La dé-moralisation du féminin comme acte de rédemption dans Notturno di donna con ospiti et Medea per strada

DOI : 10.54563/revue-k.1046

Résumé

In these two rewritings of the myth, Medea is a housewife, pregnant with her third child, dedicated to home and family and a foreigner who arrived in Italy with the dream of a better future, imprisoned in a prostitution racket by the man she loves and who becomes the father of her twins. For both Medeas, infanticide becomes an extreme act of liberation from society’s control over women through the ethics of care; a way to de-moralize gender and deconstruct the notion of femininity.

Plan

Texte

La fortune du mythe de Médée, le mythe le plus réécrit de l’Antiquité à nos jours (Bettini, Pucci, 2017, p. 25), tourne autour d’un questionnement à la fois effroyable et fascinant : comment une fille, sœur, épouse et mère peut-elle briser tous les liens les plus sacrés et refouler jusqu’à son instinct maternel ? Depuis les années 70 en Italie, marquées par les revendications féministes, cette interrogation s’inscrit de plus en plus dans une déconstruction des stéréotypes de genre. En bouleversant le scénario traditionnel de la mère qui se sacrifie pour ses enfants, les dramaturges contemporains semblent s’interroger notamment sur la catégorie de féminin comme construction sociale.

Dans les réécritures du mythe de Médée réalisées d’une part par Annibale Ruccello1 en 1986 et d’autre part par Elena Cotugno et Fabrizio Sinisi2 en 2016, les deux protagonistes présentent un dévouement particulier voire total aux autres, qui apparaît comme une pratique et une disposition morale essentiellement féminines les conduisant à l’oubli de soi.

Dans Notturno di donna con ospiti (Ruccello, 2021), Adriana est une femme au foyer, enceinte de son troisième enfant. Elle a quitté son village natal pour la périphérie désolée d’une ville de Campanie, où son mari Michele travaille comme gardien de nuit. Dans un état d’appréhension permanente, elle se consacre à sa maison et à sa famille. Elle passe ses soirées seule devant la télévision jusqu’à ce que, une nuit d’été, des invités inattendus – réels ou fruits de son délire – fassent irruption chez elle. Malgré le traitement méprisant et de plus en plus agressif qu’on lui réserve, Adriana se soucie d’abord du confort de ses invités, puis elle sombre dans le désespoir et dans l’affolement, jusqu’au geste extrême de l’infanticide.

Dans Medea per Strada3 (Cotugno, Sinisi, 2016), Medea est une femme roumaine, qui raconte avoir fui son pays avec l’espoir d’un avenir meilleur en Italie, où au contraire elle se retrouve emprisonnée dans le monde de la prostitution, pour l’amour d’un homme italien. Poussée par un sentiment constant d’obligation morale, Medea devient le symbole de la femme oblative et soumise, le corps-objet par excellence. Trahie et abandonnée par celui qui est devenu à la fois son protecteur, son fiancé et le père de ses jumeaux, elle finit par tuer ses enfants de façon délibérée.

Notturno di donna con ospiti est une pièce en deux temps à la genèse tourmentée : à Una tranquilla notte d’estate de 1982 font suite deux Notturno di donna con ospiti, respectivement de 1983 et de 1986. Ce dernier, qui fera l’objet de notre étude, est l’ultime version mise en scène par Ruccello et celle qui, d’après Giulia Tellini, se présente comme une synthèse du processus évolutif de la pièce (Ruccello, 2021, p. LVIII). Ici la tragédie du personnage est davantage intériorisée et l’acte meurtrier n’est plus directement lié au mythe antique : dans la version précédente, en effet, le père d’Adriana lui racontait, sous forme de fable et en dialecte napolitain, l’histoire de cette magicienne barbare afin qu’elle en imite le geste.

Si dans Notturno di donna con ospiti les personnages ne portent pas leurs noms grecs et si du mythe antique on ne retrouve que le mythologème du déracinement social et culturel de Médée et celui de l’épilogue tragique de l’infanticide, en revanche, Medea per strada, est davantage en lien avec la tradition : le nom de l’héroïne grecque apparaît dès le titre, on y retrouve les tópoi de la trahison et de l’abandon et à la superposition de la femme étrangère et de la mère dégénérée s’ajoute la figure de la prostituée, au carrefour d’une représentation sociale de l’Italie contemporaine. Le monologue est donné sous la forme d’un spectacle itinérant et in itinere, qui se déroule dans une camionnette qui longe les rues de la prostitution de la ville où ont lieu des représentations et où les spectateurs sont invités à prendre la parole à plusieurs reprises. Cette malléabilité du monologue in praesentia transforme ainsi la voix solitaire de Medea en voix chorale, celle des milliers des femmes dans la même situation qu’elle.

1. De l’isolement à l’invisibilisation de soi

La définition qu’Annibale Ruccello donnait de ses propres personnages, celle de « figures déportées » (Fiore, 2002, p. 49), semble bien refléter non seulement la situation d’Adriana, déracinée de sa culture prolétaire et catapultée dans un univers bourgeois fascinant et hostile à la fois, mais aussi celle de Medea, qui a quitté son pays d’origine et a dû affronter la discrimination et la brutalité propres à la tragédie moderne de l’immigration. Adriana et Medea sont donc deux femmes seules et isolées, réduites au rôle de gardiennes attentionnées des liens affectifs et des besoins d’autrui.

Adriana passe seule ses journées, barricadée à l’intérieur de chez elle, épouvantée par le monde extérieur qu’elle perçoit comme menaçant. Elle n’a aucune relation, aucune interaction en dehors des échanges routiniers avec Michele ou avec sa mère par téléphone. Ses déplacements d’un appareil électroménager à l’autre deviennent ainsi la métaphore d’un désir frustré de conformation aux modèles inaccessibles du consumérisme. Un soir, elle se met à regarder la télévision, miroir déformant de la réalité et substitut moderne du dialogue familial, et finit par s’endormir jusqu’à l’arrivée de Rosanna, son ancienne camarade de classe, qui frappe par hasard à sa porte. Adriana devient soudainement une présence invisible : Rosanna peine à la reconnaître, ignore ses questions et s’approprie les espaces avec impertinence. Avec l’arrivée d’Arturo, le mari de Rosanna, puis celle de Sandro, l’ancien fiancé d’Adriana et à présent amant de Rosanna, Adriana se sent de plus en plus à l’écart, comme une présence indésirable dans sa propre maison. Même le retour de Michele ne fait qu’accentuer son exclusion. Le conflit culturel entre la Colchide et la Grèce du mythe antique revit ici dans l’opposition entre le dialecte d’Adriana et l’italien standardisé des autres, ainsi que dans le clivage entre le centre et la périphérie : « Sono quelle case cafone a due chilometri dall’albergo »4 (Ruccello, 2021, p. 12) explique Rosanna à Sandro afin qu’il vienne la chercher.

Medea, de son côté, raconte son voyage en camionnette, seule parmi d’autres migrants anonymes, et décrit la vulnérabilité d’une femme étrangère dans un pays qui n’est pas le sien. Dans la rencontre avec son Jason, ce n’est plus Médée qui joue un rôle déterminant comme dans la conquête de la Toison d’or, mais c’est elle qui, au contraire, se sent démunie à cause d’une agression subie lorsque la camionnette s’arrête en Albanie. C’est alors qu’un Italien qu’elle surnomme « Le Roux » fait son apparition et lui promet qu’il retrouvera les papiers qu’on lui a volés, l’amènera en Italie et l’épousera. Le premier décalage est ici aussi de type linguistique et Medea, interprétée par Elena Cotugno, qui fait preuve d’un mimétisme surprenant, raconte ses difficultés liées à la langue : « Io non lo capivo a lui, lui non mi capiva a me: che coppia proprio! »5 (Cotugno, Sinisi, 2016). Peu après, quand le Roux lui présente le premier de ses clients, elle accepte de vendre son corps en quelque sorte en échange de son amour et elle ne cesse de travailler même pendant sa grossesse : « E va bene se te lo vuoi tenere questo bambino tienilo, ma sono fatti tuoi, non ne voglio sapere niente, e continui a lavorare fino all’ultimo giorno! »6 (Ib.), lui dit le Roux quand elle s’oppose à l’avortement. Bien qu’il n’y ait plus de doutes sur la paternité, puisque les « deux petits barbares » qui naissent sont roux comme leur père, elle se retrouve pourtant seule face à l’abandon progressif de son amant, comme dans un compte à rebours vers la tragédie finale : « Oggi sei barzellette, oggi quattro barzellette, oggi tre sorrisi, oggi due baci ai bambini, un bacio a me […] »7 (Ib.).

Même dans les souvenirs du passé qui envahissent l’esprit d’Adriana et de Medea, ces dernières apparaissent comme des femmes toujours à la merci des autres : à travers des flashbacks mis en scène dans le jardin, lieu symbolique de la mémoire d’Adriana, elle y revit la pression des attentes de ses parents et son avortement auquel l’a poussée sa mère ; Medea, quant à elle, parle de son père comme d’une figure séduisante mais autoritaire qui décide pour elle et organise son départ en Italie : « Stai zitta cretina che questa non è gioco! »8 (Ib.), lui dit-il au moment de la fuite soudaine de Bucarest en pleine dictature.

Si l’isolement de Medea est lié à son altérité en tant qu’étrangère, mais aussi à sa condition subalterne de prostituée, invisible aux yeux de la société (« se c’hai il cliente è come se non esisti, come se non ci sei, il cliente è la cosa più importante di tutte! »9), la marginalisation d’Adriana semble être le reflet de son sentiment d’inadéquation. Sa culture populaire est pétrie d’une vision de classe patrilinéaire qui a nourri son complexe d’infériorité dès l’école primaire et qui l’a menée, malgré elle, à l’avortement : « [Rosanna] ha ditto ca io ero ‘na pezzente pecché ‘o pate è meglio ‘e te…Dice ca isso è capufficio e tu si’ sulamente un operaio »10 (Ruccello, 2021, p. 17), raconte Adriana à son père ; « O’ figlio d’ ‘o funtanaro ? Io ‘o ssapevo ! che gente bassa ! »11 (p. 33), lui dit sa mère à propos de Sandro pour qu’elle ne garde pas son enfant.

Dans ce contexte d’effacement social, Adriana et Medea effacent aussi leurs besoins au profit du soin qu’elles prennent des autres. Elles ont intériorisé une éthique de la sollicitude qui semble s’inscrire dans une dichotomie hommes-femmes, où le désir d’affirmation de soi s’oppose à un engagement moral très contraignant qui les relègue dans l’ombre.

2. Le care ou l’intériorisation de l’inégalité

Adriana se présente en effet comme un être négligé, mais jamais négligent. Dès le début de la représentation, où Michele hors de la scène l’appelle avec insistance, elle manifeste toute son appréhension à l’égard du dîner, du sommeil précaire de ses enfants, de la santé d’Alfredino. « Sto preoccupata per Alfredino, oggi teneva un poco di tosse »12 (p. 9) est une réplique qui revient dix fois, alors que Michele dédramatise la situation : « Ma che preoccupata, sono bambini, lo sai come fanno… una corsa, una sudata… come viene così ci passa »13 (Ib.). Même à propos de ses parents, c’est toujours elle qui s’inquiète de leur relation tumultueuse, dont elle se sent responsable, c’est toujours elle qui porte le poids de la culpabilité : « Papà sulo a te tene »14 (p. 18) lui disait son père avant de mourir ; « non è giusto che deve stare sempre sola comme a na cana »15 (p. 39), dit Adriana à propos de sa mère.

Pour Medea, vendre son corps devient une sorte de dette à régler au pays d’accueil, la seule façon qui lui soit consentie de montrer sa gratitude pour la place qu’elle occupe dans un pays qui n’est pas le sien : « Quando sei straniero...che stai in un paese che non conosci, stai in mezzo alla strada e occupi uno spazio. E pensi che siccome sei straniero devi pagare debito. E il debito non è una cosa che hai fatto, ma spazio che occupi »16 (Cotugno, Sinisi, 2016). Ce sentiment de redevabilité de dette se manifeste aussi à travers sa façon d’interagir avec les spectateurs : surtout au début, elle s’excuse continuellement pour le ton de sa voix et pour son incontinence verbale : « Dai mi sto zitta non parlo più! È colpa mia. La gente dice che sono chiacchierona. E che non lo so che sono chiacchierona? Lo so, lo so »17 (Ib.).

L’intériorisation du care va pour ces deux personnages jusqu’à l’abnégation, qui se manifeste à travers le silence face aux injustices et le sacrifice de leur propre volonté : « Mi sono stata zitta mesi; non ho parlato, non ho detto niente »18 (Ib.), affirme Medea. Adriana accepte qu’on ne lui adresse la parole que pour lui demander un service, sa voix est un bruit de fond qui agace les autres, ses tentatives de dialogues deviennent des monologues inécoutés. Sa présence est encombrante et on finit même par lui demander d’aller se coucher. Elle est aux prises avec une véritable crise de la personnalité, qui l’amène à une indifférenciation entre soi-même et l’autre : elle parle à travers les mots de sa mère, puis de Michele, jusqu’à accepter à contrecœur d’échanger ses vêtements avec Rosanna, sans que les autres n’arrivent à la reconnaître. Chez Ruccello on assiste ainsi au passage progressif de la comédie à la tragédie. Dans un sentiment de catastrophe imminente, l’agressivité des invités contre Adriana connaît un crescendo qui va de la violence verbale à la violence physique : « Ma perché non ti fai i cazzi tuoi, stronza ? »19 (Ruccello, 2021, p. 35), lui demande Sandro ; « Secondo me sei cretina ! »20 (p. 39), lui dit Rosanna, puis Michele lui donne une gifle.

L’abnégation de Medea se manifeste en revanche à travers l’offrande de son corps (Bourdieu, 1990, p. 26), symbolisée par une sorte de rituel de déshabillage : en représentant l’enchaînement en série de l’acte sexuel, elle enlève les huit culottes qu’elle porte, une à la fois. Elle accepte son sort avec résignation afin de préserver et d’entretenir des liens affectifs et émotionnels, dont elle est la seule garante. Elle se réjouit du moindre signe d’attachement de ses enfants à leur père, qui les garde pendant qu’elle travaille : « Capivano meglio, erano nati qua loro, non erano stranieri come a me, erano come a lui, uguali »21 (Cotugno, Sinisi, 2016).

C’est néanmoins dans la relation avec leurs enfants qu’Adriana et Medea semblent avoir intériorisé les inégalités du modèle dominant. Pendant que Michele joue au poker avec les autres, Adriana se met à regarder les photos de ses enfants dans son coin. « Mi diverto sempre »22 (Ruccello, 2021, p. 25), dit-elle confirmant l’idée d’une vocation féminine à la maternité comme épanouissement. Medea, de son côté, évoque l’esprit de sacrifice et l’instinct de protection des autres mères-prostituées qui, de retour dans leur pays, raconteraient à leur enfants qu’elles travaillent comme auxiliaires de vie : « Ma che gli dicono queste ai figli quando tornano a casa? Che fa mamma all’Italia? E risposta sempre la stessa: la badante! Città intere di badanti! »23 (Cotugno, Sinisi, 2016). Dans cette dynamique, la décision du Roux de partir pour créer une « vraie famille » semble confirmer l’existence d’une disparité des deux sexes dans le raisonnement moral et dans la considération des liens affectifs. « Gli uomini sono traditori, è normale »24 (Ib.), dit par exemple à Medea son amie Liliana.

Toutefois, au fur et à mesure que les vexations deviennent insupportables pour Adriana et que son propre récit conduit Medea à reconsidérer sa vie avec un regard critique, on assiste à une métamorphose qui les amène progressivement à se rendre compte du contrôle qu’on a longtemps exercé sur elles.

3. La dé-moralisation du féminin comme acte de rédemption

La prise de conscience de ces deux personnages passe ainsi à travers une déconstruction des stéréotypes liés au genre. Adriana et Medea semblent devoir s’affranchir des catégories de la femme-épouse et de la femme-mère pour sortir de l’invisibilité à laquelle elles ont été condamnées et pour pouvoir affirmer leur volonté propre.

L’une et l’autre commencent par rompre leur silence, à travers une prise de parole qui va jusqu’à la logorrhée et qui s’accompagne d’un changement de ton : elles abandonnent leurs manières mesurées et se laissent emporter par leurs pulsions longtemps refoulées.

La naïveté infantile et l’insécurité d’Adriana laissent alors place à la résolution : c’est elle maintenant qui exige le silence des autres et qui dit à Rosanna « Tu stasera hai già parlato assai. Mo ti devi stare zitta un poco … »25 (Ruccello, 2021, p. 37); c’est elle qui lui donne une gifle, qui menace ensuite tout le monde avec un pistolet ; c’est encore elle qui met enfin une limite : elle ne veut surtout pas que les autres sortent dans le jardin. Pour sortir de son rôle d’épouse et mère, Adriana atteint Michele dans sa vulnérabilité de mâle dominant, en mettant en discussion sa paternité de son futur enfant. Elle embrasse Sandro, puis Arturo, reniant son modèle d’épouse fidèle et sa vision de la sexualité comme culpabilité ou devoir conjugal. Elle devient de plus en plus méfiante et bascule dans un véritable délire de persécution : « Madonna nun capisco cchiù niente! me pare nu film ! »26 (Ib.), « Me vulite morta, me vulite ammazzare »27(Ib.) ; après, comme en simulant un avortement, elle se libère du coussin qu’elle a sous la jupe, elle met sa robe de mariée et, un couteau à la main, se dirige dans la chambre des enfants d’où elle sort toute tachée de sang. C’est donc en renversant le stéréotype de l’épouse dévouée et de la mère sacrifiée qu’elle désacralise et détruit les fruits de son mariage.

Medea, de son côté, abandonne son sentiment de reconnaissance, son ton devient progressivement agressif, son hilarité de plus en plus nerveuse, son regard halluciné. Elle présente, à la fin du monologue, une conscience lucide de sa condition d’asservissement : « Arriviamo in massa, sfondiamo confini, ci caliamo nei tunnel, saliamo sui barconi, andiamo incontro alla morte e tutto, per partecipare al vostro giardino, alla vostra felicità »28 (Cotugno, Sinisi, 2016). Elle commence par s’affranchir du symbolisme lié à son genre : elle enlève ses talons, met un pantalon militaire, commence à se démaquiller ; puis, en déconstruisant le cliché de l’amour maternel comme mélange inné d’amour et de sollicitude profonde, elle regarde ses enfants et ne voit que leur « peau blanche d’écossais ivre » qui les fait ressembler manifestement à leur père. Elle explique également avec cynisme la différence entre l’amour filial à l’égard du père ou de la mère : « Tu a tua madre la ami? è naturale, è normale; come cane ama padrone. Ma amare il padre è la scelta totale »29 (Ib.) dit-elle et s’approprie l’idée de descendance patrilinéaire pour se libérer du joug de sa propre responsabilité et affirmer que les enfants sont du seul père, car c’est lui qui leur donne son nom de famille. Elle décrit l’infanticide avec une colère froide, en simulant même le geste de l’égorgement. Si chez Adriana l’irrationnel, qui est un retour du refoulé, bouleverse la monotonie de l’ordinaire, Medea semble vouloir faire de la folie un élément subversif. Elle cesse d’être une étiquette sociale ou l’issue redoutée de son aliénation et devient un choix, le seul refuge possible : « Ma poi ho capito che non era al vostro giardino o alla vostra felicità che volevo partecipare: io volevo partecipare alla vostra follia. E allora perché non portare fino in fondo questa follia? Forse è questo il compito dello straniero »30(Ib.).

Adriana et Medea déconstruisent et dé-moralisent ainsi la notion de féminin, la délivrant de ce mélange de compassion, de dévouement aux autres et d’oubli de soi, considéré comme une disposition morale naturelle et une pratique typiquement féminine. Bien que pour Adriana le meurtre de ses enfants soit principalement le résultat d’un accès de folie et à la fois un geste de protection extrême de ses enfants contre les dangers du monde extérieur (Ruccello, 2021, p. XXVIII), et pour Medea le fruit d’une vengeance effroyable (elle veut détruire l’avenir du Roux), dans les deux cas, nous pouvons y lire également un acte de rédemption. Si Ruccello nous laisse dans le doute (l’infanticide est-il vrai ? ou un délire parmi d’autres ?), dans la mise en scène d’Enrico Maria Lamanna31, à la fin du spectacle, lorsque l’aube se lève, on entend le rire libérateur d’Adriana, interprétée par Giuliana de Sio, qui porte encore sa robe de mariée éclaboussée de sang. Medea, quant à elle, après avoir décrit le meurtre de ses enfants et affirmé sa volonté d’être à la fois actrice et spectatrice de la destruction du monde, descend du véhicule et disparaît dans la rue sans laisser de trace. Pour Adriana et Medea briser le lien le plus sacré, celui qui lierait toute mère à ses enfants et sur lequel semble se structurer l’éthique du care, signifie éliminer les éléments inhibiteurs de leur propre rédemption. L’infanticide devient alors nécessaire pour sacrifier la mère et, comme le disait Franca Rame, « fa’ nascere ‘na donna nova »32 (Fo, Rame, 2006, p. 83).

Bibliographie

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Notes

1 Annibale Ruccello (Castellammare di Stabia, 1956 - Rome, 1986). Dramaturge, metteur en scène et acteur. Le prix IDI (Institut du Drame Italien) lui a été décerné trois fois. Retour au texte

2 Elena Cotugno (Ruvo di Puglia, 1984). Actrice et performer ; Fabrizio Sinisi (Barletta, 1987). Dramaturge, metteur en scène, professeur de dramaturgie, poète et écrivain. Retour au texte

3 Medea per strada est un manuscrit inédit, traduit en français par Eugenia Fano sous le titre de Médée à la rue. Nous remercions Elena Cotugno de nous avoir accordé l’utilisation de ce texte et de sa traduction. Retour au texte

4 « C’est où il y a ces maisons kitch à deux kilomètres de l’hôtel » (tout au long de cet article c’est nous qui traduisons en français ce texte). Retour au texte

5 « Moi, je ne le comprenais pas, et lui, il ne me comprenait pas : quel couple, vraiment ! ». Retour au texte

6 « Bon, d’accord, si tu veux le garder cet enfant, garde-le, mais c’est tes affaires, je veux rien savoir, et tu continues de travailler jusqu’à la fin ! ». Retour au texte

7 « Aujourd’hui quinze blagues, aujourd’hui trois sourires, aujourd’hui deux bisous aux enfants, un à moi […] ». Retour au texte

8 « Tais-toi idiote, c’est pas un jeu ! ». Retour au texte

9 « Si tu as un client, c’est comme si tu n’existes pas, comme si tu n’es pas là, le client est la chose la plus importante ! ». Retour au texte

10 « [Rosanna] a dit que je suis une misérable, parce que son père est meilleur que toi…Elle dit qu’il est chef de bureau, alors que tu n’es qu’un ouvrier ». Retour au texte

11 « Le fils du plombier ? je le savais ! quels misérables ! ». Retour au texte

12 « Je suis inquiète pour Alfredino, aujourd’hui il toussait un peu… ». Retour au texte

13 « Il ne faut pas ! les enfants, tu sais comment ça marche…une course, une suée… ça va et vient ». Retour au texte

14 « Ton père n’a que toi ». Retour au texte

15 « Ce n’est pas juste qu’elle reste toujours seule comme un chien ». Retour au texte

16 « Quand t’es étranger, dans un pays que tu connais pas, t’es au milieu de la rue et tu occupes un espace. Et tu penses que comme t’es étranger, tu dois payer une dette. Et une dette, c’est pas quelque chose que tu as fait, mais de l’espace que t’occupes ». Retour au texte

17 « Allez, je me tais, je parle plus! C’est ma faute. Les gens disent que je suis bavarde. Je ne le sais pas, peut-être, que je suis bavarde ? Je le sais, je le sais ». Retour au texte

18 « Je l’ai fermée pendant des mois, j’ai pas parlé, j’ai rien dit ». Retour au texte

19 « Mêle-toi de tes affaires, connasse ! ». Retour au texte

20 « Tu es stupide à mon avis ! ». Retour au texte

21 « Ils comprenaient mieux, eux, ils étaient nés ici, ils étaient pas étrangers comme moi, ils étaient comme lui, les mêmes ». Retour au texte

22 « Ça m’amuse toujours ». Retour au texte

23 « Qu’est-ce qu’elles racontent à leurs enfants ? Que maman fait la nounou pour les vieux ? Des villes entières de nounous, ou quoi ?! » Retour au texte

24 « Les hommes sont traîtres, c’est normal ». Retour au texte

25 « T’as déjà assez parlé ce soir… maintenant tu te tais un peu ». Retour au texte

26 « Sainte Vierge ! Je n’y comprends plus rien… c’est comme dans un film ! ». Retour au texte

27 « Vous me voulez morte, vous voulez me tuer ! ». Retour au texte

28 « On arrive en masse, on perce les frontières, on se faufile dans les tunnels, on monte dans les bateaux, on affronte la mort, et tout pour participer à votre jardin, à votre bonheur ». Retour au texte

29 « Toi, tu l’aimes, ta mère ? C’est naturel, c’est normal ; comme tout chien aime son maître. Mais aimer son père, c’est un choix total ». Retour au texte

30 « Mais après, j’ai compris que ce n’était pas à votre jardin ou à votre bonheur que je voulais participer : moi, je voulais participer à votre folie. Et alors, pourquoi ne pas aller jusqu’au bout de cette folie ? C’est peut-être ça le devoir de l’étranger ». Retour au texte

31 Mise en scène de 1996, enregistrée et transmise à la télévision en 2004. Retour au texte

32 Notre trad. : « Faire naître une femme nouvelle ». Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Francesca Chiara Guglielmino, « La dé-moralisation du féminin comme acte de rédemption dans Notturno di donna con ospiti et Medea per strada », K [En ligne], 8 | 2022, mis en ligne le 01 juin 2022, consulté le 18 mars 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/revue-k/1046

Auteur

Francesca Chiara Guglielmino