Les larmes de Jeanne d’Arc

Traduction(s) :
Joan of Arc’s tears

Texte

Quand as-tu compris que tes parents étaient des stars ?
 
« Quand j’étais petite, je n’avais pas la mesure de la célébrité de mes parents. Aussi, à l’école primaire, je voulais que mes amies soient le thermomètre de leur succès. Je leur demandais : “Mon père est plus ou moins connu que Fellini ? Ma mère est comme Greta Garbo ? »
 
Et la première fois que tu as vu un film interprété par ta mère ?
 
« En fait je me souviens de la première fois que j’ai été choquée : C’est arrivé avec Jeanne d’Arc de Victor Fleming (1948, ndr). Elle était la protagoniste, elle était touchée par une flèche et puis brûlée… Quand nous les enfants nous avons vu la scène du bûcher nous nous sommes mis à pleurer. On nous a fait sortir du cinéma. Maman, qui n’était pas avec nous, a dû courir à la maison et montrer qu’elle était vivante. Je me souviens encore de la terreur que j’ai ressentie dans cette salle »
Isabella Rossellini

Des lettres gigantesques, lumineuses, hypnotisantes : JEANNE D’ARC. Filmées d’en bas, elles apparaissent sur l’écran en diagonale, comme si elles se projetaient ailleurs. Un autre écrit lumineux, vertical, au second plan, précise le lieu où nous sommes : CINE. C’est clairement une invitation à entrer dans la salle obscure. Ici apparaît tout de suite au premier plan le visage souffrant de Jeanne d’Arc/Renée Falconetti. Le film projeté est La passion de Jeanne d’Arc de Dreyer (1928). Mais maintenant il est dans un autre film ; nous accompagnons en effet dans cette salle de cinéma une autre bouleversante, fragile, superbe fille, la Nana/Anna Karina de Godard (Vivre sa vie, 1962). Quelqu’un (Antonin Artaud) est en train d’annoncer à Jeanne d’Arc qu’elle sera bientôt amenée sur le bûcher. La fille pleure. Changement de plan montrant Nana qui commence à s’émouvoir. Nous voyons tout à travers ses yeux. Jeanne d’Arc pleure, mais pense aussi que la mort pourra finalement la libérer. Nana pleure, assise à sa place.

Une communauté de destin se dessine entre les deux personnages. Godard tente également de tracer un parallélisme existentiel entre une jeune fille accusée d’être (aussi) une prostituée et une prostituée qui a toute la pureté d’une jeune fille. Mais l’opération de Godard par rapport au film de Dreyer, et peut-être par rapport au mythe même de Jeanne d’Arc, revêt pour nous un sens plus large, presque vertigineux : la fragilité, l’impuissance – le pathos de Jeanne d’Arc –, incarnées dans ses larmes, trouvent leur force, apparemment paradoxale, dans leur capacité à être partagées ; comme si elles étaient appelées à une extrême, paradoxale action destituante du soi destinée à faire d’une douleur intime une émotion plus incertaine, collective, et, peut-être, politique. Le film de Dreyer finit sur les images d’une révolte. Les larmes de la fille tandis qu’on la transporte vers le bûcher s’adressent à ceux qui sont en train de la regarder. Ceux qui regardent, à ce moment précis, pourraient sortir de leur condition de spectateurs et participer à sa douleur. Le notaire Boisguillaume témoigne : « Presque tous les présents pleuraient ». C’est la sym-pathie de Nana ; est-ce la sym-pathie des femmes qui voient pleurer la fille conduite au bûcher qui rend possible une politique des larmes ? Georges Didi-Huberman a consacré des pages importantes (Peuples en larmes, peuples en armes, 2016), à partir du Cuirassé Potemkine et d’autres images, à la façon dont les pleurs d’une femme parviennent, en révélant et en dévoilant une crise des temps, à être porteurs d’une étrange, imprévisible et débordante résonance politique.

Comment est-il possible qu’une manifestation d’impuissance devienne une politique ? Ce sont surtout les femmes qui pleurent : Jeanne d’Arc pleure face à l’injustice de ses juges, Antigone pleure face à Créont, Heidi Giuliani pleure, les mères de Plaza de Majo pleurent, etc. etc...

Leurs larmes sont sans doute, aussi, le signe de leur faiblesse, de leur exclusion, mais les femmes qui pleurent, précisément en vertu de cette fragilité, de leur altérité (politique, sociale, symbolique), parviennent à provoquer la logique hostile du pouvoir ; elles sont même capables – nous pensons à Antigone – de destituer sa légitimité. La Révolution russe commence par des larmes de femmes (pour les deuils de la guerre, la faim et le froid à la maison) qui deviennent lentement indignation, soulèvements, émancipation.

Jeanne d’Arc est une fille de Domrémy. La question du genre se révèle être décisive pour affronter notre problème du pouvoir destituant, qui est précisément ce geste, “johannesque” aussi, de défier le pouvoir sans vouloir en prendre la place. Il s’agit d’une mise à nu du pouvoir : c’est ce qu’évoque la hardiesse de Jeanne d’Arc durant le procès. Elle s’arroge jusqu’au droit de se soustraire à l’autorité du Tribunal, en arrivant même à menacer ses juges : « Vous dites que vous êtes mon juge, mais prenez garde à ce que vous faites, parce qu’en vérité je suis envoyée par Dieu et vous vous mettez vous-mêmes en grand danger ». C’est plus qu’une contestation du pouvoir religieux et politique : Jeanne d’Arc ne le reconnaît pas du tout. Certes, Jeanne d’Arc veut faire en sorte que cet espace soit occupé par le roi légitime, mais la question, à bien y regarder, est plus vaste : la fille, une pauvre, une marginale, imagine aussi la possibilité de laisser l’espace du pouvoir vide.

Nous savons que le défi de Jeanne la Pucelle dérive des visions qu’elle a. Vierge, guerrière, sorcière, enfant, putain, sainte… diverses et contradictoires sont les images que l’histoire a laissées d’elle, mais il y en a une qui les parcourt toutes, et c’est même, d’un point de vue historique, la plus attestée, car c’est sur elle que se concentrera le procès : Jeanne d’Arc est une voyante. Elle voit des anges, des saintes, des saints qui l’incitent à accomplir, à travers des “voix” qu’elle seule entend (dans quelle langue parlent-elles ?, lui demanderont les juges), des actions militaires et politiques voulues par Dieu.

D’après la poétesse-philosophe Christine de Pizan, Jeanne d’Arc appartient à la tradition des grandes prophétesses bibliques, comme Judith, Esther, Deborah. Mais, comme le montre Claude Gauvard, le phénomène du prophétisme féminin est également très diffus à un niveau populaire dans le règne de France qui correspond au contexte historique de Jeanne d’Arc. Entre 1350 et 1450, une vingtaine de femmes au moins sont reconnues pour avoir des dons de prophétie. Ces femmes sortent du silence et imposent leur voix, en indiquant à tous un chemin à accomplir. Beaucoup d’entre elles viennent des frontières du règne, de ses bords extrêmes, et sont d’origine modeste. C’est précisément cette condition marginale – comme celle de Jeanne d’Arc, qui vient de Lorraine et qui serait une humble bergère, semi-analphabète – qui confère davantage de force à leur parole divine.

Les prophètes et les prophétesses se plaignent, pleurent souvent. Ils ne sont, au sens propre du terme, personne, ils ne possèdent souvent aucune condition sociale particulière, ils viennent de loin et d’en bas. Leur situation est en soi aliénante, mais leur sentiment d’égarement, voire d’étourdissement, émerge surtout face à la tâche immense qui leur est confiée. C’est pourquoi ils pleurent, dit Deleuze. Mais leurs lamentations révèlent aussi une joie à l’état pur, propre à tous ceux qui, à l’intérieur du monde, sont pris de “fureurs” qui les poussent vers quelque chose de plus haut, à l’intérieur du monde, mais plus loin. Les larmes de Jeanne d’Arc naissent, d’une part, d’une tentative de cacher cette joie face à ses mille bourreaux. D’autre part, il est également vrai que Jeanne d’Arc pleure parce qu’elle est inquiète, parce que, dans son impuissance, elle est en train de réaliser une puissance grandiose. Et elle le fait sans le savoir, sans “conscience” (elle est inculte et sauvage) : les “voix” lui disent “va… va… va…” et rien d’autre. Les prophètes, en effet, ne voient pas ce qui se passe, ni même ce qu’ils font. Leurs larmes, leur mission infinie même, les empêchent de regarder le phénomène. Souvent, ils sont tout à fait aveugles. Mais ils annoncent un autre temps dans la fin du temps.

Charles Péguy définit Jeanne d’Arc la « jeune fille espérance ». C’est une synthèse efficace qui laisse apparaître comment la parole, les gestes d’une jeune fille cristallisent, quelques longs mois durant, les aspirations d’un peuple. La prophétie de Jeanne d’Arc déchire la monotonie et l’inévitabilité du présent principalement parce qu’elle est capable d’allumer en lui une lueur d’espoir.

Il apparaît évident que la guerre, à laquelle la femme est appelée et à laquelle elle-même appelle, est quelque chose de bien plus élevé et profond qu’une simple défense des frontières de la patrie. S’il n’en était pas ainsi, Jeanne resterait dans la continuité de l’histoire. Au contraire, elle essaie de l’interrompre : c’est ce que fait la prophétie, elle bouleverse le temps historique. Peut-être que, comme le dit Bensaïd, sa guerre s’étend sur une frontière plus universelle, une frontière immense. Celle qui sépare, injustement, le monde des riches et celui des pauvres. La guerre de Jeanne d’Arc est, en effet, un épisode de l’interminable et interminée « guerre des pauvres », de Spartacus à Müntzer, pour arriver jusqu’à la résistance des paysannes mexicaines qui, après l’échec de leur révolution, constituent des « Brigades féminines Sainte Jeanne d’Arc » pour continuer la lutte (ces soldatesses ont peut-être aussi inspiré l’épisode, non réalisé, sur la « soldadera », dans le film d’Eisenstein sur la révolution mexicaine). Pour Jeanne d’Arc, comme l’écrit Péguy, il faut oui « faire la guerre », mais « pour tuer la guerre ».

Les larmes de Jeanne d’Arc creusent des empreintes, des sillons, des parcours. Révélatrices d’une fragilité de fond, intrinsèquement solitaires, elles s’avèrent être, au contraire, puissamment politiques, brisant l’homogénéité même de l’histoire. Les yeux embués de larmes entrevoient un autre horizon des événements : dans un affrontement très dur, au-delà de la guerre.

Citer cet article

Référence électronique

« Les larmes de Jeanne d’Arc », K [En ligne], 11 | 2023, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 17 février 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/revue-k/615