Les écoquartiers représentent un enjeu important pour les entrepreneurs1 de la ville durable. Au-delà du champ d’expérimentation qu’ils constituent pour les pouvoirs publics et les industriels, l’échelle de ces projets permet de rendre la durabilité urbaine lisible, appréhendable. Qu’est-ce que l’évaluation du vivre-ensemble dans les écoquartiers peut nous apprendre sur la ville durable ? Si la ville durable « est la clé de la qualité de vie de chacun comme de la cohésion sociale »2, c’est parce qu’elle est censée permettre de « tenir les équilibres, s’assurer que tous peuvent vivre-ensemble »3. Cette promesse a un prix : « La qualité de vie ne se fera pas par décret ou par contrainte, elle ne peut s’appuyer que sur un retournement des mentalités »4.
Après avoir fait sauter un certain nombre de « verrous techniques », les artisans de la ville durable, comme ceux de l’innovation, peinent en effet à surmonter les « verrous de l’usage » (Mallein, Tarozzi, 2002), bien moins « calculables » que les précédents. Pour les habitants d’un écoquartier, par exemple, pourquoi améliorer l’habitat si ce n’est pour améliorer leur confort ? Le vivre-ensemble est alors convoqué comme mot d’ordre pour envisager l’habiter dans ces quartiers. Si, pour que tout le monde puisse vivre-ensemble, chacun doit transformer son mode de vie et de pensée, par quoi se caractérise alors ce vivre-ensemble tant convoité, puisque c’est lui qui doit permettre de déterminer le type de « retournement des mentalités » attendu ? Comment peut-on le mesurer pour évaluer les avancées de la ville durable sur ces questions ?
Afin de garantir la qualité des écoquartiers dans le temps, le ministère de l’Écologie a mis en place, depuis 2008, un certain nombre d’outils à destination des collectivités locales, dont le plus connu est le Label ÉcoQuartier. À partir de 2013, les collectivités labellisées ont été aidées par les services de l’État pour évaluer et faire évoluer leurs projets, sur la base d’une charte comportant 20 engagements techniques, de performance environnementale et d’objectifs économiques et sociétaux. En 2015, le ministère de l’Écologie a organisé une évaluation-redéfinition des 20 engagements, afin de préciser les indicateurs d’évaluation des écoquartiers candidats au label et de mieux accompagner les maîtres d’ouvrage dans la définition de leurs projets.
Les auteurs de cet article ont été impliqués dans l’un des groupes de travail consacré à l’engagement, intitulé : « Mettre en œuvre les conditions de la mixité (sociale et intergénérationnelle) du bien vivre-ensemble et de la solidarité ». Ce groupe de travail a rassemblé une vingtaine de personnes lors de trois journées de réflexion qui se sont tenues durant l’année 2015. Il était composé à parts égales de chercheurs (sociologues, urbanistes, architectes) et de professionnels (sociologues, urbanistes-architectes, professionnels de l’habitat et du renouvellement urbain, représentants des organismes HLM). Nous nous appuierons notamment sur cette expérience pour expliciter les présupposés et attendus du vivre-ensemble en écoquartier, et ce que cela signifie pour la ville durable.
1. Un label pour « retourner les mentalités » ?
Si les réflexions sur la durabilité ou l’écologie ne disent pas encore grand-chose sur la ou les manières de vivre-ensemble (Flipo, 2005), celui-ci apparaît souvent comme une recette miracle permettant de « surmonter les goûts et les dégoûts pour construire des espaces de rencontres et d’échanges sur la base du respect mutuel » (Tissot, 2013), avec pour horizon « la paix sociale et le bon fonctionnement de la société urbaine » (Di Méo, 2011). Plus largement, cette préoccupation est au cœur des débats sur les attributs même de la cité5, car la démocratie vise « la participation de tout être humain adulte à la formation des valeurs qui régulent le vivre-ensemble » (Dewey, 1937). Elle relève donc d’un mode de gouvernement de la société, mais aussi et surtout d’un mode de vie, individuel et collectif. Cependant, en écoquartier, ce rôle essentiel des modes de vie dans la formation et l’actualisation des valeurs démocratiques est traversé par deux contradictions : d’une part, il paraît toujours limité par « l’inclination à habiter et à rendre son environnement habitable (…) [qui] s’accompagne du soupçon et de la critique du désengagement » (Doidy, 2002) ; d’autre part, alors que « la civilité configure, même en creux, une certaine forme de vivre-ensemble (…) [elle est associée] aux "bonnes mœurs" et porte alors la trace d’une vision sociale et classiste spécifique, puisque certains ont la chance de pouvoir la connaître (les classes moyennes) et que d’autres y parviennent moins tout en la désirant parfois (les classes populaires) » (Martuccelli, 2005).
Les acteurs qui portent les projets d’écoquartiers doivent à la fois agir malgré le soupçon qui vise cette conception classiste, faisant planer un « spectre de rigorisme moral suranné qui déplaît à bien des individus dans des sociétés si jalouses de la liberté privée » (ibid.) ; mais aussi faire face à des mobilisations de « proximité » qui revendiquent la nécessité de pouvoir vivre-ensemble autrement (Jobert, 1998 ; Boissonade, 2011).
Ce sont deux raisons pour lesquelles le vivre-ensemble a été présenté dès le lancement de la démarche ministérielle (en 2008) comme un objectif aux multiples facettes, permettant ainsi de répondre à ces deux injonctions contradictoires. Ainsi, dans leur analyse des 78 dossiers présélectionnés au palmarès ÉcoQuartier 2011, Guillaume Faburel et Camille Roché (2015) notent que « la mixité est le principe qui domine très majoritairement (60 %). Qualifiée de fonctionnelle, sociale, intergénérationnelle, ou encore d’urbaine, elle est présente dans la quasi-totalité des dossiers, majoritairement sous trois traits. En premier lieu, elle y figure comme facteur de lien social et de solidarité, mais également, deuxième trait commun, comme garantie du "vivre-ensemble", donc de vie de quartier, voire de convivialité. Toutefois, troisième trait notable, le plus souvent, seuls des moyens normatifs sont proposés pour atteindre cet idéal de la mixité, par le logement (ex : types et quotas) et le zonage planificateur (critères fonctionnels d’occupation des sols) ».
Cependant, si les premiers appels à projets ministériels mettaient l’accent sur cette volonté d’éviter une spécialisation sociale des quartiers (la mixité sociale par la diversité de l’habitat) et la valorisation d’une vie de quartier (la mixité fonctionnelle, l’animation sociale), les premiers retours d’expériences ont amené à une redéfinition de ce vivre-ensemble (Valegeas, 2017). Les contre-performances de certains projets ont en effet incité le ministère, mais aussi les porteurs de projets locaux, à prendre davantage en compte les usages futurs des logements et des quartiers, en appelant à inventer « un nouvel art de vivre-ensemble dont l’EcoQuartier est en passe de devenir le symbole » (MEEDDAT, 2008, p. 5) et à « porter haut et fort le "bien-vivre" ensemble » (MEDDTL, 2011, p. 23). Celui-ci aurait deux ambitions spécifiques, qui sont renforcées de manière significative dans les dernières grilles d’évaluation :
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prendre davantage en compte les usages dans la conception et la gestion des écoquartiers, afin d’éviter notamment les effets rebonds et les contre-performances énergétiques ;
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intégrer les relations sociales (la convivialité), qui seraient renouvelées par de nouveaux rapports à l’environnement, par la mobilisation sur la qualité de vie...
Une ingénierie s’est donc développée autour de l’encadrement des comportements, passant par la diffusion de « normes d’habiter » (Valegeas, 2017), notamment au travers de dispositifs participatifs (Gardesse, Valegeas, 2018). Le vivre-ensemble, qui se décline dans des dispositifs spécifiques ou des figures comme celle de l’éco-habitant ou des écogestes, prend alors une part déterminante dans le travail de « retournement des mentalités » qui s’annonce.
2. Dans la fabrique du vivre-ensemble
Pour la 3e campagne de labellisation des ÉcoQuartiers, le ministère de l’Écologie a confié au CEREMA6 la tâche d’organiser en 2015 une démarche d’analyse et de construction d’indicateurs des 20 engagements qui constituent le support du label ministériel7. Ces engagements manifestent de manière explicite l’approche méthodologique et axiologique retenue.
Pour les organisateurs qui pilotent le « Groupe de travail sur le vivre-ensemble », il s’agit de :
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« coconstuire un référentiel pour l’évaluation du vivre-ensemble dans les écoquartiers ;
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proposer des méthodes et outils pour répondre aux questions évaluatives sur le vivre-ensemble dans les écoquartiers (voire un dispositif d’accompagnement des collectivités) ».
Le vivre-ensemble est retenu comme notion-clé car il permettrait une « approche globale » de deux enjeux : d’une part, « l’amélioration des conditions d’habitat, de la vie quotidienne des habitants (une réponse apportée aux principaux besoins des habitants) », d’autre part les « actions susceptibles de contribuer à une vie sociale harmonieuse »8.
Néanmoins, le travail préparatoire aux réunions du groupe de travail va remettre en question la pertinence de ce mot d’ordre au regard de son caractère très globalisant. Les premiers tours de table ont montré, en effet, dans des proportions variables, le scepticisme des participants, chercheurs ou acteurs, que cela soit dû à un manque de consistance théorique et analytique du vivre-ensemble ou à un certain manque d’opérativité de la notion (notamment du côté des acteurs).
Dans un premier temps, les débats pointent un certain nombre d’axes, de questionnements et d’enjeux sous-jacents à la notion. Plusieurs questions sont posées aux participants afin de faire émerger des indicateurs ou questionnements évaluatifs : « Les rapports entre le vivre-ensemble et/ou la mixité sociale » ; « L’habitant, les modes de vie, la participation » ; « La programmation du vivre-ensemble » ; « L’habiter écologique comme vivre-ensemble » ; « Rôle des écoquartiers dans un vivre-ensemble à une autre échelle »9.
Pour répondre à ces questions, les organisateurs proposent un certain nombre de regroupements thématiques à visée heuristique : « Fabrique du vivre-ensemble ou définition du projet social », « Mixités sociales et altérités », « Des pratiques quotidiennes aux engagements citoyens », « Rapport à l’environnement et pluralité des usages », « Intimité et convivialité », etc.
Pour chacun de ces intitulés ou presque, une reformulation va être proposée par certains participants : « Le projet social comme bien commun », « Construction des mixités et pratiques de l’altérité » (avec le commentaire suivant : « La mixité suppose un tout (que l’on mixe) commun. L’altérité suppose l’étrangeté (qui divise) »), « Des expériences quotidiennes aux engagements citoyens » (avec le commentaire suivant : « une expérience peut être éprouvante »), « de l’intimité à la convivialité » (avec le commentaire suivant : « Gradation des relations »), « Pluralité des usages et des rapports à l’environnement ».
Les débats qui ont suivi au sein du groupe de travail, ont alors porté sur les manières d’évaluer ce vivre-ensemble et ont dévoilé deux approches relativement différenciées :
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une définition a priori, qui s’appuie sur des modèles idéaux, des références, des idéaux-types. Cette posture, qui propose un horizon relativement clair et incarné, conduit à des approches normatives. Le vivre-ensemble est considéré avant tout comme un objectif que l’évaluation viserait à confirmer ;
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une construction par l’expérience et les pratiques des acteurs, selon les contextes, les temporalités, les objectifs qu’ils se sont fixés et leurs réajustements. Il s’agit donc là d’une perspective pragmatique nécessitant une réflexivité constante de et dans l’action. Ici, vivre-ensemble est considéré d’abord comme relevant d’expériences que l’évaluation viserait à repérer.
Dans le premier cas, il s’agit théoriquement de mesurer dans les comportements réels ceux attendus lors de l’établissement du projet. Le vivre-ensemble est alors conçu comme un bon climat reconnaissable par ses marques (nombre de réunions, d’associations, d’équipements, d’aménagements de l’espace public, etc.). L’évaluation portera alors sur des indicateurs de diversité sociale, de fréquentation et d’animation des quartiers. Cependant, nous verrons plus loin que cette construction idéal-typique procède en fait, de manière inverse à celle ouvertement indiquée ici.
Dans le deuxième cas, il s’agit de repartir des expériences rencontrées sur le terrain pour prendre en compte leurs spécificités, ce qui permet de réviser constamment les attendus et le sens même de l’évaluation. Plus largement, cela constitue aussi une opportunité pour réinterroger ce que « vivre-ensemble » veut dire. Cette posture est défendue au cours des débats par quelques chercheurs, considérant qu’arriver à vivre-ensemble relève à la fois d’alchimies pratiques et d’horizons vers lesquels les uns avec les autres tentent d’avancer par des moyens très différents.
3. Le vivre-ensemble comme objectif à évaluer
Dans la première conception idéal-typique, comment les acteurs portant les projets d’écoquartiers fabriquent-ils le vivre-ensemble en écoquartiers ? Pour répondre à cette question, il faut resituer ce travail d’évaluation dans un contexte et une histoire plus longs.
Tout d’abord, les projets d’écoquartiers participent bien souvent d’un urbanisme qui met en scène les éléments idéaux-typiques des projets (bois naturel, panneaux solaires, dispositifs écosystémiques, etc.) et permet ainsi de leur donner corps et sens. Mais plus généralement, la technicisation forte des projets participe d’une forme de réassurance par rapport aux incertitudes quant aux capacités de la ville durable à faire face aux risques annoncés. Basée sur la circulation de bonnes pratiques, la démarche ÉcoQuartier favorise cette mise en avant de dispositifs spatiaux, ceci d’autant plus dans le cadre d’un concours où les opérations sont mises en concurrence.
Ensuite, nous observons des transformations importantes de la puissance publique qui aujourd’hui gouverne par les normes (Thévenot, 1997) et les instruments (Lascoumes, Le Galès, 2005). Plus précisément dans le cas de la démarche ÉcoQuartier, le modèle de gouvernance évolue, le rôle de la puissance publique consiste à être avant tout un facilitateur de projets, évitant toute action susceptible de freiner les processus engagés. Elle devient alors :
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animatrice de la démarche, qu’elle doit au besoin susciter ;
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partenaire, par la diffusion de guides de bonnes pratiques, par des financements complémentaires aux opérations, par la sécurisation des prestations, etc. ;
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opératrice de valorisation, dans une optique de « gouvernement par les honneurs » (Ihl, 2007), l’évaluation ayant pour objectif de créer de la valeur.
Véritable « catégorie de la pratique » (Béal et al., 2011), la ville durable rend compte de cette dimension pastorale de la puissance publique (Pautard, 2015), qui détermine ainsi la réponse à apporter aux crises environnementale, urbaine, sociale, économique, etc. « Faire évoluer les comportements » se traduit alors par « rendre acceptable le projet ».
Enfin, cette ambition se retrouve notamment dans les démarches participatives mises en œuvre. Il s’agit alors de « favoriser l’appropriation de la démarche d’écoquartier par les habitants » (Lille Métropole Communauté Urbaine, 2010, p. 19-20). L’appel à projets ÉcoQuartier insiste sur la nécessité d’apporter des « informations aux habitants et usagers » (MEDDTL, 2011, p. 12) sur les principes et le fonctionnement de leur quartier pour une plus grande « adhésion des habitants et des voisins à la démarche » (ibid.), qui serait gage de meilleures performances à l’usage. Ainsi, les collectivités accompagnées d’associations locales et nationales doivent « prendre en charge la pédagogie de développement durable » (ibid., p. 14) au sein des quartiers construits. In fine, l’objectif des « démarches participatives » est « d’informer et de favoriser l’appropriation du projet par la population, mais surtout de donner envie d’y habiter » (ibid., p. 9). L’adhésion au projet doit donc passer par la construction de récits cherchant à rendre désirable cet horizon durable (Boissonade, 2015, p. 42). Le projet en lui-même, la mémoire, les étapes du projet, les épreuves, sont elles-mêmes mises en récit comme moteur d’un vivre-ensemble. À ce titre, les discours mettent régulièrement en scène l’échelle microlocale, le « petit » : le village (par les références multiples au quartier-village), l’écohameau, la communauté locale, etc. « Faire société » équivaudrait à être proche à la fois spatialement, socialement, par les pratiques, etc. Cette échelle locale, jugée plus humaine10, serait propice à un meilleur vivre-ensemble. Cependant, est-ce l’échelle spatiale ou les pratiques sociales qui font proximité ? Cette « exotisation du proche » (Matthey, 2014) semble procéder d’un double mouvement : d’une part, la réinterprétation des dispositifs, du quartier, du quotidien, en quelque chose d’exceptionnel et, d’autre part, la mise en scène d’éléments de projet faisant référence à des dispositifs modèles, notamment étrangers (par exemple, des jardins familiaux « comme à Vauban »11 plutôt que la continuation d’un héritage local de jardins ouvriers). Il s’agit donc d’adapter ces modèles aux particularités locales, à la mémoire, au contexte social, urbain ou culturel, etc., afin de produire des récits qui contextualisent le projet par un appel à l’histoire et à la mémoire, pour que celui-ci soit pleinement intégré dans la vie sociale et civique locale.
Que ce soit par le récit technique, le pastoralisme de la puissance publique ou la nécessaire appropriation par le proche, l’enjeu est donc bien de faire adhérer les habitants au projet porté par ces écoquartiers, celui d’un « nouvel art de vivre-ensemble ». Mais paradoxalement, cette contextualisation par les récits, du proche notamment, est mise en œuvre par le biais de « bonnes pratiques » et de dispositifs standardisés, jugés comme étant les seuls susceptibles d’atteindre les objectifs de performance fixés. Pour les porteurs des projets d’écoquartiers, cette approche performancielle semble en effet indispensable, afin de limiter à la fois les sacrifices à faire accepter dès aujourd’hui par les habitants et légitimer ceux qui resteraient à faire admettre dans un futur proche.
4. De la responsabilisation à l’évaluation
Parallèlement à la mise en récit de l’écoquartier, une ingénierie est mise en place pour responsabiliser les habitants dans leurs propres pratiques – par la diffusion d’écogestes, ou par une inclination vers les nudges12 – ou de manière plus ambitieuse pour développer chez eux une prise de conscience écologique. Par exemple, la Métropole de Lille cherche à « favoriser chez les habitants l’émergence d’un mode de vie écocitoyen, susceptible de réduire leur empreinte écologique, et venant optimiser les performances environnementales des équipements et bâtiments du quartier » (Lille Métropole Communauté Urbaine, 2010, p. 19-20). Le Club ÉcoQuartier va dans le même sens, en affirmant que la participation des habitants au processus de projet est un moyen de leur faire prendre conscience des changements de modes de vie à engager : « L’implication des habitants ou futurs habitants, véritable facteur de lien social, est aussi un moyen de sensibiliser la population locale aux enjeux du développement durable et donc de faciliter les changements de comportements individuels » (MEDDTL, 2011, p. 12).
Ainsi, que cela soit par une imposition, à l’aide d’une ingénierie psychosociale visant le consentement, ou par un travail de conscientisation, les discours pointent avant tout la responsabilité individuelle des habitants dans le changement nécessaire. Les projets doivent ainsi promouvoir des « modes de vie responsables », en insistant sur la « responsabilité des habitants » (MEDDTL, 2011, p. 15) dans ces changements. Cependant, l’efficacité de cette « responsabilisation » (Martuccelli, 2004) des habitants dépend de leur attachement dans le temps aux principes et spécificités de l’écoquartier. Les habitants, les porteurs de projets sont donc invités à valoriser « une coproduction du projet qui doit permettre aux habitants ou futurs habitants de se l’approprier, c’est-à-dire de le faire évoluer » (MEDDTL, 2011, p. 15). La grille ÉcoQuartier de 2011 note qu’il y a nécessité « d’adapter le projet aux pratiques, à l’expression et à l’identité culturelle » (ibid., p. 14) des habitants, de soutenir leur « expression », leur « participation », leurs « initiatives » pour favoriser « l’exercice de la citoyenneté ».
Dans le cadre de l’appel à projets ÉcoQuartier de 2011, le ministère en charge du développement durable a souhaité proposer aux porteurs de projets un exercice relativement inédit de récit-fiction, dont la consigne était « Racontez-nous comment vous imaginez une journée classique d’un habitant du quartier en 2020 ». Cet exercice, présenté comme ludique, doit mettre en scène un habiter spécifique susceptible d’incarner les objectifs des porteurs de projets, celui d’un nouvel art de vivre-ensemble, qui s’incarne par la consigne donnée aux candidats de rédiger ces récits d’anticipation. Le ministère doit ensuite évaluer, d’une part, le caractère performatif de ces récits, manipulant des représentations qui participent à la définition d’un corps de pratiques et, d’autre part, la capacité des dispositifs du projet à les mettre en œuvre.
Les récits d’anticipation idéaux-typiques sont donc au cœur des dynamiques, cherchant à contextualiser les projets, tout en restant dans un horizon relativement homogène et fixé : celui d’une durabilité supportée par la morale et la technique. Cependant, le processus de labellisation par itération-diffusion, mené par le ministère, procède d’une démarche circulaire. Dans leurs propositions, les acteurs (élus, techniciens, etc.) évoquent moins des pratiques que des dispositifs techniques visibles, cernables et reproductibles censés favoriser le vivre-ensemble. Le ministère relève ensuite ces représentations idéal-typiques du vivre-ensemble, puis les met en scène par la labellisation, et enfin les diffuse auprès d’autres acteurs du même type. Le vivre-ensemble ainsi énoncé devient un horizon idéal-typique formulé a priori (que cela soit par le ministère ou les porteurs de projets). Dans une démarche tautologique, évaluer la réussite de ce vivre-ensemble revient à le juger par rapport à un modèle donné et des objectifs à atteindre sur une échelle construite préalablement. L’analyse devient prescription d’un contenu à la fois désirable et normatif. Dans cette vision téléologique, le dispositif idéal-typique construit à partir des exemples rapportés sert ensuite d’appui principal à la prescription et enfin à l’évaluation qui va s’attacher à repérer dans les projets l’idéal-type préalablement construit.
Mais, d’une part, la diffusion de ces idéaux-types, au-delà de sa portée normative, juge de la pertinence de la « bonne pratique » à l’aune de sa réussite et n’analyse pas de manière symétrique les autres options qui ont échoué selon ces mêmes critères (Vinck, 2007). D’autre part, cette approche limite la portée de l’évaluation : en cherchant à mesurer l’atteinte d’un objectif, elle ne permet pas de préciser les conditions de l’action et donc, dans un objectif performatif, de rendre l’action elle-même plus pertinente. En effet, si l’on considère le vivre-ensemble comme un objectif à atteindre, donc préexistant – flou mais reconnaissable par ses signes et ses dispositifs –, si l’on veut retrouver ce que l’on nomme le vivre-ensemble, plutôt que de s’attacher à des situations qui restent à construire, personne ne peut alors savoir à quoi, à quels problèmes, à quels désirs, à quels enjeux ce vivre-ensemble répond, ni ne cherche à définir et expliquer les contradictions qu’il peut porter, sa portée éventuelle, etc.
5. Habiter et vivre-ensemble des expériences
Lors du forum des écoquartiers du 28 juin 2016, organisé par le ministère de l’Écologie à Paris, certains acteurs indiquent qu’il y aurait un « problème d’appartenance », les habitants des écoquartiers n’auraient « pas de sens du collectif » et attendraient « qu’on les prenne en charge ». De plus, il existerait « des écoquartiers qui ne sont pas dans le "vivre-ensemble" ». Or, « habiter un écoquartier implique d’être actif ». Le récit sur le vivre-ensemble vient donc créer cette appartenance, pour « mettre en mouvement les habitants » en « faisant émerger des valeurs », créer un « état d’esprit du "vivre-ensemble" ». Ces récits cherchent à construire un vivre-ensemble collectif univoque13. Pourtant, ce vivre-ensemble ne peut se limiter aux actions reconnaissables en tant que telles. Celles-ci reposent plus largement sur l’ensemble des pratiques réflexives que portent les acteurs sur cet espace urbain et le sens qu’il prend dans leurs expériences individuelles et collectives.
Au cours des débats du groupe de travail auquel nous avons participé, concernant la démarche d’évaluation-redéfinition des 20 engagements et visant à expliciter les présupposés et attendus du vivre-ensemble en écoquartier, cette autre acception a émergé, à rebours d’un vivre-ensemble comme objectif à atteindre. Cette perspective alternative porte son attention sur des situations moins remarquables que celles retenues dans la conception idéal-typique précédente, mais qui pour autant produisent des sociabilités, des interactions, voire même de simples relations épistolaires ou électroniques. Il s’agit moins, en effet, de reconnaître et d’évaluer un « bien-vivre ensemble » que de repérer tout ce qui peut susciter des expériences, à terme, partagées. Vivre-ensemble ne peut alors jamais se caractériser a priori et ne peut se réduire à des signes reconnaissables (fête des voisins, invitations croisées, présence dans l’espace public, etc.), mais relève d’un construit qui s’analyse en situation. Celle-ci met en jeu des pratiques qui sont autant de manières de vivre-ensemble, comme autant d’expériences possibles.
Cette conception pragmatique nécessite de s’intéresser à la diversité des situations, des contextes, des temporalités et des acteurs, mais elle suppose surtout que le travail d’enquête de ces derniers (Karsenty, Quéré, 2004) relève d’une réflexivité pratique qui réactualise constamment les formes de l’expérience d’habiter et de vivre-ensemble, avec ses ajustements, contradictions… et ses épreuves. Pour J.-S. Bordreuil (2000), la félicité des échanges ne peut en effet être constamment respectée parce qu’on ne peut faire l’économie de l’incivilité, de la petite entorse involontaire qui déroge aux règles d’usage. E. Goffman (1973) montre qu’en deçà de toute incivilité, une relation sociale implique « la jouissance commune de certains biens ». Les processus d’appropriation permettent l’habiter, mais ils créent des tensions qui sont inhérentes au fait de vivre-ensemble dans ces espaces résidentiels. Il s’agit donc de ne pas les évacuer mais de les considérer comme constitutives de la vie sociale. G. Simmel (1995) a montré en effet, depuis longtemps, que le conflit est porteur de modalités qui permettent, justement, de vivre et de se projeter ensemble dans l’espace urbain. Ce dernier devient alors non seulement le lieu potentiel du commun (Dardot, Laval, 2014), mais aussi celui de la mésentente, « c’est-à-dire le lieu d’un désaccord sur le partage des biens communs entre les différentes compositions de la société (…) [sur] ce qui, à un moment particulier, définirait la "vraie" composition de la société » (Lanthier, 1997).
Si ces tensions sont plus intenses dans les espaces d’habitation, « c’est depuis la crainte de l’indistinction fusionnelle des identités individuelles, et depuis l’obsession de la séparation des êtres qui en découle, que l’habiter et le monde proximal sont d’emblée rattachés à un élément qui incline au mal. Ils s’offrent au soupçon d’abord en tant qu’ils risquent d’affecter l’émancipation de l’individu. (…) [Pourtant] reconnaître l’inclination des hommes à habiter, c’est aussi considérer des lieux du vivre-ensemble qui ne se situent pas au niveau éprouvant du vivre en public (et donc comprendre la fatigue consubstantielle à l’effort produit pour s’y maintenir et répondre à ses épreuves), c’est encore estimer des modalités d’affirmation qui ne passent pas par un effort d’émancipation travaillé par un désir d’individualisation » (Breviglieri, 2008).
Vivre-ensemble, loin d’être un simple problème d’équilibre résidentiel que garantirait la mixité, relève donc plutôt d’un « processus de frottement permanent entre les groupes sociaux, qu’il faut impulser et garantir » (Béhar, 1997). Comment alors évaluer dans un écoquartier, à la fois public et privé, les tentatives des uns et des autres pour « rendre conforme [cet habiter ensemble] à un devoir-être » (Cefaï, 2011) qui relève plutôt d’une injonction classiquement dévolue à l’espace public ? S’agit-il alors, pour les institutions et les acteurs urbains, d’évaluer la distance qui sépare telle ou telle pratique de cet idéal public, ou de rendre lisible les processus réflexifs déterminant les « conditions qui affectent l’association » (Quéré, 2003) ? Bref, l’enjeu est moins selon nous d’évaluer un vivre-ensemble que de rendre compte de situations où l’on doit « faire avec » (De Certeau, 1980).
6. Conclusion
Nous nous demandions ce que l’évaluation du vivre-ensemble dans les écoquartiers pouvait nous apprendre sur la ville durable. Tout d’abord, alors qu’elle est plutôt caractéristique de l’espace public, cette injonction au vivre-ensemble appliquée en écoquartier révèle et exacerbe le soupçon que l’on porte sur l’habiter, considéré comme un facteur de désengagement et une menace pour « la qualité de vie de chacun comme de la cohésion sociale » (conférence de Quito, 2016), voire de la démocratie elle-même. Ensuite, cette injonction semble plutôt relever d’une vision classiste qui vise à « retourner les mentalités » des habitants pour les rendre vertueux, alors même que des mobilisations de proximité revendiquent elles aussi, de manière concurrente, la nécessité de pouvoir « vivre-ensemble », mais différemment de l’idéal-type qui leur est imposé.
Lors de notre participation à la démarche d’évaluation-redéfinition des 20 engagements qui constituaient le support de la 3e campagne de labellisation ÉcoQuartier, nous avons montré que, balayant le prérequis « d’équilibre » et l’idéal de « cohésion sociale » (ibid.) de la ville durable, ainsi que l’objectif de retournement des mentalités assigné au vivre-ensemble, deux visions se sont confrontées dans le processus d’évaluation de ce dernier.
La première conçoit le vivre-ensemble comme un bon climat reconnaissable par ses marques (pourcentage de logements sociaux, nombre de réunions, d’associations, d’équipements, d’aménagements de l’espace public, etc.), qui sont autant d’idéaux-types du vivre-ensemble. Il s’avère que ceux-ci sont construits non à partir du réel, mais du souhait que l’on pourrait en avoir, et à partir duquel on réfère ensuite les pratiques énoncées à des fins évaluatives et non analytiques. C’est ce mode de construction de l’idéal-type qui permet ce glissement et fait qu’un outil analytique devient prescriptif et évaluatif. Il prend alors une part active dans des rapports de domination urbaine repérables à travers les différents indicateurs mis en place à cette occasion pour rendre compte de la prégnance plus ou moins grande de l’idéal-type sur le terrain.
La seconde conception s’attache à comprendre comment « vivre-ensemble », constitue un travail quotidien tributaire de situations et de relations singulières. Alors que la première conception induit une approche normative de la ville durable et des manières de la vivre, la deuxième induit une approche pragmatique, attentive aux expériences qui la traversent au quotidien. La première conception d’un « "vivre-ensemble" comme objectif », portée par le ministère, paraît en effet contradictoire avec sa volonté de donner aux porteurs de l’écoquartier les moyens d’assurer eux-mêmes leur auto-évaluation. En revanche, si l’on considère qu’il s’agit plutôt, pour les acteurs, habitants et usagers, de « "vivre-ensemble" des expériences », alors le rôle et la nature des indicateurs s’en trouvent remis en question, puisqu’il s’agit là de prendre en compte des problèmes concrets, comme la difficulté à faire émerger localement des pratiques évaluables en termes de durabilité, mais dans le même temps originaux et situés. Il devient possible de nous passer de l’évaluation certificative (qui paraît consubstantielle au principe de labellisation) pour passer à une évaluation formative (apprendre de ses pratiques pour améliorer l’action).
Si le principe d’égalité fonde toute société démocratique, s’agit-il de vivre-ensemble, ou plutôt de « faire avec », en considérant tout espace urbain comme le lieu potentiel du commun et de la mésentente ? C’est là tout l’enjeu du combat entre ces deux conceptions de la vie ensemble (Thévenot, 2004) que nous avons mises en évidence : rendre la ville durable non pas évaluable, mais discutable (Boissonade, 2018) pour pouvoir la transformer, ensemble.