Soixante ans après… Message d'un enquêteur

DOI : 10.54563/bdba.421

p. 5-8

Texte

Le titre de ce message évoque Vingt ans après d'Alexandre Dumas… Un ancien combattant voudrait témoigner de l'état d'esprit des pionniers de la recherche atlantographique qui a beaucoup évolué depuis les années 1960. Merci à Esther et à l'équipe qui a organisé cette Journée. Je salue tous les participants, en particulier mon ami Patrice Brasseur.

Quel dialogue numérique ? Numériser, oui, mais dans quel but ? Que peut apporter un dialogue entre des données d'atlas numérisées ? Comment résoudre les problèmes de compatibilité qui vont se poser ?

L'idée fondatrice d'Albert Dauzat, quand il a lancé les atlas par région, était d'accéder à la richesse et à la diversité des parlers locaux. La collection comporte actuellement 50 volumes pour 25 régions. Nous prendrons comme exemple des atlas d'Oïl. Ils sont dans diverses phases d'achèvement.

Atlas achevés :

  • Bourgogne : volume 5 paru en 1979
  • Centre : volume 3 paru en 1982
  • Lorraine romane : volume 4 paru en 1998
  • Franche-Comté : volume 4 paru en 1991
  • Champagne et Brie : volume 4 paru en 2012
  • Normandie : volume 5 paru en 2019

Atlas en cours de publication :

  • Bretagne romane, Anjou, Maine : volume 3 paru en 1999
  • Île-de- France, Orléanais, Perche, Touraine : volume 2 paru en 1978
  • Wallonie : volume 17 paru en 2011 par Esther Baiwir
  • Picard : volume 2 paru en 1997.

Dans le cadre du groupe de recherche CNRS dit « des Atlas », j'ai participé à la réalisation de l'Atlas du Centre, à des enquêtes en Bourgogne et en Lorraine. L'historique des atlas de la Lorraine romane et de la Picardie montre bien, je crois, les difficultés auxquelles va se heurter un dialogue numérique. L'Atlas lorrain roman a été réalisé par trois enquêteurs. À partir de 1965, mon ami Jean Lanher, avec Jean Richard et Alain Litaize, ont élaboré un questionnaire de 1531 questions ; les réponses devaient être notées sur le cahier même, chaque cahier d'enquête correspondant à un point. Les quatre volumes publiés comprennent 1273 cartes, soit 85 % du questionnaire. Les cartes n'ont pas été numérisées.

L'élaboration de l'Atlas picard fut très différente. La Société de dialectologie picarde lancée par mon maître Henri Roussel créait d'utiles liens entre wallonisants et picardisants. Des enquêtes furent menées à partir de 1960. Le questionnaire définitif de Raymond Dubois, considérablement augmenté par Robert Loriot, compte 4 558 questions dont 104 sur le vocabulaire des mines de charbon du Nord-Pas-de-Calais.

Quand j'ai été désigné en 1982 pour terminer les enquêtes et publier l'Atlas picard, j'ai établi avec Maurice Lebègue un questionnaire restreint qui comporte les 1 150 questions signalées par Dubois comme les plus importantes.

La situation actuelle de ce qu'on appelle maintenant ALPic résulte du fait que deux objectifs ont été poursuivis simultanément : le projet de Loriot et Dubois était de collecter le maximum de données pour contribuer à un inventaire général du picard, et, en même temps, de réaliser un atlas linguistique régional. Les 662 cartes publiées ne représentent que 58 % du questionnaire restreint et 15 % du questionnaire initial. D’autre part, tous les cahiers d’enquête n’ont pas été exploités.

Le souci de sauvegarder le maximum de données récoltées par le questionnaire Loriot, qui a été utilisé jusqu'en 1982, amène, me semble-t-il, à diversifier les approches numériques. Les données particulières à une sous-région pourraient faire l'objet de cartes partielles, comme celles de l'Atlas linguistique des côtes de France réalisé par Patrice Brasseur. On pourrait envisager de numériser des listes de réponses au grand questionnaire Loriot pour les questions qui n'ont pas été posées partout. Il faut aussi choisir quel type de notation facilitera le dialogue numérique : API, Rousselot, lemme ? Gérard Taverdet a publié des index lemmatisés concernant la Bourgogne, la Champagne et la Brie. Alain Dawson et moi-même nous avons publié un index lemmatisé et étymologique des deux volumes picards. La numérisation des index pourrait contribuer au dialogue inter-atlas.

Une question m'obsède : que faire de toutes les données non-cartographiables, que je refuse de qualifier de « déchets », dont la récolte a tant coûté ? Les cahiers d'enquête ont été photocopiés, mais ils ne sont pas publiables en l'état. Il est nécessaire de préciser l’objectif poursuivi. Les données qui ne subsistent que dans de petites zones pourraient être numérisées sous forme de listes, par exemple le 'crochet à seaux tombés dans le puits' (cat d'puch).

En 60 ans, le dialectologue est passé du cahier d'enquête à l'exploitation numérique… Il doit « en même temps », comme dit un Président, assumer le changement d'objectif et éviter de sacrifier le trésor des récoltes de terrain.

Nous allons, je l'espère, dégager des pistes qui permettront d'exploiter et de valoriser ce que nous avons amassé pendant un demi-siècle.

Le vœu que je forme, au nom de nos enquêteurs disparus, c'est de faire connaître aux chercheurs, grâce aux systèmes de numérisation, le plus possible de données collectées. Je fais mienne la réflexion du poète Yves Bonnefoy : « La connaissance est le dernier recours de la nostalgie ». Mais vous, génération nouvelle, dans une société différente, vous mettrez en œuvre une géolinguistique ouverte, en anglais open access. Bonne route !

Citer cet article

Référence papier

Fernand Carton, « Soixante ans après… Message d'un enquêteur », Bien Dire et Bien Aprandre, 35 | 2020, 5-8.

Référence électronique

Fernand Carton, « Soixante ans après… Message d'un enquêteur », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 35 | 2020, mis en ligne le 01 février 2022, consulté le 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/421

Auteur

Fernand Carton

Université de Lorraine / ATILF-CNRS

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