L’Aventurière apprivoisée : Néronès l’audacieuse du Perceforest à Clyomon and Clamydes

  • The Taming of a Rogue: Nerones the Bold in the Perceforest and the Clyomon and Clamydes

DOI : 10.54563/bdba.340

p. 315-326

Résumés

Dans le présent article, je me propose d’analyser l’évolution de Néronès, personnage du Perceforest, un roman-fleuve composé à la cour Valois de Bourgogne. Ses aventures furent transposées sur scène par l’auteur de Clyomon and Clamydes (vers 1570-1580) qui remania le texte de sa source en cherchant à mieux l’adapter aux besoins du théâtre. Les contraintes dont il devait tenir compte l’amenèrent à réécrire certaines scènes afin de leur conférer une efficacité maximale sur le plan dramaturgique, mais aussi pour satisfaire aux critères du genre et aux règles de bienséance.

My paper examines the evolution of Néronès, a female protagonist of the Perceforest, an Arthurian romance written at the Valois court of Burgundy. Her adventures were adapted on stage by the author of Clyomon and Clamydes (ca. 1570-1580) who picked and rewrote some episodes of the story while omitting others, considered unsuitable for a theatrical production. Certain scenes were revised in order to make them as impactful as possible in terms of dramaturgy, but also to meet the requirements of the genre and to follow the rules of decorum.

Texte

Aujourd’hui, il n’est plus besoin de présenter longuement le Perceforest1, ce roman-fleuve proto-arthurien, probablement composé et certainement lu à la cour Valois de Bourgogne2. Au xvie siècle, le Perceforest connaît, grâce à l’imprimerie, une diffusion large bien au-delà des territoires bourguignons. Un des nombreux récits formant sa trame narrative a bénéficié d’un succès tout particulier. Il s’agit de l’histoire de Néronès et du Chevalier doré, imprimée en 1541 sous le titre La plaisante et amoureuse histoire du Chevalier Doré et de la pucelle surnommée Cuer d’Acier ; quatre autres éditions s’y sont ajoutées au cours du xvie siècle3. Ce même récit a servi de base à la pièce anonyme anglaise Clyomon and Clamydes, composée dans les années 1570-1580 et jouée par la troupe de la reine, Queen Elizabeth’s Men, formée en 1583.

Contrairement au rédacteur de l’imprimé français qui reproduit assez fidèlement le texte des chapitres respectifs du Perceforest, le dramaturge ne s’est pas borné à extraire de sa source la partie consacrée aux amours de Néronès et de son bien-aimé, appelé Nestor dans le roman français et Clyomon dans le texte anglais4. Il remanie considérablement sa matière pour qu’elle réponde aux besoins du théâtre, ce qui implique des suppressions, des ajouts et un travail de réécriture parfois assez important. Dans le présent article, je me propose d’analyser quelques scènes clés du récit des aventures de Néronès et d’examiner les changements opérés par le dramaturge pour adapter son histoire au théâtre.

Dans le Perceforest, Néronès est introduite au moment où Nestor, grièvement blessé, est transporté par le luiton Zéphir dans le jardin du château appartenant au père de Néronès, le roi de l’Estrange Marche. L’auteur nous donne d’emblée quelques premiers renseignements qui permettent de situer le personnage féminin, en indiquant son âge et son statut social et en soulignant sa beauté :

Mais je vous advertis que au plus pres de ce vergier avoit ung moult fort chastel enclos de deux rivieres a ung lez de la place, lesquelles cheoient illecques ensamble. Vray est qu’en ce chastel avoit une pucelle de quinse ans qui estoit fille au seigneur de ce païs, qui, voyant l’excessive beauté de sa fille, la faisoit illecq garder tres estroittement5.

Un seul détail complète ce bref portrait : au moment où elle aperçoit Nestor, Néronès est en train de se coiffer, un miroir à la main6, une activité marquée comme féminine et associée à la séduction. Le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris offre ici un parallèle intéressant : l’Amant y est accueilli par une belle femme nommée Oiseuse qui passe son temps à se mirer et à se peigner les cheveux7. Un élément renforce le rapprochement entre cette personnification de l’oisiveté aristocratique et Néronès : dans les deux récits, l’action se déroule dans un verger, lieu de l’amour par excellence, et qui plus est, ce verger est présenté comme impénétrable. Dans le Roman de la Rose, le jardin de Déduit est tout clos de haut mur bataillié8 et protégé par les statues des figures anti-courtoises telles que Haine et Envie ; l’Amant erre, ne sachant de quelle manière il pourrait y entrer, jusqu’à ce que Oiseuse vienne lui ouvrir une petite porte bien cachée. De même, dans le Perceforest, le chasteau et le jardin estoient clos de tant hault murs que l’en n’y eust sceu monter en nulle maniere ; l’apparition subite de Nestor provoque un étonnement général, puisqu’il n’estoit homme que en ce vergier peust entrer, s’il ne volloit en l’aer9. C’est le père de Néronès qui joue cette fois-ci le rôle de gardien du lieu interdit. Seule l’intervention d’un être surnaturel, Zéphir, permet à Nestor d’y pénétrer.

Dans la littérature critique, Oiseuse est vue comme une figure ambiguë ; elle est tantôt rapprochée de Luxure, représentée elle aussi avec un miroir et un peigne10, tantôt vue d’une façon plus positive comme « une forme de loisir qui permet à l’amour de se déployer11 ». Néronès semble, quant à elle, échapper à une telle ambivalence. Les quelques détails qui autorisent à la comparer à Oiseuse – la coiffure, le miroir, le lieu clos auquel est associée sa première apparition – préfigurent davantage le développement de l’intrigue, en annonçant une histoire d’amour à venir, plutôt qu’ils ne révèlent la complexité du personnage. Le portrait de Néronès, contrairement à celui d’Oiseuse qui s’étale sur plus de quarante vers, se distingue, on l’a dit, par son extrême brièveté. Il s’agit d’un choix conscient de l’auteur, qui s’attache, quelques paragraphes plus loin, à décrire l’apparence physique de Nestor et enrichit même son portrait de détails réalistes concernant la longueur de sa barbe, la couleur de sa peau ou encore sa poitrine12. Un voile de mystère plane en revanche sur Néronès dont on ne connaît même pas le nom13 ; sa personnalité sera révélée progressivement, d’abord par le biais de ses conversations avec Nestor, puis à travers les épreuves qu’elle devra subir pour être réunie à son bien-aimé.

Dans Clyomon and Clamydes, l’auteur anglais ne dispose pas du temps nécessaire pour développer longuement les échanges entre les deux personnages. De la première partie du récit qui va du moment où le Chevalier doré se retrouve dans le jardin de Néronès jusqu’à son départ du château14, seuls deux épisodes ont leur équivalent dans la pièce, à savoir la première rencontre des amants et le moment de leur séparation. Alors que l’auteur du Perceforest prend soin de montrer la naissance et le développement du sentiment amoureux, tout ceci est supprimé dans la pièce où la convalescence de Clyomon se déroule dans les coulisses et est simplement annoncée au spectateur par Néronès15. L’auteur de la pièce se devait alors de trouver des moyens autres pour construire son personnage féminin. Cela se fait d’abord grâce à l’ajout d’une scène nouvelle qui précède la rencontre entre Néronès et Clyomon et présente un échange entre la protagoniste et les seigneurs de sa cour :

Neronis. My Lords, come will it please you walk abroad to take the pleasant ayre ?
According to our wonted use, in fields both fresh and faire,
My Ladies here I know right well, will not gainsay the same.
1. Lord. Nor we sure for to pleasure you, Neronis noble Dame.
Neronis. Yes yes, men they love intreatie much, before they will be wonne.
2. Lord. No Princes that hath womens nature beene, since first the world begunne.
Neronis. So you say.
1. Lord. We boldly may,
Under correction of your grace
16.

« Néronès. Seigneurs, venez, cela vous plairait-il si on allait se promener pour prendre l’air, selon notre habitude, dans les beaux champs pleins de fraîcheur ? Je sais que les dames ici présentes ne s’y opposeront pas.
1er Lord. Nous non plus, afin de vous faire plaisir, noble dame Néronès.
Néronès. Oui oui, les hommes aiment bien qu’on les supplie avant de se rendre.
2e Lord. Non, princesse, c’est la nature féminine depuis le commencement du monde.
Néronès. C’est vous qui le dites.
1er Lord. En effet, avec votre permission. »

Dès ses premières répliques, l’héroïne se pose en initiatrice d’un débat autour de la condition de la femme ; elle n’hésite pas à inverser les rôles traditionnels, en attribuant aux hommes ce qui est considéré comme un trait caractéristique du comportement féminin. L’aspect comique de l’épisode est mis en valeur grâce à l’introduction du doggerel, c’est-à-dire du vers au nombre irrégulier de syllabes. Alors que le vers habituellement utilisé pour faire parler les personnages nobles est le fourteener comportant sept pieds iambiques, on passe ici de façon abrupte des vers de longueur traditionnelle aux vers n’ayant que trois ou quatre syllabes. Le doggerel qui permet l’alternance des mètres à des fins comiques est caractéristique du théâtre anglais de l’époque17. Toutefois, en raison de sa proximité avec le langage parlé, il apparaît plus régulièrement dans le discours des personnages comiques. Dans Clyomon and Clamydes, il est par exemple plus fréquent dans les répliques de Shift (Subterfuge) ; absent du Perceforest, ce personnage allégorique incarne la fourberie et sert plusieurs maîtres à la fois pour finir par tromper chacun d’entre eux. Lorsqu’un héros noble s’engage dans une conversation avec un personnage comique comme Shift, le vers connaît davantage de variations et peut comporter entre trois et vingt-cinq syllabes18. Ce qui distingue cependant le dialogue entre Néronès et les seigneurs de sa cour, c’est que tous les personnages impliqués sont nobles. L’utilisation du doggerel au sein de cet échange sert alors à révéler la personnalité de l’héroïne, prompte à la repartie, mais aussi à préparer le changement de son statut social : déguisée en sheepheards boy, puis en page19, Néronès devra mener une vie aventureuse pour échapper à un mariage indésirable et retrouver son bien-aimé.

Sa première apparition, teintée d’humour, donne la note à plusieurs des scènes où Néronès intervient par la suite. Dans l’épisode des adieux des amants, qui est aussi celui de la déclaration de leur amour, le sentiment amoureux est repensé en termes de transaction commerciale : Néronès compare Clyomon à un navire qui a fait naufrage ; une fois remis à neuf, il revient de droit à son réparateur20. Contrairement au Nestor du Perceforest, souvent représenté comme incapable de comprendre les allusions trop fines de sa bien-aimée21, Clyomon se reconnaît tout de suite dans l’image du navire naufragé et déclare appartenir de son plein gré à celle qui l’a remis en bonne santé. La scène oscille entre une relecture parodique et une dénonciation du topos du service amoureux, et présente Néronès comme un personnage entreprenant, susceptible de transgresser les limites imposées aux femmes. Ce trait caractérisait déjà son modèle dans le Perceforest, dont l’auteur cherche lui aussi à jouer avec la tradition courtoise en plaçant ses héros nobles dans des situations où ils s’exposent au ridicule. La visite impromptue du père de Néronès, une scène comique qui voit la jeune fille cacher son amant sous une pile de draps et de couvertures, en offre un exemple typique22. Il est remarquable que le dramaturge anglais n’ait pas repris cette partie du récit de sa source. S’il omet bien évidemment diverses autres scènes du très long texte français, la disparition de celle-ci est particulièrement surprenante. À la différence de certains épisodes, comme la scène de torture de Néronès par la sœur du roi de Norvège, qui aurait pu heurter la sensibilité de certains spectateurs23, ou encore les songes de l’héroïne qui auraient été difficiles à représenter avec les moyens techniques de l’époque24, la visite du père aurait pu facilement être adaptée telle quelle, sans modifications. Des épisodes de ce genre ne sont au reste pas rares dans les comédies anglaises de la même période. Je pense notamment aux Joyeuses épouses de Windsor de Shakespeare, une pièce postérieure, mais de peu, à Clyomon and Clamydes25, où l’on trouve une scène similaire à celle du Perceforest : Dame Ford, à qui Falstaff fait la cour, l’invite chez elle en prétendant que son mari sera absent ; surpris en flagrant délit par le Maître Ford, Falstaff est recouvert de draps sales et caché dans un panier à linge, vidé ensuite dans la Tamise26.

Pourquoi l’auteur de Clyomon and Clamydes, qui recourt volontiers au comique, a-t-il renoncé à cet épisode amusant qui se prêtait bien à une transposition théâtrale ? La réponse est sans doute à chercher dans le caractère hétéroclite du genre dont relève sa pièce. Comme le note Michelle Szkilnik à propos de la visite du père dans le Perceforest, « le détail réaliste du linge étendu sur le lit (et que la servante a pris soin de tordre le mieux possible) […] fait basculer la scène dans la farce », de sorte que tout l’épisode a « la tonalité du fabliau27 ». Or, contrairement aux Joyeuses épouses de Windsor, Clyomon and Clamydes n’est pas une comédie pure, mais une comédie héroïque28. Les arts poétiques de la Renaissance anglaise, dont la source principale est la Poétique d’Aristote, ne distinguent que deux genres principaux, la comédie et la tragédie, qui s’opposent sur trois points essentiels, à savoir le style, élevé ou bas, le développement de l’intrigue allant vers une fin tragique ou heureuse, et enfin le statut social des personnages, nobles ou d’origine plus modeste29. Mais les auteurs des traités d’art poétique sont bien conscients de l’existence d’un genre intermédiaire dont les représentants ne sont neither right tragedies, nor right comedies, mingling kings and clowns, pour reprendre les propos de Philip Sidney dans An Apology for Poetry30. Si ces pièces mélangeant la comédie et la tragédie sont sévèrement critiquées, elles continuent à être écrites, jouées et même publiées, comme le montre l’exemple de Clyomon and Clamydes. Son auteur tente de trouver le juste équilibre entre les deux genres : ses personnages nobles se trouvent confrontés à des situations qui glissent vers le comique et leur discours reflète ce changement de registre, mais ils ne sont jamais tournés en ridicule. C’est ce qui distingue la pièce anglaise du Perceforest où « un personnage peut être successivement noble, ridicule, pathétique, comique, sans qu’il faille discerner là un quelconque jugement de valeur », pour citer de nouveau Michelle Szkilnik31.

Quelles répercussions ce mélange des genres a-t-il eues sur le portrait de Néronès ? Si des scènes nouvelles ont été introduites pour montrer son ingéniosité et son esprit d’entreprise, certains épisodes empruntés au roman ont été réécrits pour faire d’elle un personnage plus sérieux, digne d’une tragédie. L’épisode où elle se rend sur la tombe de son ravisseur, le roi de Norvège, en offre l’exemple le plus frappant. Dans le Perceforest, cette scène constituait une étape sur le chemin de Néronès, déguisée en homme et partie à la recherche du Chevalier doré :

[…] elle s’embati un jour a la sepulture du roy Fergus, ou elle vey l’escripture en l’arbre qui disoit que la endroit gisoit le roy de Norwegue, que le Chevalier Doré avoit mis a mort. Et quant Cuer d’Acier eut veu la sepulture qui par l’advoement du tiltre representoit le lyeu ou gisoit le roy de Norwegue que le Chevalier Doré avoit occis, elle fut tant joyeuse que plus ne pouoit de ce qu’elle estoit si bien vengie du desleal roy et qu’elle sçavoit bien veritablement que le Chevalier Doré estoit au païs. […] Adont la pucelle entra dedens le temple, puis se mist a genoulx devant l’autel, ou elle fist ses prieres telles qu’elle les sçavoit. Ce fait, elle regarda et voit a son coup que au destre lez de l’autel pendoit ung escu doré sans autre enseigne. Puis jecta sa vue a l’autre lez et y vey l’escu du mauvais roy de Norwegue, qui pendoit la pointe contre mont, seigniffiant que le roy avoit esté mis a mort. Mais il vous fault entendre qu’elle ne se pouoit sauler de regarder l’escu doré, car elle cognoissoit bien qu’il estoit a son leal amy32.

La contemplation dans laquelle est plongée l’héroïne est interrompue par l’arrivée d’un vieux chevalier qui confirme ce que Néronès cherchait à savoir : le Chevalier doré, sain et sauf, se trouve dans la contrée, ce qui lui donne l’espoir de pouvoir le retrouver. Même si l’auteur n’explore pas longuement les sentiments de Néronès, le passage cité fait écho à la célèbre scène du Perceval de Chrétien de Troyes, où le héros demeure comme hypnotisé à la vue des trois gouttes de sang sur la neige33. De même que ce spectacle évoquait le visage de Blanchefleur, l’écu, emblème de l’identité chevaleresque de Nestor, rappelle à Néronès son ami et l’amène, comme c’était le cas pour Perceval, à « la soudaine révélation de la vie intérieure, de l’amour courtois sous sa forme la plus délicatement raffinée, la plus délicieusement courtoise, l’amour de loin34 ». Ainsi, Néronès s’approprie une expérience typiquement masculine de la littérature courtoise.

Dans Clyomon and Clamydes, l’épisode est profondément repensé. Tout en exploitant la trame narrative de sa source, le dramaturge procède à sa réécriture afin de composer une scène émouvante où Néronès tente de se suicider en voyant l’écu de son ami35. Dans le roman français, l’héroïne a su interpréter correctement les objets présentés dans le temple grâce aux lettres […] escriptes en ung gros chesne qu’elle avait lues précédemment36. Cette connaissance préalable enlève toute tension dramatique à la scène se déroulant au sein du temple où sont suspendus les deux écus. Néronès ne se demande pas si son bien-aimé vit encore, mais si et comment elle peut le retrouver. L’auteur de la pièce anglaise réunit en revanche les deux moments du récit en un seul : le tombeau, l’inscription et l’écu se situent au même endroit et, qui plus est, l’écu doré est le seul à être suspendu au-dessus de la tombe du roi de Norvège. N’ayant pas lu l’inscription qui raconte le duel entre Clyomon et le roi de Norvège, Néronès s’apprête à se suicider et, en véritable héroïne tragique, prononce un monologue écrit en fourteener, ce mètre réservé, on l’a dit, aux personnages nobles parlant sur un ton sérieux des choses graves. Le caractère savant de son discours est mis en valeur au moyen des références tirées de la mythologie antique. Elle mentionne l’une des trois Parques, appelée par son nom grec, Lachésis, avant d’invoquer les Muses :

That cruell wretch that Norway King, this cursed deed hath dunne,
But now to cut that lingring threed, that Lachis long hath spunne,
The sword of this my loving knight, behold I here do take,
Of this my wofull corps alas, a finall end to make :
Yet ere I strike that deadly stroke, that shall my life deprave,
Ye muses ayd me to the Gods, for mercie first to crave
37.

« Le roi de Norvège ignoble et cruel a commis ce crime épouvantable. Afin de couper le fil durable que Lachésis a longtemps déroulé et de mettre fin à mon corps malheureux, je m’empare de l’épée de mon chevalier bien aimé. Me voici qui porte ce coup mortel, un coup qui m’enlèvera la vie. Que les Muses me conduisent vers les dieux pour que je puisse implorer leur pitié. »

Le dénouement de la scène au tombeau atténue toutefois considérablement sa dimension tragique. Le suicide de Néronès est empêché par Providence, une des figures allégoriques introduites par l’auteur de la pièce. Bien qu’elle appartienne à l’univers noble de la tragédie, Providence apporte une note humoristique : elle implore la jeune fille de lire l’inscription gravée à côté de l’écu, tout en doutant qu’elle en soit capable. Ce changement de ton est marqué par le retour du doggerel :

Providence. […] Read, that if case thou canst it reade, and see if he be slaine
Whom thou doest love.
Neronis. Ah heavens above […]
38.

« Providence. […] Lis – à supposer que tu saches le faire – et apprends si celui que tu aimes
a été tué.
Néronès. Ô juste ciel […] ».

Le contraste entre les références savantes employées par Néronès et son incapacité supposée à lire l’inscription crée un effet comique qui rend la scène moins pesante, sans ridiculiser la protagoniste qui finit par lire le message et résumer son contenu pour le spectateur.

Le souci de ne pas porter atteinte à la dignité d’un héros noble anime l’ensemble de la pièce, mais il concerne tout particulièrement les personnages féminins dont la vertu est sujette à caution. L’auteur du Perceforest fait souvent preuve du même souci, comme le montre par exemple l’épisode de la visite impromptue du père. Lorsque Néronès décide de dissimuler Nestor dans son lit profond, elle cherche avant tout à préserver son honneur :

Et quant Nerones oÿ hurter a l’huis, elle dist au jenne chevallier : « Couchez vous sus ce lit et vous delivrez. – Comment, damoiselle, dist le chevalier, ne seroit ce point mieulx mon honneur de moy deffendre au trenchant de mon espee ? – Certes, mon amy, dist la pucelle, vostre espee n’y peut prouffiter, mais faittes ce que je vous dy pour garder mon honneur »39.

Si l’idéal de l’honneur masculin exige que Nestor affronte le roi de l’Estrange Marche, celui de la pudeur féminine interdit la révélation des amours secrètes. De façon générale, la question de l’honneur est au centre des aventures de Néronès dont le déguisement en un valeton nommé Cuer d’Acier menace son bonheur. Si elle hésite à se faire reconnaître, c’est parce qu’elle craint « d’offenser Nestor qui pourrait s’alarmer de retrouver sa bien-aimée transformée en aventurière40 ». Dans la scène finale, qui fait écho à celle de la visite du père41, Néronès est reconnue au moment où elle prend un bain, une activité associée à la concupiscence charnelle et à la débauche. Lorsque la mère de Nestor, la reine Lidoire, entreprend de dévoiler la véritable identité de Cuer d’Acier, elle use d’un stratagème assez risqué, en déclarant à son fils que son écuyer est en train de partager un bain avec la sœur de Nestor, Blanche :

Quant le roy et Nestor entendirent ce, ilz furent moult esmerveilliez, car Nestor sailly sus l’espee au poing, puis dist : « Madame, menez moy a l’outrageux ribaut pour en prendre vengance a vostre bon plaisir. » [...] Atant la royne entra en la chambre ou les trois pucelles se baignoient, et Nestor son filz aprés elle, sy doulant que plus ne pouoit. […] Nestor, qui estoit moult tourblé et desirant de vengier son doeil, entra en la chambre et puis print la couverture de la cuve, qu’il jecta au milieu de la chambre, puis regarde et voit trois moult belles pucelles aiant chascun ung chappel de rose sus la teste42.

L’ambiguïté de la scène est évidente : le bain commun suggère un acte sexuel et les trois pucelles, dénudées, ne portent que des couronnes de roses. Dans la version du manuscrit C, à savoir de l’exemplaire de la Bibliothèque de l’Arsenal, 3483-3494, ayant appartenu au duc de Bourgogne, Nestor ne manque pas d’adresser des reproches à sa bien-aimée, en évoquant une atteinte possible à son honneur :

– Certes, ma chiere mere, dist le chevalier, se Neronés pouoit estre reprise pour tel fait, il m’est advis qu’il y a a reprendre en ce qu’elle m’a fait blasme et a elle peu d’honneur quant elle s’est tenue entour moy comme elle a fait, et par especial depuis qu’elle me congneu. […] Mais, puis que je vous ay trouvee en bonne et honneste maniere, c’est le plus fort, et beney en soit le Dieu Souverain. Et s’il y a blasme, je suis content de l’avoir et vous l’honneur43.

Le comportement de Néronès est donc clairement perçu comme pouvant porter préjudice à sa dignité. Il n’est alors pas étonnant que le dramaturge anglais ait préféré supprimer ou réécrire les parties respectives de sa source. Il omet, on l’a vu, la scène de la visite du père. Les amours de Néronès et Clyomon ne se déroulent plus en cachette, car l’héroïne découvre le chevalier blessé en présence de plusieurs dames et seigneurs de sa cour. De même, le dévoilement de son identité a lieu devant l’ensemble de la cour présidée par Alexandre le Grand44. Le caractère public des deux scènes exclut tout écart de conduite. Le dramaturge prend soin de supprimer tout élément ambigu et d’évacuer l’érotisme sous-jacent du texte français : le peigne, le miroir, le bain, la nudité disparaissent de la pièce. Aussi bien dans le Perceforest que dans Clyomon and Clamydes, l’émancipation de Néronès n’est qu’illusoire et les rapports des sexes finissent par rentrer dans la norme. Ce qui distingue toutefois la pièce anglaise, c’est le souci de veiller à ce que le personnage féminin soit sans reproche, même dans les situations qui l’amènent à outrepasser les conventions sociales.

Pour conclure, lorsque l’auteur de la pièce anglaise remanie la matière du Perceforest, il tient à respecter plusieurs contraintes. L’économie de la mise en scène théâtrale l’oblige d’abord à supprimer certaines scènes mais aussi à en réécrire d’autres, afin de leur conférer une efficacité maximale sur le plan dramaturgique dans l’espace et le temps limités dont il dispose. Le genre de la comédie héroïque impose une contrainte supplémentaire, en exigeant à la fois de recourir au comique et de préserver la dignité des héros nobles. La troisième contrainte concerne enfin plus spécifiquement les personnages féminins : leur vertu étant perçue comme plus fragile, le dramaturge cherche à effacer les ambiguïtés de son texte-source. Si la Néronès anglaise revendique son autonomie et fait entendre sa voix avec fermeté, elle se heurte quand même aux limites de la représentation théâtrale de l’époque. « Que Médée soit farouche et indomptable », certes, mais qu’elle « n’égorge pas ses enfants devant le public45 ».

Notes

1 Nous utilisons l’édition du Perceforest préparée par Gilles Roussineau, en particulier les tomes suivants : Perceforest. Troisième partie, éd. G. Roussineau, t. 1-2, Genève, Droz, 1988-1991 (Textes littéraires français, 365, 409). Retour au texte

2 Pour sa datation controversée, cf. Chr. Ferlampin-Acher, Perceforest et Zéphir. Propositions autour d’un récit arthurien bourguignon, Genève, Droz, 2010 (Publications romanes et françaises, 251), p. 15-86. Retour au texte

3 S. Capello, « La double réception du Chevalier Doré (Denis Janot, 1541 ; Denis de Harsy, 1542 ; Jean Bonfons, s. d.) », Studi francesi, t. 159, 2009, p. 535-548. Retour au texte

4 Pour un résumé de l’histoire de Néronès dans le Perceforest, cf. L.-F. Flutre, « Études sur le Roman de Perceforêt (Sixième article) », Romania, t. 89, 1968, p. 355-386, ici p. 371-381. Retour au texte

5 Perceforest. Troisième partie, éd. cit., t. 1, p. 93 (ch. 11). Retour au texte

6 Celle jenne pucelle […] tenoit en sa main ung miroir pour mettre son chief a point (ibid.). Retour au texte

7 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. et trad. A. Strubel, Paris, Librairie générale française, 1992 (Le livre de poche, 4533 – Lettres gothiques), p. 70, 72, 74, v. 521-618. Cet emprunt au Roman de la Rose ne serait pas le seul : d’après Christine Ferlampin-Acher, le luiton Zéphir s’inspire du Genius de Jean de Meun : Chr. Ferlampin-Acher, Perceforest et Zéphir, p. 300-304. Retour au texte

8 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. cit., p. 48, v. 131. Retour au texte

9 Perceforest. Troisième partie, éd. cit., t. 1, p. 94 (ch. 11). Retour au texte

10 Pour un aperçu des études, assez nombreuses, à ce sujet, cf. C. alvar, « Oiseuse, Vénus, Luxure : trois dames et un miroir », Romania, t. 106, 1985, p. 108-117. Retour au texte

11 A. Blamires et G. C. Holian, The Romance of the Rose Illuminated. Manuscripts at the National Library of Wales, Aberystwyth, Cardiff, University of Wales Press, 2002, p. 11 : « that form of leisure which enables love to thrive ». Retour au texte

12 Perceforest. Troisième partie, éd. cit., t. 1, p. 97 (ch. 11) : Et n’avoit de barbe sy non ung petit de poil vollage qui lui commençoit a venir. Il avoit le viaire bien fait et meslé de bonne couleur entre blanche et brune et une chiere hardie et noire chevelure. Et de tous autres membres il estoit estoffé tant bien que merveilles, et aussi monstroit il bien qu’il estoit homme vertueux, car il avoit la poittrine relevee, pelue, garnie de oz et de pou de char. Retour au texte

13 Le lecteur apprendra son nom au même moment que Nestor. Cf. ibid., p. 106 (ch. 11). Retour au texte

14 Ibid., p. 93-122 (ch. 11-12). Retour au texte

15 Clyomon and Clamydes. A Critical Edition, éd. B. Littleton, La Haye, Paris, Mouton, 1968 (Studies in English literature, 35), p. 110, v. 1024‑1025. Retour au texte

16 Ibid., p. 99-100, v. 741-751. Retour au texte

17 Early Plays from the Italian, éd. R. W. Bond, Oxford, Clarendon Press, 1911, p. lxxxi-xc. Retour au texte

18 Cf. par exemple les échanges entre Clyomon et Shift : Clyomon and Clamydes, éd. cit., p. 75-78, v. 107-164. Retour au texte

19 Ibid., p. 128, 131, v. 1513, 1596. Retour au texte

20 Ibid., p. 111-112, v. 1055-1068. Retour au texte

21 Par exemple dans les scènes où Nestor ne reconnaît pas sa bien-aimée déguisée en homme, malgré ses nombreuses tentatives de lui révéler la vérité. Cf. M. Szkilnik, « Des femmes écrivains. Néronès dans le Roman de Perceforest, Marte dans Ysaye le Triste », Romania, t. 117, 1999, p. 474-506, ici p. 478-488. Retour au texte

22 Perceforest. Troisième partie, éd. cit., t. 1, p. 118-121 (ch. 12). Retour au texte

23 Ibid., t. 2, p. 210-212 (ch. 39). Retour au texte

24 Pour les songes de Néronès, cf. M. Szkilnik, « Des femmes écrivains », p. 480-484. Retour au texte

25 Publiée pour la première fois en 1602, elle aurait été composée vers 1597. Retour au texte

26 William Shakespeare, The Merry Wives of Windsor, éd. H. J. Oliver, Londres, Methuen, 1971 (The Arden edition of the works of William Shakespeare), p. 79-90 (acte III, scène 3). Retour au texte

27 M. Szkilnik, « Des femmes écrivains », p. 476-477. Retour au texte

28 Les critiques anglophones utilisent des termes divers pour désigner ce genre : « tragi-comedy », « dramatic romance », « heroic play », « romantic drama », ou encore « romantic play ». Cf. E. Koroleva, « L’irréductible Alexandre dans Clyomon and Clamydes : d’un roman médiéval à une comédie élisabéthaine », dans L’entrée d’Alexandre le Grand sur la scène théâtrale européenne (fin xvexixe s.), dir. C. Gaullier-Bougassas, Turnhout, Brepols, 2017 (Alexander redivivus, 9), p. 237-251, ici p. 238. Retour au texte

29 Cf. ibid., p. 239-240. Retour au texte

30 Philip Sidney, An Apology for Poetry or The Defence of Poesy, éd. G. Shepherd, Londres, Thomas Nelson, 1965 (Nelson’s medieval and Renaissance library), p. 135. Retour au texte

31 M. Szkilnik, « Des femmes écrivains », p. 478. Retour au texte

32 Perceforest. Troisième partie, éd. cit., t. 2, p. 250-251 (ch. 41). Retour au texte

33 Chrétien de Troyes, Perceval ou le Conte du Graal, dans Id., Œuvres complètes, éd. et trad. D. Poirion et al., Paris, Gallimard, 1994 (Bibliothèque de la Pléiade, 408), p. 788-789, v. 4162-4215. Retour au texte

34 J. Grisward, « Com ces trois goutes de sanc furent, Qui sor le blance noif parurent. Note sur un motif littéraire », dans Études de langue et de littérature du Moyen-Âge offertes à Félix Lecoy, dir. G. Bianciotto, J. Grisward, G. Hasenohr et Ph. Ménard, Paris, Champion, 1973, p. 157-164, ici p. 157. Retour au texte

35 Clyomon and Clamydes, éd. cit., p. 128-130, v. 1514-1565. Retour au texte

36 Perceforest. Troisième partie, éd. cit., t. 2, p. 251 (ch. 41). Retour au texte

37 Clyomon and Clamydes, éd. cit., p. 129, v. 1540-1545. Retour au texte

38 Ibid., p. 130, v. 1554-1556. Retour au texte

39 Perceforest. Troisième partie, éd. cit., t. 1, p. 118-119 (ch. 12). Retour au texte

40 M. Szkilnik, « Des femmes écrivains », p. 479. Retour au texte

41 Cf. S. Albert, « Les vertus de la “bonne laissive”. Polysémie des actes de lavage dans le Roman de Perceforest », dans Laver, monder, blanchir. Discours et usages de la toilette dans l’Occident médiéval, dir. S. Albert, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006 (Cultures et civilisations médiévales, 37), p. 135-151, ici p. 145-148. Retour au texte

42 Perceforest. Troisième partie, éd. cit., t. 2, p. 366-367 (ch. 46). Retour au texte

43 Ibid., t. 2, p. 423. Retour au texte

44 Clyomon and Clamydes, éd. cit., p. 153-156, v. 2145-2208. Retour au texte

45 Horace, Épître aux Pisons ou Art poétique, dans Id., Épîtres, éd. et trad. Fr. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1955 (1re éd., 1934) (Collection des Universités de France. Série latine, Collection Budé, 78), p. 209, 212, v. 123, 185. Retour au texte

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Référence papier

Elena Koroleva, « L’Aventurière apprivoisée : Néronès l’audacieuse du Perceforest à Clyomon and Clamydes », Bien Dire et Bien Aprandre, 36 | 2021, 315-326.

Référence électronique

Elena Koroleva, « L’Aventurière apprivoisée : Néronès l’audacieuse du Perceforest à Clyomon and Clamydes », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 36 | 2021, mis en ligne le 01 février 2022, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/340

Auteur

Elena Koroleva

Université de Lille

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