Les trois visages de Katherine : subversions des modèles héroïques féminins dans la nouvelle 26 des Cent Nouvelles nouvelles

  • Katherine’s Three Faces: Subversions of Female Heroic Models in Nouvelle 26 of Les Cent Nouvelles nouvelles

DOI : 10.54563/bdba.258

p. 233-246

Résumés

L’article vise à examiner les trois visages de Katherine, la protagoniste de la nouvelle 26 des Cent Nouvelles nouvelles, en s’attachant au traitement parodique des modèles de la littérature courtoise des siècles passés. De l’amoureuse courtoise à l’amante trahie, c’est surtout l’expérience de l’aventurière travestie et la confrontation de deux mondes idéologiquement antagonistes à propos de l’amour qui sont en jeu dans cette étude.

The article examines the three faces of Katherine, the protagonist of novella 26 of Les Cent Nouvelles nouvelles, within the context of the parodied models of earlier courtly literature. From a courtly lover to a betrayed woman, this article emphasizes her experience as a transvestite adventurer and the confrontation between two antagonistic ideological worlds concerning the notion of love.

Plan

Dédicace

À la mémoire d’Alexandra Velissariou

Texte

« Les Cent Nouvelles nouvelles offrent de multiples visages à leurs lecteurs. » (A. Velissariou1)

« En même temps qu’elle se déguise, Katherine souhaite être reconnue. » (A. Velissariou2)

Katherine, une jeune aristocrate vivant dans l’hôtel d’un baron du Brabant, est l’héroïne de la nouvelle 26, une nouvelle exceptionnelle du recueil bourguignon Les Cent Nouvelles nouvelles3. Exceptionnelle tout d’abord par son originalité, elle est une de ces quelques pièces pour lesquelles les spécialistes n’ont pas trouvé de sources directes. Exceptionnelle ensuite par sa longueur et surtout par son ton qui est clairement parodique voire caricatural. Il tourne en dérision l’ancienne littérature courtoise où l’amour est sérieusement sublimé, mais aussi au xve siècle déjà usé et démodé. Cependant, malgré la parodie, il y a un glissement vers le sérieux. Roger Dubuis a même vu dans cette pièce une nouvelle psychologique et Jean Devaux une nouvelle édifiante, un exemplum moralisateur4. La nouvelle est également exceptionnelle car l’on y lit la fascination envers les exploits du personnage féminin, d’une héroïne, de Katherine. Contrairement à ses congénères, elle ne tombe pas dans la catégorie tellement caractéristique des femmes des Cent Nouvelles nouvelles, femmes souvent abusées par le corps masculin, souvent peintes de manière misogyne.

Elle est tombée amoureuse de Gérard, un gentilhomme qui demeure dans la même maison : ils ont pu vivre leur passion, tous deux aveuglés par Amour, durant deux années entières ; mais les commérages concernant cet amour illicite arrivent jusqu’aux parents de Katherine ainsi qu’au maître de la maison. Une amie conseille alors à Katherine de donner congé à Gérard et de l’envoyer vivre une aventure quelconque, jusqu’à ce que l’affaire se calme ; entre-temps ils s’aimeront par correspondance. Suivant ce conseil, Katherine annonce à Gérard qu’il doit partir séance tenante. Les deux amants se promettent de rester fidèles, même éloignés l’un de l’autre. Très peu de temps s’écoule après le départ de Gérard avant que le père de Katherine lui impose un mariage. Il faut donc que Katherine s’advis[e] d’un tresbon tour pour contenter tous ses parens, sans enfraindre la loyaulté qu’elle veult tenir a son serviteur5. Elle demande à ses parents la permission d’aller en pèlerinage à Saint Nicholas de Varangeville, pour vérifier, par la révélation souhaitée du saint, si son destin est le mariage ou le célibat, son plan étant de se rendre, en cours de route, chez son ami. Accompagnée seulement de son oncle et déguisée en homme, Katherine exécute le pèlerinage mais sur le chemin du retour elle convainc son oncle, en lui promettant une fortune, de faire halte au château du Barrois où Gérard s’est installé entre-temps. Affaire conclue, Katherine se nomme à présent Conrard6, et elle est acceptée comme gentilhomme par le seigneur du Barrois et puisqu’elle/il vient du Brabant tout comme Gérard, le maître d’hôtel l’héberge dans la même chambre que ce dernier. Pendant les trois jours et surtout les trois nuits qui suivent, Gérard ne reconnaissant pas Katherine dans Conrard se découvre dans sa déloyauté. Le cœur brisé, Katherine lui laisse une lettre d’adieu et le quitte à nouveau. Le lendemain, comprenant l’échec de son épreuve amoureuse à la lecture de la lettre, Gérard se précipite vers le Brabant, mais en vain. Il arrive le jour des noces de Katherine.

Peut-être plus que le désir de se moquer des anciens idéaux courtois qui pouvaient encore fasciner des jeunes filles comme Katherine, la nouvelle marque la désillusion par rapport à ces rêveries. C’est Gérard qui le précise bien en critiquant les amants fins et fidèles : si vous maintenez ceste folie, jamais vous n’arez bien et ne ferez que songer et muser, et secherez sur terre comme la belle herbe dedans le four chault, et serez homicide de vous mesmes7. Or, la désillusion se comprend en relation avec les idéologies qui la précèdent et qu’elle tourne en dérision. Les trois visages de Katherine, fille éperdument amoureuse, garçon en pèlerinage amoureux et amoureuse délaissée, renvoient aux images de grandes héroïnes des siècles passés que le narrateur s’emploie à subvertir selon les trois temps de la nouvelle. Entre l’aventurière qui, se mettant en quête de son amoureux, défiait les normes sociales et l’amante déçue qui y revient, le pèlerinage aventureux de Katherine/Conrard, constitue la majeure partie de la nouvelle.

Katherine, le souvenir de la malmariée et de l’amante déçue

Les amours de Katherine et Gérard pourraient bien résonner avec celles d’un des couples phares de la littérature courtoise, Guigemar et la dame malmariée dans le lai de Marie de France. Défiant Amour par son orgueil, Guigemar, le protagoniste homonyme du lai rédigé quelque 300 ans avant notre nouvelle, a été grièvement blessé par une biche blanche représentant justement le dieu offensé. Un navire magique l’amène alors à la ville mystérieuse de la malmariée. Du récit d’un amour unilatéral le lai devient celui d’un amour réciproque car la dame, après l’avoir guéri, tombe également amoureuse de Guigemar. Les deux amants vivent leur passion pendant un an et demi, mais, découverts en flagrant délit, ils se séparent. Guigemar fuit et la malmariée est emprisonnée. Mais au bout de deux ans, elle s’enfuit également et entreprend un voyage à la recherche de son amant8. Fin heureuse, les deux protagonistes se retrouvent et se reconnaissent.

Je suis fascinée par le parallèle possible avec Guigemar, non pas parce que Guigemar et Gérard riment et partagent leurs initiales, mais plutôt parce que l’itinéraire de la deuxième partie du lai et la première partie de la nouvelle recèlent de nombreux dénominateurs communs9. L’amoureuse avertit que le séjour dans le locus amoenus des amants liés par un amour interdit touche à sa fin (au bout d’an et demi dans le lai et de deux ans dans la nouvelle) et que des précautions doivent être prises. La rupture qui s’annonce inévitable pour les deux femmes fait naître chez elles la peur qu’il ne s’agisse pas vraiment d’une séparation temporaire, mais de la fin de l’amour. Elles souhaitent garantir la fidélité de leur compagnon par des promesses et des gages, et elles partent finalement à la recherche de leur amant10. Dans le lai le pressentiment de la dame est présenté comme une intuition féerique et relie la malmariée aux deux autres personnages mythologiques du lai, la biche parlante et Vénus, la déesse de l’amour représentée sur les murs dans la chambre de la dame. Le recours à la matière antique est d’ailleurs un autre point de rapprochement. Dans le lai, la rencontre de Guigemar avec la biche blanche – l’incarnation poétique d’Amour/Cupidon – est doublée par l’évocation de Vénus11. Les deux protagonistes courtois sont en manque d’amour dans leur vie et pour eux la présence symbolique du personnage mythologique est le signe révélateur de l’arrivée proche de l’amour. Guigemar est atteint par la flèche d’Amour qui lui donne l’espoir en même temps qu’une blessure, en lui révélant qu’il peut guérir grâce à l’amour d’une femme. La mère d’Amor, Vénus, offre un peu d’espoir à la malmariée par sa présence, mais aussi parce qu’elle brûle les Remedia amoris d’Ovide, un livre qui se moquait plutôt des affres de l’amour pur en proposant comme alternative ‘thérapeutique’ l’oubli de l’amante par sa substitution. Amour est également évoqué dans la nouvelle comme celui qui suscite la passion entre Gérard et Katherine, ainsi que les leçons ovidiennes auxquelles il semblerait que Gérard a recours quand il est au Barrois, comme nous le verrons plus loin12.

Pas d’intuition dans la nouvelle, puisque le secret est d’ores et déjà divulgué. Or, la bonne amie de Katherine, soucieuse de l’honneur de cette dernière, la presse de prendre des mesures avant qu’il ne soit trop tard. L’a priori se change ici en a posteriori, ce qui met en relief la dégradation intentionnelle du sublime vers le trivial. Le mystère du savoir psychique et intérieur attribué à la femme devient un savoir pratique et extérieur.

Théoriquement, la complice propose un modèle de l’amour plus spirituel, car il s’agirait d’une transition du matériel vers l’intellectuel. Elle pense peut-être, et Katherine en serait séduite, à l’histoire d’Abélard et Héloïse dont l’amour qui ne pouvait plus être vécu physiquement fut sublimé par l’échange de lettres qui célébraient à la fois l’infini de l’amour et la réflexion philosophique13. Mais la nature même de cette proposition est quelque peu subversive par son pragmatisme. La séparation amoureuse est imposée ordinairement suite à la découverte d’un flagrant délit : tel a été le cas entre autres, pour les couples qui nous concernent, Guigemar et sa dame, et Héloïse et Abélard. Selon le principe des amours interdites, tous les risques valent la peine d’être pris pour réaliser l’amour, ce qui pousse les amants au subterfuge afin de trouver des moments propices et clandestins pour se voir plutôt que de prendre l’initiative de se séparer afin d’éviter a priori le scandale. La séparation est pressentie par la malmariée, mais elle se réalise uniquement après que son mari a découvert les amants au lit. Pareillement, la correspondance entre Abélard et Héloïse, certes une sublimation de leur liaison, ne commence qu’après que les deux amants ont été brutalement séparés par l’oncle d’Héloïse et installés dans deux couvents.

Ainsi, l’héroïsme amoureux, malgré les discours enflammés des deux protagonistes au moment de la séparation, est quelque peu contaminé par les aspects pragmatiques et réalistes14. Et quoique Katherine se rallie aux principes du grand amour, elle-même les dégrade. Elle pense peut-être à des couples d’amants illustres dont la fuite commune symbolisait la fatalité sublimée de l’amour, tels Pirame et Tisbée, ou encore Tristan et Iseut. Mais le fatalisme héroïque s’amenuise face à des soucis d’intérêt personnel et des calculs froids : elle se fust offerte de luy faire compaignie en son voyage ; mais, esperant de quelque jour recouvrer ad ce que treseureusement faillit, la retira de ce propos15. C’est un moment révélateur où l’idéalisme de Katherine commence à se mêler avec le réalisme, le pragmatisme voire le matérialisme. L’apogée en serait dans le troisième temps de la nouvelle. Katherine dans la peau de Conrard s’imagine peut-être comme telle ou telle amante qui se suiciderait sur l’autel de l’amour (j’aymeroie plus cher morir mille foiz, si possible m’estoit, que d’avoir fait a ma dame si grande faulseté16), mais en réalité elle laisse un message froid, raisonné et surtout réfléchi et intéressé. Se voyant libérée des contraintes de son serment, elle reprend l’anneau qu’elle a offert à Gérard comme gage de son amour, et le remplace par une lettre d’adieu résumant toute leur histoire, qui ne finit pas par une mort glorieuse mais par un retour désenchanté à la réalité : s’en va vers son païs, et ne le quiert jamais ne veoir, ne rencontrer17. Tout cela peut apparaître au lecteur d’aujourd’hui comme une marque de ‘féminisme’ ou, pour reprendre les termes de Roger Dubuis, une « vengeance qu’elle veut éclatante18 ». Or, ce n’est pas là de l’amour, en tout cas pas selon les critères élevés de la fin’amor, qui ne permet ni serments effacés ni gages repris : la seule issue à cette impasse est la mort, comme le prouvent les héroïnes des Héroïdes ou encore La Châtelaine de Vergy19.

Katherine, le souvenir de la sainte travestie

Ce sont les péripéties que vit Katherine dans la peau de Conrard qui constituent le noyau narratif de la nouvelle. Comme le souligne Vern L. Bullough dans son article précurseur sur le transvestisme féminin au Moyen Âge, cette pratique attestée dans quelques légendes et mythes de saintes offrait une solution à des jeunes femmes contraintes au mariage20. Il ne s’agissait pas uniquement d’éviter le rapport sexuel et de célébrer l’idéal (patriarcal) de la virginité, mais également « to imitate the superior sex, to become more rational21 ». Se forge ainsi une différence fondamentale entre la conception sociale des femmes travesties qui gagneraient selon Vern L. Bullough statut et admiration en se perfectionnant spirituellement par la prise de l’identité et du rôle masculins, et celle des hommes travestis qui feraient le chemin inverse et seraient associés surtout à l’érotisme et « would be losing status, becoming less rational22 ». Ce contraste entre l’idéal de la masculinité féminine et le mépris de la féminité masculine, surtout autour de la question de la sexualité, se manifeste clairement dans le ton narratif. Dans le monde dit courtois et sublimé, l’on trouverait plutôt des femmes qui se déguisent en hommes afin de fuir ‘héroïquement’ la sexualité. En revanche, les hommes se déguisant en femmes chercheraient plutôt les exploits sexuels qu’ils pourraient accomplir grâce au déguisement et ils peupleraient surtout le monde de la farce, avec quelques travesties faisant de même23. Cette distinction entre les types d’activité sexuelle (ascétisme féminin vs débauche masculine) est également relevée par Michèle Perret, qui envisage le transvestisme féminin comme un dernier recours face à des impasses souvent d’ordre sexuel, dans les romans et récits médiévaux24. Michèle Perret estime que le transvestisme représente dans ces récits « des situations ambiguës, où l’homosexualité, au second degré, est toujours suggérée25 ». Katherine serait nostalgique de quelques-unes de ces héroïnes et s’en inspirerait tout en offrant un cas de figure original. Elle prend l’initiative de sa transformation dans le contexte d’un mariage imposé, empruntant ainsi quelque chose d’une sainte ou d’une Blanchandine, mais en même temps il ne semble pas qu’elle le fasse par contrainte comme en dernier ressort, mais plutôt en raison de sa fascination devant la possibilité de partir à l’aventure, comme un homme26. En se glissant dans la chambre de Gérard et en passant les trois nuits intimement avec lui, elle reconstitue une situation farcesque, rappelant quelques fabliaux, mais là aussi elle change l’horizon d’attente, en ne se livrant pas finalement à la passion charnelle et en sublimant ainsi davantage l’idéal amoureux qu’elle défend (peut-être un peu maladroitement).

L’apogée de la nouvelle se déroule dans la chambre où pendant trois nuits Gérard et Conrard dorment ensemble dans le même lit, sans pour autant que Gérard découvre qu’il dort avec Katherine. Ce lit, l’endroit par excellence de la transgression sexuelle dans les Cent Nouvelles nouvelles, devient non pas un lieu d’ébats mais de débat. C’est là que les deux protagonistes exposent respectivement et graduellement leurs théorisations de l’amour. Katherine/Conrard protège les valeurs de la fin’amor27 tandis que Gérard représente une ‘philosophie’ ovidienne (ne le dit-il pas lui-même : je voulz user pour remede du conseil d’Ovide ?)28.

Le scénario d’un couple d’amants se retrouvant ensemble dans un lit sans consommer l’amour renvoie a priori, et ironiquement il va sans dire, à un topos de la fin’amor troubadouresque, l’asag. « Épreuve purificatrice », comme l’a défini René Nelli, ou « héroïsme sentimental » selon Roger Boase, l’asag est un essai, un test qui requiert de l’amant de passer la nuit dans l’alcôve, voire dans le lit, de la dame désirée dormant toute nue, sans passer à l’acte sexuel29. La réalisation d’un tel défi serait la preuve du mérite du prétendant à travers sa maîtrise de soi30. En revanche l’épreuve à laquelle Katherine soumet Gérard est d’un autre ordre. Il devait certes se montrer digne de son amour, mais sans réserve, qu’il s’agisse de discours ou d’action.

Ironiquement donc puisque Gérard réussirait son asag tout en échouant. Ce n’est pas par maîtrise de soi, ni par héroïsme amoureux qu’il ne s’approche pas de Katherine dormant trois nuits à ces côtés, non pas nue, mais certainement avec un sous-vêtement qu’il aurait suffi de regarder pour imaginer la femme dessous. Mais justement, c’est par l’aveuglement total de Gérard – et par aveuglement, l’on entend bien un renoncement aux idéaux mêmes de l’amour31 – qu’il parvient (sans aucune difficulté) à laisser Katherine intacte, et non en honorant les lois de l’amour pur ou en pensant à la réputation de l’objet de son désir. Au contraire, c’est d’un honneur égoïste et pour ainsi dire masculin dont il se soucie plutôt, après avoir appris la vérité : qui plus près du cueur luy touche, il a couché trois nuiz avec elle sans l’avoir guerdonnée de la peine qu’elle avoit prinse de si loing le venir esprouver. Il ronge son frain aux dens et tout vif enrage quand il se voit en celle peleterie32.

Mais revenons à ce lit dans la chambre de Gérard au Barrois. Quoiqu’il s’agisse en fin de compte d’un échange strictement spéculatif sur l’amour, la tension sexuelle est incontestable et vacille entre un érotisme hétérosexuel et un érotisme potentiellement homosexuel. Si seulement Gérard manifestait le moindre intérêt pour son roomate, il aurait pu être taxé, à ses yeux ou aux yeux du public lecteur de la nouvelle, d’une inclination homophile, mais en même temps, s’il le faisait, il se rendrait compte de sa féminité. Lectrices et lecteurs de la nouvelle envisagent donc les deux scénarios. Gérard va-t-il franchir le pas du tabou en tentant un attouchement/rapprochement avec Conrard33 ? Et en le faisant, Gérard et Katherine donneraient-ils libre cours aux délices de l’amour ? Qui plus est, quoiqu’au fond ce soit Katherine qui désire Gérard, c’est également Conrard qui le désire un peu, ne serait-ce qu’à un niveau fantasmatique. Au premier degré elle aurait voulu que Gérard la reconnaisse comme Katherine, qu’il soit sensible sinon aux traits physiques de son visage, au moins à sa voix34. Rappelons que la vue et l’ouïe constituent les deux premiers niveaux du gradus amoris, un topos du jeu de l’amour qui évolue de la rencontre jusqu’à l’accomplissement total de l’amour par l’acte charnel. Symboliquement donc, puisque Gérard ne parvient même pas à passer ces deux niveaux préliminaires, l’on est déjà averti de l’échec des niveaux ultimes.

Mais au deuxième degré, elle voudrait en quelque sorte que Gérard l’aime comme Conrard. Le choix de demeurer encore sous l’apparence d’un homme, tandis qu’elle avait la chance de se dévoiler, suggère que Katherine se complaît dans ce rôle de mâle et que les limites du gender se brouillent aussi pour elle35. Elle renforce sa petite expérience en passant de l’extérieur vers l’intérieur, de l’apparence (le déguisement) vers la mentalité (investissement dans la masculinité). Elle invente l’existence d’une femme aimée et introduit le topos de la beauté féminine comme éveil du désir. Il faut certainement lire les événements de la nouvelle selon ses deux dimensions, pragmatique et symbolique. Selon le récit de Katherine – le personnage ‘réel’ –, l’aveu d’un amour au Brabant n’est qu’un jeu de miroir qui reflète son amour pour Gérard, visant à provoquer en retour l’aveu de ce dernier. Selon le récit de Conrard – un personnage fantasmatique, qui n’existe pas vraiment en tant que tel –, l’aveu d’aimer une femme serait un jeu stimulant, qui pourrait indiquer potentiellement un désir refoulé pour les femmes36.

Michèle Perret reconnaissait une inclination potentiellement homosexuelle dans le personnage de la reine des romans médiévaux de transvestisme féminin, tombant amoureuse du chevalier qui est en effet une jeune femme déguisée37. Nous avons ici le cas inverse : non pas un personnage féminin qui tombe amoureux de Conrard/Katherine, mais Katherine/Conrard qui serait amoureuse/eux d’une femme imaginaire. C’est dans cette confusion d’identité « qu’il faut chercher une remise en question du clivage sexuel, une représentation plus nuancée de la différence des sexes38 ». Dans le cas de notre nouvelle, non seulement il/elle est envoûté/e pas de belles femmes39, mais par la suite, elle/il va un pas plus loin en acceptant la proposition de Gérard d’être présenté(e) à une autre femme, afin d’oublier la belle dame imaginaire de Brabant : Si ce n’estoit faulse[r] mon serment a ma dame, je le desireroye beaucoup, [ce dit Conrard ;] mais au fort j’essaieray comment il m’en prendra40. C’est peut-être le souvenir d’Yde – une travestie qui par miracle obtenait un pénis au moment de vérité, alors que ses noces avec Olive devaient être consommées –, qui vient à l’esprit de Katherine quand elle accepte le défi. C’est peut-être son désespoir exprimé cyniquement, ou encore une assimilation fantasmatique avec sa nouvelle masculinité imaginaire. Il reste que le prosaïsme de la réalité viendra frapper cette rêverie. En voyant l’alliance qu’elle a offerte à Gérard au doigt de sa nouvelle amie, elle retrouve son sang-froid. Elle en reprend possession et met fin à l’aventure, prenant dès le lendemain le chemin du retour vers le Brabant et vers Katherine.

***

La quête d’aventures, cela a été dit maintes fois, construit l’identité du chevalier qui s’y engage. Conçu à la mesure de l’idéal de masculinité, le voyage devient ainsi le rêve du jeune aristocrate aspirant, afin de gagner gloire et renommée, à visiter des lieux exotiques, à être vainqueur de confrontations dangereuses, enfin et surtout à goûter des amours merveilleuses. C’est bien rarement en revanche qu’on trouverait une femme en voyage et ce serait dans des circonstances moins avantageuses. Elle ne part pas pour chercher gloire, renommée et aventures, mais plutôt afin de fuir une situation épineuse, un père incestueux par exemple, espérant trouver un endroit sûr qui l’accueillera et lui fournira protection. Il pourra s’agir aussi d’un pèlerinage aux lieux saints pour cause d’infertilité ou de spiritualité. C’est la vulnérabilité féminine qui est alors mise en relief et remplace la prouesse masculine. Des mesures de précaution doivent être prises, comme la ceinture de la malmariée dans Guigemar ou le transvestisme de Katherine41. Chose surprenante dans le cas de Katherine : qu’elle soit femme ou homme, tous ses efforts pour éveiller le désir de Gérard, sont vains.

Comprenant l’échec de son aventure, Katherine rédige une lettre d’adieu, un dernier acte d’héroïsme courtois qui aurait dû, à l’instar d’une Didon, l’amener au suicide ou à la réclusion religieuse. Or, elle aussi a perdu ses illusions, elle retourne en Brabant et épouse celui qu’elle n’aime pas. Fin décevante pour les féministes modernes42. Le début de la nouvelle s’annonce comme l’histoire d’une femme résistante et courageuse qui défie les normes oppressantes pour sa sexualité. Mais au bout du compte, après toutes les aventures extraordinaires qu’elle a vécues, ces mêmes normes l’emportent. Katherine se défait de son apparence masculine, grâce à laquelle elle pouvait goûter à la liberté, pour redevenir une fille obéissante et accomplir « un retour à la norme43 ».

Le réalisme de la nouvelle et du recueil en général reflète encore une fois un monde matériel et patriarcal qui rejette l’idée de la fin’amor et de la fidélité, associée surtout aux fantasmes féminins. Mais en même temps qu’il le fait, il traduit également l’intérêt que pouvait avoir la société homoérotique, pour utiliser la terminologie de David LaGuardia44, à l’endroit de tels récits. Car ce n’est pas le résultat qu’il faut mettre en relief dans cette nouvelle, à savoir que les hommes, représentés par Gérard, ne sont pas vraiment intéressés par les valeurs chimériques de la fin’amor, et que les femmes représentées par Katherine demeurent obéissantes, ne peuvent que rêver d’être héroïques, et n’ont pas vraiment de choix. Ce qui retient l’attention est bien plutôt le fait que le narrateur, tout en subvertissant et parodiant les modèles courtois incarnés par le personnage de Katherine, se montre fasciné par les codes qu’ils véhiculent.

Notes

1 A. VELISSARIOU « Le paratexte des Cent Nouvelles nouvelles, du Moyen Âge au xxe siècle : titres, préfaces et introductions », dans Autour des Cent Nouvelles nouvelles. Sources et rayonnements, contextes et interprétations. Actes du colloque international organisé à l’Université Littoral Côte d’Opale, Dunkerque, 20-21 octobre 2011, dir. J. Devaux et A. Velissariou, Paris, Champion, 2016 (Bibliothèque du xve siècle, 81), p. 193‑214 (cit. p. 193). Retour au texte

2 Ead., Aspects dramatiques et écriture de l’oralité dans les Cent Nouvelles nouvelles, Paris, Honoré Champion, 2012 (Bibliothèque du xve siècle, 77), p. 178. Retour au texte

3 Les Cent Nouvelles nouvelles, éd. F. P. Sweetser, Genève, Droz, 1996 (1re éd., 1966) (Textes littéraires français, 127), p. 163-181. Retour au texte

4 R. DUBUIS, Les Cent Nouvelles nouvelles et la tradition de la nouvelle en France au Moyen Âge, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1973 (Theta), p. 79 ; J. DEVAUX, « Qui est notable et véritable exemple : les Cent Nouvelles nouvelles et le didactisme bourguignon », dans Autour des Cent Nouvelles nouvelles, p. 41-52, en particulier p. 43. Retour au texte

5 Les Cent Nouvelles nouvelles, éd. cit., p. 170. Retour au texte

6 Je note au passage le potentiel comique de ce nom que Katherine s’attribue. S’il est en soi un prénom répandu, il pourrait être ici l’alliance de Katherine et Gérard, sans oublier, dans notre contexte d’ambiguïté identitaire, l’effet sonore de son préfixe con. Un frère Conrard réputé chez les nonnes pour ses exploits sexuels apparaît dans la nouvelle 15 (ibid., p. 105-108). Retour au texte

7 Ibid., p. 177. Retour au texte

8 Lais du Moyen Âge. Récits de Marie de France et d’autres auteurs (xiie-xiiie siècle), éd. et trad. Ph. Walter et al., Paris, Gallimard, 2018 (Bibliothèque de la Pléiade, 636), p. 7-49. Retour au texte

9 Il ne s’agit pas de garantir que Guigemar soit le modèle direct subverti par le narrateur de la nouvelle, mais de proposer un point de repère plausible pour penser au processus de la (ré)écriture d’une nouvelle dont la recherche n’a pas trouvé de parallèle ni de source directe, ainsi que de comprendre ses parodies. Roger Dubuis évoque un autre lai de Marie au sujet de la nouvelle, Chèvrefeuille : R. DUBUIS, Les Cent Nouvelles nouvelles, p. 80. Retour au texte

10 Sur la dame de Guigemar comme aventurière, cf. T. BIBRING, Corps, Âme, Psyché : lectures de l’érotique et du danger dans les Lais de Marie de France, Amiens, Presses du « Centre d’Études Médiévales de Picardie », 2016 (Médiévales, 64), p. 67-70. Retour au texte

11 L’idée de l’amour est donc scindée ici selon une représentation genrée, distinguant le dieu et la déesse de l’amour. Retour au texte

12 Amour est évoqué dans la nouvelle aux lignes 23 et 404 (Les Cent Nouvelles nouvelles, éd. cit., p. 163, 176). L’évocation de la déesse Fortuna dans le contexte de la séparation des amoureux est un autre exemple intéressant. Dans le lai, Marie évoque la roue de Fortune qui annonce la rupture : Mes Fortune, ki ne s’oblie, / Sa roe turne en poi de hure : / L’un met desuz, l’autre desure. / Issi est de ceus avenu, / Kar tost furent aparceü (Lais du Moyen Âge, éd. cit., p. 32, v. 538-542). Dans la nouvelle, plus cyniquement, Katherine met Gérard en garde pour le même motif : Et pour ce que Fortune ne nous est pas si amye que de nous avoir permis longuement vivre si glorieusement que en notre estat encommancé, et si nous menace, advise, et forge et prepare encores plus grand destourbiers, si ne pourveons a l’encontre […] (Les Cent Nouvelles nouvelles, éd. cit., p. 166). Notons que les personnages allégoriques d’Amour et de Fortune ainsi que la matière ovidienne sont des lieux communs de la littérature médiévale et que le narrateur de la nouvelle aurait pu s’inspirer de beaucoup d’autres ouvrages. Je donne l’exemple de Guigemar hypothétiquement, justifiant cet exemple particulier par le grand nombre de ressemblances thématiques. Retour au texte

13 Héloïse et Abélard, Lettres et vies, trad. Y. Ferroul, Paris, Flammarion, 1996 (GF, 827). Retour au texte

14 Sur la combinaison particulière entre les styles courtois et comique dans Les Cent Nouvelles nouvelles, avec des effets ambigus, cf. J. BRUSKIN DINER, « The Courtly-Comic Style of “Les Cent nouvelles nouvelles” », Romance Philology, t. 47/1, 1993, p. 48-60. Retour au texte

15 Les Cent Nouvelles nouvelles, éd. cit., p. 167. Retour au texte

16 Ibid., p. 177. Retour au texte

17 Ibid., p. 179. Retour au texte

18 R. DUBUIS, Les Cent Nouvelles nouvelles, p. 80. Je ne vois pas l’action de Katherine comme une vengeance à proprement parler, mais plutôt comme une réprimande. Si elle retourne en Brabant pour se marier, ce n’est pas à mon sens par vengeance mais par nécessité existentielle ; ainsi, quand elle refuse la danse avec Gérard lors de sa fête de noces, elle lui fait payer certainement son comportement, mais ce rejet, quoique humiliant, n’a ni la vigueur ni la violence d’une vengeance. Retour au texte

19 Katherine serait-elle finalement celle qui applique le mieux la leçon du livre Remedia amoris ? Ovide affirme qu’il s’adresse autant aux femmes déçues qu’aux hommes, conseillant aux victimes de l’amour de s’éloigner à jamais de ceux et celles qui causent leur tourment, et de les remplacer par un(e) autre. Il évoque d’ailleurs quelques grandes héroïnes des Héroïdes qui auraient mieux fait de l’écouter et de rester en vie. Il serait intéressant, à une autre occasion, de prolonger la réflexion sur les thèmes de la lettre de Katherine en rapport avec les Héroïdes d’Ovide, bien connues au Moyen Âge. Elles ont été traduites en français au xiiie siècle, sous le titre Les epistres des dames de Grece, puis au xive siècle dans la cinquième mise en prose du Roman de Troie, ainsi qu’en italien par Filippo Ceffi. D’autres traductions seront réalisées au xve siècle, en français par André de la Vigne (Quatre Epistres d’Ovide) et Octovien de Saint-Gelais (Le livre des epistres de Ovide), ainsi qu’en espagnol dans Bursario de Juan Rodríguez de la Cámara. Retour au texte

20 V. L. BULLOUGH, « Transvestites in the Middle Ages », American Journal of Sociology, t. 79/6, 1974, p. 1381-1394. Cf. aussi l’étude approfondie de Valerie R. Hotchkiss : V. R. HOTCHKISS, Clothes Make the Man. Female Cross Dressing in Medieval Europe, New York, Garland, 2012 (1re éd., 1996) (Garland reference library of the humanities. New Middle Ages, 1). Retour au texte

21 V. L. BULLOUGH, « Transvestites in the Middle Ages », p. 1383. Retour au texte

22 Ibid. Retour au texte

23 Je pense, par exemple, au fabliau de Guerin, Berengier au lonc cul, ou à l’anonyme De la saineresse. Cf. aussi V. R. HOTCHKISS, Clothes Make the Man, p. 10. Retour au texte

24 Sauf dans le Roman de Silence où le transvestisme est imposé par le père à sa fille afin de lui garantir l’héritage, les personnages étudiés par Michèle Perret se transforment en hommes pour éviter des relations sexuelles : M. PERRET, « Travesties et transsexuelles : Yde, Silence, Grisandole, Blanchandine », Romance Notes, t. 25/3, 1985, p. 328-340. Retour au texte

25 Ibid., p. 328. Retour au texte

26 D’ailleurs, contrairement à celui des saintes et des héroïnes littéraires se déguisant afin de fuir leur famille hostile à leurs volontés (exception faite de Silence qui est élevée comme un garçon dès sa naissance), le déguisement de Katherine n’est pas un secret vis-à-vis de ses parents mais juste le moyen de pourchasser son vrai secret. Retour au texte

27 Mais, comme nous l’avons vu dès le début, Katherine elle-même hésite entre l’idéal et la réalité, et en même temps que son discours est d’abord fidèle aux lois des amoureux, elle le transgresse dès que Gérard lui propose une nouvelle expérience. J’y reviendrai. Retour au texte

28 Les Cent Nouvelles nouvelles, éd. cit., p. 177. Gérard pratique les remèdes les plus illustres du poème d’Ovide : la chasse au gibier et aux oiseaux, le bon sommeil de la nuit, et bien sûr, une autre femme. Retour au texte

29 R. Nelli, L’érotique des troubadours, Toulouse, Privat, 1963 (Bibliothèque méridionale, 2e série, 38), p. 74 ; R. Boase, The Origin and Meaning of Courtly Love. A Critical Study of European Scholarship, Manchester, Totowa, Manchester University Press, Rowman and Littlefield, 1977, p. 49 Retour au texte

30 André le Chapelain le caractérise comme amour pur : « C’est l’amour pur qui unit les cœurs de deux amants avec toute la force de la passion. Il consiste dans la contemplation de l’esprit et dans les sentiments du cœur, il va jusqu’au baiser sur la bouche, à l’éteinte et au contact physique, mais pudique, avec l’amante nue ; le plaisir ultime en est exclu, ce dernier étant interdit à ceux qui veulent aimer dans la pureté » (André le Chapelain, Traité de l’amour courtois, trad. Cl. Buridant, Paris, Klincksieck, 1974 (Bibliothèque française et romane. Série D : Initiation, textes et documents, 9), livre I, p. 125). Retour au texte

31 L’aveuglement comme éloignement d’Amour double la fatigue exagérée de Gérard car un des tourments classiques de la maladie d’amour est le manque de sommeil ; la comparaison de Gérard dormant à un pourceau le met bien en relief. Qui plus est, cet aveuglement accentue l’ironie envers l’aveuglement initial des amoureux, ces pouvres aveuglez, lesquels épris d’Amour, qui bande les yeulx de ses serviteurs, ne peuvent plus voir autre chose qu’eux-mêmes et ainsi risquent le scandale (Les Cent Nouvelles nouvelles, éd. cit., p. 163-164). Retour au texte

32 Ibid., p. 181. Retour au texte

33 En règle générale, les Cent Nouvelles nouvelles reflètent un monde patriarcal et hétérosexuel et, comme l’affirme David LaGuardia dans ses travaux, « homosexuality being a non-issue in this text » : D. LaGuardia, The Iconography of Power. The French Nouvelle at the End of the Middle Ages, Newark, University of Delaware Press, 1999, p. 159, n. 6. Cependant, ici et là, et il faut bien le dire marginalement, surgit la possibilité d’une tension homosexuelle, comme le suggère également le passage suivant de la nouvelle 64, où le curé prend plaisir explicitement à l’idée que le trenchecoille lui tâte les testicules : Or vint ce vaillant trenchecoille garny a la couverte main de son petit rasoir, et commença a vouloir mectre les mains aux coillons de monseigneur le curé : « A dya ! dit monseigneur le curé, faictes a traict et tout beau ; tastez les le plus doulcement que vous pourrez […] » (Les Cent Nouvelles nouvelles, éd. cit., p. 405). Comme je l’ai proposé ailleurs, la demande du curé ne représente pas la norme : c’est tout le contraire, elle redouble sa débauche initiale (il a couché avec presque toutes les jeunes femmes de la paroisse) et amène à sa castration physique et à sa féminisation symbolique. Menaçant ainsi les membres de la société fermée des maris par ses prouesses démesurées incomparables (qui les auraient symboliquement émasculés), ainsi que par une autre transgression qui semble être d’ordre (homo)sexuel, même si elle est inscrite dans son scénario de la farce, il est rejeté par sa double castration de la fraternité masculine. En d’autres termes, ce que les maris considèrent comme une inacceptable incitation à un/des contact/s interdit/s est éradiqué. Si le curé est condamné pour son commerce avec le trenchecoille (qui lui d’ailleurs ne fait que son travail), il n’en demeure pas moins que le narrateur a pu éveiller une tension autour du possible, inaccompli par ailleurs, moment homoérotique, comme c’est le cas dans notre nouvelle. Cf. T. BIBRING, « Farce et châtiment : lecture de la nouvelle 64 des Cent Nouvelles nouvelles », dans Autour des Cent Nouvelles nouvelles, p. 165-177. Retour au texte

34 Mary J. Baker suggère dans sa lecture jungienne de la nouvelle que, si Gérard ne reconnaît pas Katherine, c’est parce qu’il est détaché de son anima, et elle répond ainsi à l’observation d’Henri Coulet qu’elle cite, selon laquelle cette dénégation serait invraisemblable. M. J. BAKER, « The Image of the Woman in tales 26 and 99 of the Cent nouvelles nouvelles », Le Moyen Français, t. 24-25, 1989, p. 243-250, ici p. 246, n. 4. Je pense qu’il ne faut pas chercher ici de la vraisemblance car il s’agit d’un mécanisme littéraire. Le comique de la substitution, surtout dans le monde de la farce, est caractérisé par le manque de subtilité, de nuance et de finesse de la personne ‘dupée’. Plusieurs nouvelles du recueil se fondent précisément sur ce genre de niaiserie, où une personne prend la place d’une autre, surtout dans le lit nuptial, sans que le partenaire le sache. Or, par opposition à ces exemples où l’approche matérialiste célèbre non seulement la non-individualisation de la personne abusée, mais aussi celle de la personne abusante dépendante de sa ‘généralisation’, Katherine adhère au monde sentimental et désire la reconnaissance de sa personne. C’est ici qu’elle vit sa déception. Elle comprend qu’elle n’a rien de spécial et quitte le sentimentalisme en faveur du matérialisme ; elle reprend le bijou offert à Gérard et rentre en Brabant pour épouser ‘n’importe qui’. Notons également que Guigemar ne reconnaît pas non plus la malmariée tout de suite et surtout pas par son apparence physique (Lais du Moyen Âge, éd. cit., p. 42-44, v. 772-783). Retour au texte

35 La pouvrette estoit, sans gueres le monstrer, en grand destresse de cueur, et ne savoit lequel faire, ou de soy encores celer et le esprouver par subtilles paroles, ou de soy prestement faire cognoistre. Au fort, elle s’arresta que encores demourra Conrard et ne deviendra pas Katherine, si Gerard ne tient aultre maniere (Les Cent Nouvelles nouvelles, éd. cit., p. 174). Retour au texte

36 Le mot « potentiel » est significatif ici puisque l’inclination qui porte un personnage déguisé vers une personne du même sexe que lui, ou inversement, celle dont lui-même est l’objet, demeure toujours uniquement théorique voire fantasmatique. Dans la pratique, un dénouement viendrait toujours redresser le renversement sexuel qui est au centre de la confusion et permettre « un retour à la norme » (M. PERRET, « Travesties et transsexuelles », p. 329). Retour au texte

37 Ibid. Retour au texte

38 Ibid., p. 329. Retour au texte

39 Conrard/Katherine revient sur ce sujet à plusieurs reprises et quoiqu’il/elle le fasse afin de titiller Gérard, il semblerait qu’il/elle prenne un plaisir particulier à exalter la beauté féminine. Retour au texte

40 Les Cent Nouvelles nouvelles, éd. cit., p. 178. Retour au texte

41 Contrairement pourtant au lai de Guigemar qui s’achève a grant joie (A grant joie s’amie en meine ; / Ore ad trespassee sa peine. Lais du Moyen Âge, éd. cit., p. 48, v. 881-882), grande déception à la nouvelle : Katherine, plorant tendrement, pour le grand dueil qu’elle avoit du tresfaux tour qu’il luy avoit joué (Les Cent Nouvelles nouvelles, éd. cit., p. 180), rentre chez elle, seule, et si la nouvelle se termine sur la note d’une fête, celle-ci ne célèbre pas l’union des amoureux fidèles : Ainsi qu’avez oy perdit le desloyal [Gérard] sa femme (ibid., p. 181). Retour au texte

42 Je partage l’avis de Mary J. Baker (« Katherine’s success in self-individuation » : M. J. Baker, « The Image of the Woman », p. 244) et celui d’Alexandra Velissariou (« Katherine prend donc en main son existence » : A. Velissariou, Aspects dramatiques et écriture de l’oralité dans les Cent Nouvelles nouvelles, p. 179) concernant la prise en charge de Katherine, en émettant une réserve : Katherine se conformera finalement aux contraintes sociales. Retour au texte

43 M. PERRET, « Travesties et transsexuelles », p. 329. Retour au texte

44 D. LAGUARDIA, The Iconography of Power. Retour au texte

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Référence papier

Tovi Bibring, « Les trois visages de Katherine : subversions des modèles héroïques féminins dans la nouvelle 26 des Cent Nouvelles nouvelles », Bien Dire et Bien Aprandre, 36 | 2021, 233-246.

Référence électronique

Tovi Bibring, « Les trois visages de Katherine : subversions des modèles héroïques féminins dans la nouvelle 26 des Cent Nouvelles nouvelles », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 36 | 2021, mis en ligne le 01 février 2022, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/258

Auteur

Tovi Bibring

Université Bar-Ilan

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