Postérités de la rencontre : Deleuze et Althusser lecteurs de Lucrèce

DOI : 10.54563/revue-k.1255

Résumé

Since the 70’s Deleuze and Althusser have been reflecting and have elaborating their philosophy in the reinterpretation of the Latin poet, De rerum natura’s work. Their methods, both contrasting and linear, remain a deeply contemporary approach to building an alternative to idealism and materialism dialectic. This will de done through the use of the concept of assembly which is the point of convergence between Deleuze and Althusser from which a power of dismissal can be unfolded with numerous adjuncts and implementations.

Plan

Texte

Introduction

Gilles Deleuze partage, avec Louis Althusser, le même souci d’élaborer une philosophie, une pratique philosophique nouvelle, offrant la possibilité de sortir de ce qu’ils nomment, quand bien même y aurait-il entre eux des différences notables, l’idéalisme. Que celui-ci se trouve chez Platon, Hegel et, dans une certaine mesure, le matérialisme dialectique, il n’en reste pas moins qu’il présente la même logique : non pas être en prise avec le réel, mais avoir une emprise sur lui, non pas faire droit au multiple, mais tout ramener, tout ramasser sous l’identité du Même. C’est en ce sens que Deleuze et Althusser cherchent à construire une philosophie qui se situerait sur un seul et même plan d’immanence, quand bien même Deleuze n’est pas encore en possession de ce vocabulaire lors de la parution, en 1969, de son deuxième ouvrage en « nom propre », en l’occurrence Logique du sens qui fait directement suite à la parution, en 1968, de Différence et répétition et qui en constitue comme son extension. Or il est important de noter ici que la construction de cette philosophie s’opère à des moments de leur parcours intellectuel radicalement opposés. En effet, et comme nous venons de le mentionner, Gilles Deleuze entame cette recherche dès les années 1960, tandis qu’Althusser ne le fera qu’à la faveur d’une crise profonde des régimes marxistes et du marxisme lui-même, c’est-à-dire dès la fin des années 1970 pour trouver sa pleine expression, quoique pour de nombreux commentateurs non aboutie, dans l’article de 1982 – version remaniée d’un entretien – intitulé « Le courant souterrain du matérialisme ». Si Deleuze se trouve dans une démarche de commencement, Althusser se trouve dans une démarche de recommencement qui induit un profond mouvement d’auto-critique personnelle qui ne peut pas ne pas tenir compte de l’événement tragique qui survint le 16 novembre 1980, à savoir le meurtre de sa femme, la psychanalyste Hélène Rytmann. La crise à la fois existentielle et théorique que traverse Althusser explique sa volonté de mettre en œuvre une nouvelle pratique philosophique qui soit en prise avec le réel, qu’il nommera plus précisément la pratique, et qui suppose, en tant que telle, une sortie effective à la fois de l’idéalisme et du matérialisme dialectique. Malgré ces lignes de temps divergentes, Deleuze et Althusser se retrouvent sur un point central : l’élaboration de cette philosophie ne pourra se faire qu’à la condition de proposer une nouvelle manière de penser qui prendra notamment appui sur un concept aussi vaste qu’inexploité, en l’occurrence celui de la rencontre1. Ce concept traverse en effet la philosophie de Deleuze et d’Althusser à la faveur d’une reprise du poème de Lucrèce, De rerum natura. En effet, Deleuze lui consacre, dès 1961, un article important qu’il remaniera et publiera dans Logique du sens en 1969, et Althusser, de son côté, réactualisera le poète latin dans son article de 1982. Dans les deux cas, Lucrèce constitue à la fois un point d’ancrage pour la philosophie de la rencontre et un point de convergence entre Deleuze et Althusser. L’hypothèse que nous souhaiterions interroger est celle de savoir en quoi et de quelles manières le concept lucrétien de rencontre fait-il l’objet, de la part de Deleuze et d’Althusser, de stratégies de réappropriations, voire de déplacements, dont il importera d’en interroger l’éventuelle postérité.

1. Lucrèce : une généalogie similaire

Lucrèce constitue le lieu d’un croisement entre Deleuze et Althusser où tous deux, mais chacun à leur manière, s’engagent dans un « programme non élaboré, mais (avec) des thèmes juxtaposés » (Tosel, 2012, p. 27). Il convient tout d’abord de remarquer qu’Althusser et Deleuze, au-delà d’avoir passé et obtenu leur agrégation en 1948, entretiennent un dialogue. Althusser loue la créativité philosophique de Deleuze et il l’intègre, quoique de manière beaucoup moins significative que Derrida ou Heidegger, dans le courant souterrain du matérialisme eu égard au fait qu’il s’est intéressé à des thèmes qui « sont féconds pour toute intelligence de la philosophie » (Althusser, 1999, p. 576). Et cette fécondité deleuzienne trouve à s’exprimer dans ce qu’Althusser appelle le « primat de la positivité sur la négativité » (p. 577). De son côté, Deleuze, dans « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? », publié en 1972, affirme, à propos d’Althusser, qu’il est parvenu « à montrer que l’originalité de Marx (son anti-hégélianisme) réside dans la manière dont le système social est défini par la coexistence d’éléments et de rapports, sans que l’on puisse les engendrer successivement suivant l’illusion d’une fausse dialectique » (Deleuze, 2002, p. 254).

La manière dont Deleuze et Althusser lisent et, surtout, utilisent Lucrèce participe d’un même engagement : établir une ligne philosophique aux effets disruptifs, c’est-à-dire une ligne pour Deleuze, un courant pour Althusser qui, par sa constitution, altère provisoirement ou durablement une organisation donnée ou, pour reprendre le terme utilisé par Deleuze dans un bref article de 1953, une « institution » (p. 25). C’est ainsi que, dans un entretien donné dans Les Lettres françaises en 1968, Deleuze évoquera, à propos de Lucrèce notamment, une « lignée prodigieuse en philosophie, une ligne brisée, explosive, tout à fait volcanique » (p. 192). Lucrèce trouvera ainsi sa place auprès de Spinoza et Nietzsche qui, comme nous le verrons, figureront dans l’appendice II de Logique du sens. Et Lucrèce, du côté de Louis Althusser, trouvera également sa place dans une généalogie similaire à celle élaborée par Deleuze que le penseur marxiste appellera le courant souterrain du matérialisme. Davantage bigarrée, davantage étonnante et parfois même détonante, cette généalogie trouve son foyer d’origine chez Epicure et Lucrèce, pour s’étendre jusqu’à Wittgenstein, Heidegger et Derrida, en passant par Machiavel, Hobbes, Spinoza et Rousseau. Dans les deux cas, Lucrèce constitue un véritable point d’ancrage, un foyer d’où émane une nouvelle pratique de la philosophie pour Althusser et une nouvelle image de la pensée pour Deleuze. Ainsi Lucrèce apparaît-il comme ce point où s’opère une déviation qui lance la philosophie dans des directions nouvelles, inédites. Et cela n’est pas étonnant car Lucrèce est celui qui rendra compte de la nature sans recourir à quelque idée de nature que ce soit, celui qui, par l’élaboration d’un langage qui exprime la logique de la nature, ouvre la voie à une sortie du platonisme comme cherchent à s’y employer, aux côtés d’autres, Deleuze et Althusser pour des raisons qui n’en restent pas moins fondamentalement différentes. En effet, et comme nous l’avons remarqué en amont, les parcours respectifs de Deleuze et d’Althusser sont en direction opposée. Et c’est la raison pour laquelle il importe de ré-inscrire le traitement réservé à Lucrèce dans leur engagement éthique et politique respectif.

Il pourrait sembler aisé et facile de faire remonter l’auto-critique althussérienne à la crise existentielle qu’il traverse. Nous n’avons pas ici les compétences requises pour apprécier le rôle joué par cet événement désastreux qui lui intima l’ordre, la nécessité intérieure, de trouver une nouvelle assise dans le monde. Nous sommes néanmoins en mesure, eu égard à une lecture attentive des textes de Louis Althusser, d’affirmer que, contre cette généalogie fantasmée de l’événement isolé, l’élaboration d’une nouvelle pratique de la philosophie est déjà en germe dans une note de Solitude de Machiavel, paru en 1977, qu’Althusser qualifie « de plus grand philosophe de tous les temps » en tant qu’il a précisément jeté les bases d’une « philosophie de la rencontre » (Althusser, 1998, p. 324). Le thème de la rencontre est donc déjà en germe à la fin des années 1970. Toutefois, il ne jaillit pas de manière miraculeuse, mais s’inscrit dans un projet plus profond, plus souterrain, en l’occurrence celui de fonder ce qu’Althusser nomme une « nouvelle pratique de la philosophie » (Althusser, 1994, p. 174). Il importe ici de comprendre l’enjeu de cette formule et la manière dont le thème de la rencontre, qu’il développera à la faveur de sa relecture de Lucrèce, prend place dans cette révolution tant intellectuelle que personnelle. En 1976, Althusser prononce une conférence à l’université de Grenade, « La transformation de la philosophie », qui sera suivie, en 1978, par une intervention faite au colloque du journal Il Manifesto sous le titre « Enfin, la crise du marxisme a éclaté ! ». Ce moment cardinal de la pensée critique althussérienne exprime la volonté d’une part de recenser les manques incomblés de la théorie marxiste concernant l’Etat, l’hégémonie politique et l’idéologie auxquels vient évidemment s’ajouter l’effondrement des régimes communistes, et d’autre part de proposer une nouvelle manière de pratiquer la philosophie qui se situerait sur le terrain de la théorie et qui aurait pour fonction d’éclairer les hommes sur le cadre théorique dans lequel ils inscrivent leur pratique. C’est en ce sens que la philosophie apparaît, chez Althusser, comme une pratique théorique. Mais ce qu’il convient davantage de remarquer pour comprendre la place que Lucrèce occupe dans cette pratique théorique, c’est la manière dont l’idéalisme emprisonne le matérialisme et, plus précisément le matérialisme dialectique dont Althusser entend s’écarter par le biais de son matérialisme aléatoire de la rencontre. Que faut-il entendre par idéalisme ? Il s’agirait, selon Althusser, d’une philosophie qui produirait sa propre réalité, quitte à violenter le réel, quitte à violenter la pratique. Cette violence passerait par un double travail de désorganisation et de réorganisation de la pratique. Rappelons brièvement qu’Althusser entend par « pratique ». Dans Initiation à la philosophie pour les non-philosophes – texte inédit écrit entre 1976 et 1977 – il désigne la pratique comme la manière de transformer le monde et de se transformer soi-même. La philosophie, dans sa tendance idéaliste, présente la volonté de se mettre au pouvoir de toutes choses et de dire la vérité à l’égard de domaines incapables de se la dire à eux-mêmes. Ainsi s’arroge-t-elle le droit de dire la vérité sur la science, sur la religion, sur le droit, sur l’économie, autrement dit sur l’ensemble des pratiques humaines. La philosophie idéaliste pourrait ainsi être définie comme la vérité sur le tout qui trouverait son acmé dans le système de Hegel. Tout doit pouvoir rentrer dans le logos de la philosophie quitte à réorganiser la pratique afin qu’elle se plie au logos via un legein dont elle est inséparable. « Ce qui est significatif, ce n’est pas que la philosophie domine ses objets, mais qu’elle les décompose et qu’elle les recompose pour les disposer dans un certain ordre de distinction et de hiérarchie qui donne sa signification à l’opération philosophique » (p. 158). La philosophie possèderait en ce sens un pouvoir constituant et constitutif de la pratique vis-à-vis de laquelle elle possède la vérité.

2. Un nouveau commencement philosophique : la pratique comme absence d’origine

Ce à quoi entend procéder Althusser, dans une très étroite proximité à Deleuze comme nous le montrerons ci-dessous, c’est recommencer la philosophie en partant de la pratique. La question du commencement se trouve alors au centre de la problématique philosophique althussérienne. C’est la raison pour laquelle il entend fonder non pas tant une nouvelle philosophie de la pratique, mais une nouvelle pratique de la philosophie qui consisterait à dénoncer, en traçant des lignes de démarcation, les cadres théoriques qui orientent la pratique. Cette pratique théorique entend donc commencer par la pratique qui constitue ce qu’Althusser appelle le « dehors » (p. 170). Et quand bien même Deleuze n’est pas encore en possession du dehors dans les années 1960, il n’en reste pas moins attaché à l’idée d’une rencontre avec quelque chose qui excède la pensée. Pour revenir à Althusser, il entend élaborer une philosophie du dehors : « C’est contre la prétention de la philosophie d’embrasser l’ensemble des pratiques et des idées sociales, de « voir le tout » comme disait Platon, pour se mettre au pouvoir de ces mêmes pratiques, c’est contre la philosophie de n’avoir pas de dehors, l’affirmation sans appel que la philosophie a un dehors, mieux, que la philosophie n’existe que par ce dehors et pour lui » (p. 152). Ce dehors c’est donc la pratique dans son auto-développement immanent, multiple et décentré. Elle constitue, pour reprendre une expression de François Mauriac, le derrière de la philosophie, ce qui la prend à revers, par surprise. En ce sens, elle est « ce qui ébranle la philosophie, elle est cette autre chose, dont, dans toute son histoire, que ce soit sous la forme de cause errante de la matière ou de la lutte des classes, la philosophie n’a jamais pu venir à bout. Elle est cette autre chose à partir de quoi non seulement on peut ébranler la philosophie, mais commencer à voir clair en elle » (p. 153). Tout commencement s’entend alors comme un recommencement, à l’instar du parcours intellectuel d’Althusser au début des années 1980. Mais ce recommencement s’entend comme un débusquement de ce que la tradition aurait « refoulé » (Althusser, 1999, p. 554).

Il existerait ainsi une vérité ancienne, cachée, qu’Althusser, à la manière de la psychanalyse tant freudienne que bachelardienne, entend exhumer pour faire sauter les « obstacles épistémologiques » (Bachelard, 2004, p. 15), à savoir un courant souterrain du matérialisme qui trouve son origine dans l’absence d’origine, autrement dit dans une origine qui se rature chaque fois qu’elle est dite et qui, par là même, dédit le dire. Althusser « déconstruit », au sens derridien du terme, la métaphysique occidentale en vue de la reconstruire sur un autre plan. La déconstruction est toujours reconstruction. Ainsi affirme-t-il dans son article de 1982 : « Délivrer de son refoulement ce matérialisme de la rencontre, découvrir, s’il se peut ce qu’il implique et sur la philosophie et sur le matérialisme, en reconnaître les effets cachés là où ils agissent sourdement, telle est la tâche que je voudrais me proposer » (Althusser, 1999, p. 554). Althusser s’appuie sur Heidegger et Derrida pour déconstruire l’histoire de la métaphysique occidentale et revenir, exhumer, une parole plus originaire que celle du logos, en l’occurrence une parole plus archaïque, poétique. Ce pas en arrière ne le ramène toutefois pas aux pré-socratiques que sont Parménide, Héraclite et Anaximandre, mais à Epicure et Lucrèce, celui-ci étant davantage exploité que celui-là notamment pour ce qui concerne sa théorie du clinamen.

Si Althusser mobilise Lucrèce, c’est en vue de ré-inscrire, de manière paradoxale, le matérialisme aléatoire dans une absence d’origine. Avec Lucrèce, comme le remarque très justement André Tosel, la recherche d’origine s’effondre en « abîme d’origine » (Tosel, 2012, p. 36). Althusser retrace donc la généalogie de son matérialisme aléatoire jusqu’à une absence d’origine qui rend elle-même compte de la naissance des mondes possibles. Et cette absence d’origine trouve son expression dans la dynamique lucrétienne et plus précisément à travers trois concepts cardinaux : le clinamen, le vide et la rencontre. Ce qui est ainsi premier, pour Althusser, ce n’est pas la configuration ni la loi qui en détermine son développement, mais la rencontre donnant lieu à cette dernière. Et la rencontre ne peut elle-même avoir lieu qu’à la faveur d’une déviation qui en constitue l’origine comprise comme absence d’origine.

Le clinamen, c’est une déviation infinitésimale, « aussi petite que possible », qui a lieu « on ne sait quand ni comment », et qui fait qu’un atome « dévie » de sa chute à pic dans le vide, et, rompant de manière quasi nulle le parallélisme sur un point, provoque une rencontre avec l’atome et de rencontre en rencontre un carambolage, et la naissance d’un monde (Althusser, 1999, p. 555).

Il importe ici de remarquer l’antithèse entre carambolage et naissance en vertu de laquelle aucune rencontre n’est déterminée à l’avance quant à sa prise ou à sa déprise. Rien, en effet, ne préjuge du devenir d’une rencontre et c’est la raison pour laquelle toute prise est une « surprise » (p. 583). « Et toute rencontre est aléatoire en ses effets sans que rien dans les éléments de la rencontre ne dessine, avant cette rencontre même, les contours et les déterminations de l’être qui en sortira » (p. 580). Tout état du monde peut donc se transformer, se dissoudre en fonction d’un nouvel ajout, d’une nouvelle rencontre qui viendra modifier, de manière positive ou négative, la configuration d’ensemble selon un développement immanent. Au nécessitarisme téléologique du matérialisme dialectique, Althusser lui substitue l’aléatoire des rencontres en vertu d’un transcendantalisme de la contingence où rien ne précède ni n’explique a priori la formation d’une configuration.

Rien ne précède donc le jeu antithétique de la rencontre et de la déviation. Et ici le terme « rien » doit être pris dans toute la rigueur que lui confère Althusser et qu’il entend, à la suite de Lucrèce, comme le vide. De quoi s’agit-il ? Le vide occupe une double fonction dans l’économie générale du matérialisme aléatoire de la rencontre. Sur le plan épistémologique tout d’abord, le vide est une sorte d’opération méthodologique qui, à l’intérieur d’un monde théorique déjà occupé par certaines catégories, opère un évidemment catégoriel. La pratique philosophique commence donc par se vider de certaines déterminations en vue de faire pleinement place à l’avènement d’une nouvelle configuration pratique. Comme l’affirme là encore André Tosel, « le vide est actif, il vide une structure des éléments devenus des impossibilités et en libérant la place pour des possibilités maintenant imprévisibles « (Tosel, 2012, p. 42). Sur le plan ontologique ensuite en tant que le vide renvoie, comme nous l’avons déjà dit, à une absence d’origine, à un abîme d’origine qui, aussitôt dite, se rature. Cela signifie, in concreto, que nulle raison nécessaire, nul principe de raison suffisante, ne préexiste au monde qui se produit et surgit par le seul jeu aléatoire des rencontres et de la déviation. Il y a un néant de sens, de raison, de principe, seul le vide et la pluie parallèle des atomes. Seule la rencontre est « cosmogénétique » (p. 15), et productrice de monde ; et la déviation, injustifiable, sans raison, sans autre cause qu’elle-même, est aléatoire, imprévisible, un principe sans archè, un « principe anarchique » (ib.).

La déviation parcellise le tout, le brise, rendant par là même possible de nouvelles rencontres et, par conséquent, de nouvelles configurations pratiques. Autrement dit, cela suppose, comme le remarque d’ailleurs Althusser, une durée quand bien même resterait-il silencieux sur ce concept spinoziste qu’il laisse en suspens. Toujours est-il que la déviation, la déclinaison vient interrompre la linéarité d’une configuration et ouvre à des mondes multiples possibles qu’aucune théorie n’est alors en mesure d’anticiper.

C’est la rencontre qui donne réalité aux éléments comme éléments du monde. Avant la rencontre, il n’y a rien qu’une existence fantomatique du monde. L’accomplissement du fait n’est que pur effet de contingence. Avant l’accomplissement, avant le monde, il n’y a que l’accomplissement du fait, le non-monde n’est que l’existence irréelle des atomes. (Althusser, 1999, p. 555)

C’est dès lors toute la pratique philosophique qui se trouve remaniée car, désormais, elle « n’est plus l’énoncé de la Raison et de l’Origine des choses, mais théorie de leur contingence et reconnaissance du fait de la contingence. (…) Il est inutile et vain de poser les questions de la métaphysique du pourquoi des choses, de la raison d’être du monde, de la place de l’homme dans les fins du monde » (p. 542).

Les conséquences de ce matérialisme aléatoire de la rencontre sont au nombre de quatre. 1. Tout être est le résultat d’une rencontre contingente. 2. Toute rencontre est la conséquence d’autres rencontres. 3. Toute rencontre pouvait ne pas avoir lieu. 4. Rien, dans les éléments qui composent un monde, ne présage de ce qui en résulte. Ainsi, au nécessitarisme de la téléologie, Althusser substitue l’aléatoire des rencontres que nul ne peut prédire à l’avance mais que l’on ne peut qu’accueillir et qu’accompagner. Or cet accompagnement ne doit pas s’entendre de manière uniquement passive. Il s’agit d’entendre ce terme comme le fait d’accompagner un mouvement, c’est-à-dire se joindre à lui, l’épouser mais également le guider. Althusser reste ici attaché à un messianisme de la pratique philosophique tel qu’il le décrit dans Portrait du philosophe matérialiste paru en 1986. Il s’agit d’un homme solitaire, quittant l’ouest américain et montant dans un train déjà en marche dont il ignore la destination. Il descend dans une ville dont il ignore également le nom. Grâce son savoir-faire pratique, il choisit les meilleurs bêtes, s’enrichit et gagne la meilleure réputation. Il s’agit ici de comprendre que, à l’image des hobos, de ces travailleurs sans domicile fixe qui se déplacent clandestinement en train, le philosophe matérialiste à la fois accueille le train, le prend en marche et l’accompagne dans son mouvement. « Il devient ainsi sans l’avoir voulu philosophe matérialiste quasi-professionnel – non matérialiste dialectique, cette horreur, mais matérialiste aléatoire » (p. 596).

Ce qui est nouveau dans la lecture althussérienne de Lucrèce, c’est la manière dont il tente d’exporter certains concepts au sein d’une nouvelle pratique philosophique qui accueille et accompagne les pratiques humaines. Lucrèce se trouve par là même inscrit dans une pratique philosophique non totalisante. Toutefois, et comme l’on remarqué nombre de commentateurs, le matérialisme aléatoire d’Althusser laisse dans l’ombre nombre de problèmes relatifs à la question de la prise. En effet, il nous semble que le concept de rencontre tel qu’il le thématise est marquée par une indétermination qui rend difficile l’élaboration d’une axiologie des rencontres. Certes, une bonne rencontre est une rencontre qui prend. Mais reste à savoir ce qui rend possible de cette prise. Il ne s’agit pas, pour nous, de combler les silences d’Althusser en la confrontant à la lecture que Deleuze fait de Lucrèce, mais de mettre en évidence certaines divergences relatives à leur engagement philosophique.

3. Le programme naturaliste : penser la Nature comme machinerie

A l’instar d’Althusser, Deleuze s’inscrit dans un profond mouvement de critique de la dialectique qui caractérise l’une des manifestations de ce qu’il appelle, dans Différence et répétition, « l’image orthodoxe de la pensée » (Deleuze, 1968, p. 172) à laquelle il entend substituer « l’image paradoxale de la pensée » (ib.). Et il reviendra précisément à Logique du sens, publié en 1969, de creuser le paradoxe qui constitue, selon Pierre Montebello, la « clef de voûte » (Montebello, 2008) du système deleuzien. L’un des principaux problèmes qui traverse Différence et répétition est celui du commencement en philosophie, quand bien même cela aurait-il déjà été interrogé par Platon, Descartes, Kant ou encore Hegel pour ne citer que ceux-là. Ce qui caractérise en propre l’image orthodoxe de la pensée c’est ce que Deleuze appelle, en l’empruntant à Nietzsche, la reconnaissance – à laquelle il opposera la rencontre – qui consiste, grossièrement, à ramener l’inconnu au connu selon une méthode. La méthode permet d’éviter, autant que faire se peut, l’erreur et désigne, en tant que telle, « le moyen du savoir qui règle la collaboration de toutes les facultés » (p. 214). Une fois en possession de cette méthode, rien ne pourra plus jamais surprendre la pensée. « La récognition mesure et limite la qualité en la rapportant à quelque chose, elle en arrête le devenir-fou. (…) Le soupçon se renforce dès lors que l’on considère la réminiscence. Elle porte sur un autre objet, qu’on soupçonne associé au premier ou plutôt enveloppé en lui, et qui sollicite d’être reconnu pour lui-même indépendamment d’une perception distincte » (p. 184). Si Deleuze loue Platon d’avoir mis l’étonnement, le ravissement, au commencement de la philosophie, il le considère néanmoins comme manquant de force, voire de violence. En effet, dans La République, Platon distingue les choses « qui laissent la pensée tranquille, et (Platon dira plus loin) celles qui forcent à penser » (p. 181). Le problème du commencement trouve alors sa solution : dès lors que la philosophie se trouve saisie par une différence, par un écart entre le sujet et l’objet, il suffirait d’appliquer la méthode pour ramener cette différence à l’identité du sujet et de l’objet. Dans son élaboration d’une nouvelle image de la pensée, Deleuze entend ainsi substituer à cette image orthodoxe de la pensée, l’image paradoxale de la pensée, en tant que le paradoxe confronte la philosophie au non-sens. « Le bon sens est l’affirmation que, en toutes choses, il y a un sens déterminable ; mais le paradoxe est l’affirmation des deux sens à la fois » (Deleuze, 1969, p. 12). Or, c’est dans Logique du sens, paru en 1969, que Deleuze creusera davantage le paradoxe, compris comme expérience du non-sens, ouvrage dans lequel il y fait figurer une série d’appendices, dont le deuxième s’intitule « Lucrèce et les simulacres ». Il convient tout d’abord de noter que cet appendice est la reprise remaniée d’un article de 1961 intitulé « Lucrèce et le naturalisme » paru dans Les Etudes philosophiques. Il fait suite à l’appendice I intitulé « Platon et le simulacre » qui est également la reprise remaniée d’un article antérieur, « Renverser le platonisme », initialement paru en 1967 dans la Revue de métaphysique et de morale. Et quand bien mêmes les deux appendices auraient changé de titre, ils n’en conservent pas moins leur finalité originelle : renverser le platonisme par le naturalisme lucrétien.

Si le terme « naturalisme » (p. 307) disparaît entre les deux versions, Deleuze n’en conservera pas moins la volonté de construire un programme qu’il définit comme la tâche la plus difficile de « penser le divers comme divers » (ib.) et il loue Epicure et Lucrèce « d’avoir su déterminer l’objet spéculatif et pratique de la philosophie comme naturalisme » (ib.). Faire droit au divers, penser la positivité de la nature sans jamais la ramener à une identité d’origine ou de fin, tel pourrait être défini le programme philosophique naturaliste voulu par Deleuze à la faveur duquel il entame une relecture de Lucrèce qui, comme nous le verrons, diverge fortement sur certains points de celle proposée par Althusser en 1982. Le naturalisme consiste donc à « discourir sur la nature au lieu de discourir sur les dieux » (p. 323). Il consiste ainsi à évider la nature de toute forme de négativité et de faire de celle-ci la seule positivité. Comme dans la philosophie de Spinoza, qu’il convoque auprès de Lucrèce dans la seconde version de l’article de 1961, il existe une seule et unique réalité : la nature. Elle n’est ni une copie au sens de Platon, ni une émanation au sens de Plotin, mais une production non totalisable, une machinerie. Et toute entreprise de totalisation s’apparenterait à une violation du divers, autrement dit une « anti-nature »2. La nature est ainsi conçue comme une puissance qui rejette toute distinction entre la copie et l’image, une surface métaphysique. Deleuze entend ici par métaphysique non pas la science qui articule sensible et intelligible, mais ce qui n’est pas uniquement physique, ce qui se détache des corps et qui, comme, nous le verrons, s’appelle « simulacres » (p. 318). L’ambition du naturalisme est donc de penser la Nature « comme le principe du divers et de sa production » (p. 308) sans la ramener à un autre plan de réalité. Toutefois, Deleuze entend conserver une causalité et l’enjeu principal de l’appendice sur Lucrèce, et qui n’apparaissait pas encore dans la version de 1961, est le concept de « causalité » qui s’oppose à la fois à la contingence (Althusser) et au destin (Stoïcien). « Le naturalisme, affirme Deleuze, a besoin d’un principe de causalité fortement structuré qui rende compte de la production du divers, mais en rende compte de compositions, de combinaisons diverses non totalisables entre éléments de la Nature » (p. 310). Penser la nature comme divers n’induit toutefois pas pour Deleuze, à la différence d’Althusser, de s’installer dans un vide ontologique qui laisserait toute sa place à l’aléatoire, mais, au contraire, de commencer, puisque c’est ce dont il est question dès Différence et répétition, par un « principe de causalité fortement structuré » (Deleuze, 1969, p. 301). Le terme « principe » peut toutefois prêter à confusion. N’y a-t-il pas là le risque de restaurer un fondement vers lequel l’on pourrait et devrait ramener toutes choses comme à leur principe commun ? Deleuze n’utilise pas le terme principe dans son sens courant comme ce à quoi les choses doivent être ramenées. Il entend ici principe comme production ; et le propre du clinamen est d’être en ce sens un principe producteur, ce que Deleuze appelle une « machinerie » (p. 90). Et ce principe producteur qui fait machiner la nature dans son ensemble est le clinamen qui rentre dans la classe des objets paradoxaux car il ne renvoie à aucune chose, à aucun état mental mais qui n’en reste pas moins pourvu de sens dont peuvent rendre compte certaines propositions que Deleuze va s’employer à exprimer. Si la nature n’est pas un tout mais une « somme » (p. 308), c’est parce qu’elle est incommensurable, c’est parce qu’en elle agit, de manière immanente et éternelle, un principe de production.

Le clinamen ou déclinaison n’a rien à voir avec un mouvement oblique qui viendrait par hasard modifier une chute verticale. Il est présent de tout temps : il n’est pas un mouvement second, ni une seconde détermination du mouvement qui se produirait à un moment quelconque, en un endroit quelconque. Le clinamen est la détermination originelle de la direction du mouvement de l’atome (p. 311).

Nous touchons ici l’un des points les plus délicats de la doctrine deleuzienne du temps, en l’occurrence la distinction entre Chronos et Aiôn qui seule permet de rendre compte de la formule passablement ramassée : « le clinamen est présent de tout temps » (ib.). Deleuze en traite dans la 23ème série de Logique du sens, la « Série de l’Aiôn ». Le propre du clinamen est précisément que, en tant que déviation, l’on ne peut l’assigner à aucun lieu, à aucun temps. Il est dit « inassignable (incertus) » (ib). De même, il « esquive tout présent, parce qu’il est libre des limitations d’un état de choses » (p. 177). Que faut-il entendre par là ? Que le clinamen est un événement qui, en tant que tel, ne renvoie à aucune chose, à aucun référent. L’on ne saurait donc le situer à l’intérieur d’une certaine chronologie, à l’intérieur du temps compris comme Chronos. Cette conception du temps est linéaire. Or le clinamen est une déviation qui, en tant que telle, vient fissurer le temps, vient le briser. Il est donc à entendre comme un entre-temps, c’est-à-dire comme ce qui entre dans le temps mais en l’ouvrant en deux dimensions paradoxales : celle d’un passé révolu et celle d’un futur en à venir qui ne s’est pas encore actualisé. L’événement-clinamen fonctionne alors comme une résonance qui traverse le temps et le modifie sans que l’on soit en mesure de l’assigner à un présent. La déviation est originelle en tant qu’événement mais, comme « une sorte de conatus » (p. 311), elle dure et se répercute à l’ensemble de la Nature. Cet événement a ainsi la fonction de faire machiner la nature qui produit indéfiniment des choses par le jeu des rencontres. Mais reste à savoir ce que la Nature produit. Par la déviation qui engendre la rencontre, le clinamen provoque des rencontres entre atomes qui restent pour nous imperceptibles parce qu’ils se déplacent selon une vitesse plus petite que la vitesse de la pensée elle-même. Mais dans ce cas-là, se pose la question de savoir ce que nous percevons ? Nous percevons ce que Lucrèce appelle des images qui proviennent de l’adjonction de plusieurs simulacres identiques.

4. Production et hiérarchie des simulacres

Il convient tout d’abord de noter que l’appendice II de Logique du sens occupe une place médiane et stratégique dans Logique du sens qui cherche à élaborer une philosophie où tout se passe à la surface métaphysique comme dit précédemment. Il importe toutefois de remarquer que la surface n’est pas superficielle mais, selon l’expression de Valéry, qu’elle est ce qu’il y a de plus profond. Ainsi, et à la différence du mythe de la caverne auquel Deleuze fait plusieurs fois référence dans Différence et répétition, il ne s’agit pas de sortir vers un autre niveau de réalité mais de rester à la surface où s’opère la circulation des simulacres car ils sont les choses mêmes et non une image dégradée dont il s’agirait de retrouver la copie initiale. Pour Lucrèce, en effet, les simulacres sont des émanations, des « membranes détachées de la surface des corps, [qui] voltigent de tous côtés à travers l’air, des écorces, des effluves des corps composées d’atomes » (Lucrèce, IV, 76-77), qui « voltigent partout grâce à leur texture subtile » (IV, 88). Dans Lucrèce et l’expérience, Marcel Conche précise que ces effluves ou émanations sont des pellicules de surface qui se détachent sans cesse de l’objet sans que nous ne nous en apercevions et qui ont la capacité de transporter, à même la surface, la couleur et la forme de l’objet. Et la perception de ces simulacres (simulacra) s’opère par le contact, autrement dit par la rencontre haptique. Le simulacre, par le biais de l’image, nous affecte, touche notre corps.

Nous voyons maintes choses projeter de larges ondes,
Non seulement au fond d’elles-mêmes, comme je l’ai dit,
Ainsi, les voiles jaunes, rouges et vertes,
tendues entre les mâts et les traverses,
ondulent et flottent sur les vastes théâtres :
au-dessous, le public assis sur les gradins,
le décor de la scène,
s’imprègnent et vibrent de leurs fluides couleurs. (IV, 72-79)

Marcel Conche précise en ce sens que « l’image que nous avons de l’objet est le résultat d’un contact direct avec ces copies conformes tirées de l’objet même que sont les simulacres » (Conche, 1981, p. 26). Les simulacres parviennent à nous frapper, pour reprendre le terme de Lucrèce.

De semblable manière, les images sont forcément
capables de parcourir en un seul point du temps
un espace indicible, parce que loin derrière elles
une cause infime les pousse et les projette ;
ajoute qu’elles volent, légères en course ailée,
que leur texture enfin est lâche dès leur émission,
au point qu’elles pénètrent aisément toutes choses
et coulent pour ainsi dire dans l’étendue de l’air. (IV, 191-198)

Les simulacres ont donc, pour Lucrèce, une existence objective. Ce sont des parties de la nature qui frappent nos sens, que nous rencontrons de manière fortuite et qui constituent notre seule façon d’accéder à la réalité extérieure. Or, à partir du moment où ce sont les simulacres qui nous saisissent, nous ne pouvons plus nous considérer comme les auteurs de la pensée, nous sommes littéralement destitués de notre statut de sujet. À ce titre, Marcel Conche fera remarquer la modernité de Lucrèce eu égard à sa conception du sujet. Quand bien même devrions-nous nous garder de toute espèce d’anachronisme, il n’en reste pas moins que « l’individu, vidé de lui-même, ne trouve en lui que le monde » (Conche, 2011, p. 106) et nous sommes, en tant que tels, traversés par le monde qui nous constitue davantage que nous le constituons. C’est en ce sens que naît, selon Deleuze, une nouvelle théorie de la sensibilité dont on en trouve l’expression chez Lucrèce.

D’abord je dis ceci : maintes images des choses
errent de maintes façons en tous sens et partout,
subtiles comme toiles d’araignées ou feuilles d’or
dans les airs s’unissant au hasard des rencontres.
Elles sont d’un tissu bien plus ténu que les images
qui s’emparent des yeux et suscitent la vue :
entrant par les canaux du corps, elles vont de l’âme
ébranler la nature subtile et susciter la sensation. (Lucrèce, IV, 724-731)

Ce qui fait naître la pensée, c’est donc la sensation (aisthèsis). Et ce point est essentiel afin de comprendre ce que cela implique dans nos rapports avec les simulacres. Tout d’abord, et quand bien même cela apparaît plus nettement dans Différence et répétition que dans Logique du sens, cela met en évidence le fait que nous ne pensons pas de manière volontaire, par le jeu d’une libre décision. Certes, le structuralisme, la psychanalyse, voire même la sociologie ont déjà en évidence cette pensée involontaire. La différence avec Deleuze réside donc moins dans l’effondrement de la pensée, que dans ce qu’il nomme l’« effondement » de la pensée. « Par « effondement », il faut entendre cette liberté du fond non-médiatisé, cette découverte d’un fond derrière tout fond, ce rapport du sans-fond avec le non-fondé » (Deleuze, 1968, p. 92). L’effondement est littéralement expérience, au sens esthétique et haptique du terme, de quelque chose qui fait effraction dans le monde et qui bouleverse l’équilibre, l’organisation de mon corps. Ce à quoi fait droit la rencontre, c’est l’éclatement de nos facultés. Nous sommes en effet confrontés à un quelque chose, que Deleuze appellera dès Proust et les signes, un « signe » (Deleuze, 1976), qui fait effraction, que nous ne reconnaissons pas et qui résiste au renvoi vers une structure signifiante. Au contraire, le signe ébranle la structure. Il y a, comme le dit Deleuze, quelque chose qui déstabilise la structure, c’est-à-dire l’organisation de nos facultés qui sont arrimées à la cohérence et à la cohésion du sujet et de l’objet.

Or, n’est-il pas ici abusif d’affirmer que tout signe donne à penser ? Suis-je nécessairement bousculé par toutes les rencontres que je fais ? Affirmer une telle chose laisse totalement de côté et à l’écart ce que Pierre Zaoui appelle les « catastrophes de l’existence » (Zaoui, 2001). Il est d’ailleurs ici intéressant de noter une nouvelle proximité entre Deleuze et Althusser. En effet, quand bien même la nature serait pourvue, chez Deleuze, d’une positivité en tant qu’elle est une machinerie de production infinie, il n’en reste pas moins que toutes les rencontres ne sont pas nécessairement bonnes, certaines choses ou expériences nous dissolvent, nous détruisent. C’est en ce sens que François Zourabichvili distingue plusieurs types de rencontres. Les rencontres qui nous confortent dans nos habitudes, dans nos lignes d’existence solides, tel le fait de rencontrer un ami. Les rencontres qui nous laissent indifférents en tant qu’elles ne nous touchent pas et ne modifient rien en nous, ce qui la rend très proche de la rencontre précédente qui fonctionnait sur le modèle de la réminiscence. La rencontre qui augmente ma puissance d’existence parce que je rentre en composition avec un autre corps qui correspond à ma nature. Enfin, il y a les rencontres qui nous amoindrissent en tant que nous rencontrons des corps qui entrent dans des rapports de décomposition. Tout l’enjeu éthique du deleuzianisme est alors d’« organiser nos rencontres » (Deleuze, 1981, p. 35).

Sera dit mauvais, ou esclave, ou faible, ou insensé, celui qui vit au hasard des rencontres, se contente d’en subir les effets, quitte à gémir et à accuser chaque fois que l’effet subi se montre contraire et lui révèle sa propre impuissance. Car, à force de rencontrer n’importe quoi sous n’importe quel rapport, croyant qu’on s’en tirera toujours avec beaucoup de violence ou un peu de ruse, comment ne pas faire de mauvaises rencontres ? (Ib.)

N’avons-nous pas les moyens d’organiser les rencontres ? Avons-nous le pouvoir de nous élever au deuxième genre de connaissance, en l’occurrence celui des notions communes ? C’est précisément à ce niveau de que Deleuze s’inscrit pleinement dans le système des atomistes dans la mesure où la physique est mise au service de l’éthique.

Distinguer dans l’homme ce qui revient au mythe et ce qui revient à la Nature, et, dans la Nature, elle-même, distinguer ce qui est vraiment infini et ce qui ne l’est pas : tel est l’objet pratique et spéculatif du Naturalisme. Le premier philosophe est naturaliste : il discourt sur la nature, au lieu de discourir sur les dieux. À charge pour lui de ne pas introduire en philosophie de nouveaux mythes qui retireraient à la Nature toute sa positivité. (Deleuze, 1969, p. 323)

Tout l’enjeu éthique qui irrigue et oriente la lecture deleuzienne de Lucrèce est donc la suivante : distinguer ce qui relève du vrai infini – la Nature – et du faux infini – le Mythe. Il est d’ailleurs important de remarquer que lorsque Lucrèce utilise le mythe, c’est moins pour le solliciter que pour en démonter le mécanisme et mettre en évidence la part d’illusion qui le sous-tend. Le mythe n’est pas ici à entendre de manière platonicienne, mais comme la construction d’un autre monde, d’une sur-nature qui est une « anti-nature » (Rosset, 1973) et qui résulte d’une mauvaise compréhension du désir ainsi que du rapport entre l’âme et le corps. En effet, Lucrèce, à la suite de Platon, combat les simulacres et cherche à les distinguer. Toutefois, et à la différence de Platon, cela ne se fait pas sur le plan de l’idée, mais sur le plan de la nature et du désir. Il existe en effet deux types de simulacres : ceux qui émanent directement des corps et ceux qui s’en détachent parce qu’ils sont produits par l’esprit. Ce second type de simulacres, que Deleuze désigne sous le terme de « phantasmes » (Deleuze, 1969, p. 321), vient répéter dans la nature la séparation de l’esprit et du corps. La distinction entre nature et sur-nature est donc une structure spéculaire de la distinction corps-esprit qui scinde pour ainsi dire l’homme en deux, qui le clive littéralement. En dénonçant et en repérant ces simulacres phantasmatiques, Deleuze dans la lignée de l’éthique stoïcienne, réinscrit l’homme dans un monisme ontologique ainsi que dans un monisme vitaliste faisant pleinement droit au corps et à la sensibilité. « Le Naturalisme fait de la sensibilité une affirmation » (Deleuze, 1969, p. 323). Deleuze restaure le plan d’immanence de la nature comme seul et unique plan de réalité. Toutefois, reste en suspens une dernière question qui est celle du rapport entre nous et les simulacres émis par les corps. En effet, sommes-nous en mesure d’organiser toutes nos rencontres ? Et cela ne reviendrait-il pas à considérer que la nature peut être anticipée ? Comment dès lors concilier, pour ainsi dire, organisation et déclinaison ? Car personne ne peut nier qu’il y a des rencontres que nous ne maîtrisons pas. Pour revenir à Pierre Zaoui, il y a des rencontres qui font effraction dans notre monde et qui nous déstabilisent. Ainsi en va-t-il de l’amour (Proust), de la mort (Zola), de l’épuisement (Beckett), de la maladie (Lucrèce), de la folie (Althusser). Toutes ces rencontres qui résistent à l’anticipation nous confrontent à l’expérience de la réorganisation de notre existence. La recherche de la joie, à laquelle se trouve subordonnée la physique, est toujours confrontée à l’irruption de rencontres imprévues susceptibles, au pire de nous détruire, au mieux de nous renforcer, sans que nous en connaissions l’issue. Quand bien même l’homme fort, pour reprendre une expression de Nietzsche, est celui qui organise ses rencontres, il est aussi celui qui doit savoir se réorganiser en fonction de ce qui lui arrive.

Ainsi, selon Deleuze, « Lucrèce a fixé pour longtemps les implications du naturalisme : la positivité de la Nature, le Naturalisme comme philosophie, de l’affirmation, le pluralisme lié à l’affirmation du multiple, le sensualisme lié à la joie du divers, la critique pratique de toutes les mystifications » (p. 324). Étroite proximité entre Deleuze et Althusser en vertu de laquelle le philosophe a comme fin de dénoncer les mythes qui entourent la nature ou la pratique et qui empêchent l’homme de se transformer hic et nunc. Mais cette proximité ne doit pas nous tromper. Althusser est encore attaché à un messianisme du philosophe dont le rôle est d’éclairer les masses, alors que le philosophe deleuzien s’agence avec de nouveaux milieux par le biais des concepts qu’il crée et qui sont susceptibles de faire dévier une configuration vers un devenir a-téléologique.

Conclusion

Deleuze et Althusser inscrivent Lucrèce à l’intérieur d’une généalogie philosophique similaire quoique différente. La similitude tient d’une part à ce foyer lucrétien commun où se trouverait, pour la première fois, une philosophie a-narchique et a-téléologique, c’est-à-dire une philosophie de l’absence d’origine et de l’absence de fin. En ce sens la dynamique et l’éthique de Lucrèce apparaissent-elles comme des puissances de destitution de la totalité, de l’identité, autrement dit de toute tentative d’avoir une emprise sur le réel sans se laisser surprendre par lui. Deleuze et Althusser se rejoignent au sein de cet engagement philosophique anti-totalisant. Toutefois, et comme nous nous sommes efforcés de le montrer, leurs divergences n’en restent pas moins profondes, notamment pour ce qui concerne leur lecture du clinamen où, celle d’Althusser reste fortement indéterminée, et celle de Deleuze fortement déterminée. Ce clivage met en évidence des finalités tout aussi différentes. La politique althussérienne de l’aléatoire reste suspendue à une rencontre entre le philosophe matérialiste avec les masses, censé les éclairer sur les cadres théoriques qui orientent leur agir ; l’éthique deleuzienne de la joie s’ancre dans une machinerie avec des milieux différents où la philosophie les fait littéralement dévier, fuir. Mais dans les deux cas, c’est bien une pratique de la destitution de la totalité qui se trouve mise en place à la faveur d’une exploitation du concept de rencontre dont les prolongements restent encore à explorer.

Bibliographie

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Rosset, C., 1975, L’Anti-nature, Paris, Quadrige.

Zaoui, P., 2013, La Traversée des catastrophes, Paris, Points Essais.

Zourabichvili, F., 2020, Approches du couple dedans-dehors chez Deleuze, « Universitas Philosophica » 74, año 37, pp. 253-265.

Notes

1 Arnaud Villani et Alain Beaulieu ont tous les deux remarqué l’importance de ce vaste thème qui n’a pas fait à notre connaissance l’objet d’une étude approfondie et spécifique, mis à part l’article important de François Zourabichvili, « Approches du couple dedans-dehors chez Deleuze », Communication pour le colloque Deleuze: una imagen del pensamiento, qui a eu lieu en août 2005 à Bogotá, Colombie. Retour au texte

2 Nous reprenons évidemment ici l’expression de Clément Rosset, L’Anti-Nature, ouvrage dans lequel figure un article intitulé « Lucrèce et la nature des choses » où il distingue nature et idée de nature. Clément Rosset cite beaucoup Logique du sens et Différence et répétition. Les liens entre les deux auteurs sont éminemment complexes et ne sauraient être réduits à une opposition entre joie deleuzienne et nihilisme rossetien. Retour au texte

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Référence électronique

Alexandre Martin, « Postérités de la rencontre : Deleuze et Althusser lecteurs de Lucrèce », K [En ligne], 6 | 2021, mis en ligne le 01 juin 2021, consulté le 18 mars 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/revue-k/1255

Auteur

Alexandre Martin