Une mine à exploiter : l’Atlas linguistique et ethnographique picard

DOI : 10.54563/bdba.757

p. 101-132

Plan

Texte

La métaphore minière est un appel. La Région qui rassemble maintenant toute la Picardie dispose grâce à l’Atlas linguistique et ethnographique picard, désormais ALPic (Carton Fernand/Lebègue Maurice 1989, 1997), d’un patrimoine dialectologique d’une grande richesse, accessible aux chercheurs sous forme de lexiques, de fichiers, de corpus oraux et écrits (Picartext) et de cartes linguistiques trop peu exploitées. Il est complémentaire de l’Atlas Linguistique de la France, désormais ALF (Gilliéron, Jules / Edmont, Edmond, 1902-1910).

C’est un devoir de stricte justice de rendre hommage aux chercheurs qui y ont travaillé, et d’évoquer les difficultés de leur entreprise. L’ALPic a « une longue histoire » (Simoni 1991, 581-584). Il fut d’abord placé sous la direction de Robert Loriot (†1980), professeur à l’Université de Dijon, et de Raymond Dubois (†1963), attaché de recherche au CNRS, responsable de l’Inventaire Général du picard1. Les enquêtes ont été menées notamment par † Claude Deparis, enseignant détaché, de 1964 à 1981. Le CNRS a confié en 1982 la responsabilité de l’achèvement des enquêtes, des contrôles, de la confection des cartes et de la publication à Fernand Carton et à † Maurice Lebègue, avec l’aide précieuse de Roger Berger, † Jacques Chaurand et Denise Poulet. Les deux volumes parus de l’Atlas comportent 650 cartes portant sur 127 points d’enquêtes. Ce « conservatoire » des parlers picards couvre cinq départements français. Nous voudrions montrer l’intérêt que présentent les données recueillies en présentant six types d’exploitation des données récoltées, dans différents champs de recherche.

Les noms du coq et du chat : un conflit homophonique2 ?

La célèbre étude de Gilliéron et Roques (1912) sur les noms du coq dans le sud-ouest a servi de modèle pour la confrontation des cartes ALPic 191 « chat » / 196 « coq » et de l’ALF 250 « chat » / 320 « coq ». Aux 127 points de l’ALPic, nous ajoutons les formes recueillies par Claude Deparis dans 13 localités réputées picardes situées dans le Hainaut belge.

Évolutions phonétiques

Les /k/ initiaux de CATTUS (FEW 2, 515) et de KOK (FEW 2, 858) se maintiennent en picard. On ne trouve [tЄa] « chat » qu’en Hainaut belge. Le /t/ final du produit de CATTUS disparaît dès l’ancien picard, alors que /k/ final de [kok] se maintient sporadiquement, mais il s’est effacé devant le /s/ de flexion dès le xiiisiècle (Flutre, 1977). Ainsi le [a] accentué de CATTUS en finale absolue se maintient dans le nord du domaine avec une articulation plutôt antérieure, alors qu’il se postériorise jusqu’à [ó] fermé dans le Pas-de-Calais, la Somme, l’Oise. Selon Flutre, ce recul articulatoire s’est amorcé au début du xviie siècle. Cet [ó] fermé suit la même évolution que le [o] issu de [a+u] et passe à [œ] en de nombreux points de la Somme.

L’analyse spectrographique (Carton 1992) a montré en Artois des [a] postérieurs de la série non labiale, proche du [ó] suédois par exemple (voyelle cardinale secondaire). Le /o/ accentué de KOK est [ó] fermé quand il est venu en finale absolue. Il s’est postériorisé et il est passé à [u] dans le Pas-de-Calais, la Somme, le Vermandois, le nord de l’Oise. Dans d’autres zones que révèle la carte 196, ce [ó] a au contraire avancé son lieu d’articulation et s’est labialisé. Contrairement aux produits de CATTUS, ce [ó] de coq, devenu final, s’est sporadiquement allongé et même diphtongué.

Formes homophones et formes différenciées

Ainsi [ko], en picard, peut désigner à la fois le coq et le chat. Divers processus de différenciation sont utilisés par les témoins pour distinguer deux animaux domestiques qui se côtoient dans la cour de ferme. Avec l’emploi de ‘colo’ « petit coq », on est en présence d’une différenciation lexicale comme en Gascogne. Mais la différenciation est ici surtout phonétique. Selon le nombre de points où les timbres après [k] ont été relevés, on peut proposer le tableau distributionnel suivant :

Tableau 1.

Tableau 1.

On voit que les stratégies sont très diverses. Chat n’est jamais [ku] et coq n’est jamais [ka]. Les occurrences les plus fortes correspondent à l’étymologie. [ko] et [kœ], formes « senties » comme plus dialectales, peuvent être aussi bien « chat » que « coq ». Contrairement à ce qui s’est passé anciennement en Gascogne, le conflit homophonique n’est pas résolu dans près de 20% des points d’enquête.

Le risque d’homophonie n’a pas empêché la forte tendance à la postériorisation de l’un et l’autre mot, tendance qui affecte d’importantes séries de mots usuels. Cette évolution phonétique bien picarde a été freinée, mais pas partout.

Le nord du domaine semble plus archaïsant. L’emploi du français [kòk] « coq » en face de [ko] « chat » est peut-être une solution à ce conflit homophonique. Colo est le nom picard du coquelet, petit coq : il ne se trouve que dans cette zone au sens de coq. La carte d’après l’ALPic (fig. 1) est donc compliquée ! Cela s’explique sans doute en partie par le fait que le picard étant de moins en moins parlé, les témoins de 1960-1970 ont eu tendance à surdifférencier les deux mots.

Comparaison des cartes chat et coq de l’ALF et de l’ALPic

Les enquêtes de ces deux atlas ont été menées à plus d’un demi-siècle d’intervalle. Le tableau comparatif suivant présente les pourcentages d’emploi.

Figure 1.

Figure 1.

Carte de synthèse ALPic chat/coq

Tableau 2.

Tableau 2.

L’ALPic présente proportionnellement un peu moins de cas d’homophonie et d’emploi de la forme française que l’ALF. Les enquêteurs des années 60-70 ont, semble-t-il, noté avec précision les différenciations phonétiques.

Bilan de la recherche

Le conflit homophonique a été évité surtout par des différenciations de timbres vocaliques. Il n’y a pas de solution au conflit par l’emploi de métaphores secondaires. La distinction de type lexical – si on considère ainsi l’emploi de ‘colo’ – a joué beaucoup moins qu’en Gascogne (3,57%). Dans le domaine picard, il n’y a eu qu’une solution préventive. Les évolutions phonétiques ont suivi leur cours pour ces deux mots, d’où cette diversité de types. On est en présence d’une situation bien différente de celle qu’ont décrite Gillieron et Roques (1912), d’abord parce que le picard n’a connu l’évolution génératrice d’ambiguïté qu’à une époque relativement récente – après le xvie siècle. Or à cette date le français gagnait rapidement du terrain sur ce qui devenait des patois. Réduits à un usage plus restreint, les parlers de ce vaste domaine ne semblent pas avoir éprouvé autant que la Gascogne le besoin de résoudre ce conflit. Quand ils l’ont fait, c’est par des distinctions cohérentes avec le phonétisme local, variées, peu stables.

Nous nous bornons ici à l’analyse des mécanismes proprement linguistiques. Une explication complète requerrait l’étude des facteurs externes, tels que le contexte situationnel dans la communication.

Palatalisation consonantique picarde : approches phonétique et phonologique

Loriot (1965) a signalé ce qu’il appelle un « îlot moderne de palatalisation spontanée en picard du nord-amiénois ». Dans cette zone, les /k/, /g/ suivis d’une voyelle antérieure en syllabe accentuée sont passés progressivement en picard moderne aux mi-occlusives /tch/,/dj/. Nous avions mis en évidence (Carton, 1967) un phénomène analogue de palatalisation secondaire des vélaires /k/,/g/ devant voyelle antérieure et /a/ nasal, évoluant jusqu’aux mi-occlusives dans la région lilloise. Exemples : ‘tchir’ « cher », ‘tchur’ « cuir », ‘tcheur’ « cœur », ‘tchamp’ « champ ».

Alain Dawson a étudié, dans une thèse remarquable (2006), la dialectique ‘variation / cohésion dialectale’ en mettant l’accent sur la seconde, qu’il estime insuffisamment traitée par les dialectologues. Il a utilisé les données du volume III de l’ALPic. Il a pu automatiser les traitements, grâce à la constitution d’une base de données comportant l’intégralité des données publiées dans ce volume (le fichier principal comporte 44450 enregistrements, représentant 350 cartes pour 127 points d’enquête). Dawson a ainsi pu extraire et analyser toutes les occurrences des vélaires /k/ et /g/ et leurs produits palatalisés, objet principal de sa thèse. Un ensemble de 38 cartes publiées en annexe de la thèse (ainsi que plusieurs cartes intégrées dans le corps de la thèse) synthétise les résultats de l’étude en offrant une réinterprétation, à l’aide de symboles, des phénomènes observés dans les cartes originales de l’ALPic. À partir de cette étude, Dawson propose une ‘théorie des correspondances dialectales’, application particulière de la théorie des correspondances (McCarthy et Prince, 1995), qui lui permet de rendre compte de la cohésion dialectale par des contraintes de correspondance agissant entre variétés en contact. Son modèle théorique lui permet notamment de rendre compte de la distribution complexe des différentes réalisations de la paire minimale ‘chaud ~ queue’. Une première disjonction oppose les variétés où l’opposition se réalise sur la consonne [k/t], affriquée ou non, et celles où l’opposition se réalise sur la voyelle ([o/ø], antérieure ou non. Mais les disjonctions secondaires, où les modalités vocalique et consonantique de l’opposition coexistent, sont distribuées dans l’espace de telle manière que les correspondances dialectales conservent leur potentialité explicative du maintien de la cohésion, ce qui semble confirmer la validité de la proposition.

Les figures 2 et 3 présentent le traitement opéré par Dawson des cartes ALPic 459 « (une) aiguille » et ALPic 567 « (le) dernier-né », type ‘culot’ (dérivé de ‘cul’), typisées par traitement informatique. Les deux îlots de points noirs représentent les formes avec affriquées voisées /dj/ (dans ‘aidjule’) et non voisées (dans ‘tchulot’) (fig. 3).

Figure 2.

Figure 2.

Carte typisée « aiguille ».

Figure 3.

Figure 3.

Carte typisée « culot » (dernier-né).

Substantifs et adverbes signifiant « un peu » : l’exemple de ‘molé’3, marqueur identitaire en expansion4

Les volumes I et II de l’ALPic présentent 45 cartes de morphologie. La question 3811 ‘un peu’ du questionnaire a permis recueillir onze locutions adverbiales, fonctionnant comme déterminants et indiquant une quantité approximative ou estimée. L’interprétation des données est difficile car elle regroupe des éléments liés à des mentalités régionales dont les représentations diffèrent ou se modifient selon l’évolution sociale.

Figure 4.

Figure 4.

La figure 4 interprète les données recueillies à partir de la carte ALPic 653. Aux points sans mention, les témoins n’ont répondu qu’à la question suivante (3912 « une toute petite quantité ») : ‘bique’, ‘brin’, ‘buque’, ‘butchette’, ‘flèpe’, ‘ferloque’, ‘pète’, ‘zique’, ‘ziquette’. La carte et le tableau comparatif font état des 10 réponses obtenues par Claude Deparis dans le Hainaut belge. Ces données ont été comparées à celles de la carte 1007 de l’ALF « un peu », en tenant compte des attestations multiples.

Tableau 2.

Tableau 2.

Tableau comparatif

Interprétation

Il convient de prendre en compte le fait qu’un demi-siècle environ sépare les deux enquêtes, ainsi que la différence de passation des questionnaires (réponses plus spontanées pour l’ALF). Les constatations suivantes peuvent être proposées.

Le nombre de réponses du type ‘molé’ est plus grand dans l’ALPic que dans la carte correspondante de l’ALF : ‘molé’ +21. Le type ‘in moné’ absent de l’ALF, est attesté en 10 points de l’ALPic. ‘Molé’ et ‘moné’ atteignent 46,93% de l’ensemble des appellations, taux significatif, et forment une aire compacte dans la Somme et l’Artois. Il est lié au fait qu’il s’agit de marqueurs identitaires.

Deux types notés dans l’ALF 1007 n’ont pas été signalés dans ALPic 653 : ‘in brin’ et ‘èn’ miette’. ‘In (tiot) molé’ est un nominal prenant la valeur adverbiale, souvent précédé de ‘p’tit’, ‘p’tiot’, ‘tchio’, qui assument une double fonction : étoffer phonétiquement le monosyllabe et en renforcer la valeur hypocoristique.

Attestations de ‘molé’ / ‘moné’

À notre connaissance5 les plus anciennes attestations apparaissent sous la plume de François Thuillier dit Jacquet (Carton 2007) : Compliment à Gresset pour son mariage, 22 février 1751 « M’n avis est peinsé qui li feut ein molet d’homme » (à mon avis, je pense qu’il lui faut un peu d’homme, v. 20). Il parle de la jeune épouse d’un auteur célèbre. Cet épithalame égrillard, récité par un marchand tapissier « patoiseur » déguisé en paysan, a une liberté de ton que tolérait la coutume. Le même écrit le 12 août 1753 (v. 1) « J’ai fouait dis qu’a peursent un molet de grimouillure… » (J’ai fait jusqu’à présent un peu de griffonnage). Le mot se retrouve au v.18 et 36. Nous avons trouvé 7 autres attestations de molet entre 1751 et 1791, toujours dans des contextes facétieux ou satiriques. Aux siècles suivants, nombreux sont les lexiques où figure ‘molet’ (« un peu »). Au point 82, au nord de Saint-Quentin, l’enquêteur de l’ALPic a noté que ‘molé’ est « senti comme un mot de la Somme ». Cette locution adverbiale est citée comme très vivante dans de nombreux lexiques régionaux et revendiquée comme particulier à la Picardie « propre », et reconnue comme « un mot d’ailleurs » par les départements voisins. Landrecies (1994) ne l’a pas trouvé chez les écrivains du bassin minier. Depuis le milieu du xixe siècle, les attestations de la locution ‘in mol(l)et’ ou ‘molé’ ont été nombreuses dans la littérature populaire et les lexiques régionaux.

Edmont (1897) écrit : « molé, substantif et adverbe : peu, petite quantité […]. Signifie quelquefois une quantité quelconque, plus ou moins grande ». Il s’emploie fréquemment avec une nuance ironique ou péjorative pour donner une idée d’insignifiance : ‘in molé d’sous’ (« un peu de sous »), ‘in molé dè gveu’ (« son peu de cheveux »), ou une quantité peu importante. Flutre (1955) note : « Se dit parfois d’un petit enfant ». Ce mot entre dans de nombreuses expressions qui intriguent les ‘gens’ d’ailleurs. Par exemple Vasseur (1963), signale : ‘in molé gramin’, littéralement « un peu beaucoup ».

L’isoglosse sud de ‘molé’ fait partie d’un faisceau d’isoglosses suivant d’assez près la limite départementale et la limite Artois/Somme (ALPic 3). Vasseur (1963) signale moné (avec o nasal) à Cayeux Sur Mer. Debrie (1961) relève trois attestations de ‘moné’ autour du point ALPic 72. Au point 46 (Sus-Saint-Léger), Raymond Dubois, ancien maire de ce village, avait cherché en vain dans les archives une trace de la forme ‘moné’, pourtant familière à ses oreilles6. En marge de la carte ALPic 653, figure cette phrase recueillie par Deparis au point 39 : ‘ch’est in moné pu loin’ (« c’est un peu plus loin »), et au point 41 ‘in moné frô’ (« un peu froid »). Des cas d’homophonie ont été repérées (points 94 et 104) entre ‘moné’ et la forme picarde de « moineau ».

Étymologies

Nous avons discuté (Carton 2005) les étymologies qui ont été proposées pour ces mots.

1°: ‘Molé’ serait un diminutif de MOL. Le FEW 6/2, 50b a classé sous MOLLIS plusieurs attestations de ce mot avec un sens quantitatif mais aucune n’est antérieure au xixe siècle.

2° : MORCELLUS. Selon Corblet (1851), ‘morceau’ est un diminutif démotivé de ‘morcelet’, doublement diminutif, qui aurait abouti à ‘molet’.

3° : MULTUS. Corblet (1851) propose de partir de l’ancien français ‘molt po’ « très peu ».

4° : MUTULUS. L’ancien français avait ‘moule’ (conservé au point 107) « tas de bottes de foin, de gerbes de blé dressées dans les champs ».

5° : MOLES (FEW 6/3, 34a). Pour Jouancoux (1880), ‘molet’ est un diminutif dont le primitif inusité est ‘mole’, du latin ‘moles’ « masse ».

6° : MODULUS. Littré écrit : « Molet, s. m., petit morceau de bois portant une rainure, dans lequel le menuisier fait entrer la languette d’un panneau pour en vérifier l’épaisseur ». Le FEW 6/3, 16a classe sous cet étymon : « Démuin [près du point 91) ‘un grou moulet’ “une grande quantité” ».

7°: MONS. Picoche (1969) indique ceci à Etelfay (Somme) : « Il arrive que, par dissimilation, au voisinage d’une autre consonne nasale, un [n] perdant son caractère nasal devienne [l], son avec lequel il a en commun son articulation apico-dentale : ‘lumérou’ = fr. « numéro » ; délomé’ = fr. « dénommé ». Elle ajoute : ‘in molé’ = * ‘in moné’, diminutif de ‘mon’ = fr. « mont », c’est-à-dire « un petit tas ». Flutre (1977) reprend cette hypothèse : ‘Molé’. Probablement pour *’monet’, diminutif de mon « mont, tas », d’où « un petit tas, un peu ». Mais, pas plus que J. Picoche, il n’a trouvé ce mot en ancien picard. Or nous avons dans l’ALPic huit attestations de ‘moné’ (plus une moins sûre), et 5 dans les monographies signalées ci-dessus. Ce serait donc ‘moné’ qui aurait donné ‘molé’ par une dissimilation qui aurait favorisé la dénasalisation. Une dissimilation analogue se trouve par exemple dans ‘orphelin’ < ‘orphaninu’, ‘envelimer’ (xiiie siècle) variante de ‘envenimer’ (Grammont, 1933, p. 279), et cette hypothèse paraît séduisante du point de vue sémantique. Mais les dérivés de MONS ont pour radical ‘mont’ au Moyen Âge, époque à laquelle l’évolution sémantique s’était déjà produite. Il faudrait supposer une base potentielle MON avec une fausse coupe morphologique. Dans la toponymie de la Somme, on ne trouve pas ‘moné’ au sens de « petit mont » (Chaurand Jacques/Lebègue Maurice 2000). ‘Moné’ est absent du FEW 6/3, 84b-90b.

8° : la carte 651 conduit7 à proposer un autre étymon : MONTICELLUS, dont de nombreux produits figurent dans FEW 6/3, 118b. On remarque dans la figure 4 que ‘moncelet’ a été recueilli à proximité de la zone ‘moné’. Le Boulonnais fournit deux attestations de ‘monchelet’, diminutif remontant à l’ancien français ‘moncel’, ‘monchel’, ‘moncheau’, « tas » picard. ‘Monchelet’ est une forme médiévale picarde qui a déjà le sens de « petit tas », et nos attestations modernes lui donnent le sens de « un peu ». Les passages ‘monch’lé’ > ‘monlé’ et ‘monch’lé’ > ‘moné’ paraissent concevables. Ils semblent confirmés par les formes nasalisées notées dans le Pas-de-Calais. La conservation de ‘monchelet’ face à l’expansion de formes plus évoluées entre dans un ensemble de faits dont le Boulonnais offre beaucoup d’exemples.

Aucune de ces origines ne paraît totalement convaincante, mais nous retiendrions plutôt la dernière hypothèse.

Une approche sociolinguistique ‘rétrospective’ (Banniard Michel, 1999) pourrait épauler les méthodes éprouvées de la philologie et de la géolinguistique. C’est un exemple de la connotation ironique que peut prendre un mot que les ‘étrangers’ ne comprennent pas. C’est la littérature en picard moderne, à partir du xiiie siècle, qui a ‘lancé’ ‘molet’ : il fonctionne comme un stéréotype, senti comme emblématique de la Somme, dite « Picardie propre », comme ‘raton’ est emblématique de l’Artois. Il est reconnu comme un ‘totem’ linguistique.

Queule’ «chiendent » : un exemple de ‘butte témoin’ linguistique

Issu de la géographie physique, le terme de butte témoin linguistique (Gilliéron/Roques, 1912) renvoie à une aire ou à des fragments d’aire pour une appellation qui recouvrait anciennement un ensemble plus important.

La comparaison de la carte ALPic 284 « (le) chiendent » avec la carte ALF 278 apporte des éléments concernant l’évolution de plusieurs faits lexicaux8. La question 3756 précisait : « chiendent rampant ‘Agropyrum repens’ ». Les réponses obtenues correspondent aussi au ‘Triticum repens’ et au ‘Cynodom dactylon’ « chiendent pied de poule », dont les propriétés ressemblent à celles des deux précédentes. Les termes recueillis désignent des graminées à racines traçantes, nocives pour la culture, vivaces, envahissantes ; les appellations sont connotées négativement.

Figure 5.

Figure 5.

Typisation de ALF 278.

Les ronds noirs représentent les variantes du type ancien picard queule.

La figure 6 présente les aires qu’on peut dégager d’après la carte ALPic 284. La lettre K renvoie au type ‘queu(r)le’. Aux 127 points d’enquête de l’ALPic, nous ajoutons les 13 réponses recueillies par Claude Deparis en territoire belge. Nous avons ainsi les réponses pour 140 points, là où l’ALF n’a que 48 réponses. Le réseau des points d’enquête de l’ALPic est donc, à quelques unités près, trois fois plus dense que celui de l’ALF.

Figure 6.

Figure 6.

Aires dégagées d’après ALPic « chiendent ».

Le tableau comparatif suivant présente les différents types de dénomination.

Tableau 3.

Tableau 3.

Tableau comparatif

Edmont (1897) signale que ‘tignon’ désigne diverses plantes à racines rampantes nuisibles, mais il signale qu’à Isbergue et à Manin, ‘tignon’ est bien le ‘triticum repens’. Une zone ‘chien-poil’ supplémentaire apparaît au nord-ouest de la Somme. La comparaison entre l’enquête ALF et l’enquête ALPic montre les faits suivants :

le type ‘dent de chien’ a reculé au nord-ouest devanttignon’, qui a gagné du terrain dans le Pas-de-Calais en zone de concurrence picard-flamand (Poulet 1987).

le type ‘chiendent’ n’a semble-t-il pas progressé au xxe siècle et apparaît même en recul : ce fait paradoxal, étant donné le processus de francisation, s’explique par le souci ‘archéologique’ des enquêteurs, qui n’ont noté le mot français, que tous les témoins connaissaient évidemment, que quand aucun autre type ne ‘sortait’. L’enquête d’Edmont, d’autre part, a relevé plus de variantes phonétiques de ‘chiendent’ que d’attestations du mot français.

Nous nous bornons ici à l’étude du type ‘queu(r)le’. Dans l’ALPic, son aire est plus étendue que dans l’ALF. En dehors du Nord – Pas-de-Calais, l’ALF relevait une attestation dans la Somme, avec l’indication « vieilli » : nous ne l’avons pas retrouvée. En revanche, dans l’Oise, nous l’avons retrouvée au nord de notre point 113 et même dans d’autres points plus au sud. Raymond Dubois (1964), dans un projet d’article, ajoute des données qui ne figurent pas dans l’ALPic : il a relevé 35 attestations du type ‘queu(r)le’ en picard ancien et en picard moderne.

Les formes de ce type sont particulièrement variées. Du point de vue phonétique, entre l’ALF et l’ALPic, la palatalisation et l’affrication du /k/ initial ont semble-t-il progressé. Les données géographiques semblent montrer que l’aire ‘keu(r)le’ a perdu de son étendue au profit des types composés. Nous trouvons ‘queule’, traduit à tort « souche de bois » dans Godefroy (1881-1902, VI 509 c), Dictionnaire de l’ancien français : « pour oster le queule de le dicte terre et semer lesdis pois et rasteler le terre » (2s.3d., l4 juillet 1368, Exécution testamentaire de Colart de Bauffe, Archives de Tournai).

Les formes attestées sont classées dans le tableau comparatif ci-dessous.

Les aires du type ‘queu(r)le’ relevées dans l’ALPic (figure 6) forment donc des buttes témoins d’un état antérieur où l’appellation était plus largement utilisée.

Du point de vue étymologique, le FEW a classé le type ‘keule’ sous CAUDA (Il, 534). La note 61, à la suite de Barbier (1927, 4, p. 337), propose d’y voir ‘queue’ + ‘elle’, mais ajoute que cette relation n’est pas sûre. En faveur de cette étymologie, l’abondance des dérivés en ‘-elle’ et la possibilité d’avoir d’autres suffixes (-aille, -eille, ...). La forme [kẅèrp] pourrait représenter ‘queue’ + ‘herbe’, mais c’est une forme isolée, et les [kwèl, kẅel] du Pas-de-Calais, ne conviennent pas à cette hypothèse. Contre cette étymologie, la présence de formes avec [r], qui ont aussi des dérivés et qui sont attestées en grand nombre. L’étymon CAUDA ne peut leur convenir. Or il est difficile, vu la répartition géographique, de disjoindre les formes avec et sans [r]. Les quatre sources de notre tableau montrent que l’aire de diffusion des formes avec [r] est très vaste (centre de la Somme, est de l’Oise, nord-est du Pas-de-Calais, Hainaut français). Il est donc légitime de penser à un étymon comportant un [r]. De plus, de nombreuses formes sans [r] notées par Edmont et par nous comportent un allongement vocalique (ou une diphtongaison de voyelle longue), ce qui fait penser à l’amuïssement d’un [r] à léger battement – phénomène fréquent en cette position dans notre domaine. On pourrait suggérer que les formes avec [r] remontent à un dérivé de CHORDA, en s’appuyant sur les attestations suivantes : ALF 412 [gròs kordèl], Maine-et-Loire ; ALF. 66 [kwòd], Vosges (signifiant à la fois cordelle, corde et chiendent). La racine de cette graminée comporte des nodosités qui peuvent évoquer la corde à nœuds. Mais aucun fait picard ne peut être cité à l’appui de cette hypothèse, qui obligerait par ailleurs à supposer un déplacement d’accent sur la première syllabe. On pourrait penser aussi à une influence de CORYLUS dont le FEW (2/2. 1240 b) donne certains produits qui ressemblent aux formes picardes.

Tableau 4.

Tableau 4.

Tableau Comparatif

Un atlas pose plus de questions qu’il n’en résout. L’amélioration du questionnement est la tâche primordiale de tout scientifique. L’ALPic y contribue en apportant des matériaux nouveaux et nombreux, notamment des faits archaïques que la densité moindre des points d’enquête de l’ALF n’a pas permis de recueillir.

Une carte picarde inédite : « (des) crêpes »

La carte ALPic 432 « (des) crêpes » est riche. L’ALF ne présente pas de carte « crêpe », mais 13 dénominations de cette pâtisserie en domaine picard figurent en marge des cartes complémentaires partielles « beignet » et « omelette ». Aux 127 réponses de l’ALPic, nous ajoutons 14 points où sont reportées des données d’enquêtes partielles de Claude Deparis et de nous-même, soit 141 points au total. La carte 75 tome 4 de l’ALW (notice 170 « crêpe ; omelette »), et des dénominations de Pinon (1978) complètent nos données. La figure 7 présente les 11 types de désignation par points d’enquête, et la figure 8 les aires des principaux types.

Les types sont les suivants :

a/ ‘raton’

En marge de la carte ALF C 1765 « beignet » limitée au sud-ouest, ‘raton’ a été recueilli en six points : 263, 283, 284, 285, 286, 287 (avec point d’interrogation). L’aire de ce mot s’étend de la Wallonie et trouve des attestations isolées jusqu’au Beauvaisis (Beauvy, 1990). La forme la plus ancienne est ‘raston’, qu’on trouve en picard de Belgique. On trouve ‘reston’ et ‘réton’ à l’est de l’Avesnois, au point belge voisin et isolément au point 46 (enquête de Raymond Dubois, 1960-1961).

Figure 7.

Figure 7.

Les noms de la crêpe par points d’enquête

Tableau 5.

Tableau 5.

Figure 8.

Figure 8.

Les aires des six principaux types.

La présence de formes archaïques au nord-est n’est pas un argument décisif pour situer dans cette zone un foyer de diffusion. Le mot était sans doute répandu dans la moitié septentrionale du domaine picard dès le Moyen Âge. Une tradition ancienne fixe à Arras, plus précisément à l’abbaye de Saint Waast, l’origine des ratons. Le TLF cite les « ratons » parmi les pâtisseries les plus appréciées dès le xive siècle à Valenciennes. Hécart (1834 raton) donne la recette de cette « sorte de pâtisserie, faite de farine, d’œufs et de crème ». Les recettes ont changé et diffèrent selon les terroirs. Au point 19, ce mot est connu mais il désigne seulement la pâte à crêpe. Signalons au point 13 le dicton « Ch’n’est pos des crêpes, ch’est des ratons », qui signifie « c’est la même chose ». Deparis a noté (point 63) : « À la Chandeleur, on mange des ratons pou nin pisser dins ses cotrons !». Au point 64 : « In minge des ratons pou nin pichi cron » : « on mange des ratons pour ne pas pisser de travers ». Ces traits scatologiques rappellent l’esprit de l’ancien carnaval. La carte ALW IV 75/70 décrit ainsi le ‘raton’: « pâte sans œufs mêlée de tranches de pommes, cuite directement dans la poêle ».

Raton est dérivé d’un verbe ancien français *’raster’ « racler » (suffixe -on), par allusion à la pâte qui attache et qu’il faut racler. Ce mot est attaché à *RASITORIA par le FEW 10, 90b : « Hainaut, picard, xiiie-xve siècles » ‘Raton’ est devenu emblématique du Pas-de-Calais et reste bien vivant dans les régions minières. Ce vieux mot figure dans de nombreuses productions en patois, où il a aussi le sens de « gifle », « coup » (Lateur 1951). Des argots emploient une métaphore analogue : ‘beigne’ « coup », ‘tarte’ « gifle ».

 

b/ ‘landimole’

Féminin ou masculin. Variantes nombreuses : ‘landimole’, ‘andimole’ (provient d’une fausse coupe, le l initial ayant été pris pour un article), ‘dandimole’ (peut-être par dilation régressive de mode articulatoire, le l étant influencé par le d de ‘landimole’), ‘antimole’ (Picoche 1969), ‘antinole’, ‘tantinole’ (Chaurand 1968). L’ALF C 1765 donne en marge ‘tatimol’. Dans l’Aisne, quand les deux types coexistent, ‘raton’ est dit « plus épais » que l’‘andimole’. Dans de nombreux terroirs, raton’, senti comme étranger, a tendance à supplanter ‘andimole’ qui a contre lui de faire plus patois (Chaurand 1968). Il semble en être de même dans une partie de la Somme et de l’Oise.

Deux rattachements sont proposés par Picoche (1969) : 1° au latin LANDICA « clitoris » par le FEW 5, 159ab, ancien français ‘landie’, moyen français ‘lendille’ (même sens) ; 2° au latin MOLLIS « mou » par le FEW 6, 55b. Elle ajoute : « D’après la note 29, p. 59, la première partie du mot est l’ancien français ‘landie’ qui, selon Jouancoux, était employé en ancien picard avec une valeur burlesque au sens de fille, femme ». Et, plus loin « La ‘landimole’ et le ‘vitlou’ (‘vitelot’) tirent respectivement leurs noms des parties sexuelles de la femme et de l’homme. Étant donné que ces friandises étaient faites tout particulièrement à l’époque du carnaval, il ne faut pas s’étonner du caractère obscène de leur dénomination ». Flutre (1955) dit qu’à Mesnil-Martinsart le sens originel était, vers 1900, complètement oublié. À Démuin (Ledieu 1893), ‘landimolle’ désigne un homme sans énergie.

Le ‘raton’ métaphorique est la gifle ou le coup de poing, tandis que l’‘andimole’ métaphorique est plus souvent le « mollasson ».

 

c/ ‘crapette’

Mot féminin. Se trouve dans l’ouest du Pas-de-Calais. Pourrait être rattaché à *SKRAPON, FEW 17, 132b. L’ALF C 1765 donne en marge de la carte partielle « beignet » 6 formes de ce type en domaine picard. Deparis, enquêteur au point 2, note : « Le curé, à confesse, donne parfois l’crapette, ce qui signifie qu’il refuse de donner l’absolution, donc de permettre de communier ». Dans un jeu de cartes, le joueur qui doit passer son tour crie ‘crapette’ ! Mais le rapport sémantique avec la crêpe n’est pas évident!

 

d/ ‘querpette’

Mot féminin. On a relevé ‘querpette’ (variante : ‘tcherpette’ Pt.76) dans l’extrême ouest de la Somme. Cette forme est issue, par métathèse, de ‘crêpette’, forme attestée au point 75.

 

e/ ‘couquebaque’

Mot féminin. Le FEW 16, 342b donne à ce type l’étymon néerlandais KOEK + GEBAK. Variante : ‘coubbaque’. C’est un mot usuel dans la région de Lille et au nord du Hainaut belge. On ne le relève pas, à notre connaissance, avant le xixe siècle. Watteeuw (1924, p. 143) parle d’une ‘ducasse à couquebaques’ à Tourcoing vers 1880 : c’est l’ancien nom de la ‘ducasse des Récollets’. À Roubaix on dit d’un homme veule : « Y est plat comme inn’couquebaque!». Aux élections de janvier 1902 à Roubaix, Louis Catrice fit une chanson à succès, sur l’air de la chanson Froufrou, contre le patron et député Eugène Motte, qui avait employé le mot patois avec attendrissement, pour ‘faire peuple’, dans une allocution : « Brayou, (pleurard) ! Brayou ! Va mingi tes couqu’baques ! ». Cette dénomination est sentie comme flamande, notamment aux points 13 et 24. L’ALW et divers auteurs signalent aussi dans le Hainaut les formes ‘couquébaque’, ‘coucubaque’,’coucabaque’.

 

f/ ‘pannecouque’

Mot féminin. Prononcé ‘pan’couque’ au point 11 et ‘panicouque’ au point 9 (donné comme obsolète). C’est le mot flamand ‘pannekoeke’, de ‘panne’ « poêle à frire » + ‘koek’ « sorte de pâtisserie ». En westvlaamsch, ‘n pannekoekedag’ est le lundi précédant le Mardi Gras. Ce terme ne se trouve que dans la région de Saint-Omer.

 

g/ ‘berloutre’, ‘berlouse’

Fém. Deparis (1973), Pinon (1978) et nous-même avons trouvé ce type d’appellation polymorphe dans le Nord, soumis à l’influence du westvlaamsch. Formes avec /t/: ‘berloute’ (point 11 et à Aire-sur-la-Lys). Formes en /s/ dans la Pévèle : ‘berlousse’ (Pt.25), ‘verlouche’, ‘verlousse’ (Pt. 26). Formes en /ch/ : ‘berlouche’, ‘barlousse’, ‘borlouche’ à Bouvines.

Cette dénomination s’appliquait plutôt à de grosses crêpes. À Sainghain-en-Mélantois notre témoin principal, Jean-Baptiste Souplet, ancien cultivateur né en 1887, donnait ‘berlousse’ en le rapprochant spontanément de ‘berlou’ « qui louche », parce que « l’ pâte à crêpe, ch’est nin fort clair ».

 

h/ ‘palot’, ‘palotte’

‘Palot’ est masculin, ‘palotte’ est féminin. Désignent plutôt une grosse crêpe. Attestés au nord de la région de Lille, où le mot signifie aussi « motte de terre enlevée par une pelle ». Rattaché par le FEW 8, 479a au latin PALA qui a donné entre autres le français « pelle ». C’est un dérivé : point 15 ‘paleuô’ (masc.), ‘pâleute’ (fém.). L’ALW fournit aussi les formes ‘palô’ (masc.) et ‘palot’ (sans doute fém.). À Tournai ‘pallot’ signifie entre autres « grande main » (emploi métaphorique plaisant). À Comines-France, vers 1900, on chantait à l’Épiphanie ou à la Chandeleur : « Au rô bô / Min peûre [père] i est rô/ M’meûre [mère] alle est seûte [sotte]/M’sœur Charlotte/ All’ fait des paleutes[crêpes]/ Vilain borlou [homme qui louche]/ Rind mes deûs sous/ T’as pôs mis d’bure [beurre] dins mes paleutes ! ». Il est curieux de constater ici aussi un rapprochement de « crêpe » et de « loucher ».

 

i/ ‘caquette’, cuquette’

Féminin. Désigne aux points 25 et 51 une crêpe mince faite de pâte déposée directement sur la ‘platine’, ‘rond d’étuve’ (« plaque de fourneau »). C. Bonnier (1911) cite ce proverbe de la Pévèle : « I quirot dins s’ main qu’i tourn’rot in caquette!’ » (« il chierait. dans sa main que ça se changerait en crêpe », c’est-à-dire : tout lui réussit). L’Atlas Linguistique de Wallonie, désormais ALW (Lechanteur Jean, 1976, p. 321-322), signale au sud de Tournai ‘caquette’ et ‘catchiette’, à Tournai, ‘caquette’, « espèce de pâtisserie qu’on mange en buvant de la bière », et à Wiers ‘cakète’ « pâtisserie grossière faite de pâte liquide et de fruits coupés qu’on cuit au four sur une feuille de chou ». ‘Caquette’ signifie aussi « babillarde » dans le Tournaisis et la Pévèle. On pourrait rattacher cette forme à KAK- (onomatopée) FEW 2/1, 47-48. Comme le suggère l’ALW, « le sens figuré s’explique probablement par le bruit que la crêpe fait en cuisant ».

Mais nous avons relevé aussi des formes dont le vocalisme est difficile à expliquer : ‘cuquette’ (point 33), plus légère qu’un ‘raton’, dit un témoin ; ‘tchitchette’ issu de ‘quiquette’ avec double palatalisation (point 26), mais dont le sens est aussi « beignet » (question 1825). Raymond Dubois (communication personnelle), a trouvé ‘cuquette’ à Évin-Malmaison, près de notre point 32.

 

j/ ‘tourte’, ‘tourtiau’

‘Tourte’ est féminin, ‘tourtiau’ est masculin. Point 97 ‘tourte à pelle’ ; point 98 ‘tourte en pelle’; point 126 ‘tourtiau’. On n’a relevé ces formes qu’au sud-est du domaine. L’étymon est le latin TORTA (FEW 13/2, 109-110). Chaurand (1968) signale ‘tourte en pelle’ « crêpe » en deux points.

 

k/ ‘roussette’

Féminin. Une seule attestation dans nos enquêtes : point 127, à la limite du domaine picard. J. Chaurand (1968) n’en a trouvé qu’une seule également. À rattacher à RUSSUS (FEW 10, 590a) : ‘roussette’, « sorte de pâtisserie » dans le centre-ouest de la France.

 

Le tableau récapitulatif suivant classe les données de l’ALPic par type. Sont comptabilisées les formes différentes recueillies en un point, ainsi que le nombre de formes phonétiques différentes pour chaque type (147 occurrences).

Tableau 6.

Tableau 6.

Quelques remarques :

  • le nombre des types et la variété de leurs significations témoignent de la riche imagination picarde. Leurs contenus sémantiques sont très variés : bruit vif (caquette), mollesse (landimole), platitude (palot).
  • les signifiés de chacun de ces types sont souvent approximatifs. Chaurand (1968) a observé au nord-ouest de sa région des confusions entre le nom de la gaufre et celui de la crêpe (‘gauf’ à l’pellette’). Plusieurs témoins ont expliqué que tel ou tel terme était celui de diverses pâtisseries faites à la maison. ll n’y a donc pas toujours d’équivalence sémantique claire pour chaque type. C’est au cours d’une conversation évoquant le passé qu’apparaissent un ou deux mots patois, d’abord attribués à des anciens mais qui sont encore employés, dans des situations de connivence ou pour rire.

Essieu : une forme picarde ?9

Figure 9.

Figure 9.

Schématisation de la carte ALF 84 « essieu »

La figure 9 présente un fond de carte de l’ALPic sur lequel ont été rapportés les points de l’ALF. Ceux-ci sont soulignés. Aux réponses en 127 points de la carte ALPic 81 « (un) essieu », nous ajoutons celles de 13 points complémentaires situés en territoire belge (enquête de Claude Deparis). L’ALPic présente des formes pour 140 points, là où l’ALF 484 correspondante en présente 48.

Figure 10.

Figure 10.

Typisation de la carte ALPic 81 « (un) essieu »

Analyse aréologique

Nous pouvons dégager sept aires (figure 10), qui mettent en évidence des traitements phonétiques différents. L’évolution de la forme ancien picard ‘aissil’ permet de tracer une isoglosse qui se superpose à un faisceau compact passant notamment par les points 71/38, 73/58, 81/61, 84/64. Il est intéressant d’observer que dans sa moitié est, au sud d’une ligne allant du point 61 (Gouzeaucourt) au point 66 (Glageon), cette limite perpétue à quelques détails près une série de frontières très anciennes : celles de la cité des Nerviens, devenue par la suite l’évêché de Cambrai, celle de l’Empire en vertu du partage de 843, celle des comtés de Hainaut et de Cambrésis, celle enfin des Pays-Bas espagnols jusqu’à la conquête de Louis XIV (1678). Une borne du xvie siècle se situe précisément sur le tracé de ce faisceau d’isoglosses, au centre du triangle formé par nos points 61, 81 et 82.

Les aires dégagées font apparaître que la moitié nord a gardé [a<ai] initial de AISSIL, par accentuation du premier élément de diphtongue, puis par amuissement du second. On observe que ce traitement affecte aussi le nord-ouest de la Somme. Dans la moitié sud, on voit que [ai] > [ei] puis [é] c’est-à-dire fermeture puis accentuation du premier élément de diphtongue.

Nous remarquons aussi que la sifflante [s] (après yod et devant voyelle) est devenu le chuintement /ch/ dans le quart nord-ouest et l’extrême nord. Notons le groupement des nasalisations secondaires de voyelles finales dans le Santerre et le nord de l’Oise.

La confrontation des données de la carte ALF 484 avec celles de l’ALPic 81 fait apparaître de nombreux faits : la présence au sud-ouest de [ési] (qu’on trouve en domaine normand) ; la progression de [ésyü ] en périphérie de la zone qui a gardé /a/ initial ; des zones ayant [i] final entourent des zones ayant [u] final.

De la carte ALPic à l’histoire du mot

À notre demande, Roger Berger10 donne son opinion sur l’histoire du mot à partir de la carte ALPic : les 10 réponses [ésyœ] du nord et de l’est ne sont pas dues forcément à une francisation ainsi qu’on pourrait le penser au premier abord. En effet, ces zones présentent souvent des formes de type archaïque, et il est probable que, dans l’est du moins, elles sont anciennes bien que l’ALF n’en présente que deux (272 et 280). Si les finales – yu, – yo, – yœ sont majoritaires, c’est que toutes représentent – ieu, de l’ancien picard, qui s’est ultérieurement fermé en – iu par asssimilation. La répartition géographique de ces deux finales n’a guère été très nette avant le xviiie siècle, où la région de Lille avait ieu, celle d’Amiens iu alors qu’Arras avait les deux en concurrence. La répartition de l’ALF, aussi bien que celle de l’ALPic, montre des hésitations entre ces deux finales, mais c’est iu qui domine.

Les plus anciennes formes de type ‘étymologique’ que j’ai pu trouver sont de Cambrai, elles datent de 1275 et se trouvent dans le Terrier l’Evesque (édition Hjorth, 41r° et v°, 47 v°, avec deux dessins) : ‘aissil’ (pour le cas régime singulier) et ‘aissius’ (pour le pluriel). Elles dérivent naturellement de l’* ‘axile’ proposé par les étymologistes. On y reconnaît, dans la première syllabe, la palatalisation du /k/ dans la séquence ak- > ay- et la conservation de l’/s/ écrit ss (Fouché 1958 p. 816). On y voit aussi, dans le ‘groupe’ final, la vocalisation de l > u (Fouché 1958 p. 855). Godefroy relève encore aissil en 1309 (Artois) et 1344 (Valenciennes).

Diverses évolutions se sont produites, que je range ici sans tenir compte de la chronologie.

1° À la finale du pluriel, l de ls s’est amuï d’où ‘aissis’ (1430 Béthune).

2° La séquence aissi- est passée à assi- et à achi- (Gossen 1961 p. 53), d’où les graphies ‘assil’ (1484 Béthune), ‘assis’ (1493 Tournai), ‘acys’ (1566 Saint-Omer) et ‘achil’ (dans une copie, à dater, du Dictionnaire de Jean de Garlande et dans la traduction de la Bible de Lefebvre d’Etaples).

3° La syllabe initiale /ay/ est devenue /é/. D’autres traditions graphiques le montrent, par exemple à Paris où, vers 1260-1270, le Livre des métiers d’Étienne Boileau contient essiaus (édition Lespinasse et Bonnardot, p. 87). Je note aussi, en 1319, esseus sous la plume d’un scribe qui n’est peut-être pas artésien (Archives du Pas-de-Calais A 375). La séquence finale -iu est devenue -ieu. Le Trésor de la langue française (www.atilf.fr) cite comme première attestation aissieu dans la Branche des royaux lignages de Guillaume Guiart, écrite en 1306-1307. La modification n’est pas phonétique. Elle se situe dans un contexte qu’il faudrait étudier. Dans le Nécrologe d’Arras qui, aux années 1194-1361, enregistre plus de 10 000 noms j’ai regardé la répartition d’Andriu/Andrieu. Il s’avère qu’en cette ville -ieu apparaît en 1252, devient dominant en 1302, mais ne s’impose totalement qu’en 1345. Fouché (1958, p. 316) pense que cette évolution s’est produite dans une partie de la Picardie. Il pourrait avoir raison.

Roger Berger conclut ainsi : « L’étymologie de ‘essieu’ donnée par le FEW 1, 189b AXILIS, tributaire de l’ALF, est aujourd’hui nettement insuffisante. L’ALPic est à explorer car il donne la possibilité de renouveler ce que nous savons, non seulement du picard mais aussi de la langue française ».

Conclusion

En hommage à ceux et celles qui ont œuvré à la réalisation de l’ALPic, nous avons essayé, après d’autres, de montrer ce qu’on peut extraire de cette mine qu’est un atlas linguistique. Il ne s’agit pas du point final d’une recherche, c’est d’abord une collecte de données à exploiter. Elles font apparaître des problèmes, pour de multiples recherches à mener. Un maillage géographique plus serré que celui de l’ALF permet d’étudier des faits qui méritent une étude approfondie. Les lectures de carte peuvent être multiples. Les analyses que nous avons présentées en appellent d’autres qui replaceraient les faits dans une zone plus vaste, ou qui auraient des objectifs différents. Nous espérons que de nouvelles générations de chercheurs continueront à utiliser et à valoriser ce trésor picard.

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Notes

1 Fichier actuellement aux Archives départementales à Amiens. Retour au texte

2 Une première version de cette étude est parue dans Source picarde (Carton, 1992). Retour au texte

3 ‘Molé’ est écrit -é lorsque l’attestation est orale ; ‘molet’ est la forme écrite relevée en littérature. Retour au texte

4 Une première version est parue dans les Mélanges offerts au Professeur Lothar Wolf (Carton 2005). Retour au texte

5 Nous avons consulté à ce sujet Roger Berger, Jacques Chaurand et Jacqueline Picoche Retour au texte

6 Correspondance personnelle. Retour au texte

7 Suggestion de J. Chaurand (correspondance personnelle). Retour au texte

8 Une première étude sur ce sujet a été publiée dans Espace romans (Carton/Lebègue 1989). Retour au texte

9 Une première version de cette étude est parue dans Linguistique picarde (1987). Nous remercions Roger Berger qui a contribué à la révision de cet article. Retour au texte

10 Professeur émérite, Université de Lille. Communication personnelle (26 mai 2016). Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence papier

Fernand Carton, « Une mine à exploiter : l’Atlas linguistique et ethnographique picard », Bien Dire et Bien Aprandre, 32 | 2017, 101-132.

Référence électronique

Fernand Carton, « Une mine à exploiter : l’Atlas linguistique et ethnographique picard », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 32 | 2017, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/757

Auteur

Fernand Carton

Professeur émérite, Université de Lorraine, ATILF

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