I. — Introduction
L'utilisation des matériaux est à la base de l'apprentissage de l'observation du sous-sol. C'est ainsi que le constat de l'hétérogénéité de composition et de structure du sous- sol a conduit à l'élaboration des fondements de la géologie sédimentaire. Curieusement, la pellicule la plus superficielle de la planète a été la plus difficile à décrypter puisque sa composition et sa structure résultent d'interactions physiques, chimiques et biologiques aux interfaces entre atmosphère, lithosphère et biosphère. Il en résulte un manteau de formations superficielles très complexe, qui nous nourrit et supporte l'essentiel de nos activités (Dewolf & Bourrié, 2008). Dans nos régions à climat tempéré, à relief faible à modéré, à dynamique crustale faible, ce manteau plus ou moins épais de dépôts estompe les reliefs. Sauf exception (encroûtements), ces dépôts sont granulaires et sont aisément remobilisables à tout moment. A l'échelle humaine, hormis les victimes directes de coulées de boue et autres inondations, peu de gens sont conscients de leur importance dans l'évolution des paysages sur lesquels nous vivons. Et rares sont les gens sensibles aux quelques voix rappelant qu'un sol demande des dizaines de milliers d'années pour se constituer, mais peut être détruit en quelques heures par l'érosion naturelle, éventuellement amplifiée par le genre humain. Ces voix sont d'autant plus nombreuses que la pression démographique croissante et le développement de l'urbanisme contribuent à épuiser les ressources minérales de ce manteau, par l'agriculture qui en modifie la composition et la texture, par l'imperméabilisation et/ou les terrassements qui le couvrent ou l'évacuent. C'est pourtant le substrat qui assure notre survie en tant qu'espèce.
Sous nos latitudes, ce manteau meuble de formations superficielles ne s'observe que grâce à des opportunités : talus de déblais pratiqués pour une voie de communication ou pour une fondation, forages de puits ou de sondage. Le caractère granulaire de ce manteau, plus ou moins cohérent selon son humidité et/ou sa composition et sa texture, le rend très vulnérable dès qu'il est soumis au ruissellement que provoquent les précipitations. En quelques jours à quelques mois, un talus exposant ces formations peut devenir illisible par érosion. Le plus souvent, ces talus sont rapidement masqués par un revêtement dont la sévérité dépend de l'enjeu à protéger le talus autant que l'espace sur lequel il risque de se répandre : végétalisation en cas de faible mobilisation, murs de soutènement là où la stabilité même du talus est menacée. Dans les deux cas, l'observation est assez rapidement masquée et devient inaccessible tant que la protection n'est pas elle-même détruite par un chantier ultérieur. L'information géologique est alors perdue, au moins pour un temps. Il est donc important de décrire de tels affleurements éphémères afin de témoigner des faits observés, de les localiser précisément et donc d'en mettre une description à disposition de la communauté des chercheurs qui trouveraient là des arguments à leur thèse.
II. — Exemples à Fourmies et Anor (Nord)
1) Le contexte
Le sud de l'Ardenne occidentale, en France, est constitué par un substratum d'âge paléozoïque, couvert de placages résiduels d'âges mésozoïque (Crétacé supérieur / Albien) et cénozoïque (Paléogène) et d'un tapis limoneux périglaciaire (Gronnier, 1890 ; Hatrival et al., 1969 ; Sommé, 1977). Les rivières ont entaillé le substratum constitué par les formations du Dévonien inférieur, discordantes sur les terrains du Paléozoïque inférieur (Massif de Rocroi). La ligne de partage des eaux qui sépare les bassins versants de la Sambre et de l'Oise passe entre Fourmies et Anor (Fig. 1). Fourmies est située peu en aval de la source de l'Helpe mineure, qui s'écoule ensuite vers l'ouest-nord-ouest ; Anor est située sur le Ruisseau des Anorelles qui rejoint l'Oise en rive droite à un peu plus d'un kilomètre du centre du village. L'Oise vient de Belgique en coulant vers l'ouest-sud-ouest et tourne brusquement vers le sud-sud-ouest après la confluence avec le Ruisseau des Anorelles, et avant d'entrer dans le Massif de Rocroi. Autrement dit, à cette échelle, l'organisation du réseau hydrographique actuelle ne montre pas de lien évident avec la structure géologique sous –jacente.
En 1984, la construction d'une maison près du carrefour central d'Anor a justifié des travaux d'aménagement d'un portail d'accès entaillant les formations superficielles qui couvrent ici l'unité du Grès d'Anor (Dévonien inférieur, Praguien). Avant révision (Godefroid et al., 1994) cette unité était reconnue en tant que Formation des Grès d'Anor, la coupe de référence étant prise dans les anciennes carrières du Bois du Hauty, situées au sud-ouest du village (Fig. 1). Le chantier a dégagé en partie un paléo-talus vertical déterminé par des couches du Grès d'Anor en position redressée. A son pied se sont accumulés des éboulis peu organisés, dont une description, succincte à l'époque, est rapportée sur la fiche jointe [Fiche 1]. Cet affleurement a été rapidement masqué par un mur de soutènement. En 1985, le CD 942 qui reliait Sains-du-Nord à Fourmies a été linéarisé, ravivant quelques déblais en tête d'interfluves. Ce chantier terminé, à l'entrée nord-ouest de Fourmies a été construit un centre commercial de taille moyenne, impulsant un développement urbain croissant du quartier de La Marlière. Les aménagements de voirie nécessaires ont justifié d'élargir un chemin vicinal desservant directement ce quartier, ainsi que des tranchées à proximité du carrefour pour les divers services de fluides. Le résultat est que, sur un peu plus de 1 km, plusieurs affleurements ont été soit ravivés, soit nouvellement dégagés. Ils sont décrits sur la fiche jointe [Fiche 2] et replacés les uns par rapport aux autres.
2) Proposition d'interprétation brute
Ces deux sites apportent chacun des informations sur deux périodes différentes de la vie géologique locale : Pléistocène à Actuel (Anor), Crétacé à Actuel (Fourmies).
Le site d'Anor (Fig. 2 à 5) témoigne d'une période assez récente, accompagnant l'évolution du lit majeur du cours d'eau qui est aujourd'hui devenu le Ruisseau des Anorelles. Le paléotalus, sub-vertical, ne peut être que le résultat d'une érosion active : les grès en place sont frais et leur position a été rapidement protégée par l'accumulation d'éboulis. Les bancs de grès sont tellement minces qu'ils ne pouvaient rester longtemps stables à l'air libre, supportant des variations de température, de teneur en eau, voire de gel/dégel. Ceci dit, le pied de ce talus n'est pas observé. On peut aussi penser que l'éboulis ne s'est pas fait en un seul événement mais devait être épisodiquement alimenté par quelques éboulements de faible volume et faible déplacement. Visiblement, cet éboulis n'était pas traversé par le cours d'eau, sinon la matrice argileuse en aurait été évacuée. L'arène rubéfiée (Fig. 4 : couche 2) pourrait résulter du glissement en masse d'un manteau d'altérites plus ancien, déstabilisé, plutôt venu du nord-ouest puisqu'il n'est pas observé sur le talus de droite. A la base du talus taillé en 1984, cette arène paraissait surmonter un conglomérat en tout point semblable à celui qui constitue l'éboulis de pied du paléo-talus. Mais ce point d'observation n'était pas très bien dégagé. Avant son déplacement présumé, cette arène rubéfiée pourrait avoir résulté d'une fersiallitisation (in Dewolf & Bourrié, 2008, p. 120). Sous un climat plus chaud que l'actuel, de type méditerranéen, sous des conditions climatiques à fort contraste, les schistes et grès du Dévonien inférieur ardennais pouvaient avoir été aisément lessivés, libérant du fer, fixé sous forme d'oxydes piégés dans les argiles d'altération. C'était également l'interprétation retenue par H. Chamley et L. Voisin (communications personnelles) lors de visites sur des observations comparables en d'autres sites entre les vallées de la Sambre et de la Meuse. Cette coulée supposée aurait été ensuite recouverte par les produits d'un autre éboulement (Fig. 4 : couche 4), lui-même recouvert d'une autre coulée arénique. L'absence de rubéfaction dans cette dernière, alors que les caractères texturaux sont les mêmes que pour la couche (2), laisse à penser que leur matériau résulte d'une maturation pédogénique sous un climat peut-être proche de notre climat actuel. L'intervalle de temps peut donc avoir été très long entre les mises en place des unités (2) et (4). L'avant- dernier événement particulier est révélé par l'organisation en bulbes ouverts vers le haut du contact (Fig. 4 : couche 7) entre les couches (6) et (8). Cette structure très particulière est due au drainage difficile d'un niveau sursaturé, piégé sous une couche peu perméable, phénomène bien connu en géotechnique dans les régions où un gel profond affecte le sous-sol proche. Les « barrières de dégel » mises en place sur le réseau routier non autoroutier sont destinées à permettre l'évacuation de l'eau issue des lentilles de glace à quelques décimètres de profondeur. De façon plus générale, la fossilisation d'une telle structure laisse supposer un environnement périglaciaire, avec un vrai pergélisol (Van Vliet-Lanoë, 2005, ch. 6). Le sol brun (Fig. 4 : couche 8), généralement réputé d'âge holocène (in Sommé, 1977 ; H. Chamley & L. Voisin, comm. pers.), est sécant sur la séquence sous-jacente suggérant qu'un mouvement différentiel modéré a affecté la région avant le développement du sol actuel.
Le site de Fourmies (Fig. 6 à 9) témoigne de deux épisodes entre lesquels la morphologie locale n'a pas dû beaucoup varier depuis environ 100 Ma. En 1985 on voyait très nettement les Sables Verts albiens reposer à l'horizontale sur la fine alternance de schistes carbonatés et calcaires silto-argileux de la Formation de Hierges (Emsien), inclinée vers le nord (point 3, fig. 6 et 8), et sur des bancs du Calcaire de Givet (point 1, fig. 6 et 8). Les quelques endroits où ce contact a été ravivé pour préciser l'observation montraient un contact franc, sans altération visible à l'affleurement de la tête du subtratum. En revanche, ce même substratum montrait une altération fragilisante sur une épaisseur d'ordre décimétrique dès l'endroit où les couches de la Formation de Hierges se trouvent directement exposées à l'air libre, entre les points 2 et 3. On peut donc penser que cette altération est postérieure au dépôt et à l'exposition aérienne des Sables Verts. La stabilité de ce versant est sans doute due à la conformité de son pendage avec celui de la stratification dans le Dévonien. Quoiqu'il en soit, le petit vallon sec dans lequel a été placée la route qui dessert le quartier de La Marlière, est empâté de dépôts antérieurs aux Sables Verts, enchâssés dans le substratum dévonien. La carte géologique (Fig. 6) indique encore la trace d'une ancienne carrière dont la nature des produits n'est plus déterminable : sables ? marnes ? Une aire de stationnement et un bâtiment industriel y sont implantés ; plus haut, le centre commercial est fondé sur le Dévonien au travers des Sables Verts albiens, prolongé par une plate-forme sur remblais dont le niveau est légèrement sous le contact Sables Verts / Dévonien. Ce remblais a dû combler au moins une partie de l'ancienne carrière. A priori, le nom de La Marlière, qui désigne un site localisé au-dessus et un peu plus vers le nord-est, se réfère plutôt aux marnes du Turonien inférieur dont la carte géologique indique la présence dans les environs (Hatrival et al., 1969). La mise en place de la voie ferrée entre Fourmies et Anor a également mis à jour des Sables Verts (Gosselet, 1869). A Fourmies, la découverte de quelques fossiles a permis à Barrois d'identifier l'Aptien (Barrois, 1875). Puis à Blangy, reprenant l'analyse d'une succession très fossilifère dégagée dans la tranchée de chemin de fer reliant Hirson à Anor, Barrois (1878, p. 248) a décrit des argiles noires directement transgressives sur le substratum paléozoïque et contenant notamment des lamellibranches et des huîtres d'âge aptien. Dans son analyse exhaustive de la géologie du canton de Trélon, Gronnier (1890) a identifié une transgression progressive de l'Aptien au Cénomanien, vers le nord-nord-ouest, ennoyant un « golfe de Fourmies » différencié entre des caps rocheux que devaient constituer alors les secteurs d'Hirson et de Sains-du-Nord, le fond du golfe dépassant les positions actuelles de Trélon et Ohain. Il faut donc associer ces observations anciennes et assez denses pour interpréter la présence de morceaux de coquilles de lamellibranches dans les argiles silteuses noires et d'ammonites roulées dans le trou qui abrite maintenant un puisard [Fiche 2]. Tout ceci est cohérent avec la proposition suivante : le vallon de La Fontaine Rouge pré-existait à la transgression marine albienne et a dû se trouver un moment en situation d'estuaire. La transgression turonienne a été en retrait (Gronnier, 1890) par rapport à cette unité paléomorphologique, témoignant de l'apparent basculement qu'a vécu le Bassin de Paris au début du Crétacé supérieur. L'analyse d'une corrélation plus fine entre les argiles noires sous les Sables Verts albiens et la Formation de Verlincthun décrite dans le Boulonnais comme témoin d'un maximum de transgression (Amédro & Mania, 1976 ; Amédro & Matrion, 2004) mériterait d'être engagée.
III. — Conclusion
Cette publication n'apporte rien de nouveau que l'enregistrement descriptif d'observations éphémères. Le site d'Anor témoigne d'une évolution locale, morphodynamique, pour laquelle aucun élément de datation spécifique n'a été identifié. Par comparaison avec d'autres travaux réalisés par ailleurs, on peut tenter de rapporter aux périodes glaciaires- interglaciaires les marques d'une érosion/sédimentation active sur une rive d'un petit cours d'eau, dans une zone limite de bassin versant majeur. Par opposition, le site de l'entrée nord de Fourmies, à l'échelle kilométrique, témoigne d'une stabilité relative remarquable : la morphologie actuelle est très voisine de ce qu'elle était il y a environ 100 Ma, ce qui ne signifie pas qu'elle est restée constante. Voisin (1983) a déjà souligné le caractère stable dans son ensemble de l'Ardenne occidentale depuis l'époque pré-cénomanienne. Pouvoir l'illustrer est une opportunité peu fréquente qui méritait d'être soulignée.
Remerciements. — Merci à D. Sigogneau et D. Russell, du Muséum National d'Histoire Naturelle (Paris), à J.-M. Dambrine et B. Hébert qui ont aidé à décrire tous les points sur un temps très limité par les travaux. J'exprime aussi ma gratitude à H. Chamley et, à titre posthume, à L. Voisin avec qui les discussions ont été longues, nombreuses et stimulantes pour le béotien que j'étais sur ces questions. Merci aux rapporteurs, F. Duchaussois et F. Amédro qui, par une lecture rigoureuse, ont permis d'améliorer la présentation et l'interprétation proposées.