Représenter les sens en scène, xive-xvie siècles

  • Portraying the Five Senses on Stage, 14th-16th Centuries

DOI : 10.54563/bdba.1718

p. 57-80

Résumés

Le théâtre est avant toute chose un média audio-visuel de masse à l’époque nous occupant. Il n’est, dès lors, pas surprenant que les sens qui soient les plus difficiles à y représenter soient précisément le toucher, le goût et l’odorat. Par le recours à des topoï littéraires et aux personnages allégoriques, toutefois, les auteurs médiévaux on put mettre en scène à la fois ces trois sens et les discours moraux et sociaux les entourant.

The mass-medium of 14th-16th Century – theatre – is above all an audio-visual one: touch, taste and smell are difficult to represent on stage. Medieval authors are able to portray these three senses, however, by using literary topoi and allegorical characters, and the moral and social discourses surrounding them.

Plan

Texte

Les arts de la scène sont une discipline employant principalement deux sens : l’ouïe et la vue. Les spectateurs voient les costumes et accessoires, la gestuelle des corps exposés sur les planches. Ils entendent les mots prononcés par les acteurs, leur modulation de voix et l’atmosphère sonore, musicale des scènes. Faire l’histoire des sens sur les scènes médiévales est donc souvent une entreprise où il s’agit d’étudier l’ouïe et la vue au détriment des autres sens puisque ce sont là les pistes d’enquête les plus évidentes et les mieux documentées par les corpus littéraires et archivistiques à notre disposition. Pourtant, l’exploration des toucher, goût et odorat sur le plateau sont le terreau d’expérimentation des metteurs en scène modernes et font l’objet de nombreuses entreprises critiques se focalisant, il est vrai, plutôt sur le théâtre contemporain1. C’est que mettre en scène les sens autres que la vision et l’ouïe est, pour un média audio-visuel comme le théâtre, un véritable défi : comment faire sentir et goûter le spectacle au public ? Comment lui permettre d’en faire l’expérience sensorielle par le truchement d’un spectacle qui le met à distance via un dispositif scénique ? Faut-il seulement parler et montrer au spectateur ce dont il ne peut faire l’expérience directe ? Faut-il au contraire tâcher d’intégrer dans les accessoires de scène de qui faire éprouver tout un monde de sensorialité au spectateur ? Si les entreprises modernes visant à proposer au théâtre un spectacle augmenté touchant tous les sens à des fins d’immersion et d’expérimentation sont quelques-unes, il ne semble pas y avoir, autant qu’il soit possible d’en juger, de telle volonté d’émulation sensorielle dans les spectacles de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance. Ces derniers, au contraire, se concentrent avant toute chose sur les dispositifs auditifs et visuels pour mettre en scène des discours et représentations convoquant les trois autres sens que ne peuvent expérimenter directement les spectateurs dans la diégèse de la pièce. Il s’agit alors non pas de faire éprouver mais de faire comprendre au spectateur ce dont il sera question en faisant appel à sa mémoire personnelle d’événements sensoriels2.

Puisque sur la période qui nous intéresse, des années 1450 à 1550, le théâtre s’avère être le média de masse par excellence, qui touche toutes les couches de la population à la fois en tant qu’audience mais aussi en qualité d’acteurs des événements dramatiques organisés, il est alors fondamental d’étudier les représentations des sens dans ce média en ce qu’il participe activement au façonnage de l’opinion publique et des représentations mentales de la culture médiévale. Dès lors, il convient de restreindre un peu notre corpus d’étude : de la fin du xive siècle au début du xvie siècle, ce ne sont pas moins de cinq cents textes dramatiques, en intégralité ou partiels, que nous avons à notre disposition. À ce vaste corpus dramatique s’ajoutent des ressources d’archives très étudiées dans certains espaces géographiques ou certaines institutions, mais mal connues, encore, à l’échelle globale de la francophonie médiévale3. Ceux-ci adoptent des formes d’expression et des genres variés : mystères, moralités, sotties, farces, histoires romaines, bergeries. Afin de nous limiter à l’exploration d’un seul mode de représentation des « sens interdits » dans nos textes, nous faisons ici le choix d’étudier le corpus du théâtre allégorique des moralités, lequel permet d’illustrer remarquablement et efficacement des concepts abstraits en les incarnant sur scène dans le corps d’acteurs afin de les donner à voir aux spectateurs. Les processus d’allégories – le cryptage d’une notion abstraite par un élément concret – et d’allégorèse – l’interprétation du signe physique renvoyant à une notion abstraite – sont ainsi centraux dans cette dramaturgie4. Le personnage de Péché l’exprime dans la Moralité du jour saint Antoine, représentée au Collège de Navarre en 1426 en se lamentant sur ce processus d’incarnation qui la force à se révéler sous sa véritable apparence, une hideuse vieille femme, sur scène.

     Péché
On a exemple de moy paindre,
Voire moy, Pechié invisible,
Qui m’est chose trop plus nuisible
Qu’en voz temps, car par ignorance
Vous pechiez, mais par cogoissance
Tous pechent depuis Jhesu Crist,
Pour ce qu’ilz scevent par escript
Qu’a sa loy doivent obeïr
Et le dÿable et moy haïr ;
Chascun est de ceci instruit.
Biref par vous mon fait est destruit,
Car combien que soye terrible
Plus qu’on ne peut paindre et horrible,
On ne me vois point neantmoins,
Par quoy j’en puis attraper mains.
On en treuve peu qui me fuyent :
Naturellement tous m’ensuyvent,
Qui m’est un souverain plaisir.
Or m’avez vous fait desplaisir
Trop plus grant que dire ne puis,
Car par vous, veuille ou non, je suis
Contraint de monstrer le dommage
Qui vient par moy, de quoy j’enrage5.

Dans ce théâtre allégorique où le corps se fait signifiant, support d’un discours à plus haut sens6, l’apparence et l’essence d’un personnage sont intimement liées, ce qui explique aisément l’agacement dont fait preuve Péché, alors forcée de révéler à la fois son physique désavantageux et sa nature profonde7. L’espace scénique se transforme alors en piège pour les idées et notions abstraites que l’on incarne soudainement pour les rendre intelligibles sous forme de discours en actes. Cette notion de l’espace scénique comme révélateur de vérités est une dynamique essentielle du théâtre allégorique8. La mise en scène exploite ces sens afin de les transformer puisqu’on ne peut faire éprouver en objets abstraits des discours représentés concrètement par les corps et voix d’acteurs. Le média audio-visuel propose alors l’émulation par d’autres sens d’une expérience sensorielle que les moyens techniques de l’époque ne permettent que difficilement de faire éprouver au spectateur9.

Le corpus des moralités nous offre quelques pièces mettant en scène les trois « sens interdits » proposés à l’étude, soit par des allégories les désignant directement, soit par le biais de l’allégorisation de parties du corps ou d’éléments relatifs à la corporéité10. C’est ainsi que le Jeu du cœur et des cinq sens écoliers, la Farce moralisée des cinq sens de l’homme, la Moralité du Limon et de la Terre ou la Condamnation de Banquet nous offrent d’intéressantes perspectives d’étude par les personnages représentés mais également les discours moraux, politiques, satiriques entourant l’odorat, le toucher et le goût dans la droite lignée de la tradition des moralités qui se font souvent les supports et illustrations de discours et valeurs socialement partagées11. Afin d’explorer au mieux la mise en scène et les processus de cryptage et déchiffrement entourant le phénomène de l’allégorie, nous souhaitons nous attarder sur ce dernier en proposant l’étude de l’allégorisation des sens par deux éléments : la création de scène-type comme celle du banquet qui mettent à l’honneur les sens qui nous intéressent, d’une part, et d’autre part le recours à des personnages allégoriques désignant les sens ou les organes sensoriels concernés.

Sensuels Banquets

Les scènes de banquet sont sans doute les plus commodes pour étudier l’expression et la mise en scène des « sens interdits » : il s’agit en effet de scènes codifiées et topiques employées pour souligner des moments importants de l’action dramatique où l’odorat, le goût et le toucher sont les maîtres d’une débauche de mets et de danses plus ou moins lascives. Ces scènes sont alors l’occasion de donner à voir une profusion de sensualité, de corps mouvants tout en servant souvent de moment pivot de l’intrigue. C’est le cas par exemple de la scène de banquet de la Moralité du Limon et de la Terre, au cours de laquelle Chacun, allégorie de l’humanité ayant oublié les préceptes bibliques et moraux enseignés par ses parents le Limon et la Terre, exhibe sa course effrénée à la recherche des plaisirs de la vie charnelle : riches nourritures et corps entremêlés virent toutefois à la danse macabre lorsque le personnage allégorique de la Mort s’immisce dans les réjouissances.

     Chascun
                Il nous fault dancer,
Scavez vous quelque belle dance ?

      [Autre personnage]
Chascun, mectz toy en ordonnance.
Oysiveté, mectz toy devant.

     Le Fol
Vecy la dance du meschant.
Il est lourd qui ne l’apperçoit.

     Luxure
Plus ne danceray s’on ne boit.
Boire vueil, il vous fault verser.

     Chascun
Je suis yvre comment qu’il soit,
Plus ne danceray s’on ne boit.

     La Mort
Aulcune ffoiz advint qu’on void
Pour aussi grant glouton rousser.

     Orgueil
Plus ne danceray s’on ne boit.
Boire vueil, il vous fault verser.

     Chascun
Dancons ! Si irons reposer.
Et demenons joyeuse vie.
Luxure, tu es tant m’amye
Que toujours je te vueil nourrir.
Puis meure qui pourra mourir,
Car nous vivrons à l’appetis12.

Ici, les sens ne sont pas allégorisés directement sous forme de personnages à leur nom mais employés comme ressorts dramatiques permettant d’exposer un dérèglement de vie par rapport aux normes sociales et morales de la société médiévale. L’emploi des lexiques de la gloutonnerie et de l’excès permet ainsi de caractériser le personnage tout en suggérant la profusion incarnée pour le spectateur par le biais de décors et d’accessoires scéniques, et de rendre d’autant plus frappant l’arrivée de la Mort et son discours moral. Il s’agit alors d’exhiber sur scène un exemplum de luxure et de débauche que l’irruption d’un discours moral interrompt brutalement afin de décourager le spectateur d’adopter ce type de comportement en lui promettant une mort brutale et une damnation violente13. Le banquet du Limon et de la Terre est alors le point culminant du spectacle, celui où le péché, représenté dans ce qu’il a de plus excessif, est écarté de la scène afin que revienne l’ordre moral14.

     La Mort
Que veulx tu dire ? Dy, chetifs,
Veulx tu resister contre moy ?
Plus ne verras ce que yer vids.
Que veulx tu dire ? Dy, chetifs,
Tu as deulx beaulx yeulx en ton vis,
Demain ne sera rien de toy.
Que veulx tu dire ? Dy, chetifs,
Veulx tu resister contre moy ?

Regarde bien au temps present.
Certes, tu n’as point de demain.
De vie n’as ung seul moment.
Regarde bien au temps present.
Ta vie est tout proprement
Com en ung feu ung peu de fain.
Regarde bien au temps present.
Certes, tu n’as point de demain.
Avise à ta conscïence :
Contre moy n’a nul resistance,
Mors fera mors neq[uam]
Que nulli periit silicet equam
Dat cunctis vitam
Fiunt cum paupere regem15.

Ce type de scène est un outil idéal de la dynamique pédagogique des moralités à deux égards : elle procure aux personnages allégoriques de nouvelles expériences sensorielles propres à être le support d’enseignements moraux et sociaux, leur permettant de commenter ce qu’ils goûtent, touchent, sentent de façon à convoquer tout un ensemble d’images mentales chez le spectateur16. D’autre part, ces scènes sont aussi l’occasion pour les auteurs et acteurs du spectacle de se confronter au tour de force en termes d’écriture et de scénographie que représente la tenue d’une scène avec de nombreux personnages, mouvements chorégraphiés, accessoires et éléments de décors. L’enchaînement de la parole dans les extraits de la Moralité du Limon et de la Terre que nous avons cités ci-dessus est, par exemple, assez révélateur de la technicité que peut requérir un tel moment évocateur de la luxure en termes d’entremêlement des corps et de la parole. L’enjeu, toutefois, reste profondément moral dans ce texte : il s’agit avant tout de mettre en évidence les discours mettant en garde contre une trop grande profusion qui, émerveillant les sens, égare l’âme sur le chemin du péché. Toutefois, ce topos si populaire sur les scènes médiévales peut aussi être le support d’autres discours, d’ordre diététique et médical par exemple. La Condamnation de Banquet est une pièce mettant en scène une succession de trois scènes de réjouissances : Bonne Compagnie et sa cour vont successivement festoyer chez Souper, Dîner et Banquet, trois allégories incarnant les différents repas. Ainsi que l’auteur l’expose dans le prologue de la pièce, tout l’enjeu du spectacle est d’ordre diététique et non plus moral. Il ne s’agit pas de véhiculer un discours d’ordre social, mais bien d’ordre médical en illustrant les préceptes donnés à lire dans le traité médical à la suite duquel la pièce a été imprimée, la Nef de santé17.

Et à telle occasion, moy, le plus ignorant, indoct et inutile de tous autres qui se meslent de composer, ay prins la cure, charge et gardiesse, à l’aye de Celluy qui linguas infantium facit disertas, de mettre par ryme en langue vulgaire et redir par pesonnages en forme de moralité ce petit ouvrage qu’on peult appler La condamnacion de Bancquet qui a l’intencion de villipender, detester et aucunement extirper le vice de gloutonnie, crapule, ebrieté et voracité, et – par opposite – louer, exalter et magnifier la vertu de sobriété, frugalité, abstinence, tempérance, et bonne diette en ensuyvant ce livre nommé La nef de Santé et gouvernail de corps humain18.

Le spectacle se fait alors un exemplum du traité médical par la scène. Le lecteur ou spectateur peut en effet découvrir les aventures de Bonne Compagnie entourée de sa cour de noceurs composée de Gourmandise, une femme toujours désireuse de manger, Friandise, une femme aimant les plaisirs de table et de chair, Passetemps, un homme recherchant avant tout le divertissement, Je-boy-à-vous, un homme incapable de résister à l’appel de l’alcool, Je-plaige-d’autant, un joueur invétéré, et Accoutumance, une femme qui ne peut se passer de faire la fête. Ces personnages allégoriques qui incarnent chacun un rapport particulier aux plaisirs de la table, sont caractérisés d’emblée par les sens qu’ils privilégient : le goût, l’odorat et le toucher sont les trois sens les plus convoqués dans leurs répliques.

     Bonne Compaignie, gorriere damoiselle, se tyre avant, avec tous ses gens en bon ordre et dit
Arriere, chagrins et marriz !
Car je me quiers que plaisans riz
Et de tous esbas habondance.

     Gourmandise, femme
Et moy le gras beuf et le riz,
Chapons et poulletz bien nourris,
Car de la pance vient la dance.

     Friandise, femme
Bon fait, attendant le disner,
D’ung petit pasté desjeuner,
Pourveu qu’il soit chault et friant.

     Passetemps, homme,
Riens, riens ! Tousjours solas mener,
Jouer, chanter, dancer, tourner
En babillant et en riant.

     Je-boy-à-vous, homme
Cela ne vault pas ung neret,
Mains vin vermel et vin cleret
Pout arrouser la conscience !

     Je-plaige-d’autant, homme
Je prise mieulx le muscadet :
Quand on en verse plain godet,
Je le prens bien en pacience !

     Accoutumance, femme
Quiconques ung train encommence,
Soit de mestier ou de science,
D’exercice ou de nourriture,
Laisser n’en peut l’experience,
Car nous avons clere apparence
Que coustume est autre nature,
Non pas nature proprement
Touchant nature naturee,
Mais ung train tenu longuement
C’est quasi nature alteree19.

Trois éléments semblent particulièrement déterminants pour le groupe de ripailleurs : les plaisirs de la bouche liés aux goûts et odeurs des aliments qui sont maintes fois décrits par plusieurs personnages, la recherche de l’ivresse dans une consommation excessive de l’alcool et l’idée d’accoutumance, allégorisée sous les traits du personnage éponyme, qui permet de présenter les agissements du groupe comme une itération d’un comportement habituel. La coustume que mentionne Accoutumance dans sa réplique met en évidence le caractère généralisant de ces personnages qui incarnent chacun un aspect particulier d’un régime de santé inadéquat20. Ce comportement à risque allégorisé par un ensemble de personnages est alors moteur de l’intrigue : Souper, Banquet et Dîner se disputent pour savoir le ou lesquels des repas qu’ils allégorisent sont les plus essentiels à un mode de vie sain. Chacun invite la compagnie à un repas, où l’enjeu sera de représenter par la scène les conséquences de sa consommation. C’est ainsi que chacune de ces scènes expose à la fois le détail des repas consommés et les répercussions que cette alimentation a sur le corps des invités. Ainsi, pour le dîner :

     Disner
Apportez l’assiette, apportez !

     L’escuyer
Mais quoy ?

     Disner
               Frictures à foyson,
Brouet, potaiges, gros pastez,
Beau mouton et bœuf de saison
[…]
N’oubliez pas le gras oyson,
Le cochon et la venoison,
Quelque entremetz, et puis l’yssue21.

Les trois repas ont des conséquences bien différentes les uns des autres : si le dîner richement décrit ci-dessus ne semble rien faire d’autre que laisser les banqueteurs repus et satisfaits d’avoir bien mangé tout en ayant servi à la caractérisation des personnages de la compagnie, les soupers et banquets incarnés par leurs allégories respectives, quant à eux, ont des conséquences cachées sur le corps. Les deux personnages observent en effet la compagnie au cours du dîner et conspirent contre ses membres.

Notez que Soupper et Banquet les espent par quelque fenestre haulte.

     Soupper
Vela une feste jolye :
Ilz ne se sçavent contenir.

     Bancquet
Qui trop en prent, il fait follie :
Cela ne se peult maintenir.

     Soupper
Si fort son estomac fournir
N’est pas pour avoir alegence.

     Bancquet
Laissez les devers nous venir :
Nous en aurons brief la vengence.

Nota que les maladies se viennent icy presenter en figures hydeuses et monstrueuses, embastonnées et habillées si estrangement que a paine peut on discerner si ce sont femmes ou hommes22.

Banquet et Souper engagent une compagnie de dix brigands, lesquelles allégorisent des maladies, pour malmener les ripailleurs. La malveillance des deux personnages les présente d’emblée comme les antagonistes de la pièce : ces deux repas seront à modérer ou éviter. L’engagement de brigands sous forme de maladie est, en outre, intéressant : ces personnages, en arrivant sur scène, font l’effort pédagogique de se présenter au spectateur avec leurs symptômes et leurs causes. Ainsi, le personnage d’Esquinancie, allégorisant une sorte d’inflammation des amygdales, se présente de la façon qui suit :

     Esquinancie
Sachez que plusieurs maulx je forge,
Moy Esquinancie l’inhumaine,
Car je prens les gens par la gorge
Et souvent à mort je les maine.
Au boire, manger et alaine
Le chemin je forclos et bouche
Et fais mourir de mort villaine
Ceulx qui font les excés de bouche23.

Le personnage, androgyne, met en avant ses causes, symptômes et conséquences. Cette inquiétante figure allégorise alors un aspect du traité médical la précédant qui présente les risques encourus par ceux que touchent les dérèglements des conduites alimentaires. Les autres personnages que sont Apoplexie, Paralysie, Goutte, Pleurésie, Colique, Epilencie, Ydropisie, Jaunisse et Gravelle font de même. Cette présentation d’une galerie de personnages qui se présentent par le biais d’évocation de sensations physiques, douleurs et malaises divers, permet de faire ressentir au spectateur par l’évocation d’images claires des désagréments physiques qu’ils ont pu déjà éprouver. L’effet est dissuasif parce que ce qui était auparavant un nom de maladie, un mot brandi en menace, est incarné désormais par une figure sur scène qui pourra agir directement sur les personnages de banqueteurs. Ainsi, le personnage d’Esquinancie, par exemple, frappe et étrangle les personnages qu’il agresse dans les scènes ultérieures ainsi qu’en témoignent les jeux scéniques suggérés par les répliques de ces passages :

     Esquinancie
A la gorge m’atacheray,
Pour empescher le viatique24.

L’illustration sur scène de ces déboires est alors d’autant plus frappante qu’elle est mise en directe opposition avec un discours médical tenu par le Docteur Prolocuteur, présenté sous forme d’un sermon. Celui-ci apparaît en ouverture du dernier repas, chez Banquet. Bonne Compagnie et sa cour ont été attaquées une première fois, déjà, en sortant du deuxième repas tenu chez Souper et tiennent à se rendre chez Banquet pour se remettre de l’attaque qui les a laissées effrayées et blessées, mais vivantes. Ce dernier repas est ouvert par un long sermon du docteur adressé au public : tandis qu’en arrière-scène, tout le monde ripaille, le personnage du docteur casse le quatrième mur pour s’adresser au spectateur et commenter l’action dramatique qu’il a vue, voit et s’apprête à voir. Son discours commence par une mise en garde, tonalité prophétique qu’il conserve tout au long de son monologue conséquent. En raison de la composition rhétorique du sermon où les premiers mots sont dédiés à l’exposition du thème et de l’argument phare défendu, les premiers vers du passage sont ainsi très révélateurs des autorités bibliques convoquées et de la position défendue : les arguments diététiques sont soutenus par une exigence morale de sobriété, et ce que cette pièce présente au spectateur est autant un ensemble de conseils de santé que de recommandations pour le vivre-ensemble25.

     Le docteur prolocuteur au public
Ne voyez vous pas la manière
De ces gens plains d’abusion
Qui leur felicité planiere
Mettent en commessacion ?
Chascun d’eulx, pour conclusion,
De faire grant chere s’efforce,
Et n’ont d’autre occupation
Que de boire et manger a force.

Vous voyez qu’ilz ont le courage,
Le desir et la voulenté
De faire excés, aussi oultage,
Et gaster les biens a planté.
Le bon conseil et le langaige
De Saint Pol ilz n’ont pas noté,
Qui ad Titum, disciple sage,
Escript Sobrii estote.

A Thimothee, homme divin,
Il en parle pareillement,
Non pas en exaltant le vin,
Mais veult qu’on boyve sobrement.
Boire et manger habondamment,
Il le deffend a tous humains
En son epistre mesmement
Ou il enseigne les Rommains.

Ebrieté
Gulosité
Voracité
Tresfort repreuve

Sobriété
Honnesteté
Et parcité
Loue et approuve
26.

Ainsi, le dénouement de la pièce ne sera pas une surprise : Bonne Compagnie et sa cour sont à nouveau attaquées, avec, cette fois, des décès. L’affaire est alors jugée par Expérience et son conseil d’officiels et le verdict rendu : les soupers ne doivent pas être espacés de moins de six heures du dîner et les banquets sont à proscrire27.

L’élément le plus remarquable de ces exemples de l’emploi du topos de la scène de banquet est sans doute sa rencontre avec le monde allégorique : en allégorisant les repas, par exemple, ou les maladies, il est possible de faire à la fois de ces scènes un exemplum de bons et mauvais comportements tout en donnant à savourer des sensations physiques et leurs conséquences par les réactions des personnages en scène. Ce théâtre, plus que de vouloir immerger le spectateur dans une expérience sensorielle, propose un discours illustré par les expériences sensorielles des personnages. La mise en scène, sur laquelle nous ne savons malheureusement que peu de choses, faute de sources documentaires, a sans doute été déterminante pour ce type de spectacle.

Une leçon des sens

De la représentation de personnages s’adonnant à des activités monopolisant tous leurs sens, notamment ceux du goût, de l’odorat et du toucher, à l’allégorisation des sens en question, il n’y a qu’un pas que les auteurs de moralités n’hésitent pas à franchir. Le théâtre allégorique offre au moins deux pièces allégorisant les sens que sont le Jeu du cœur et des cinq sens écoliers et la Farce moralisée des cinq sens de l’homme. Ces deux textes mettent en scène des personnages allégoriques représentant sens et organes sensoriels qui incarnent un discours moral et se font l’exemplum du fonctionnement des sens sur scène. Les deux textes ont en commun de mettre en scène des sens dissidents, difficiles à canaliser que des personnages allégoriques extérieurs essaient de réguler ; ils ont toutefois des tonalités et propos très différents, même si la base morale sur laquelle s’appuient les auteurs de ces textes est la même. Le Jeu du cœur et des cinq sens écoliers est une moralité fragmentaire proche d’un sermon de Jean Gerson, le tu discipulus, qui propose à l’auditeur de réguler sa vie sensorielle en vue du salut de son âme28. Dans ce sermon, Gerson livre un résumé des positions morales de son temps sur la sensorialité : les perceptions sensorielles peuvent s’avérer dangereuses en corrompant l’âme par la volupté des sensations terrestres. Dès lors, l’auteur propose, puisqu’il n’est pas possible de cesser de sentir à moins de mutilation, d’affermir plutôt son cœur face à l’ivresse de la sensation. C’est cette leçon qui est mise en scène dans le Jeu du cœur et des cinq sens écoliers : le personnage allégorique de Raison a la charge de maître d’école et doit enseigner aux cinq sens et au cœur, ses six élèves, à adopter de bons comportements.

     Rayson, parle aux escolliers
Voz leçons tous retenez bien.
De gloir ainsi recevrés bien.

Leçon du cueur
Dieu, mort, cïel, d’enfer la rage
Soyent tousjours en ton corage !

Leçon de l’Oÿe
Mauvais parler ja tu n’escoutes
Que bonnes meurs hors toy ne boutes.

Leçon des Yeulx
Garde toy trop tourner ta face
A riens qui regarder ne face.

Leçon de la Bouche
Ne soyes gloute ne tenceresse,
Mais ta parole a bien adresse.

Leçon de l’Atouchement
Touchier vil ort, qui fait perir,
Te deffens et sans droit ferir.

Leçon du Flair
Garde toy bien de riens flairier
De quoy viengne mal desirier.
Je vous deffens a tous ensemble
La male escole d’Iniquité29.

Les leçons sont répétées fréquemment au cours de la première séquence à la fois par Raison et par son aide de classe, Conscience : chaque sens, allégorisé sous la forme d’un élève, doit réciter, encore et encore ces mêmes leçons afin d’apprendre à se réguler. S’ils ne peuvent cesser d’éprouver, ils peuvent au moins ajuster leur réponse comportementale aux stimuli reçus. La répétition est alors une donnée fondamentale de l’enseignement de la pièce ainsi qu’en témoigne le dispositif scénaristique de la moralité : c’est elle qui permet l’efficacité de la leçon, et ce n’est qu’à force de répétition que les élèves dissidents pourront commencer à s’assagir30. L’interaction entre Raison et Conscience est par ailleurs intéressante en ce qu’elle souligne l’objectif du jeu : si la raison est ici perçue comme une qualité extérieure à l’être humain en se faisant représentation de la sagesse issue de la Bible, Conscience, en revanche, est un personnage agissant de l’intérieur de l’être humain et allégorise ici la capacité d’une personne à s’approprier l’objet de la leçon. Il n’est donc pas étonnant que son importance grandisse au fur et à mesure que la pièce progresse et que les commandements de vie soient intériorisés progressivement.

C’est ainsi que l’on peut découvrir dans la deuxième séquence du texte retrouvée, les leçons faites aux sens du toucher, de l’ouïe et du goût par Conscience. Après les Yeux et l’Ouïe les deux sens auxquels sont consacrés la plus longue diatribe de Conscience, c’est à la Langue, élève fustigé pour sa tendance à s’enivrer et se montrer déraisonnable avec les plaisirs de bouche, que Conscience consacre un moment :

De la langue, que puis je dire ?
Souvent tance par mauvise ire,
Maudit, jure, ment et renye,
Et tout remplist de genglerie,
Moustier, escole et tout empesche
Qui sagement ne s’en despesche.
Promesse fait, et puis du veu
Compte n’en tient ne que d’un neu.
Ses heures laisse et son service,
Desire son mal et son vice
De toute gent et si est gloute :
De friandise art elle toute.
Par yvresce, vous savés, dame,
Comment nous lyvre a tout diffame.
Jeuner ne veult et si attrait
A pechiés ors tost et attrait
31.

Conscience accorde ensuite un bref passage au Flair, qui n’est perçu que comme facteur aggravant des tentations qu’un être humain peut éprouver par le truchement des autres sens. Le personnage a, d’ailleurs, dans l’intrigue, un rôle assez discret comparé à ceux de Cœur, Yeux ou Attouchement qui font souvent office d’instigateurs de la dissidence.

Le Flair je passe assés legier :
Peu peut, combien que son mestier
Est a la fois vouloir attraire
Ses compaignons et a mal faire
32.

Par la longueur et la nature des reproches que Conscience adresse à l’Attouchement, il est aisé de percevoir que c’est ce personnage, qui est considéré comme allégorisant le troisième sens le plus important de la pièce après la vue et l’ouïe : il est injurié dès le premiers vers et présenté comme un des moteurs de la « perdition » des élèves de l’école qui allégorisent à eux tous l’âme humaine.

Mais ce souillart Atouchement
Tel est que de lui bouche ment,
A la fois pour honte et paour
Que il prent de sa puantour.
Toutesois fault, comment qu’il aille,
Que tous ses faits a prestre baille,
Se fait a par abusion
D’autre ou de soy pollucion,
Ou nul de nous n’eschapera
Du feu qui tout mal hapera.
Tast nous donne perdicion
Et de tous biens oblivion
Plus qu’autre assez, Raison maistresse,
Se vostre sens bien ne l’adresse.
Il ne tient foy de mariage,
De naturë ou de lignage.
Furieux est, horreur luy plaist,
Foy, loy, honneur, ordre desplaist.
Haÿne il a de l’autre vie
Par trop avoir ceste a amie.
Que diray je que ce qu’il fiert
Et prent ailleurs ou il n’affiert ?
A mal aller est bien soigneux,
A bien faire pou besoigneux.
Autres deffaulx sont telz, sans nombre,
Qui nous livrent a grant encombre
33.

Ces discours de reproche de Conscience permettent de mettre en lumière toute l’importance de la place du Cœur dans l’acquisition de ces leçons : c’est ce personnage allégorique en particulier, meneur de tous les méfaits perpétrés par les élèves, qu’il faut convaincre de se comporter mieux. La troisième séquence du texte à notre disposition met ainsi en scène, après une nouvelle récitation par tous les élèves de la leçon dictée par Raison et Conscience, l’opposition entre Cœur et ses professeures. Le premier se présente comme source de toute connaissance : puisqu’il ne repose sur aucun sens, aucune illusion sensorielle et transcende, en quelque sorte, la matérialité du corps, pourquoi ne serait-il pas seul apte à juger de ce qui est bon ou non pour l’homme plutôt que de se référer à un contenu doctrinal ? Cœur se rapproche alors dangereusement du discours diabolique de la Genèse qui mène à l’épisode de la chute ; une position conceptuelle difficile à tenir dans la culture médiévale du xvsiècle34.

     Le Cueur
Puis qu’ainsi vous plaist, Conscience,
Je cueur, premier mes en sentence
Que je suis le plus profitable,
Le plus gay, e plus honnorable.
Tresor je suy de congnoissance
De tout art, de toute science.
La fontainne je suy de vie,
De joy et de renvoiserie35.

Cette ultime tentative de semer la discorde entre les enseignantes et les cinq sens permet à l’auteur du texte de mettre en scène un dernier moment de bravoure au cours duquel les cinq sens, tour à tour, répondent en récitant, cette fois, les leçons apprises de Raison et Conscience. Ainsi, la Langue qui a été vertement attaquée par les deux professeures parce qu’elle mène au péché de gourmandise, répond par exemple de la sorte :

     Langue
Contre toy, Cuer, prens la deffence
Pour nous cinq, lesquels tu tences
Je seule ; et dy que la valeur
A l’escole est par nous grignour
Que par toy. Que saurroyez tu
Sans nous cinq ? Ou que vauroyez tu
Se ne monstroit l’oyel les couleurs,
Le flair oudeur, je les saveurs,
L’atouchier les affinités
Des premierez quatre qualités ?
Raison meisme, que sauroit elle
Plus qu’en tenebres ou en tournelles
Oscure mise et enserrée
Sans nous36 ?

La Langue rappelle ici que les sens font office d’interface entre le monde et le cœur, et que ce dernier seul ne peut avoir accès à la connaissance sans l’éprouver de manière sensorielle. Cette réhabilitation des sens souligne bien toute l’ambiguïté de l’objet que nous étudions : à la fois outil de connaissance et instrument de tentation. Même les sens jugés plus suspects dans la culture médiévale que sont l’odorat, le goût et le toucher sont ici présentés comme utiles pour connaître et éprouver le monde. De plus, placer ce discours de réhabilitation des sens dans la bouche de Langue, accusée tout à la fois de diffamation et de gloutonnerie par Conscience est assez révélateur d’un progressif renversement des positions des personnages : de diablotins menés par Cœur, ils deviennent progressivement les enfants sages de Raison et Conscience, illustrant par l’exemple la nécessité pour le spectateur d’apprendre, lui aussi, à réguler sa vie sensorielle pour accéder à la connaissance plutôt qu’au péché.

Ce texte, par la mise en scène des sens sous les traits de personnages allégoriques met en évidence toute la difficulté du discours moral à encadrer un élément aussi spontané et permanent que la sensorialité qui fait office d’interface privilégiée entre la vie intérieure, intellectuelle comme spirituelle, et le monde matériel dans lequel évoluent les corps. Ces sens dissidents, présentés sous la forme d’élèves dissipés, montrent bien combien ils échappent au contrôle de la raison comme de la conscience, le personnage du Cœur allégorisant ici les instincts et pulsions de l’individu que la doctrine chrétienne, par la transmission de valeurs et de précepte doit réguler. Le personnage incarne ainsi parfaitement le discours théologien médiéval, sensible à l’opposition entre une nature humaine, indisciplinée et tumultueuse, et la culture chrétienne capable de permettre à ces individus presque chaotiques de vivre ensemble : Cœur est bien l’objet qui doit être réformé. De telles tensions entre la perception intime et intérieure du monde et le discours objectivant et moral ne peut alors qu’être le moteur de jeux scéniques s’amusant de ces discours jusqu’à les parodier pour en montrer toutes les limites.

La Farce moralisée des cinq sens de l’homme, imprimée au xvie siècle, est une pièce parodique mettant en scène non pas les cinq sens mais les cinq organes sensoriels qui leur sont attachés. C’est ainsi que la page de titre préparée par l’imprimeur annonce une Farce nouvelle des cinq sens de l’Homme, moralisée et fort joyeuse pour rire et recreative dont les sept personnages sont l’Homme, la Bouche pour évoquer le goût, les Mains pour le toucher, les Yeux pour la vue, les Pieds pour l’odorat, l’Ouye pour le sens éponyme, et l’ultime personnage nous permettant de prendre la teneur du spectacle que l’on va voir : le Cul. L’association des Pieds à l’odorat et la présence du Cul sont déjà deux indices solides quant à la nature parodique de la représentation auxquels s’ajoutent le scénario de la pièce : l’Homme, amateur de grande vie, propose à ses cinq sens qui nullement / de [lui] bien servir ne sont las37 de faire un grand banquet en sa compagnie, scène dont on a déjà montré tout l’intérêt pour la représentation des sens et organes sensoriels dans cet article, auquel le Cul ne manque pas de s’inviter. Les sept personnages se rassemblent ainsi sur la scène pour partager un repas et jouer des idées reçues associées traditionnellement aux parties du corps et aux sens représentés dans la farce.

     L’Homme
                      Hault et bas,
Faictes subit que tout soit prest :
Car je veuil faire sans arrest
Avecq vous ung bancquet joyeux.

            La Bouche
De frians metz delicieux
La table m’en voys preparer.

             Les Mains
Et, en despit des envieulx,
Pain, sel et vin vouldroy porter
Sus la table.

             Les Yeulx
                      Sans arrester,
D’un franc vouloir non vicieulx
Sur la table vouldray poser
Tranchouers et hanapz sumptueulx.

                Les Piedz
Et moy je seray curieulx
De mettre ce bon fort passet
Cy dessoubz, pour mieulx tous les deux
Pieds de mon maistre mettre à souhet.

                  L’Ouye
Plus royde que volle ung mousquet,
Monstrant que point ne suis rebelle,
J’aporteray une scabelle
Pour assoir mon maistre et seigneur38.

Chaque ripailleur prépare ainsi, à sa mesure, un aspect du spectacle. La Bouche, par exemple, s’occupe de la nourriture, les Mains font le service avec les Yeux, l’Ouye s’occupe de l’accompagnement musical, des activités sommes toutes attendues dans ce type de représentation. Le cas des Pieds, en revanche, est déjà plus intéressant : en se glissant sous la table – jeu sans équivoque sur l’expression « mettre les pieds sous la table » pour désigner le fait de se faire servir – le personnage promet de mettre à souhait son maître en ne se faisant pas sentir. L’odorat est alors allégorisé non pas par l’organe sensoriel traditionnellement associé au sens, mais bien par ce que perçoit le nez, à savoir l’une des parties du corps les plus malodorantes dans l’imaginaire populaire. Tous les autres convives, tour à tour, le supplieront à divers moments de rester sous la table plutôt que de se joindre à eux en raison de sa mauvaise odeur. Ce rejet hors de l’espace scénique visible – puisque l’on peut aisément imaginer un acteur contorsionné sous la table – annonce d’emblée tout l’enjeu de la pièce où il s’agira d’explorer les limites de ce qui peut être dit et montré sur scène en matière de grivoiserie. C’est ainsi que le sulfureux Cul fait son apparition au cours du banquet :

     Le Cul, commence
Je criefve, tant sens grant courroux,
Qu’on en puist avoir mal feste !
Je suis icy comme une beste
Tout seul, et il font là grant chère.
S’on me devoit bouter en bière
Ou noyer par dedans lait chault,
Si iray-je faire tel assault
En eulx qu’on me recognoistra.
En parle qui parler vouldra ;
Je suis d’eulx tous le plus puissant.
[…]

                   L’Homme
Et qui es-tu ?

                  La Bouche
                       C’est le derrière.
Comment le congnoissés-vous point ?
Il n’a ne chausse ne pourpoint,
Et de plus ort n’en voit-on nul.

     L’Homme
Qui es-tu ? Le dos ?

                          Le Cul
                       Je suis le Cul.
Ne vous desplaise, c’est mon nom,
Qui a partout très grant renom,
Combien que soye mal vestu39.

L’apparition du personnage se fait dans l’embarras : personne n’ose le nommer, ni la Bouche qui le présente comme le derrière, ni l’homme qui le méprend pour le dos. L’éviction traditionnelle du bas corporel des scènes médiévales allégoriques où l’on représente sans les nommer les péchés par des danses et des banquets, ou par un recours à un discours le plus général possible, est ici renversée en donnant la parole à la partie du corps désignée comme la plus ort, la plus sale, tant sur le plan physique que d’un point de vue des symboliques allégoriques et culturelles. Il s’ensuit un nouveau jeu scénique pour le moins révélateur lorsque le Cul est finalement reconnu et invité à la table pour sa peine, lui qui est toujours exclu, d’ordinaire :

     Les Mains
Et pourquoy te descoeuvre-tu ?
C’est dommaige qu’on ne t’assomme.

     Le Cul
C’est pour faire honneur à l’Homme
A coup bauldement l’ai-je ouvert.

     L’Homme
Laissez ce bassinet couvert40.

Vexé d’être si peu considéré, le Cul aura finalement le dernier mot lorsqu’il se vengera de l’Homme et de son corps par le biais de troubles intestinaux suite aux trop grandes abondances et richesses du repas. Toute la pièce consiste ainsi en une succession de jeux scéniques exploitant et travaillant les limites du théâtre allégorique et de ce que ce média peut représenter sur scène en matière de corporéité et de sensorialité. Cette farce moralisée joue en premier lieu sur le personnage allégorique au niveau de l’adéquation traditionnelle entre le nom et la réalité allégorisée : sur les scènes allégoriques, nommer, c’est exister, ce qui explique sans nul doute la frilosité de l’Homme et de ses organes à reconnaître le Cul lors de son apparition qui vient troubler la chasteté du monde mis en scène41. Au contraire de scènes où la débauche est éludée, symbolisée par une danse, comme cela peut être le cas dans la scène de banquet de la Moralité du Limon et de la Terre précédemment évoquée, le bas corporel prend ici la parole pour dénoncer sa mise à l’écart au théâtre. Le texte joue également des processus de révélation et de dévoilement de la vérité si courants sur les scènes médiévales.

Ce parcours dans les moralités permet de mettre en évidence la grande richesse des procédés dramaturgiques exploités pour la représentation des sens, en particulier ces « sens interdits » des cultures médiévales et renaissantes que sont l’odorat, le goût et le toucher. Biais de connaissance du monde, au même titre que le veoir, le savoir acquis par la vue d’une chose véritable, leur caractère profondément subjectif et sensuel leur confère également une ambiguïté particulière sur le plan de la morale chrétienne puisqu’ils peuvent bien vite devenir des instruments de tentation. Cette ambivalence du sens est largement exploitée dans les scènes illustrant des topoï bien connus de la littérature médiévale comme le banquet, moment où se mêlent débauche et châtiment, illusions et vérités morales, spirituelles, diététiques délivrées aux personnages perdus dans leur quête de plaisirs éphémères. Le détour par l’allégorie, ensuite, personnages au caractère généralisant, nécessairement doués d’une plus grande auctoritas est également une possibilité. Que les enjeux de la pièce soient d’ordre didactique ou parodique, l’exploitation de ces corps allégorisés permet d’incarner à la fois l’effet des sens que les spectateurs ne peuvent éprouver directement ainsi que les discours les entourant, faisant de ce théâtre moral une redoutable arme pour ce qui est de transmettre des valeurs et des constructions discursives autour de ces questions. C’est pour cela aussi que ces discours irradient dans toute la culture médiévale, portée par les images véhiculées sur les scènes. Il faudrait sans nul doute prolonger cette première incursion dans la mise en scène des sens au théâtre par deux nouvelles études, une première consacrée aux images qui entourent ces corps allégorisés : costumes et accessoires lorsqu’ils sont identifiables par des sources d’archives comptables, bois gravés à l’en-tête des pièces imprimées. Une seconde enquête visant à confronter ces quelques scènes dramatiques aux représentations imaginées sur d’autres supports d’images : sculptures, peintures, miniatures et enluminures. Ces deux explorations permettraient de mieux saisir la place des représentations dramatiques des sens, à la croisée des discours théoriques, théologiques et moraux et des images mises en mouvement.

Notes

1 P. Ranzini, « Dissociation vs synesthésie : les modalités de la présence des cinq sens au théâtre », Itinera, t. 13, 2017, p. 36-50. Retour au texte

2 Cf. A. Strubel, « Grant senefiance a » Allégorie et littérature au Moyen Âge, Paris, Champion, 2002 (Moyen Âge – Outils de synthèse, 2) (en particulier p. 9-27). Retour au texte

3 Cf. par exemple les travaux de K. Lavéant, Un théâtre des frontières. La culture dramatique dans les provinces du Nord aux xvie et xvie siècles, Orléans, Paradigme, 2011 (Medievalia, 76), sur l’espace des Pays-Bas bourguignons francophones, ou ceux de M. Bouhaïk-Gironès, Les clercs de la Basoche et le théâtre politique (Paris, 1420-1550), Paris, Champion, 2007 (Bibliothèque du xve siècle, 72), sur la production dramatique des institutions juridiques. Retour au texte

4 A. Strubel, « Grant senefiance a », p. 14-21. Retour au texte

5 Moralité du Jour saint Antoine, éd. E. Doudet, dans Recueil général de moralités d’expression française, dir. J. Beck, E. Doudet et A. Hindley, t. 2, Paris, Classiques Garnier, 2019 (Bibliothèque du théâtre français, 53), p. 64-126, v. 158-180. Retour au texte

6 Expression médiévale employée pour désigner les processus d’allégorisation et d’allégorèse. Cf. par exemple C. Méla, « Lire à plus haut sens : lecture du prologue des lais de Marie de France », dans Cinquante années d’études médiévales. À la confluence de nos disciplines. Actes du colloque organisé à l’occasion du cinquantenaire du CESCM, Poitiers, 1er-4 septembre 2003, dir. C. Arrignon, M.-H. Debiès, C. Galderisi et É. Palazzo, Paris, Brepols, 2005 (Culture & société médiévales, 5), p. 763-769. Retour au texte

7 J.-P. Bordier, « Magis movent exempla quam verba. Une définition du jeu théâtral dans La moralité du jour saint Antoine (1427) », dans Le jeu théâtral, ses marges, ses frontières, éd. J.-P. Bordier, S. Le Briz-Orgeur et G. Parussa, Paris, Champion (Le savoir de Mantice, 6), p. 91-104. Retour au texte

8 E. Doudet, Moralités et jeux moraux, le théâtre allégorique en français, xve-xvie siècles, Paris, Classiques Garnier, 2018 (Études sur le théâtre et les arts de la scène, 13), p. 215-250. Retour au texte

9 À ce propos, plusieurs articles du volume collectif Penser les cinq sens au Moyen Âge, poétique, esthétique, éthique, dir. F. Bouchet et A.-H. Klinger-Dollé, Paris, Classiques Garnier, 2015 (Rencontres, 121 – Civilisation médiévale, 14) exploitent la notion de synesthésie, c’est-à-dire l’émulation sensorielle d’un sens par un autre : rendre visible le son, audible le toucher ou le goût, etc. Cf. dans le même ouvrage, l’article de S. Vecchio, « Le plaisir des sens. Analyse psychologique et discours moral », p. 21-36, qui souligne bien l’intérêt et la limite du procédé. Évoquer ou simuler un sens n’est pas l’éprouver, seulement le représenter, ou, plus exactement, représenter ses conséquences : c’est l’approche fréquemment choisie par les dramaturges. Retour au texte

10 Sur l’ambiguïté entourant la position du corps dans le processus d’allégorisation dans les jeux allégoriques et moraux, cf. E. Doudet, Moralités et jeux moraux, p. 283-310. Retour au texte

11 Ibid., p. 177-182. Retour au texte

12 Moralité du Limon et de la Terre, v. 1013-1023 (éd. M. Devlaeminck, à paraître aux éditions Classiques Garnier, dans Recueil général de moralités d’expression française, t. 4). Retour au texte

13 Sur la notion de prêche par le contre-exemple dans le théâtre moral, cf. E. Doudet, Moralités et jeux moraux, p. 217-221 ; E. Doudet et K. Lavéant : « Les histoires romaines, un théâtre exemplaire aux xve et xvie siècles », dans L’exemple historique. Norme et pédagogie de l’exemplarité du Moyen âge au xvie siècle, dir. D. Duport et D. Lechat, Caen, Presses universitaires de Caen, 2017 (Elseneur, 31), p. 59-74. Retour au texte

14 La mise en scène d’un banquet ou d’un moment d’abandon luxurieux suivi par une danse macabre est un enchaînement courant des moralités pour mettre un arrêt brutal au désordre moral, ainsi qu’en atteste la présence d’un dispositif similaire dans le Jeu d’Argent de Jazme Oliou, éd. A. Hindley, dans Recueil général de moralités d’expression française, p. 311-492. Retour au texte

15 Moralité du Limon et de la Terre, v. 1050-1071. Retour au texte

16 Sur l’emploi des sens représentés dans l’art ou la littérature comme support de projection psychologique pour l’observateur, cf. le volume collectif A cultural history of the senses in the Middle Ages, dir. R. G. Newhauser, Londres [...], Bloomsbury Academic, 2019 (A cultural history of the senses, 2), en particulier les chapitres de V. Gillespie, « The Senses in Literature : the textures of Perception », p. 153-174 et E. Palazzo, « Art and the Senses : Art and Liturgy in the Middle Ages », p. 175-194. Retour au texte

17 Nicolas de La Chesnaye, La condamnation de Banquet, éd. J. Koopmans et P. Verhuyck, Genève, Droz, 1991 (Textes littéraires français, 395) (cf. la préface des éditeurs du texte, p. 8-58). Retour au texte

18 Ibid., prologue de l’auteur, p. 62. Retour au texte

19 Ibid., p. 71-72, v. 112-139. Retour au texte

20 Si c’est le caractère sanitaire qui est principalement fustigé dans le texte, la satire morale dénonçant de mauvais comportements en société est un discours également exploité dans cette moralité ; cf. P. Kärkkäinen, « The Senses in Philosophy and Science : Mechanics of the Body or Activity of the Soul ? », dans A cultural history of the senses in the Middle Ages, p. 111-132 (sur les débats philosophiques entourant la notion de perception sensorielle au Moyen Âge). Retour au texte

21 La condamnation de Banquet, éd. cit., p. 83-84, v. 287-296. Retour au texte

22 Ibid., p. 87-88, v. 341-348. Retour au texte

23 Ibid., p. 91, v. 389-396. Retour au texte

24 Ibid., p. 150, v. 1185-1186. Retour au texte

25 B. Caseau, « The Senses in Religion : Liturgy, Devotion, and Deprivation », dans A cultural history of the senses in the Middle Ages, p. 89-110. Retour au texte

26 La condamnation de Banquet, éd. cit., p. 155-156, v. 1275-1302. Commessacion : ʻplaisir de la table, agapes, festinʼ. Retour au texte

27 Résumé du verdict rendu plus longuement par le personnage d’Expérience dans Ibid., p. 259-260, v. 3221-3268. Retour au texte

28 E. Doudet, « Jean Gerson, prédicateur et auctor dramatique. Du sermon au théâtre scolaire », dans Prédication et performance du xiie au xvie siècle, dir. M. Bouhaïk-Gironès et M.-A. Polo de Beaulieu, Paris, Classiques Garnier, 2013 (Rencontres, 65 – Civilisation médiévale, 8), p. 121-146. Retour au texte

29 Jean Gerson, Le jeu du cœur et des cinq sens écoliers, éd. E. Doudet, dans Recueil général de moralités d’expression française, dir. J. Beck, E. Doudet et A. Hindley, t. 1, Paris, Classiques Garnier, 2012 (Bibliothèque du théâtre français, 9), p. 187-301 (p. 259-260, séquence A, v. 1-27). Retour au texte

30 Cf. E. Doudet, Moralités et jeux moraux, p. 227-228. Retour au texte

31 Le Jeu du cœur et des cinq sens écoliers, éd. cit., p. 271-272, séquence B, v. 51-66. Retour au texte

32 Ibid., p. 272, séquence B, v. 67-70. Retour au texte

33 Ibid., p. 272-273, séquence B, v. 71-96. Retour au texte

34 C. Woolgar, « The Social Life of the Senses : Experciencing the Self, Others, and Environments », dans A cultural history of the senses in the Middle Ages, p. 23-44. Retour au texte

35 Le Jeu du cœur et des cinq sens écoliers, éd. cit., p. 276, séquence C, v. 27-34. Retour au texte

36 Ibid., p. 277-278, séquence C, v. 53-66. Retour au texte

37 Les cinq sens de l’homme, éd. E. L. N. Viollet-le-Duc, dans Ancien théâtre françois ou collection des ouvrages dramatiques les plus remarquables depuis les mystères jusqu’à Corneille, 10 vol., Paris, Jannet, 1854-1857 (Bibliothèque elzévirienne), t. 3, p. 300 (les vers de cette seule édition moderne du texte n’étant pas numérotés, nous choisissons de restituer plutôt la pagination). Retour au texte

38 Les cinq sens de l’homme, éd. cit., p. 300-301. Retour au texte

39 Ibid., p. 303-305. Retour au texte

40 Ibid., p. 305. Retour au texte

41 E. Doudet, Moralités et jeux moraux, p. 307-309. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Marielle Devlaeminck, « Représenter les sens en scène, xive-xvie siècles », Bien Dire et Bien Aprandre, 37 | 2022, 57-80.

Référence électronique

Marielle Devlaeminck, « Représenter les sens en scène, xive-xvie siècles », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 37 | 2022, mis en ligne le 10 octobre 2023, consulté le 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/1718

Auteur

Marielle Devlaeminck

Université Grenoble Alpes, UMR 5316 – Litt&Arts – Arts & Pratiques du Texte, de l’Image, de l’Écran & de la Scène

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