à la Cité de l’Ill une situation prescriptive encore plus nette : les locataires ne sont plus en mesure d’agir à leur guise sur le thermostat du chauffage, car la température maximale (dite « de confort »), établie à 20 °C, est directement fixée à partir de la centrale de cogénération, ce qui correspond à une maîtrise de la consommation « en bout de tuyau » (Coutard, 2010). Dans ce cadre, la transition énergétique recoupe un mode de régulation vertical et descendant qui impose un « usage normatif » de la ressource (Akrich, Méadel, 1999).
Ceci interroge l’emploi de la notion-même d’« écogestes », qui évoque un engagement de la personne plutôt que de « faire avec » une variable extérieure. Ce point ressort clairement de notre étude à Saint-Dié : lorsqu’il est question de sensibilisation aux écogestes, ce sont l’éducation (46 occurrences sur 169 réponses), l’apprentissage de manière autonome (43 occurrences) et la place des médias (35 occurrences) que les répondants mettent en avant, et non pas la formation dispensée par le bailleur social aux locataires au moment d’entrer dans les logements, citée une seule fois.
De plus, dans le cas de l’habitat social, les instruments de la transition énergétique sont susceptibles de générer de nouveaux critères de stigmatisation des locataires ou de mise sous tutelle des ménages fragiles (Roudil, 2014, 2018). Même erronée – les travaux sur l’écologie populaire l’ont montré (Ariès, 2015) –, la rhétorique est connue : ceux-ci auraient des styles de vie dispendieux en énergie ainsi que des difficultés à gérer leur consommation, et il s’agirait de les aider à mieux faire, dans leur propre intérêt matériel. Un droit de regard des décideurs apparaît alors au motif d’une visée éducative de la durabilité reposant sur l’a priori du « gagnant-gagnant ». Or ce postulat de l’homo ecologicus qui agirait en situation d’information pure et parfaite (Comby, 2013) a deux conséquences :
- d’une part, il fait l’impasse sur la diversité des configurations sociales, lorsque sont avancées in abstracto les économies associées à un changement de pratique. L’enquête à Saint-Dié le traduit : lors des interrogations sur les atouts des logements, c’est sans conteste la faible consommation énergétique qui se détache, citée par 106 des 169 répondants. Cet aspect mis en avant par le bailleur social apparaît donc bien reçu par les locataires. Le lien avec les enjeux financiers est supposé emporter la conviction pour des changements au quotidien permettant d’optimiser la performance énergétique, au-delà des matériaux et équipements en soi. Mais cette relation n’est pas systématiquement faite, loin de là : le montant réduit des charges et l’attractivité du loyer n’arrivent que dans les dernières occurrences citées (par respectivement 56 et 36 locataires), sensiblement derrière la perception d’un intérêt écologique (78 répondants) et l’esthétique de la construction (66 réponses) – facteurs dont il n’est pas toujours fait crédit aux classes populaires. Ceci relativise à la fois la portée concrète d’un modèle de l’« acteur comptable » préconstruit par les bailleurs, et toute explication trop unique, notamment suivant le seul registre économique. En même temps, cela confirme la diffusion sociétale d’une sensibilité aux questions environnementales, qu’il s’agit ensuite de rapporter aux capacités d’action, individuelles et collectives ;
- d’autre part, à partir de l’échelon des structures sociales et des institutions, le postulat de l’homo ecologicus transfère la responsabilité première de la transition énergétique au niveau des individus, comme si l’on pouvait s’abstraire des rapports de classes sociales (Comby, 2013). Cette décontextualisation va à l’encontre des enquêtes sur la consommation montrant que les catégories les plus dotées en capital ont un impact plus fort sur la production des gaz à effet de serre (Ariès, 2015). Celle-ci augmente à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale, en relation avec des styles de vie et des pratiques plus énergivores. Par exemple, suivant une étude de l’INSEE en 201010, plus de 70 % des cadres et professions intellectuelles supérieures utilisent des lave-vaisselle, contre 44 % des ouvriers et 48 % des employés. De même, les disparités émergent en termes de surface de logement à chauffer : les ouvriers non qualifiés disposent pour se loger de moins de 30 m2 par personne, contre 38 m2 pour les cadres et professions intellectuelles supérieures. Les dispositifs basés sur la responsabilité individuelle font écran à ces dimensions structurelles.
Dans cette conformation, la normalisation prend la forme d’une disciplinarisation des usages de l’énergie dans un prêt à penser et à faire, qui s’avère de facto inégalement approprié par les locataires. En effet, il s’agit de conduire ces derniers à adopter une série de mesures et de pratiques qualifiées de « durables » ou de « responsables », c’est-à-dire à se mobiliser au quotidien contre le gaspillage d’énergie, pour une cause globale, celle de l’environnement. Ce chaînage ne va pas de soi, pour deux séries de raisons : d’un côté, des disparités d’appropriation des solutions techniques se donnent à voir ; de l’autre, si l’environnement est devenu un champ de préoccupation partagé, les possibilités effectives d’engagement ne sont pas identiques parmi les habitants, doublant des lignes de partage socio-économiques que le logement social incarne particulièrement.
3.2. Une préoccupation environnementale confrontée à des possibilités différentes d’implication
Les changements environnementaux constituent à l’heure actuelle une préoccupation commune : plus de 85 % des locataires à la Cité de l’Ill se déclarent inquiets du réchauffement climatique. Ce qui se stratifie socialement n’est pas tant l’environnement comme valeur que les possibilités de contribuer à sa protection, car ces dernières dépendent d’une capacité à s’orienter dans l’espace des innovations énergétiques, comme le traduit l’extrait d’entretien suivant : « C’est devenu à la mode les panneaux qu’on peut mettre sur les toits, mais je vois pas trop à quoi ça sert. On m’a dit qu’on pouvait revendre et aussi récupérer l’énergie à partir du soleil » (habitante de la Cité de l’Ill, mars 2014). La maîtrise des instruments de la transition énergétique est alors susceptible de renvoyer au niveau de diplôme des locataires. Les deux cas considérés sont d’autant plus intéressants à observer. Au niveau de la Cité de l’Ill, plus de 52 % des habitants se révèlent pas ou peu diplômés (jusqu’au brevet), 29,7 % sont titulaires d’un CAP ou BEP, 10,5 % ont le baccalauréat et seuls 7,4 % ont validé des études supérieures. Les répondants à Saint-Dié sont par contre un peu plus diplômés, avec des proportions respectivement de 30,6 %, 31,7 %, 18,6 % et 19,2 %.
Sur chacun des deux terrains, le questionnaire a cherché à évaluer la compréhension que les locataires ont des différents systèmes énergétiques. À un premier niveau, les connaissances déclarées apparaissent relativement conséquentes et diffusées. Ainsi, à la Cité de l’Ill, quand bien même l’échantillon y est le moins diplômé, 62,2 % des interrogés déclarent connaître précisément l’énergie solaire, et 53,2 % l’énergie éolienne, corroborant le fait que ces énergies renouvelables ont gagné l’espace public et sont désormais appréhendées par les différentes catégories socio-économiques (Dobigny, 2010). Ce résultat est confirmé à Saint-Dié, où 82 % des réponses à la question « Avez-vous déjà entendu parler des énergies renouvelables ? » sont positives. Plus précisément, 45 % des enquêtés ont déclaré savoir précisément ce dont il s’agit, 38 % les connaître « plutôt vaguement », et 17 % ne pas savoir à quoi cela renvoie. Les locataires de logements sociaux interrogés se situent ainsi dans des proportions à peine en-deçà de l’ensemble de la population adulte française, si l’on se réfère à une enquête Ipsos publiée en janvier 201311 : 52 % des sondés déclarent connaître précisément les énergies renouvelables, 40 % vaguement, 8 % ne pas savoir ce que cela évoque. Que les écarts demeurent relativement limités atteste la diffusion de la question énergétique comme problématique de société, repérée comme telle ou du moins jugée légitime à travers le mode de réponse. Ceci ne présume pas pour autant des connaissances effectives : il convient là de vérifier les éléments déclaratifs par des questions de contrôle.
Ce premier constat mérite donc d’être affiné. D’une part, l’intérêt déclaré pour l’écologie apparaît croissant pour celles et ceux qui ont mené des études supérieures. La répartition des diplômés à Saint-Dié le montre : si l’on croise le niveau d’études des enquêtés et la mise en avant de l’aspect écologique comme « atout dans le logement », on observe un différentiel de 16 points (56 % contre 40 %) selon le niveau d’études égal ou supérieur, respectivement inférieur au baccalauréat. D’autre part, plus les systèmes énergétiques sont pointus, plus la part des locataires ne connaissant pas les termes techniques (géothermie, biomasse, solaire thermique ou photovoltaïque…) devient sensiblement importante. On le perçoit nettement à la Cité de l’Ill à travers l’exemple de la méthanisation : 90,7 % des interrogés déclarent ne pas savoir ce que signifie ce procédé, et cela se retrouve pour différentes énergies renouvelables (part des réponses codée « sans idée », figure 1).
Figure 1. Distribution des connaissances de différentes énergies renouvelables, déclarées par les enquêtés de la Cité de l’Ill, à partir des résultats pondérés.
Distribution of knowledge on various renewable energies reported by respondents in the Cité de l’Ill, based on weighed results.
Source : enquête UMR SAGE, Interreg Plan ER, Camille Cretté, mars-juillet 2014.
La mise en œuvre des énergies renouvelables se traduit dans la continuité d’un modèle technique qui s’appuie avant tout sur des repères de spécialistes. Des difficultés de maîtrise peuvent alors survenir. Pour le vérifier, une autre question a porté à la Cité de l’Ill sur la différence entre production de chaleur et d’électricité à partir d’une source solaire. Certes, le solaire est largement identifié comme source d’énergie (pour 62,2 % des interrogés), mais la distinction entre solaire photovoltaïque et thermique reste davantage sélective : plus de 55 % de l’échantillon se déclarent « sans idée » sur la caractérisation distinctive des deux techniques.
Les types d’énergie associés aux énergies renouvelables constituent une autre variable signifiante. Dans l’enquête à la Cité de l’Ill, nous avons demandé si tel ou tel type d’énergie peut être produit par les énergies renouvelables ; seuls 60 % des locataires associent la production d’électricité à une possible source renouvelable (solaire, vent). Une autre confirmation est donnée par rapport au statut de l’énergie nucléaire : 27 % des répondants disent « ne pas savoir ».
De même, nous avons proposé aux locataires de logement social à Saint-Dié plusieurs types d’énergies qu’ils devaient classer en énergies renouvelables ou non (figure 2). Là encore, les énergies solaires sont le plus souvent citées (91,6 % des interrogés), suivies de l’éolien (63,9 %). S’il y a peu d’erreurs concernant le gaz naturel ou le charbon, rarement cités comme renouvelables, moins de la moitié des enquêtés a associé les énergies hydrauliques (39,8 %) et les bioénergies (38,6 %) à des énergies renouvelables. La sélectivité sociale des types d’énergies renouvelables est visible, dès lors que l’on sort des représentations communes associées au solaire et à l’éolien.
Figure 2. Distribution des connaissances des enquêtés des logements sociaux écoperformants de Saint-Dié relativement à plusieurs types d’énergies, déclarées comme renouvelables.
Distribution of knowledge on various types of energy, reported to be renewable, among respondents in the eco-efficient social housing buildings in Saint-Dié.
Source : enquête UMR SAGE, CIMBEES, Marie Mangold et Maël Lowenbrück, janvier-juin 2015.
On comprend qu’au-delà d’une image relativement diffusée et positive des énergies renouvelables en France aujourd’hui, l’engagement des acteurs fait appel à la mise en œuvre de savoirs pratiques ou de compétences tournées vers le secteur des énergies : à ce titre, les locataires de logements sociaux ne sont pas dans la même situation que d’autres groupes mieux dotés économiquement et culturellement12, quant aux potentialités à s’impliquer en matière de transition énergétique.
Or la tendance à produire une technicité de l’enjeu énergétique fait courir le risque d’invisibiliser le lien qui existe avec l’ensemble des pratiques sociales caractérisant le profil des locataires de logement social. Impliquer ces derniers dans des actions concrètes de transition énergétique ne peut faire l’impasse sur la façon dont leurs modes de vie intègrent ou pas l’écologie et le rapport à l’environnement dans la quotidienneté. Ainsi, si l’on compare les pratiques alimentaires à partir de la consommation de produits issus de l’agriculture biologique, on relève qu’à la Cité de l’Ill, 45 % des enquêtés déclarent avoir le prix comme premier critère de sélection, et seulement 1 % privilégient l’agriculture biologique. Les résultats relatifs aux commerces fréquentés par les locataires de logements sociaux à Saint-Dié pour l’achat de produits alimentaires sont du même ordre : quasiment tous fréquentent les grandes surfaces (160 sur 169), alors que seule une très faible partie d’entre eux (8) se rend dans des magasins spécialisés dans les produits biologiques. Ici aussi, le principal critère d’achat est le prix (144 sur 169 enquêtés), tandis que l’attention à un label de l’agriculture biologique n’apparaît guère (10 réponses) (figure 3). Marginale en logement social, la consommation écologique incarne un comportement distinctif de classes moyennes ou supérieures avec un niveau d’études élevé (Aspe, Jacqué, 2012, p. 241-253).
Figure 3. Critères prioritaires d’achats de produits alimentaires déclarés par les enquêtés des logements sociaux écoperformants de Saint-Dié.
Main criteria for food purchases reported by respondents in the eco-efficient social housing buildings in Saint-Dié.
Source : Enquête UMR SAGE, CIMBEES, Marie Mangold et Maël Lowenbrück, janvier-juin 2015.
Ce poids de la stratification sociale se retrouve par rapport aux représentations de la « nature ». C’est net à la Cité de l’Ill quant aux pratiques de loisirs testées dans le questionnaire. Ceci est vrai aussi bien pour la fréquence des promenades que pour les lieux fréquentés par les répondants : seuls 2,6 % des interrogés citent les massifs des Vosges ou de la Forêt-Noire ; les interrogés évoquent des marches plus courtes, à proximité de leur lieu d’habitation. Les pratiques dites pro-environnementales, visant à protéger l’environnement ou limiter les impacts des activités humaines à travers le choix de certains modes de déplacements, d’alimentation ou de chauffage (Faburel, 2012, p. 15), restent socialement clivées. Elles dépendent des capacités – économiques et matérielles – à opérer de telles priorisations. Le constat est plus visible encore pour les engagements associatifs ou politiques en lien avec la cause écologique. Ainsi, à une seule exception près, aucun locataire des logements sociaux enquêté à Saint-Dié n’a déclaré un engagement de ce type, associé à un certain capital social, économique et culturel, y compris dans les milieux associatifs se réclamant de la participation citoyenne en matière d’énergie (Christen, Hamman, 2015a, 2015b).
4. Conclusion : intégrer l’épaisseur sociale des publics cibles de l’action publique pour ajuster les leviers destinés à accompagner un changement de culture énergétique
La transition énergétique est principalement outillée à partir d’instruments qui s’appuient sur le changement technologique, et l’appropriation de ces moyens d’action nécessite la mobilisation de savoir-faire et de compétences. Une maîtrise parcellaire de ces outils et références techniques grève la possibilité pour les acteurs sociaux de se constituer et reconnaître davantage une préoccupation environnementale de l’énergie, et plus encore de la transformer en action à leur niveau. L’exemple du logement social a été relativement peu étudié sous l’angle des enjeux de durabilité urbaine, c’est-à-dire en pensant ensemble les tensions entre les « différents appels à », et « politiques de » : la « ville verte », c’est-à-dire le verdissement du cadre de vie et la place de la nature en ville ; la « ville recyclable », en termes de métabolisme urbain susceptible de se régénérer sur lui-même (déchets…) et d’usage sobre des ressources, y compris énergétiques ; la « ville compacte », renvoyant au type d’habitat et aux déplacements quotidiens ; la « ville juste », par rapport à la reproduction ou au cumul d’inégalités économiques et socio-spatiales (quartiers…) dans le domaine de l’écologie et de l’environnement urbain ; et la « ville participative », où l’on voit les décideurs inviter à l’exercice d’une citoyenneté plus « active », tout en circonscrivant le périmètre et la portée des dispositifs de démocratie locale (Hamman, Anquetin et Monicolle, 2017a, 2017b).
La concrétisation de la transition énergétique en logement social est un mode d’entrée éclairant dans cette problématique complexe de la durabilité car elle permet de mettre à distance certains présupposés trop simplistes ou mécaniques. La littérature des sciences sociales a largement pris en considération « l’écologisme des pauvres » (Martinez-Alier, 2014 [2002]) et les pratiques d’« écologie populaire », intégrant, par « bon sens » ou nécessité, une sobriété alimentaire ou énergétique sans besoin de la nommer (Ariès, 2015). « Les populations défavorisées ne sont évidemment pas insensibles à la qualité de l’environnement », a synthétisé Cyria Emelianoff, rappelant que l’idée d’un désintérêt des classes populaires pour les questions environnementales a été portée par la théorie économique de la croissance, afin d’évacuer certaines contradictions de cette économie (Emelianoff, 2008, p. 19). Autrement dit, les dynamiques socio-économiques et les inégalités sociales ne sont pas déconnectées des préoccupations environnementales (Cornut, Bauler, Zaccai, 2007).
L’environnement représente désormais une préoccupation constituée et exprimée dans l’opinion publique française, régulièrement mesurée par les instituts de sondage13 et par l’INSEE14. Mais ce constat n’est pas tout : les groupes sociaux ne sont pas pareillement dotés pour passer du dire au faire et agir concrètement eux-mêmes en la matière (Faburel, 2012 ; Larrère, 2016). De facto, la sobriété énergétique apparaît en partie imposée à l’échelle du logement social. Les instruments autorisent ou non des « pouvoirs de faire » (Sen, 1992), limitant ici les locataires HLM au registre de la maîtrise de la consommation. Bien que les modes de vie des classes populaires soient moins énergivores que ceux des classes supérieures (Comby, 2013 ; Ariès, 2015), les dispositifs institutionnels demandent aux premières un effort environnemental important.
Cet effort est affiché suivant le répertoire des « écogestes » du quotidien, notamment à travers les guides distribués par les bailleurs aux locataires, afin de les amener à être attentifs et à changer leurs comportements. À un premier niveau, il s’agit d’un registre incitatif, bien illustré par la campagne « Rénov’Ill » à la Cité de l’Ill. L’objectif est que les résidents privilégient les douches plutôt que les bains, plus consommateurs en eau et en énergie, ou encore s’approprient l’usage des gradations du thermostat pour le chauffage du logement. Un dépliant explique par exemple à quoi sert la position « étoile », visuel à l’appui : « En hiver, en cas d’absence prolongée, ramenez le robinet sur "hors gel" ». On sait en effet la part des profils « oublieux », pour reprendre une expression de Christophe Beslay, parmi les locataires, pour qui utiliser un robinet de radiateur n’est pas un geste naturel. En même temps, les choses ne sont pas figées : l’étude que Christophe Beslay a conduite de 2004 à 2006, en liaison avec le Centre d’études et de formation génie climatique et équipement technique du bâtiment (COSTIC), sur une expérimentation dans des logements situés à Paris, Pantin et Reims, a souligné – avec un échantillon limité toutefois (n =79) –, qu’« utiliser les robinets de radiateurs est "un geste naturel" dans 60 % des cas quand les radiateurs sont équipés de robinets thermostatiques contre 33 % lorsqu’ils en sont dépourvus » (Beslay, 2009, p. 187).
Pourtant, ce volet incitatif n’est pas poussé à son terme pour impliquer les locataires des deux parcs sociaux que nous avons étudiés. Au contraire, notre recherche a montré que, derrière la communication sur la promotion de l’« éco-attitude », c’est aussi un mode d’imposition, directement décidé par le bailleur, qui se repère. C’est le cas autour de la température maximale de chauffage produite à la Cité de l’Ill : fixée au niveau de la chaudière centrale, elle vient limiter l’effet du réglage par le locataire sur le thermostat dans le logement, et donc le sens de l’apprentissage « actif » engagé en la matière. C’est également vrai à propos de la durée limitée de l’eau délivrée par bouton poussoir pour une douche dans les logements écoperformants de Saint-Dié : ce dispositif technique d’économies qui s’applique avec automaticité est clairement perçu comme un désagrément par les locataires. Ces exemples illustrent une « contribution écologique » assignée au logement social (Deldrève et Candau, 2014).
Ces différences et contraintes dans la capacité des habitants à s’approprier des innovations écotechnologiques questionnent la pertinence des approches technocentrées qui prennent peu en compte la réalité des mondes sociaux auxquels sont destinées les actions environnementales. Les processus de la transition énergétique en milieu urbain apparaissent pluriels et distribués socialement, et non pas « évidents » au titre du développement durable et de la figure modèle d’un usager normalisé, préalablement fabriqué en dehors des quotidiennetés vécues, puis convoqué dans les dispositifs techniques. Il en ressort toute l’importance pratique de caractériser les cibles de l’action publique pour ajuster les leviers destinés à accompagner le changement de culture énergétique.
Une double conclusion s’ensuit. Premièrement, en termes de connaissances des acteurs, plutôt que de s’en tenir aux discours binaires sur les freins et leviers techniques ou au retournement des mentalités à favoriser, notre recherche invite à intégrer les deux dimensions des représentations et pratiques populaires de l’écologie, et de la « capacitation » pour les locataires15 à prendre part à la construction de bâtiments plus « durables ». Deuxièmement, pour le chercheur en sciences sociales confronté à la problématique de la transition énergétique, il s’agit de ne pas limiter son regard à celui d’un expert en accompagnement de projets, tout en intégrant dans l’analyse les enjeux opérationnels et d’« acceptabilité sociale ». Les Humanités environnementales, dans leur double dimension de réflexivité et d’agir (Choné, Hajek et Hamman, 2017, p. 254-257), ont bel et bien un rôle à jouer en ce sens.