La transition énergétique constitue un enjeu central des programmes d’action publique dans les domaines du transport, de l’industrie, de l’urbanisme, de l’habitat… Le secteur du bâtiment représente 40 % des émissions de CO2 des pays développés et 37 % de la consommation d’énergie (Deshayes, 2012). Compte tenu de l’important potentiel de maîtrise de ces consommations, ce secteur devient un secteur clé du projet transitionnel. Cependant, ce gisement ne peut pas être uniquement centré sur la diffusion du progrès technique (on parle d’efficacité énergétique pour désigner le développement de technologies moins énergivores). La transition énergétique s’inscrit aussi dans une évolution des modes de vie vers davantage d’intelligence énergétique (on parle de sobriété énergétique pour décrire un rapport plus réflexif aux manières de consommer de l’énergie). Cela implique un double changement de paradigme qui revient non seulement à intégrer la dimension sociale de l’énergie dans la problématique, mais aussi à revisiter la place des modes de vie et des croyances, pour aller d’une société de surconsommation à une société plus frugale pour préserver les ressources et ralentir le changement climatique. Confortés par la loi sur la Transition Énergétique Pour la Croissance Verte (TEPCV), promulguée en août 20151, tous les scénarios mettent en avant la nécessité de combiner la mise en œuvre et la généralisation du concept de bâtiment éco-performant (qui représente une des réponses techniques au projet transitionnel), et le développement d’une culture de sobriété énergétique (qui représente la réponse sociale au projet).
L’ambition de réduire d’un facteur 4 les consommations d’énergie d’ici 20502 implique de mettre en œuvre des instrumentsspécifiques qui structurent les politiques énergétiques. Il s’agit notamment des réglementations thermiques (RT 2012, puis RT 2020) qui fixent des seuils plancher de consommation d’énergie par bâtiment (50 KWh/m2/an pour des Bâtiments Basse Consommation ou BBC) ou des scores à atteindre comme celui de ne rien consommer (ce qui est rendu possible via des équipements et/ou des matériaux spécifiques) ou encore celui de produire plus d’énergie que nécessaire en s’appuyant sur des énergies renouvelables. Dans ce cas, on parle de Bâtiments à Énergie POSitive ou BEPOS. Ce genre de projet s’appuie sur une interprétation spécifique du projet de société durable assorti de « conceptions précises du mode de régulation » à mettre en place (Lascoumes, Le Galès, 2009). Sur le principe d’engager notre société vers la généralisation du modèle de ville durable, il s’agit en effet de dispositifs sociotechniques qui orientent à la fois les manières de construire, mais aussi les manières d’habiter. Ils font le pari que les professionnels du bâtiment sont en capacité de monter en compétences pour mettre en œuvre et généraliser les bâtiments escomptés avec le souci de garantir une certaine performance énergétique. Mais ils font aussi le pari que les occupants seront en mesure de devenir des alliés dans ce projet en s’adaptant à la complexité des nouveaux équipements (programmateurs, cellules, ventilation double flux…) et en adoptant des comportements compatibles avec le modèle de bâtiment préconisé. Dans l’absolu, ces postulats sont d’autant plus déterminants lorsque l’on sait que dans les bâtiments très performants où la question du chauffage ne se pose plus, l’électricité peut représenter jusqu’à 90 % des besoins (cuisson, éclairage, lavage, eau chaude sanitaire...). C’est ainsi que la place des comportements devient essentielle et leur influence déterminante : en moyenne, chaque degré au-delà des 19 °C réglementaires génère 15 % de consommation supplémentaire (contre 7 à 8 % dans un logement standard moyennement isolé)3. Cela explique que le monde de la technique s’interroge de plus en plus sur la manière dont on peut faire évoluer les manières d’habiter ou les accompagner. D’où, aussi, une tendance à faire peser sur les occupants des bâtiments une responsabilité au regard de la réussite du projet de société escompté4. Dans le monde de l’ingénieur, on parle d’éducation ou de pédagogie : « (…) Tout ça appartient au domaine de la psychologie sociale. Les gens ne respectent pas les consignes. Ils ont besoin d’être éduqués »5. Les habitants sont alors les coupables tout désignés des échecs des projets constructifs et des désordres sanitaires constatés, sans que l’on sache au juste ce que l’on entend par « comportement » ou « mode de vie », et sans que l’on ne questionne vraiment la manière dont les bâtiments peuvent en retour contraindre et influencer leurs occupants, au point de mettre leur santé en danger.
Ce projet de société durable moins énergivore est plus complexe qu’il n’y paraît. Les sociologues, qui observent et analysent la manière dont ces changements s’accompagnent et s’organisent (Brisepierre, 2013 ; Zélem, Beslay, 2015 ; Assegond, Fouquet, 2015), mesurent des écarts parfois importants entre les calculs théoriques et les consommations vraiment constatées. Par ailleurs, ils enregistrent de nombreuses critiques de part et d’autre. Parfois, les artisans n’ont pas toutes les compétences, parfois les appareils et les équipements ne sont pas au point, parfois ce sont les habitants qui ont du mal à les faire fonctionner. Dans d’autres situations, le bâtiment a bien été construit ou restauré dans « les règles de l’art », mais ses occupants sentent beaucoup d’inconfort (chaud, froid, humidité, bruit, odeurs, moisissures…) et tombent malades. Les ingénieurs et les professionnels de la thermique font également le constat que la nouvelle génération de bâtiments n’atteint pas nécessairement les résultats inscrits sur le papier (Carassus, 2011 ; Thellier et al., 2015). De leur côté, les chercheurs en sciences sociales décrivent toute une série d’ajustements qui sont autant de micro-inventions sociales (Alter, 2010) pour tenter de compenser les problèmes enregistrés (utiliser des encens pour masquer des odeurs de moisissure, calfeutrer à outrance au lieu d’aérer...). Ils dépeignent le monde réel comme une série de juxtapositions ou d’hybridations entre culture technique et culture domestique, entre technologie et comportements (Beslay, Gournet, Zélem, 2015). Ils montrent aussi que l’habitant ne se laisse pas facilement enfermer dans un modèle qui suppose d’adhérer au projet d’épargner l’énergie et d’adopter les écogestes escomptés, comme s’il était d’emblée devenu écocitoyen sous l’influence d’une entreprise d’écologisation de ses pratiques.
Dans ce texte, il s’agit de montrer que les injonctions de la transition énergétique vers une ville plus durable, qui renvoient à un monde dominé par la technique (techno-logique) et les algorithmes (logique économique), rencontrent le monde des humains dont les ressorts plus sociaux (socio-logiques) viennent perturber les prévisions théoriques et contredire des modèles constructifs parfois trop mathématiques (Scardigli,1992). Le monde de la technique se matérialise à travers des calculs, des performances, des matériaux, des équipements ou des modes d’emploi. Le monde des humains s’inscrit sur un ensemble instable fait de ressentis, d’habitudes, de croyances et de savoirs empiriques qui cohabitent avec ce qui est constitutif des cultures et des modes de vie qui structurent les modes d’occupation et les usages d’un logement, mais aussi le rapport à la qualité de l’air intérieur.
Ce texte vise à exposer quelques-unes des difficultés pour passer du simple « acte de gérer l’énergie » à un certain niveau « d’attention énergétique » (Subrémon, 2011) qui suppose de devenir acteur dans son rapport à l’énergie et aux technologies, sans vicier l’air que l’on respire. Or la nouvelle réglementation thermique, qui apparaît comme la clé de voûte de la TEPCV, impose une certaine normalisation écologique qui n’est pas toujours compatible avec les enjeux de santé publique associés aux manières de vivre des habitants. Deux cas de figure permettent de l’illustrer : la dégradation de l’air intérieur des logements de nouvelle génération et celle des logements insalubres.
1. Des pratiques domestiques en conflit avec les enjeux d’écologisation
1.1. Des habitants qui dégradent l’air des logements performants
En France, les arrêtés du 24 mars 1982 et du 28 octobre 1983 relatifs à l’aération des logements6 imposent un système de ventilation pour tous les logements. De fait, la majorité des bâtiments antérieurs à cette date n’en possèdent pas. Le renouvellement de l’air y est assuré par les défauts d’étanchéité des façades. L’isolation thermique de ces façades (isolation par l’extérieur, changements de menuiseries) consécutive à la mise en œuvre des différentes réglementations thermiques supprime ces problèmes d’étanchéité, mais aussi la ventilation... Ce qui peut être dramatique pour les habitants. C’est pourquoi des entrées d’air ou de nouveaux systèmes de ventilation sont installés pour l’arrivée d’air neuf. La ventilation double flux, quant à elle, est conçue pour limiter les pertes de chaleur inhérentes à laventilation : la chaleur de l’airvicié extrait du logement est utilisée pour réchauffer l’air neuf filtré venu de l’extérieur. C’est un petit ventilateur qui pulse l’air neuf préchauffé dans les différentes pièces grâce à des bouches d’insufflation. Pour laisser l’air circuler de manière optimale, ces bouches doivent être nettoyées régulièrement (il est recommandé de changer les filtres au moins deux fois par an), et elles ne doivent surtout pas être obstruées.
Or, si elles semblent connues des ménages, ces deux précautions sont rarement respectées. En effet, non seulement l’entretien des filtres n’est pas une pratique courante, mais pour limiter les courants d’air ou pour atténuer les mauvaises odeurs (cuisine ou tabac), ces prises d’air sont souvent bouchées avec des chiffons ou du papier. Par ailleurs, des parfums d’ambiance, de l’encens ou des sprays désodorisants sont utilisés pour atténuer les odeurs (réelles ou imaginées) liées au système de traitement de l’air. Les ménages s’exposent ainsi à des polluants qui les empoisonnent peu à peu7, ce qui peut être considéré comme un effet pervers de la quête de performance énergétique via les systèmes constructifs. Les promoteurs des bâtiments tendent alors à accuser les comportements qu’ils qualifient d’inadéquats. De leur côté, les usagers parlent de problèmes d’inhabitabilité ou dégradent les systèmes, sans réaliser qu’ils courent le risque de mettre leur santé en danger en viciant l’air intérieur.
La dernière réglementation thermique8 impose des modes constructifs sur la base de bâtiments étanches à l’air, dans lesquels il est recommandé d’installer une ventilation mécanique double flux qui suppose de ne pas ouvrir les fenêtres. La première génération de bâtiments de ce type a été livrée à partir de 2005. Ils ont été conçus sur la base de calculs théoriques (tant sur les comportements du bâtiment, que sur les comportements supposés d’un collectif d’habitants standard), sans prendre en compte les désagréments ressentis par les occupants dans un espace fermé, encore moins le développement de pratiques inattendues pouvant avoir en retour des impacts sur la santé9. Dans son bilan 2013, l’observatoire BBC-Effinergie constate que seuls 21 % des logements BBC sont équipés de VMC double flux10. Et lors du bilan que l’ADEME a entrepris en 2016 sur les bâtiments démonstrateurs PREBAT11, 40 % seulement des logements BBC en sont équipés. Par ailleurs, dans son dernier bulletin, l’Observatoire de la QAI fait état des résultats d’une étude ayant porté sur 72 logements répartis dans 43 bâtiments performants en énergie (OQAI, 2017). 80 % des occupants se déclarent globalement satisfaits du confort thermique, olfactif, sonore et de la qualité de l’air intérieur (sans que l’on sache au juste ce que les personnes enquêtées entendent par QAI). 10 % ne sont pas satisfaits de la QAI. Dans ce cas, la QAI est à rapprocher de la présence d’humidité ou d’une ventilation défaillante…)12.
De son côté, la réglementation sur l’air13 suppose de réunir les conditions pour un air de meilleure qualité. Or force est de constater que le sujet de la Qualité de l’Air Intérieur (QAI) manque de notoriété, même si l’on passe plus de 80 à 90 % de notre temps dans des espaces fermés (domicile, travail, transports, commerces…) (Tchilian, Léon, 2007), et que le sujet est mis en avant par des organismes de défense du consommateur (Que choisir, 2015). Les ménages connaissent mal les problématiques associées. Peu sont capables de décrire ce que sont les COV (Composés Organiques Volatils) ou le formaldéhyde, pourtant très présents dans les logements. Tous sont attachés aux parfums d’ambiance et autres désodorisants. Dans l’ensemble, ils ne font pas attention à l’étiquetage du mobilier ou des matériaux. Et lorsque les COV sont connus, cela ne signifie pas pour autant que les ménages savent comment les réduire ou s’en prémunir.
Sexe, âge, CSP et niveaux de diplôme sont cependant discriminants (Tchilian, Léon, 2007). Plus le niveau d’éducation et le niveau socio-économique sont élevés, plus le niveau d’information sur l’origine des polluants intérieurs est important. Inversement, plus on descend dans l’échelle sociale et plus on observe un niveau d’information approximatif, ce qui est à mettre en corrélation avec le fait d’être locataire ou le fait d’habiter un logement n’ayant pas fait l’objet d’une rénovation énergétique. De la même manière, ceux qui se sont investis dans des projets de construction ou de rénovation de leur habitat détiennent une connaissance parfois assez bonne du fonctionnement des équipements et de la composition des matériaux employés dans leur mobilier, leurs peintures ou les revêtements auxquels ils ont recours. Dans l’absolu, ils peuvent alors plus facilement identifier le lien entre les propriétés des technologies ou des produits, et la qualité de leur air intérieur.
Mais ici, on bute sur la complexité du social. En effet, prenons l’exemple du sentiment de protection procuré par le fait d’être confiné dans son logement. Les personnes de plus de 65 ans sans formation diplômante et les parents hébergeant des enfants sont les plus nombreux à penser que « si le logement est bien fermé, il n’y a pas de pollution à l’intérieur » (Tchilian, Léon, 2007). Paradoxalement, c’est aussi parmi les personnes les plus âgées, ainsi que chez les femmes, que l’action d’aérer est la plus fréquente. De même, les locataires, comme ceux ayant un niveau inférieur au baccalauréat, sont plus nombreux que les propriétaires ou les personnes diplômées à ouvrir les fenêtres pour renouveler l’air intérieur. Ces observations nous conduisent à faire l’hypothèse que l’information seule ne suffit pas pour sensibiliser à la question de la QAI, et que les variables sociodémographiques n’interviennent pas là où on les aurait attendues. L’expérience est centrale. Par contre, elle n’est pas suffisante. Ainsi, un urbain ayant déjà ressenti les effets de la pollution de l’air, ou bien une famille ayant un enfant asthmatique, seront davantage disposés à considérer que la pollution de l’air intérieur présente un risque pour la santé. Paradoxalement, et indépendamment des propriétés sociales habituelles, soit parce qu’ils minimisent la gravité des conséquences du problème, soit parce qu’ils ne peuvent guère faire autrement (déménager, par exemple), ils ne se protégeront pas pour autant.
Remarquons que la hiérarchie des perceptions des éléments qui contribuent à la pollution de l’air intérieur est assez comparable selon les propriétés sociales (CGDD, 2016). On retrouve, dans l’ordre suivant, le tabac, les produits d’entretien, les aérosols, les produits de bricolage, les moisissures, les acariens et l’air extérieur. Les murs, les sols, les plafonds, les cosmétiques et les animaux domestiques sont également bien identifiés comme des sources de pollution, mais dans une moindre mesure. En revanche, la nocivité des émissions liées au mobilier n’est relevée que par un tiers des personnes. Les femmes et les séniors sont les plus inquiets au sujet des moisissures et des acariens, les hommes le sont vis-à-vis des produits cosmétiques. Les « CSP ++ » sont davantage informées sur l’impact des matériaux, revêtements et du mobilier. Enfin, les personnes qui se déclarent sensibles à l’environnement ont une meilleure connaissance que la moyenne quant à l’origine des polluants de l’air intérieur.
Le manque de notoriété de la QAI s’explique en grande partie par le fait que les composants physico-chimiques qui dégradent l’air ont la plupart du temps un caractère « invisible » ou « imperceptible ». Cela ne favorise ni la prise de conscience des enjeux liés à la QAI, ni la mise en œuvre de pratiques domestiques pour la traiter. Les signaux potentiels de la mauvaise qualité de l’air reposent alors le plus souvent sur des impressions ou des perceptions sensorielles qui attirent l’attention sur la détérioration de l’air intérieur. Il peut s’agir d’odeurs, de traces (moisissures, condensation sur les surfaces vitrées…), d’apparition d’insectes ou bien de gênes respiratoires liées aux atmosphères enfumées, à certaines peintures ou à des colles (Beslay, Gournet, Vacher, 2013). Les signaux de la mauvaise QAI viennent aussi de problèmes concrets de santé ayant affecté ou affectant un proche.
D’une manière générale, mises à part les catégories sociales les plus favorisées, les mieux informées ou inscrites dans une démarche de rénovation, la majorité des ménages font davantage appel à leurs sens qu’à leur capacité réflexive pour identifier ce qui peut dégrader la QAI. Le tabac constitue la source de dégradation de l’air la plus fréquemment identifiée. Par les campagnes de prévention, on sait qu’il est dangereux pour la santé et provoque des difficultés respiratoires. Mais on tend à atténuer les odeurs qu’il laisse sur les textiles par… des sprays désodorisants. Les poussières sont bien perçues comme un autre facteur de pollution de l’air intérieur. Elles sont visibles quand elles sont en suspension dans l’air ou sur les meubles et sont appréhendées comme un irritant allergène qui peut provoquer des problèmes respiratoires. On peut alors envisager de « faire le ménage » pour les éliminer, mais parfois, on les élimine avec des produits toxiques comme les aérosols qui imprègnent les meubles d’une « bonne odeur d’encaustique ». Notons que des produits particulièrement toxiques comme les répulsifs anti-poux utilisés fréquemment sur les jeunes enfants scolarisés ne sont guère évoqués tant la norme sociale joue et contribue à stigmatiser les familles dont les enfants seraient porteurs de ces insectes socialement inacceptables. Par ailleurs, le caractère inodore du monoxyde de carbone produit par un appareil de chauffage défaillant tend à atténuer son caractère nocif. Ainsi, alors que ce gaz n’est pas détectable par l’odorat, une personne sur cinq pense qu’elle serait « alertée par l’odeur » si son système de chauffage en dégageait ! Enfin, les désodorisants et autres parfums d’ambiance qui sont très utilisés pour « purifier » ou pour personnaliser l’atmosphère, ne sont jugés mauvais pour l’air intérieur qu’après une information sur leur nocivité. Toutefois, comme pour les produits anti-poux, s’ils sont jugés mauvais, ils ne sont pas pour autant abandonnés...
Ces observations tendent à montrer que la visibilité ou la matérialisation olfactive d’un polluant peut avoir une incidence positive sur sa perception. La mise en contact ou le ressenti associé contribue à construire une « attention » à son égard. Ce n’est pas le cas pour les polluants imperceptibles parmi lesquels on trouve les insecticides et tous les produits larguant des COV. Ce n’est pas le cas non plus pour les produits d’hygiène très odorants. Les croyances à leur sujet sont tenaces : « Quand ça sent la javel, ça sent le propre », « Dans les WC, faut que ça sente bon le frais », « Moi, quand je reçois à la maison, j’aime bien purifier avec de l’encens ou créer une ambiance avec des bougies ». Ces produits concernent généralement la sphère des pratiques sociales considérées comme essentielles pour entretenir la sociabilité (propreté, hygiène, ambiance olfactive…). C’est là que se situe la plus grande marge de manœuvre de l’action publique en matière de sensibilisation-prévention, sans que l’on sache vraiment encore comment s’y prendre tant la norme sociale est prégnante et tant les propriétés sociales tendent à intervenir de manière inattendue (par exemple, on peut déclarer savoir que les acariens sont allergènes, mais ne pas se séparer de son animal de compagnie pour autant ; on peut être très bien informé des sources ou modes d’exposition à des COV du fait de l’exercice d’une profession médicale et pourtant vivre dans un environnement domestique contaminé ; on peut savoir que certaines « odeurs de propre » sont aussi le signe d’une pollution de l’air, mais « sentir le propre » l’emporte au regard du collectif de vie ; on peut parfaitement connaître le principe de la ventilation, mais obstruer les arrivées d’air, juste pour éviter d’être incommodé par des odeurs ou des bruits indésirables). Ces exemples rendent compte des tensions psychologiques et cognitives qui entrent en considération lors d’arbitrages au sein des logements.
À présent, lorsqu’on regarde dans quelle mesure les ménages ont conscience non pas des polluants qui les environnent et des pratiques qui les génèrent, mais des effets de la pollution de l’air intérieur sur la santé en général, et la leur en particulier, on constate des disparités au regard du sexe, de l’âge, du statut d’occupation, du niveau d’information, mais aussi au regard d’une exposition potentielle (proximité d’une industrie, d’un axe routier…). Toutefois, dans l’état actuel des enquêtes sur le sujet, on ne sait pas quel est le facteur déterminant, celui qui influence le changement de pratique.
Si ces observations invitent à questionner l’indigence générale des savoirs ordinaires sur les polluants et les dangers associés à la qualité de l’air, elles conduisent aussi à interroger la manière dont les « nouveaux bâtiments » sont compatibles avec la qualité de l’air intérieur. Face à la problématique de santé publique, il ne s’agit donc pas de savoir si les habitants vont parvenir à s’adapter à la nouvelle génération de bâtiments, mais plutôt de comprendre comment concilier deux logiques : favoriser les économies d’énergie dans un logement, tout en préservant un air de bonne qualité. Cette double interrogation suppose d’intervenir à la fois sur le registre technique, et en même temps sur le registre des savoirs, probablement par de la pédagogie fonctionnelle.
1.2. Des habitants qui préfèrent vivre dans les moisissures plutôt que de perdre leur logement
Un second exemple de conflit entre une logique de confort domestique et une logique sanitaire est celui que l’on peut décrire à travers ce qui se joue lors de la mise en œuvre des dispositifs de lutte contre la précarité énergétique. Ces dispositifs visent à résorber les situations d’inconfort ou sociales liées à des passoires thermiques (humidité, moisissures qui peuvent entraîner des problèmes de santé comme des pneumonies, de l’asthme ou des allergies). On qualifie de passoire thermique un logement pas ou mal isolé, que la vétusté ou la défaillance du système de chauffage rend inchauffable. Les problèmes d’humidité y sont récurrents, et ils génèrent rapidement des soucis de santé multiples.
Les « précaires énergétiques » peuvent tout aussi bien être locataires que propriétaires. La plupart développent des comportements d’autoprivation, d’autres cachent leur situation qu’ils vivent comme honteuse… Dans tous les cas, ils ne se signalent pas comme relevant du traitement de la précarité énergétique, et ils sont difficilement repérables (Zélem, Beslay, 2015). Cela concerne les problèmes de logement, mais aussi les problèmes de transport14. En fait, la précarité énergétique pourrait se définir « comme la conjonction d’une pauvreté financière aggravée par un manque de réponses techniques et comportementales à une nécessaire maîtrise des consommations » (Devalière, 2010). Cela se traduit par une vulnérabilité sociale et économique qui empêche de se chauffer convenablement, de se déplacer et/ou de payer ses factures d’énergie. Les ménages concernés sont pris dans une sorte de spirale : dans l’impossibilité d’accéder à un logement performant ou de financer des travaux de maîtrise de l’énergie, ils voient leurs dépenses s’alourdir et leur insolvabilité s’aggraver. Ils continuent de vivre dans des espaces dégradés et insalubres et finissent par être victimes de pathologies associées à des atmosphères trop humides.
Les problèmes posés vont donc bien au-delà des impayés d’énergie. Ils peuvent avoir des conséquences financières (l’utilisation d’autres budgets, le recours aux aides et à l’endettement), techniques (logement mal chauffé, humide, malsain, logement qui se détériore vers l’insalubrité, logement indécent), sociales (autorestriction et privation, peur de la stigmatisation, perte de sociabilité, éloignement géographique du lieu de travail), mais aussi sanitaires (dépression, fatigue, transmission de pathogènes, maladies respiratoires et cardio-vasculaires, arthrites et autres affections assimilées).
L’article 30 de la loi sur la TEPCV prévoit de résorber la précarité énergétique. Même s’il est envisagé des programmes d’accompagnement de ces ménages (information, coaching, aide financière), l’approche est avant tout technocentrée : il s’agit de « faire faire des économies d’énergie », de rénover le bâtiment, d’engager des travaux… Nulle part ne sont évoqués les dangers encourus par les familles en présence de murs humides, de chambres ou de salles de bains recouvertes de moisissures. Ces dernières sont des champignons microscopiques qui larguent des spores dans l’atmosphère. L’humidité ambiante en espace confiné entretient leur multiplication. C’est l’inhalation desspores qui provoque des manifestationsallergiques. Or il est rarement question de la qualité de l’air respiré par ces familles et leurs enfants. Les ONG sont quasiment les seules à s’en préoccuper.
Par ailleurs, les prises en charge sociales ou techniques peuvent avoir des conséquences non souhaitées. Si, la plupart du temps, ces interventions permettent d’améliorer le confort thermique ou de diminuer le montant des factures (grâce à l’installation d’appareils ou de petits accessoires (boudins de porte, films isolants…), elles peuvent aussi perturber la situation de la famille (augmentation des dépenses d’énergie, conflit avec le propriétaire, relogement contraint…) et avoir des incidences graves (intervention des services sociaux, retrait des enfants, expulsion…). Le ménage risque alors de perdre le contrôle d’une situation déjà fragile. Pour s’en protéger, nombreux sont ceux qui préfèrent souffrir d’inconfort thermique. Ils restent dans leur logement insalubre, sans que ni le problème technique, ni le problème de leur surconsommation d’énergie ne soient traités, et sans que le problème de la qualité de l’air inhalé ne soit résolu.
Nous pourrions citer l’exemple de cette famille de la Montagne Noire, dans le Sud de la France, vivant en zone rurale dans une vieille maison louée une bouchée de pain à un voisin. La maison est une ancienne bâtisse de ferme qui n’a jamais fait l’objet de restauration. Ni les murs, ni la toiture ne sont isolés, les fenêtres sont en simple vitrage. Les chambres sont chauffées avec un radiateur électrique que l’on déplace, la pièce principale est chauffée avec une cheminée en foyer ouvert et un second radiateur électrique. Suite à un accident, le chef de famille a perdu son travail, mais il fait des petits boulots chez les uns et les autres. Il dépanne. Son épouse est au foyer, fait des ménages dans le voisinage et les trois enfants sont scolarisés dans le village. Les joints de la salle d’eau sont maculés d’un dépôt noir. Les angles et le bas des pièces orientées au Nord sont envahis de traces en auréoles que la dame s’attache à frotter avec un linge imprégné d’eau de javel. Elle parle bien de moisissures, mais ne fait pas le lien avec l’absence d’isolation et la défaillance du système de chauffage. « C’est une vieille maison, un vrai frigo ». La famille a peu de ressources. Elle a été détectée suite à des impayés d’énergie. La visite des services sociaux a permis de constater la situation, mais aussi les problématiques de santé associées : deux des enfants sont asthmatiques et vivent sous Ventoline, un autre fait des bronchites à répétition. Le plus jeune a fait deux séjours à l’hôpital, et leur mère parle de plaques rouges sur la poitrine et les avant-bras. Ce tableau clinique est typique des impacts des logements insalubres. Pourtant, lorsque l’assistante sociale évoque une situation d’insalubrité, la réaction est violente. « Il n’est pas question que vous fassiez un rapport. On ne veut pas déménager, on ne veut pas que vous nous enleviez les enfants ». Cette attitude peut paraître irrationnelle au regard des notions normatives de salubrité, de confort et de santé. Elle est cependant tout à fait logique en référence aux craintes de cette famille qui survit grâce à un réseau social de proximité. L’en éloigner suite à un déménagement et prendre le risque de perdre ses enfants serait dramatique. (Observation réalisée dans le cadre d’une recherche financée par le PREBAT « Analyse comparée des outils de lutte contre la précarité énergétique »). |
Dans cet exemple, la problématique de l’humidité est centrale. Or gérer l’humidité suppose d’en connaître les mécanismes et de comprendre l’intérêt de l’aération. Aérer son logement constitue une pratique commune, présentée comme le moyen de lutter contre les airs dégradés (au lever le matin ou après un repas). Cependant, même face à un problème d’humidité associée à de la condensation (bain, douche, cuisson…), les gens ne font pas nécessairement circuler l’air pour s’en débarrasser. La condensation se dépose alors sur les murs, les meubles et imprègne les tissus (rideaux, couvertures, vêtements…). Elle contribue à maintenir un taux d’humidité qui expose au développement des moisissures. Les personnes concernées disent redouter d’avoir froid, alors même qu’un air humide est un air qui se réchauffe mal. Souvent, elles mentionnent uniquement la dégradation du logement, alors qu’elles s’exposent aussi aux moisissures, donc aux champignons, qui peuvent fragiliser leur santé.
La question n’est donc pas seulement celle de résoudre une situation de précarité énergétique, ni celle d’éduquer les familles aux aspects sanitaires ou à la gestion de l’humidité dans leur logement. Dans une approche globale, il s’agit de se demander comment accélérer et massifier les travaux de rénovation énergétique et prioritairement pour ces catégories d’habitats et d’habitants. Il s’agit également, et dans un même temps, de s’interroger sur ce qui explique cette forme d’« attachement » à un logement même très dégradé15, et de comprendre comment les savoirs profanes se construisent en ce qui concerne la gestion de l’humidité et ses impacts.
La plupart des familles concernées sont attachées à leur logement car, faute d’avoir du travail, c’est l’espace dans lequel elles passent le plus de temps, et qui fonctionne comme une sorte de refuge. Le logement, ce n’est pas uniquement des pièces dans lesquelles on vit. C’est aussi et surtout un lieu de vie autour duquel gravitent des activités (l’école des enfants, le supermarché, le lieu de travail pour lequel on s’est organisé : transports en commun, covoiturage avec un collègue ou trajet mesuré en automobile…), mais aussi des lieux de sociabilité (la famille élargie, les voisins, le quartier, le marché…). Cet ensemble suffit parfois à définir une situation de confort qui peut n’avoir rien à voir avec le confort technicisé défini par la réglementation thermique : une température à 19 degrés, un air ventilé, des appareils performants, une certaine surface par habitant… Pour un ménage, le confort est le produit de déterminants structurels (comme la performance du logement, la qualité des appareils, le système de chauffage…), combinés à des facteurs qui relèvent de l’appréciation individuelle et qui font l’objet d’arbitrages entre les personnes composant le ménage, mais aussi entre les besoins qu’il s’agit de hiérarchiser (conserver un logement insalubre pour préserver une certaine sociabilité, mais mettre en danger sa santé versus accepter l’aide sociale, fuir un habitat insalubre maisperdre ses enfants, perdre ses repères, s’éloigner du lieu de travail…).
2. La QAI comme résultat d’une hybridation sociotechnique
Écologiser les pratiques sociales revient à introduire l’environnement comme condition dans tous les apprentissages, mais aussi dans les processus de production des connaissances (Sauvé et al., 2005). Cela implique d’instaurer un véritable dialogue entre les savoirs techniques, véhiculés par les technologies, et les savoirs ordinaires qui caractérisent les pratiques sociales développées par les habitants. Pour ce qui concerne le confort thermique, cela suppose un préalable qui est celui de domestiquer l’énergie, que ce soit du côté des professionnels de l’énergie ou du côté des habitants (Dard, 1986). Il convient alors d’ouvrir la focale pour sortir de l’approche étroite centrée sur la seule difficulté à maîtriser des systèmes. Pour un occupant, le confort chez soi ne se réduit pas à un niveau de température. Il s’agit bien d’une notion plus large qui renvoie au climat intérieur, c’est-à-dire qui combine à la fois un niveau de chaleur, mais aussi des ressentis en termes de luminosité, d’odeurs, de calme, d’atmosphère, de voisinage ou de propreté. Cet ensemble est d’une grande complexité, qui se traduit au final par une qualité de l’air intérieur parfois fort dégradée. À titre d’exemple, on pourrait souligner la place privilégiée accordée au chauffage au bois en foyer ouvert comme élément de confort dans certaines régions où l’on reste très attaché au feu de cheminée, malgré les recommandations sanitaires dont ce type de chauffage fait l’objet depuis quelques années (Roussel, 2017 ; Labranche, 2016).
Les manières d’occuper un logement sont donc à appréhender comme produits de régulations et de micro-négociations entre diverses variables reposant sur des propriétés et des dispositions sociales, enchâssées dans des dispositifs techniques et des systèmes de valeurs, de savoirs, de croyances, d’habitudes qui s’adaptent ou adaptent les contraintes imposées par le bâti, les équipements, le statut d’occupation, le coût de l’énergie et les prescriptions des politiques publiques. Le comportement n’est pas une variable autonome, mais bien un élément parmi d’autres d’un système sociotechnique (Beslay, Gournet, Zélem, 2015). Les capacités des habitants à être moins énergivores ou/et à maintenir un air sain dans leur logement se construisent au cœur de ce système. Leurs modes d’habiter reposent sur de multiples compromis qui peuvent contribuer à les mettre en danger sanitaire au regard de la QAI : pour avoir plus chaud, les gens tendent à rester confinés à l’intérieur et à calfeutrer les bouches d’aérationde façon à éviter les courants d’air et les déperditions thermiques, ce qui réduit la circulation de l’air, avec pour conséquence le développement de champignons et une dégradation de la qualité de l’air qu’ils respirent.
Les deux exemples présentés ci-dessus mettent l’accent sur un effet pervers de la transition énergétique comme forme d’écologisation contrainte des modes de vie. Faire de l’habitant un habitant intelligent (Beslay, Gournet, Zélem, 2013), au même titre que les technologues font de la ville une smart-city, relève encore des grandes utopies (Ellul, 1988). Dans les deux cas, les dispositifs sociotechniques sont imposés et engendrent des situations non souhaitées au regard des enjeux de l’écologisation des pratiques. Dans les deux cas, on suppose que les occupants sont tous les mêmes, qu’ils réagissent aux situations d’inconfort toujours de la même façon, et qu’ils savent toujours quelles sont les « bonnes manières » de faire et pourquoi. On tend à oublier la place centrale des cultures et des représentations, qui sont rarement, voire jamais, interrogées (Jodelet, 1991). On oublie aussi le jeu des croyances qui sont profondément et durablement inscrites dans les pratiques qu’elles conditionnent en grande partie.
C’est pourquoi le modèle de la performance énergétique est sujet à controverse lorsqu’il est confronté aux questions de la qualité de l’air. Si l’on veut combiner QAI et performance énergétique, cela suppose une confrontation des conceptions et des expertises, mais aussi la construction d’un référentiel d’action commun aux différents mondes (constructif, médical et domestique) qui devraient être invités à réfléchir ensemble. Dans tous les cas, placer l’occupant en situation de devoir choisir n’est probablement pas la solution. Le placer au cœur du dispositif constructif aurait plus de sens.
2.1. La place du confort dans la QAI
Dans les deux exemples, le cœur du problème réside dans la notion de confort. Pour les familles, la question de l’énergie est secondaire au regard des actes de la vie quotidienne : cuisiner, laver, se laver, se chauffer, se rafraîchir, se divertir, se déplacer... La logique principale qui commande le système des pratiques domestiques liées à l’énergie est la recherche du confort. La recherche d’économies d’énergie ne constitue pas une motivation majeure, la recherche d’économies financières, en revanche, peut l’être. Toutefois, en dehors des familles confrontées à un problème de santé, la qualité de l’air ne semble pas être vraiment une préoccupation16.
En effet, l’histoire de vie de chacun et les habitudes domestiques ou professionnelles contribuent à structurer fortement les conceptions du bien-être matériel, thermique et sanitaire. Au-delà des aspects techniques qui renvoient à des paramètres objectifs mesurables (la température de l’air, le taux d’humidité…), la notion de confort a une forte dimension subjective, qui convoque largement les cinq sens. Il s’agit alors davantage d’un jeu de représentations sociales, cognitives et sensorielles, qui détermine les comportements, les pratiques sociales et un ensemble « d’anticipations et d’attentes » (Abric, 1994). Nombre d’études sociologiques mettent en perspective une grande variabilité des attitudes et des ressentis qui varient en fonction des individus, des contextes (familiaux, professionnels, environnementaux), mais aussi en fonction des caractéristiques de l’espace occupé (Dujin, Maresca, 2010). L’idée ou la sensation de confort se construit donc sous la forme d’un équilibre entre des besoins individuels ou collectifs, qui renvoient à la fois à des éléments concrets liés à l’espace occupé, mais aussi à des sensations (chaud/froid, bonne ou mauvaise odeur, ambiance agréable ou pas, satisfaction ou pas au regard du logement et de son environnement) et des systèmes techniques (chauffage, ventilation, volets, thermostat…), mobilisés pour satisfaire ces besoins. En réalité, la température tout comme la qualité de l’air sont moins des choix que le résultat des contraintes associées à une situation sociotechnique particulière. Deux normes de confort cohabitent, l’une technique, l’autre sociale :
- le confort comme norme technique :l’article 6 du décret n° 69-596 du 14 juin 196917, stipule que « les équipements et les caractéristiques des bâtiments d’habitation doivent être tels qu’il soit possible de maintenir la température intérieure au centre des pièces au-dessus de 18 degrés »18. Aujourd’hui, bien qu’ancienne, la norme des 19 °C constitue un véritable standard technique. Le confort thermique se calcule et se mesure comme un poste technique à partir de six paramètres : la température de l’air et l’humidité ambiante (mesurables grâce à un thermomètre et à un hygromètre), la vitesse de l’air et la température radiative (mesurables ou estimables grâce au système dit de « la porte soufflante » et grâce à un appareil à infrarouges), le niveau d’activité de l’occupant, ainsi que son niveau d’habillement (que l’on peut caractériser après entretien et/ou de visu).Une fois l’ensemble de ces paramètres connus, on peut alors estimer un PMV (Predicted Mean Vote), c’est-à-dire une note moyenne attendue grâce à des logiciels de simulation thermique dynamique. Même si aux mesures peuvent s’ajouter des observations (la présence de courants d’air, des traces d’humidité, l’absence de ventilation…) qui constituent des signes de difficultés rencontrées pour maintenir un certain confort thermique, cette méthode relève d’une approche très technique d’analyse du niveau de confort.
- le confort comme norme sociale :en dehors du niveau de température communément admis (19 °C), la notion de confort thermique renvoie à différents facteurs qui concourent à définir des normes sociales. Il s’agit avant tout d’un ressenti physiologique, construit socialement (lié à la culture, aux premiers apprentissages (ceux de l’enfance), conforté ou modifié par toute une série d’apprentissages secondaires (ceux de la vie au contact d’un collectif (école, travail, loisirs…), ceux de la mise en couple, ceux de l’arrivée des enfants…). Le confort est alors une notion polysémique, fluctuante d’une personne à l’autre, d’une configuration du collectif habitant à l’autre, qui englobe ou pas le rapport à l’air et des attendus en termes de qualité de l’air intérieur.
La norme de confort qui sert de référence à l’action publique est alors essentielle. C’est elle qui structure et influence les modes d’occupation des logements et les exigences que les occupants peuvent avoir au regard de leur santé. Pour ce qui concerne la QAI et les enjeux de santé publique, la question de savoir de laquelle de ces deux normes partir pour intervenir n’a pas de sens. Ce sont ces deux référentiels combinés qui donnent du sens à l’action et peuvent contribuer, en se confortant, à créer les conditions optimales pour améliorer la qualité de l’air intérieur.
2.2. D’une approche techno-centrée de la QAI à une approche plus anthropo-centrée
L’acte d’habiter est un acte compliqué. À la manière de Callon (1986), on peut appréhender le logement comme une configuration sociotechnique qui repose sur «des arrangements hétérogènes, mêlant non seulement acteurs individuels et collectifs, mais aussi techniques, procédures et règles, qui entrent dans la configuration aux côtés des acteurs humains traditionnels ». Dans une perspective d’anthropologie symétrique, les acteurs non humains (le bâtiment, le logement, les équipements, les consignes, les modes d’emploi) interagissent avec les acteurs humains dans l’espace et le temps. Cette relation est marquée par des règles d’usage et d’action, des formes de négociations et de coordinations interpersonnelles, mais aussi par des stratégies de contrôle, de reprise en main ou de prise de pouvoir. En découlent des marges de manœuvre dont les contours et les évolutions peuvent être rythmés, typiquement, par la configuration du collectif habitant, ou encore par la nature des activités domestiques (Beslay, Gournet, Vacher, 2013). Il s’agit alors de saisir et analyser les relations qui existent ou non entre les représentations sociales, les croyances, les habitudes et la manière dont les occupants utilisent leurs équipements pour gérer ou améliorer leur confort. Ainsi, la sensibilité (ou son absence) à l’environnement, à la santé et aux enjeux de la maîtrise de la demande d’énergie au quotidien, sont des éléments explicatifs importants pour comprendre certaines pratiques énergétiques. De son côté, la situation résidentielle, qui réfère au statut d’occupation, à l’état du bâti et des appareils, mais aussi aux relations entretenues avec le bailleur ou le gestionnaire du bâtiment, structure fortement les pratiques énergétiques. Une certaine disposition cognitive (la compréhension des technologies, la compréhension des mécanismes de pollution de l’air) apparaît également centrale dans l’analyse des pratiques. Enfin, les dispositions sociales et culturelles sont fortement structurantes des modes de vie, des manières d’habiter qui, compte tenu de la société de consommation, se sont construits selon un principe énergivore.
La sociologie de l’énergie contribue à apporter des réponses en appréhendant l’énergie comme un système combinant des éléments en interaction et en interdépendance (Zélem, Beslay, 2015) : des utilisateurs (avec leurs propriétés sociales, leurs croyances et leurs routines), des technologies (matériaux, appareils…), des dynamiques sociales (des cycles de vie, des jeux de réseaux, des processus d’apprentissage, des flux d’informations…), des environnements (climatique, énergétique, politique) et des configurations (organisationnelles, institutionnelles, familiales…). Elle invite à interroger la part sociale des techniques et à réintégrer la dimension culturelle, à questionner les normes sociotechniques et à revisiter la notion de confort qui est au cœur et constitue le moteur de la société de consommation. Cela implique d’adopter une posture anthropocentrée qui place les habitants au cœur des systèmes et qui les considère comme des acteurs à part entière en les faisant monter en compétences et en les dotant d’outils de contrôle et de pilotage adaptés.
3. Conclusion
Une approche par l’observation des pratiques sociales (et non pas seulement par l’observation des individus ou des techniques) s’avère indispensable pour comprendre un tant soit peu les points de résistance et/ou certains paradoxes du projet transitionnel vers une ville plus durable. Les modes de vie s’accommodent mal d’une forme d’écologisation contrainte. Ils renvoient à des formes d’activités routinières combinées à des croyances et des certitudes. Ils sont encastrés dans des structures complexes, conditionnés par des normes techniques (RT, labels, performances…) et des normes sociales (effets de mode, confort, ambiance, convivialité…). Ils sont influencés par l’offre des produits et des appareils qui constituent le marché.
Dans ce paysage, le rapport à l’air est étroitement déterminé par le rapport au confort. La qualité de l’air peut alors être considérée comme le résultat d’une construction sociotechnique qui combine aux modes de vies des dimensions cognitives (des savoirs et des compétences techniques, des capacités de compréhension, une appétence pour l’écologie…), des dimensions normatives (au regard du propre, de la santé, au regard de l’usage de certains produits…) et des dimensions matérielles (systèmes techniques, cadre bâti, qualité de la gestion des équipements…).
Ainsi, le rapport à l’air intérieur dépasse largement la composition de l’air qu’on respire. Il englobe des éléments de connaissance sur l’hygiène et sur les risques sanitaires19, sur les sources des polluants, mais aussi sur les spécificités de ces polluants, les interactions entre polluants et santé et les possibilités de se soustraire à leur exposition. Il est largement déterminé par le type d’habitat (qualité de l’isolation et des systèmes) et sa situation géographique (proximité d’une source de pollution comme un axe routier), mais aussi par les habitudes de vie et la configuration du collectif habitant (sur- ou sous-occupation). Enfin, le rapport à l’air intérieur est conditionné par une représentation partagée de la fonction du logement : la protection de ses occupants (Déoux, 2004). Cette fonction de sécurité est d’ailleurs inscrite dans la charte de l’environnement de 200420… Elle est tellement intériorisée qu’elle fonctionne comme un allant-de-soi qui occulte un certain nombre d’informations et empêche certaines précautions minimales, notamment quand la norme sociale intervient. L’erreur serait d’ignorer ces conditions et de penser que, malgré elles, l’habitant fonctionne sur la base d’un modèle universel qui consiste à changer automatiquement ou presque son comportement vers plus d’attention dès lors qu’il est entouré des « bons équipements » et sensibilisé et informé aux problématiques de santé et à celles portées par la transition.