Sens interdits dans les différentes versions du Florimont

  • Forbidden Senses in the Different Versions of Florimont

DOI : 10.54563/bdba.1707

p. 45-56

Résumés

La présence des sens interdits – odorat, toucher et goût – dans Florimont, qu’il s’agisse de la mise en prose bourguignonne ou de l’imprimé de 1529 d’Olivier Arnoullet, se révèle très limitée. L’imprimé offre davantage de termes mais se signale aussi par un manque d’intérêt pour des descriptions qui nécessiteraient l’emploi d’adjectifs ou d’adverbes précis et nombreux. La mise en prose fait surtout de certains des sens, notamment du toucher, les signes d’un rituel social et leur donne dans le récit un rôle fonctionnel plus que véritablement sensoriel. S’ils ne sont donc pas « interdits » – nos textes ne font place à aucun jugement moral –, ces sens, comme dans une certaine mesure les sens plus élevés de l’ouïe et de la vue, sont essentiellement présents pour faire avancer et nourrir l’action.

The presence of the forbidden senses – smell, touch and taste – in Florimont, either the Burgundian prose setting or Olivier Arnoullet’s 1529 print, is very limited. Arnoullet’s print version contains elaborate rewrite of certain scenes, but also seems uninterested in descriptions that would require the use of precise and numerous adjectives or adverbs. In the Burgundian prose setting, some senses, especially touch, are made signs of a social ritual; they are therefore functional as well as purely sensory. These senses, while not “forbidden” – these texts do not make any moral judgment – therefore essentially function to advance and nourish the action, as do, to a certain extent, the higher ones of hearing and sight.

Texte

L’histoire de Florimont, ancêtre d’Alexandre le Grand, a connu plusieurs mises en œuvre successives, du xiiie au début du xvie siècle, ce qui montre son succès. La version la plus ancienne est celle d’Aymon de Varennes. Il s’agit d’un texte en vers dans un dialecte assez particulier qu’on situe dans la région lyonnaise, indication qui n’est pas indifférente pour la suite du destin de cet ouvrage. Il a été conservé dans d’assez nombreux manuscrits1. Le récit se trouve ensuite dans une mise en prose bourguignonne qui fait partie des productions de l’atelier de Wavrin2 ; enfin le texte a été imprimé à plusieurs reprises, à Paris3 et à Lyon, chez Olivier Arnoullet4.

Parmi les différents imprimés, le Florimont est à mettre à part, car, alors que la plupart d’entre eux s’appuient sur la version en prose de leur texte, ce qui généralement assure une certaine continuité formelle et thématique entre les deux versions, le Florimont imprimé, notamment celui d’Olivier Arnoullet produit à Lyon en 15295, s’inspire de la version d’Aimon de Varennes, comme le confirme la comparaison entre les deux textes, notamment par la présence de noms propres communs aux deux versions comme celui d’Alpatris, hypothèse émise dès 1995 par Laurence Harf-Lancner6. Sans qu’on ait de certitude sur ce point, on peut penser que la proximité géographique entre l’imprimerie lyonnaise et le lieu d’origine d’Aymon de Varennes, Châtillon-sur-Azergue, dans le Rhône, a pu favoriser ces rapprochements, y compris linguistiques7. Il n’empêche que des différences apparaissent, notamment dans le caractère moralisateur de l’imprimé, bien plus présent et développé que chez Aymon, l’imprimeur aimant particulièrement utiliser des proverbes : on en trouve au moins un par page8.

Ces différentes versions permettent de comparer des textes éloignés dans le temps et de pouvoir y distinguer une évolution des mentalités entre le xiiie et le xvie siècles dans le domaine qui nous intéresse ici, la présence, la perception et la description des sens et notamment ces sens mal perçus : l’odorat, le goût et le toucher.

L’étude de la place des sens dans les textes littéraires constitue depuis quelques années un champ de recherche fructueux. Parmi les travaux qui leur sont consacrés, notamment en lien avec les émotions, on citera Sensible Moyen Âge9, mais aussi deux colloques, l’un à Toulouse10, l’autre dans le cadre de la réunion de la Société des médiévistes à Rouen11. Ces recherches prennent en compte le classement des sens hérité de l’Antiquité, qui tend à mettre au sommet de ceux-ci l’ouïe et surtout la vue, sens qui sont le moins en contact avec le concret, « subtils » et de ce fait privilégiés. Cependant, elles ont aussi contribué à réévaluer la place des autres sens, y compris au Moyen Âge. Notre corpus devrait permettre de confirmer ou d’infirmer cette plus grande présence des « sens interdits », y compris dans la façon dont ils sont exprimés et décrits, et de nous intéresser à leur rôle dans la perception et la connaissance de l’univers comme monde sensible.

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Si le classement des sens, hérité d’Aristote et saint Augustin, tend à mettre au premier rang la vue et l’ouïe, une réflexion de type philosophique, menée notamment chez Thomas d’Aquin, Albert le Grand ou Alexandre Neckam, contribue à revaloriser les autres sens. C’est ainsi que Silvana Vecchio, dans l’article « Le plaisir des sens. Analyse psychologique et discours moral12 », montre que Thomas d’Aquin procède à un renversement de perspective, qui fait de tous les sens et des plaisirs qui en découlent des éléments naturels (et non des sources de péché). La vision de la hiérarchie des sens et des plaisirs devient psychologique et psychophysique. Un nouveau classement des sens, fait en fonction de la connaissance et de l’utilité, conduit notamment à redonner de la force au toucher, qui fonde tous les autres. Soulignons aussi que le toucher joue un grand rôle dans les Évangiles, et notamment dans les miracles du Christ qui passent fréquemment par le contact direct avec les aveugles ou les lépreux qu’il guérit.

Y a-t-il donc une revalorisation de ces sens « inférieurs » dans les différentes versions du Florimont, notamment celles du xve et du xvie siècles ? Et tout d’abord, quelle est la présence respective des cinq sens dans la mise en prose et l’imprimé ? Force est de constater, en parcourant les œuvres, que la cueillette est plutôt maigre et les occurrences peu nombreuses, si l’on excepte l’apparition du mot goust dans l’imprimé. Le verbe sentir lui-même est assez peu employé et rarement en lien avec l’odorat, si ce n’est une occurrence au début du récit dans la mise en prose : Le lyon, qui tost ot sentu le roy venir vers luy13. Nous avons bien une sensation, mais il s’agit là d’un sens animal, instinctif ; le terme n’est presque pas employé pour les hommes, ou alors sans rapport avec l’odorat, pour exprimer la prise de conscience par les personnages du poids des armes ou de la violence d’un coup : Quant le roy senty sur son escu le pesant faix et le grant cop que le lyon luy avoit donné, ou quand on nous dit que le lion se senty feru14. Comme ce sera le cas systématiquement, la perception exprimée par sentir n’est pas décrite, sinon avec des adjectifs peu pittoresques comme ici grant et pesant. Le même verbe est utilisé de façon répétitive et sans autre développement lorsque le monstre marin que combat Florimont sent la coupure des faux dont s’est couvert le héros15 : le monstre […] bien ot sentu le cop [...] les rasoirs ot sentus […], se senty navrés ; le monstre qui le cop senty16.

Le toucher, dont nous avons dit qu’il était devenu un sens plus important dans l’appréhension du monde, apparaît plus que le goût et l’odorat mais là encore les notations sont brèves et la sensation produite par le contact n’est guère décrite : on relève la mention, rare, de vêtements de soye17 dans la mise en prose, dont on nous dit qu’ils sont d’une couleur, mais cela ne va pas au-delà du constat de l’existence du tissu, dont le rôle est de connoter la richesse, sans que le moindre adjectif vienne en préciser la perception tactile. Si la chaleur est mentionnée, c’est soit pour l’éviter, car elle augmente la fatigue des déplacements : Bon est que chevauchons vers le vespre pour l’apparance de la chaleur, dit ainsi le prince Rissus, compagnon de voyage du Povre Perdu18, soit pour constater sa force : sy fist moult chault, en Égypte, durant une chasse du roi Madian. Cette chaleur peut provoquer fièvre et maladie : il s’eschauffa tellement que sa gent […] ne savoient comment le peuissent refroidir. Moult fu ly rois malades19. Par contraste, le remède à un évanouissement est la fraîcheur de l’eau, exprimée par un seul adjectif : la apporterent de l’iawe fresche pour luy arouser son viaire20. C’est aussi le contact de l’eau qui guérit les blessures du monstre qui s’y régénère exactement comme le géant que combat Héraclès, Cacus, le fait grâce à la terre sa mère. Le monstre marin renaît lorsqu’il est plongé dans son élément originel. Il s’agit là moins de décrire une sensation que de présenter un rituel magique. De même, s’il est question dans l’imprimé de la chaleur des os du monstre marin, celle-ci n’est là que comme une force de vie et de génération qui permettrait magiquement au corps du monstre de donner naissance à un autre lui-même, plus fort et dangereux encore, ce qui apparaît à travers une curieuse description qui ne déparerait pas dans un roman fantastique :

C’est que les os et la chir que voy reprendront par chaleur comme s’ilz estoient en amours et de eulx une figure concevroit qui tant croistroit en force que troys foys plus seroit a craindre que le monstre ne fut en sa vie21.

Enfin, le lard autour du cœur du monstre n’est pas non plus décrit dans sa consistance ; sa seule fonction est de servir d’oignement (d’onguent), pour guérir, là encore presque magiquement, les blessures du héros :

pour ce vous donne cest annel et ceste espee de laquelle separerez le monstre en mille pars car de bon riens ne possede, fors ung petit de lart a l’entour de son cueur, de quoy vos playes oindrez puis tantost serez guery22.

Le lecteur qui se souvient du passage du Chevalier au lion de Chrétien de Troyes où une demoiselle de Morgane oint longuement les plaies du héros, pensera avec raison que l’on a perdu au change et que la sensualité n’est pas l’affaire de nos auteurs.

La fraîcheur ou la suavité de l’eau peuvent même être utilisées non dans une perspective sensorielle mais comme supports d’une allégorie : ainsi l’amour est décrit dans la mise en prose comme fontaine […] dont l’yawe qui d’elle s’en yst est clere et saine23 et dans l’imprimé comme une fontaine ayant eaue saine et plaine de doulceur24. Faut-il voir une place plus grande de la sensualité dans le seul emploi du terme de doulceur ? Ce serait sans doute excessif. Certes, il est vrai que c’est la perception sensible qui permet, par métaphore, de faire percevoir la douceur du sentiment amoureux. Mais cette douceur, bien plus sentimentale que sensuelle, peut être, selon la dame de l’Isle Celee troubler par trop parlant25 ; la métaphore sert donc à exprimer le motif du secret propre aux amours courtoises, ce qui éloigne encore davantage du sensible, d’autant qu’il s’agit en fait bien moins de la fraîcheur de l’eau que de son absence d’impureté et de mouvement.

Le terme de toucher n’apparaît que sous la forme attouchemens utilisée dans deux contextes particuliers par l’imprimé : pour décrire les gestes de la nuit de noces où est engendrée Romanadaple26 et pour dire le contact entre langue et bouche, de façon presque phonétique lorsque celle-ci « blâme » sa langue car elle estime avoir trop parlé devant le jeune chevalier venu à la cour de son père27. Dans la mise en prose bourguignonne, ce sens se manifeste essentiellement par les gestes rituels de la société, mais là encore dans une présentation factuelle : gestes d’accueil d’un nouvel arrivant que l’on conduit par la main jusqu’à la table – sy le prindrent par la main entre eulx deux, ou encore prist le Povre Perdu par la main, ou les prist tous deux par la main28 –, geste par lequel on s’empare de son ennemi : ton anemy t’amenra pris par le poing dedans ton palaix, ou lorsqu’on se jette aux pieds d’un seigneur pour lui dire sa reconnaissance dans un rituel de soumission : Il s’approcha de luy tout en plourant, se jetta a ses piés et luy embracha la jambe […]29. Il y a bien un contact sensible, mais jamais la sensation n’est détaillée. Dans la mise en prose, la mère du héros entretient avec son fils une relation que l’on qualifierait aujourd’hui de « tactile » ; à chaque séparation et à chacun de ses retours, elle l’embrasse et lui donne des baisers : le baisa et acola moult de fois, par exemple, ou encore : la ducesse sa mere […] vint acoler et baisier Flourimont ; il en est de même pour le père de Rommadanaple qui prist [sa fille] entre ses bras, sy le baisa et acola30. Mais là encore, nous n’avons que le verbe d’action, aucun substantif et surtout aucun adverbe qui pourrait préciser la sensation, même pas tendrement31. Ces fréquentes occurrences sont un trait propre à la mise en prose ; la source en vers est encore plus sobre : Sa meire contre lui leva / Acola le, si le baissa, est-il dit lorsque le jeune Florimont vient demander à ses parents de combattre Garganëus32, et l’imprimé se tait sur ce point.

Un détail de la mise en prose nous montre le héros tenant un bâton à la main : Il tenoit en sa main ung petit baston lequel il pammoyoit33 ; c’est l’une des rares mentions d’un terme qui évoque un contact tactile autre que celui de « prendre par le poing » pour accueillir un hôte ou s’emparer d’un ennemi. Il s’agit d’un ajout par rapport à la source, qui se contente de dire : Un bastoncel en sa main tient34, ce qu’on ne retrouve même pas dans l’imprimé. Un passage de ce dernier paraît offrir une sensation plus fine lorsqu’est décrite l’étrange matière d’un écu porté par Philippe de Macédoine : Entre ses armures l’escu estoit d’une estofe d’os d’olifant fabricqué par si subtil art que oncques ne vit on le pareil35. Comme la soie de l’étoffe qui, dans la mise en prose, fait signe pour connoter la richesse de la société courtoise, c’est plutôt ici le rôle militaire de l’objet qui prime, car il permet au combattant de combattre sans être lourdement chargé, non la sensation de cette matière exotique. Enfin, la tendance à abandonner la description concrète pour passer à la métaphorisation est constante, puisque même les coups peuvent être métaphoriques, ainsi le rameau de lâcheté, le rain de couardise36, dont le héros de la mise en prose se dit frappé face au monstre.

Si l’on peut donc dire que le toucher joue un rôle assez important dans les relations sociales, il nous faut constater que nos auteurs, tant dans la mise en prose que dans l’imprimé, restent peu sensibles au pittoresque et ne s’intéressent guère aux effets produits par ces gestes ou à la façon dont ce contact est perçu par les personnages.

L’odorat, bien qu’il apparaisse comme plus subtil que le goût et le toucher, n’est pas mieux représenté : ainsi lorsque la fée évoque dans la mise en prose le feu où il faut brûler les os du monstre pour éviter qu’ils ne se régénèrent en une figure […] grans et hideux du fait de la puissance vitale, la grant et mervilleuse caleur37, qu’ils contiennent, elle ne mentionne que la poudre en quoi on doit les réduire. Certes, ce sens était présent dans les textes médiévaux, notamment à travers l’expression souef flairant, « au doux parfum », l’adjectif souef, utilisé comme adverbe, décrivant aussi bien la légèreté d’un vent favorable, la suavité du corps féminin chez Villon38 que la douce odeur des fleurs. Or, la plupart des fleurs qui apparaissent dans Florimont sont allégoriques, comme l’indique d’ailleurs le nom de la mère de Florimont (Florie39) et du héros lui-même, la fleur du mont. Un seul passage, qui décrit le rite social de la joyeuse entrée de Florimont à Filippople après ses exploits au château de Clavegris40, fait appel à presque tous les sens, car il présente à la fois des sensations olfactives, auditives, visuelles et tactiles :

[…] quant dedans fu le roy Flourimont, les dames et les pucelles quy aux fenestres estoyent, chantoyent de pluiseurs melodieuses chansons, les unes espanchoient yawes damasquynes, moult souef flairans, les aultres jettoient fleurs de diverses couleurs desus le roy et les barons quy avoec luy estoient41.

Si l’on ajoute que ce passage suit la description des équipements de la compaignye du roy, où le soleil luit sur l’or et l’azur des heaumes et des écus, nous avons ici un extrait particulièrement riche en sensations, mais qui est exceptionnel dans la mise en prose et dont la description est d’ailleurs rapidement arrêtée par le narrateur : trop vous porroye anoier a le vous dire, sy m’en passeray atant42.

Qu’en est-il du goût ? On a déjà signalé que le terme apparaît dans le texte, au contraire des autres sens. Parmi les rites sociaux, le banquet tient une place centrale. Dans les textes parus à la cour de Bourgogne, notamment les mises en prose comme celle de la chanson de geste Renaut de Montauban, les banquets sont nombreux et bien représentés dans les enluminures, et les versions de Florimont en mentionnent également. Ainsi, dans l’imprimé, ses parents préparent pour le héros fatigué un repas réconfortant : luy firent preparer toutes doulceurs et viandes exquises pour sa santé recouvrir43. Mais on n’en saura pas davantage sur ces nourritures au-delà de l’adjectif exquises et du substantif douceurs ; et le héros ne mange même pas ce qu’on lui propose. À la fin du récit, la dame de Clavegris prépare

ung sumptueux disner pour traicter la compaignie. [...] Solimant les servist de viandes si exquises que tous qui la estoient pensoient que en tel banquet les dieulx avoient besongne44.

On trouve le même adjectif que dans le cas précédent, mais pas davantage de description des plats, ce qui doit être retenu est le luxe (sumptueux) et la fin de la phrase – un ajout de l’imprimé – parvient au paradoxe d’un goût qui élève jusqu’au monde divin et s’éloigne donc de l’humanité. L’ensemble est cependant plus développé que le simple pluiseurs més furent servy45 de la version en prose.

En fait, ce sont des contextes plus étranges qui vont faire intervenir le goût. Lorsque Florimont entend parler du monstre qui se nourrit de chair humaine, il s’adresse à son maître Flocart ; le défi qu’il s’apprête à lancer passe par l’opposition de deux nourritures. Au menu traditionnel du monstre (les povres gens), le héros oppose la possibilité de lui donner en pâture sa propre chair :

Maistres, li sors n’est pas loiaus
Qui ne prent de toz quemunalx.
Des povres gens ait mout maingié(s) ;
Mai ancor n’ait il essaié(s)
Quel maingier il fet de signors.
Sertes, mout est grans dessonors,
Se il en doit mais nul maingier.
Conter me puet por le premier :
Sor moi wel que il soit li sors

Je serai maingié(s) ou il mors46.

L’imprimé reprend l’idée d’un défi lancé par Florimont, faisant apparaître, dans un discours au style indirect, la seule occurrence du mot goust dans cette version :

[...] de ce comme Dieu le voulut, nouvelles vindrent jusques a Florimont qui sans demeure pourpensa luy livrer la bataille, disant que trop avoit mangé de menu peuple sans taster du goust que portoit chair chevaleureuse. Et n’eust aultre intention que d’estre le premier noble devoré ou la beste mettroit a oultrance47.

Ce monstre que le géant Garganeus nourrit quotidiennement d’ung homme ou d’ung mouton48 pourrait ainsi dévorer le héros. Même s’il s’agit d’un gab et que Florimont n’a aucun désir de finir dévoré, la formule donne une valeur sociale à la chair humaine, comme si le goût pouvait permettre de distinguer le vilain du chevalier. En d’autres siècles, on parlera de la couleur du sang49. Il est intéressant de voir que, par rapport au texte d’origine, source de l’imprimé, le terme goust, la sensation, remplace l’action de dévoration (maingier, deux fois présent dans la source). Cependant, le terme n’est utilisé que lorsque cette sensation est attribuée à un être merveilleux, de constitution composite et animale. On a vu que, de la même façon, le lion était sensible aux odeurs et au goût. On pourrait donc en déduire que la perception de ce sens particulier reste liée pour les auteurs, tant au xve qu’au début du xvie siècle, à des êtres qui appartiennent aux marges de l’humanité.

Quant à la chair du monstre elle-même, il n’est jamais question d’en faire une nourriture. Certaines parties de son corps peuvent avoir des vertus curatives : le lard qui entoure son cœur devient un oignement, un onguent qui régénère les chairs blessées. Mais le reste du corps, on l’a vu, doit être brûlé car, comme chez les monstres antiques, il a le pouvoir non seulement de se régénérer (par contact avec l’eau) mais de faire naître de lui-même de nouveaux monstres.

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Après ce constat mitigé, faut-il pour autant en conclure que les auteurs de la version en prose ou de l’imprimé se refusent à parler de ces sens parce qu’ils les considèrent comme inférieurs ? Pour le voir, nous allons vérifier si une place plus importante est attribuée aux deux sens les plus élevés, la vue et l’ouïe.

Si leur présence paraît plus forte dans la mise en prose, et cela dès le début du récit, on s’aperçoit que là encore ces sensations sont en relation avec des rites sociaux ou des événements liés à l’histoire, notamment les bruits liés au combat et au tournoi :

[...] il sambloit que chiel et terre s’entrabatissent avoec les quatre elemens, tant des cris que du son des cors et des buisines, dont assés y avoit que n’y oïssiés Dieu tonnant50.

et un peu plus loin : moult y ot grant froissiés de lances et d’espees et grant tombissement51. On entend ailleurs le charpenteÿs de haches et d’espees52. La violence du combat se dit d’abord par les sons qu’elle produit. Cependant, on aura noté qu’une nouvelle fois aucun adjectif ne vient enrichir cette description ; seuls sont utilisés des verbes d’action, des substantifs (charpenteÿs, froissiés, tombissement) qui disent les sons, à côté de l’emploi de clichés fort anciens comme le combat des éléments ou la formule épique d’appel au public n’y oïssiés Dieu tonnant.

Du côté de la vue, le constat est analogue car, même si ce sens donne lieu aux descriptions les plus élaborées du texte, la recherche lexicale y reste assez limitée :

Le jour estoit bel et cler, le soleil, qui a che jour estoit cler et resplendissant, estoit sy obscurcy dessus la terre pour la poudriere et alaine des chevaulx que le soleil en perdy sa clarté, car sy obscur estoit que a grant paine s’entreconnoissoient ly ung l’autre53.

Le sens de la vue c’est donc d’abord la lumière et son contraire, l’obscurité, produite ici par la poussière, mais celle-ci est d’abord gênante pour le combat ; on aura remarqué à nouveau la pauvreté du lexique, son caractère répétitif : bel, cler deux fois, clarté, osbcurcy deux fois.

Le vocabulaire du rédacteur de l’imprimé n’est pas plus riche et celui-ci paraît même se refuser à la description ; il est rare qu’il utilise plus d’un adjectif et ceux-ci sont des clichés. Le portrait de la jeune Romadanapple en est un bon exemple. Damyen le sénéchal dit à Florimont (le Povre Perdu) qu’il va

veoir la plus belle qui soit au monde. Et quant verrez son poil blond, vous direz qu’il est de fin or et que sur terre n’est paintre qui sceust sa couleur deviser. Car Nature par grant conseil subtillement a fait mesleure que trop n’est blanche ne vermeille. Ses dens sont serrees et yeulx rians54.

Dans ce portrait où se mêlent adjectifs convenus et topos de l’indescriptible, seules deux brèves notations finales font intervenir une sensation tactile, là encore limitée à un constat très général : la bouche bien faicte pour ung doulx baiser recevoir et le corps pour embrasser55. On est bien loin des longs portraits des héroïnes féminines. Une nouvelle fois, comme on l’a constaté pour le goût de la nourriture, cela manque singulièrement de chair sans qu’il semble qu’il faille y voir une intention morale. L’imprimé répugne aux longues descriptions et tend à résumer l’action en supprimant ou raccourcissant fortement nombre de développements de la version d’origine.

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Ainsi, si on trouve dans l’imprimé plus que dans la mise en prose des termes qui renvoient aux sens (goust, attouchemens), le texte du xvie siècle se signale par un manque d’intérêt pour les descriptions de ces sens et de leurs effets ; il vise à l’efficacité en allant directement au but qu’indiquent son titre et son explicit : raconter l’histoire et ancienne chronique d’un roi du passé. Il suit grandement en cela sa source qui n’est guère prolixe non plus sur ce point. On trouve plus d’éléments renvoyant aux sens dans la mise en prose mais elle fait de certains d’entre eux, notamment du toucher, les signes d’un rituel social (prendre par la main, partager un repas) et leur donne dans le récit un rôle fonctionnel plus que véritablement sensoriel. S’ils ne sont donc pas « interdits » – nos textes ne font d’ailleurs place à aucun jugement moral –, l’odorat, le toucher et le goût, comme dans une certaine mesure les sens plus élevés de l’ouïe et de la vue, sont essentiellement là comme des éléments fonctionnels qui permettent de faire avancer et de nourrir l’action – notamment dans les combats. Nos auteurs ne montrent pas un intérêt particulier pour la question des sens et de leur perception, et cela d’autant plus que la nécessité d’utiliser pour en faire percevoir les effets des adjectifs ou des adverbes précis et nombreux ne correspond guère à une écriture qui, surtout dans l’imprimé, n’est guère variée ou pittoresque et se caractérise par la réutilisation de nombre de clichés et d’un lexique très peu fourni.

Notes

1 Alfons Hilka, dans son édition, en comptait 14 : Aimon von Varennes, Florimont, ein altfranzösischer Abenteuerroman, éd. A. Hilka, Göttingen, Niemeyer, 1932 (Gesellschaft für romanische Literatur, 48). Une édition plus récente est en cours mais n’est pas encore achevée. Nos citations d’Aimon seront donc empruntées à l’édition Hilka. Retour au texte

2 Cf. M.-M. Castellani, « Florimont (ms. fr. 12566) », dans Nouveau répertoire des mises en prose (xive-xvie siècle), dir. M. Colombo Timelli, B. Ferrari, A. Schoysman et Fr. Suard, Paris, Classiques Garnier, 2014 (Textes littéraires du Moyen Âge, 30 – Mises en prose, 4), p. 259-266. Retour au texte

3 Editio princeps : Gérard Moët de Pommesson, Hystoire et ancienne cronicque de l’excellent roy Florimont, Paris, [Antoine Cousteau et Nicolas Cousteau pour] Jean Longis, 1528 : Chantilly, Musée Condé, III F 81 ; Londres, BL, G 10404 ; Séville, Biblioteca Capitular y Colombina, 1.2.6. Retour au texte

4 Olivier Arnoullet publie deux imprimés successifs avec un titre beaucoup plus développé, l’un en 1529, l’autre en octobre 1555 (Cronicque de l’excellent Roy Florimont filz du noble Mataquas duc d’Albanie. En laquelle est contenu comment en sa vie mist à fin plusieurs adventures, et en faitz chevaleureux se maintint si vaillamment contre l’admiral de Cartage et Candobras roy de Hongrie, que devant sa mort se trouva roy couronné de cinq royaulmes. Et comment pour l’amour de la damoyselle de l’Isle Celee par troys ans mena vie si douloureuse qu’il fut appellé pouvre perdu. Titre de l’imprimé de 1555 d’après l’exemplaire Paris, BnF, Rés. Y2-687). Cf. S. Cappello, « Florimont », dans base ELR : éditions lyonnaises de romans du xvie siècle (1501-1600), dir. P. Mounier, en ligne : https://rhr16-elr.unicaen.fr/fiches/79 [consulté le 21/02/2022]. Retour au texte

5 La date de parution de ce premier imprimé lyonnais nous est donnée par le colophon : Cy fine ceste presente hystoire et ancienne cronique de l’excellent roy Florimont / nouvellement imprimee a Lyon par Olivier Arnoullet. Le premier jour de Juing L’an mil cinq cens vingt et neuf. Sur cet imprimé – accessible sur gallica –, cf. notre contribution : M.-M. Castellani, « Florimont dans l’imprimé lyonnais d’Olivier Arnoullet (1529) », dir. R. Adam, J. Devaux, N. Henrard, M. Marchal et A. Velissariou, Les Lettres médiévales à l’aube de l’ère typographique, Paris, Classiques Garnier, 2020 (Rencontres, 451 – Civilisation médiévale, 38), p. 197-209. Retour au texte

6 L. Harf-Lancner, « Florimont : du roman d’Aimon de Varennes (1188) à la mise en prose de 1528 », dans Lancelot-Lanzelet, hier et aujourd’hui, dir. D. Buschinger et M. Zink, Greifswald, Reineke-Verlag, 1995 (Wodan, 51. Tagungsbände und sammelschriften, 29. Greifswalder Beiträge zum Mittelalter, 38), p. 187-206 [reproduit dans Le Roman à la Renaissance. Actes du colloque international organisé par Michel Simonin (Université de Tours, Centre supérieur de la Renaissance, 1990), dir. C. de Buzon, Renaissance Humanisme Réforme, 2012 ; accessible en ligne à l’adresse http://www.rhr16.fr/ressources/roman-renaissance]. Retour au texte

7 B. Horiot, « Traits lyonnais dans Florimont d’Aimon de Varennes », Travaux de linguistique et de Littérature, t. 6/1, 1968, p. 169-185. Retour au texte

8 M.-M. Castellani, « Florimont dans l’imprimé lyonnais d’Olivier Arnoullet (1529) », p. 207. Retour au texte

9 P. Nagy et D. Boquet, Sensible Moyen Âge. Une histoire des émotions dans l’occident médiéval, Paris, Le Seuil, 2015 (L’univers historique). Retour au texte

10 Ce colloque, organisé par Florence Bouchet et Anne-Hélène Klinger-Dollé, a été publié sous le titre Penser les cinq sens au Moyen Âge : poétique, esthétique, éthique, dir. F. Bouchet et A-H. Klinger-Dollé, Paris, Classiques Garnier, 2015 (Rencontres, 121 – Civilisation médiévale, 14). Il s’intéressait principalement au Moyen Âge mais se référait également à d’autres périodes, notamment l’Antiquité et les Temps Modernes. Retour au texte

11 Cf. Les émotions au Moyen Âge : un objet littéraire, dir. M. Guéret-Laferté, D. Lechat et L. Mathey-Maille, Genève, Droz, 2021 (Les colloques de la Société de Langues et Littérature médiévales d’oc et d’oïl, 23). Retour au texte

12 Cf. Penser les cinq sens au Moyen Âge, p. 21-36. Retour au texte

13 Le Florimont en prose. Édition du ms. 12566, éd. H. Bidaux, 3 vol., Thèse de doctorat, Villeneuve-d’Ascq, Université Charles de Gaulle – Lille 3, 2007, t. 2, p. 162, VIII, 15. Retour au texte

14 Ibid., p. 162, VIII, 20 ; VIII, 18. Retour au texte

15 […] sy le fery de son corps et de sa puissance sy grant cop sur l’escu de ses deux pattes que quatre des rasoirs abaty jus et tant fort y fery que de ses ongles ataigny et navra Flourimont en char (ibid., p. 178, XXIV, 13). Retour au texte

16 Ibid., p. 177, XXIV, 4, 6, 7 ; p. 179, XXVI, 10. Retour au texte

17 Ibid., p. 219, LXXI, 35. Retour au texte

18 Ibid., p. 210, LXI, 9. Retour au texte

19 Ibid., p. 157, II, 20 ; II, 22-23. Retour au texte

20 Ibid., p. 160, VI, 11. Retour au texte

21 Florimont, Lyon, Olivier Arnoullet, 1529, fol. B iii r°. Retour au texte

22 Ibid. Retour au texte

23 Le Florimont en prose, éd. cit., p. 181, XXVIII, 26. Retour au texte

24 Florimont, Lyon, Olivier Arnoullet, 1529, fol. B iii r°. Retour au texte

25 Ibid. Retour au texte

26 Et telle fut amour naturelle entre eulx que la dame fut enceincte des atouchemens qu’ilz eurent ensemble la premiere nuyt de leurs nopces (ibid., fol. A (6) v°). Retour au texte

27 Langue folle pour les parlers que tu as mis au bet, jamais de moy amye ne seras. Ains doit la boche estre haÿe a qui tu faitz atouchement (ibid., fol. D ii v°). Le mot bet est attesté en moyen français au sens de ʻpremier lait d’un mammifère qui vient de mettre basʼ (cf. DMF 2015 : Dictionnaire du Moyen Français, ATILF – CNRS & Université de Lorraine, 2015 ; http://www.atilf.atilf.fr/dmf, s.v. bet). Faut-il comprendre que la langue nourrit le langage ? Retour au texte

28 Le Florimont en prose, éd. cit., p. 206, LV, 4 ; p. 226, LXXXI, 8 ; p. 227, LXXXII, 5. Retour au texte

29 Ibid., p. 170, XVI, 8 ; p. 316, CXCIX, 21. Retour au texte

30 Ibid., p. 178, XXV, 13 ; p. 176, XXII, 8-9 ; p. 227, LXXXII, 13. Retour au texte

31 Dans le dernier cas, le geste est cependant justifié : son pere, qui moult chierement l’amoit (ibid.). Retour au texte

32 Aimon Von Varennes, Florimont, éd. cit., p. 79, v. 2033-2034. Retour au texte

33 Le Florimont en prose, éd. cit., p. 176, XXII, 8. Retour au texte

34 Aimon Von Varennes, Florimont, éd. cit., p. 79, v. 2032. Retour au texte

35 Florimont, Lyon, Olivier Arnoullet, 1529, fol. A (5) r°. Retour au texte

36 Le Florimont en prose, éd. cit., p. 177, XXIV, 10. Retour au texte

37 Ibid., p. 180, XXVII, 13 ; p. 180, XXVII, 12. Retour au texte

38 Corps femenin qui tant es tendre, / Poly, souef, si precïeulx (François Villon, Lais, Testament, Poésies diverses, éd. J.-C. Mühlethaler, Paris, Champion, 2004) (Champion Classiques. Moyen Âge, 10), p. 102, v. 325-326. Retour au texte

39 Du moins dans certaines versions, ailleurs elle se nomme Idorie. Retour au texte

40 Ce passage est évoqué également par Matthieu Marchal dans sa contribution. Retour au texte

41 Le Florimont en prose, éd. cit., p. 322, CCVI, 10. Retour au texte

42 Ibid., p. 322, CCVI, 6 ; CCVI, 11. Retour au texte

43 Florimont, Lyon, Olivier Arnoullet, 1529, fol. B (8) r°. Retour au texte

44 Ibid., fol. G (4) v°. Retour au texte

45 Le Florimont en prose, éd. cit., p. 302, CLXXXIV, 22. Retour au texte

46 Aimon Von Varennes, Florimont, éd. cit., p. 78, v. 1999-2008. Retour au texte

47 Florimont, Lyon, Olivier Arnoullet, 1529, fol. B (1) r°-v°. Retour au texte

48 Ibid., fol. B (1) r°. Retour au texte

49 Le sang bleu des veines serait visible à travers la peau claire des nobles qui ne travaillent pas à l’extérieur. L’expression est apparue d’abord en Espagne, avant de gagner l’Italie, puis la France. Retour au texte

50 Le Florimont en prose, éd. cit., p. 233, XCI, 3. Retour au texte

51 Ibid., p. 234, XCI, 6. Retour au texte

52 Ibid., p. 190, XXXVIII, 39. Retour au texte

53 Ibid., p. 189, XXXVIII, 11. Retour au texte

54 Florimont, Lyon, Olivier Arnoullet, 1529, fol. C (5) r°. Retour au texte

55 Ibid. Retour au texte

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Référence papier

Marie-Madeleine Castellani, « Sens interdits dans les différentes versions du Florimont », Bien Dire et Bien Aprandre, 37 | 2022, 45-56.

Référence électronique

Marie-Madeleine Castellani, « Sens interdits dans les différentes versions du Florimont », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 37 | 2022, mis en ligne le 10 octobre 2023, consulté le 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/1707

Auteur

Marie-Madeleine Castellani

Univ. Lille, ULR 1061 – ALITHILA – Analyses Littéraires et Histoire de la Langue, F-59000 Lille, France

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