Le manuscrit Ff.2.38 de la Bibliothèque Universitaire de Cambridge recèle l’unique copie existante du roman moyen-anglais à rime caudale Le bone Florence of Rome, ainsi que d’autres poèmes de ce genre qui racontent l’histoire d’une noble femme injustement accusée ou persécutée : The Erle of Tolous, Sir Eglamour of Artois, Sir Tryamour et Octavian, présenté ici dans sa rédaction dite « septentrionale1 ». Tandis que ceux-ci apparaissent dans l’ordre susmentionné, indiquant de cette manière sinon un exemplaire commun, du moins une ressemblance thématique, celui-là est relégué à une autre unité du codex. Une deuxième version du roman Octavian plus proche de l’archétype perdu est conservée à la bibliothèque de la cathédrale de Lincoln, ms. 91, surnommé Thornton d’après le scribe yorkshirien qui l’a rédigé2. Ce volume contient en outre les romans apparentés The Erle of Tolous et Sir Eglamour ; quelle qu’en soit la raison, Le bone Florence of Rome ne s’y trouve pas3. Il en va de même pour le ms. Londres, British Library, Cotton Caligula A II abritant la rédaction « méridionale » d’Octavian4. Une analyse des trois poèmes suggère pourtant une relation plus étroite entre leurs traditions narratives, dont les quelques témoins à résister aux ravages du temps ne sont que des survivants presque aléatoires5. Cette étude permet également de constater un processus distinct de développement et de diffusion de ces légendes qui se déroule en Angleterre pendant le Moyen Âge tardif, par contraste avec leurs fortunes en France à la même époque.
Commençons par un bref synopsis du roman Le bone Florence of Rome6. Le roi centenaire de Constantinople demande la main de l’héroïne, la fille de l’empereur romain Otes. Ayant appris que celle-ci avait rejeté sa proposition de mariage, il déclare la guerre au royaume voisin. Deux frères exilés de la Hongrie s’engagent comme mercenaires dans l’armée de la puissance occidentale. L’un d’eux va épouser Florence après la mort au combat de son père ; l’autre va les trahir à plusieurs reprises, au point même de tenter un coup d’état lorsque le nouveau monarque part à la poursuite de son adversaire. Il est finalement emprisonné dans une tour puis libéré par sa belle-sœur en geste de bonne volonté quand le héros revient victorieux à Rome. L’ingrat l’intercepte sur son chemin de retour et accuse sa femme d’adultère avec son chevalier le plus fidèle, lequel réussit ensuite à se disculper. L’empereur bannit son frère, qui rentre directement à Rome pour enlever Florence sous prétexte de vouloir l’accompagner auprès de son conjoint. S’ensuit toute une série d’errances, d’agressions sexuelles, de trahisons et de miracles, au bout de laquelle la protagoniste trouve refuge dans un abbaye isolée, où elle se découvre dotée de pouvoirs curatifs surnaturels, ce qui lui vaut une renommée importante. Affligés de divers maux, son mari, son beau-frère et les autres hommes qui l’ont maltraitée y viennent chacun à leur tour chercher de l’aide. Tandis que Florence guérit le héros, le seul à la reconnaître à travers son habit de religieuse, elle contraint les vilains à confesser leurs péchés s’ils veulent être soignés. Qu’elle le veuille ou non, l’époux lésé les fait tuer (au moins dans cette version du récit) et retire l’amour de sa vie de son couvent. Elle finit par lui donner un héritier portant le nom de son grand-père défunt.
Pour reprendre l’analyse du poème, on observe que le conte répandu de la « femme chaste convoitée par son beau-frère », classifié au début du siècle précédent par le philologue finnois Axel Wallensköld7, fut augmenté de façon à en élaborer les personnages masculins, surtout le père et le mari de l’héroïne. Alors qu’un récit analogue tel que le Miracle de l’Impératrice de Gautier de Coinci8 met en relief sa foi et sa chasteté comme un but en soi ou plutôt un moyen d’obtenir le salut, dans le cas présent ces vertus servent à préserver ses relations d’ici-bas en dépit des adversités qui la séparent des siens. Certes, le caractère de Florence reste polyvalent, susceptible de déclinaisons multiples. Par exemple, selon la chanson de geste sur laquelle le poème anglais est basé, même quand la femme égarée s’habille en nonne, elle continue de songer à son époux : oncor quite el gesir en ses bras toute nue9. Il lui faut du temps pour préférer l’estamine dont elle est vêtue au pel de sebeline et au bliaut de poille forré de blanc hermine qu’elle portait jadis10. En revanche, d’après la version anglaise, une fois arrivée au couvent, l’héroïne prétend qu’elle n’a aucun fere […] Leueyng vndur the sonne11 (‘compagnon […] vivant sous le soleil12’). Quoi qu’il en soit, il faut maintenir une distinction entre de telles nuances, dont l'importance est incontestable, et la trame principale de l’ouvrage, qui privilégie les liens familiaux.
Voici donc le premier point de convergence entre Le bone Florence of Rome et Octavian : leur intrigue se déclenche par une crise remettant en cause la capacité de la société à garantir le bon fonctionnement de l’ordre reproducteur. Celui-ci dépend non seulement de la fidélité de l’héroïne, qui résiste à toutes les épreuves, mais aussi du respect que lui doit chaque personne liée à elle : une attitude dont certaines manquent cruellement, soit le prétendant âgé qui ne lui convient pas, soit le beau-frère qui aurait dû la protéger, soit les autres hommes qui la mettent à mal, soit, dans Octavian, la belle-mère jalouse et perfide. Si dans le Miracle de l’Impératrice de Gautier de Coinci seul Dieu et la Reine des cieux peuvent sauver la femme persécutée, ici les protagonistes masculins et toute une gamme d’adjuvants font preuve eux aussi des qualités morales requises pour résoudre le conflit initial et assurer la succession de la lignée. Grâce à leurs structures homologues, les remaniements français de leurs sources ainsi que d’autres récits semblables se trouvèrent regroupés en un cycle épique13, la réplication de destins semblables à travers plusieurs générations ne faisant qu’augmenter la gloire de la dynastie.
Est-ce que la tradition qui fait d’Octavien père l’arrière-grand-père de Florence remonte à une époque plus lointaine, ou bien s’agit-il d’un amalgame du Moyen Âge tardif ? Nous voudrions souligner quelques points pertinents pour répondre à cette question sans pour autant prétendre apporter une réponse définitive. Dans son analyse des relations littéraires des deux rédactions d’Octavian, Frances McSparran conclut qu’elles sont dérivées uniquement du poème français en octosyllabes datant de la fin du xiiie siècle. Leurs correspondances peu nombreuses avec Florent et Octavien proviendraient d’une version perdue du poème antérieur, par exemple l’affirmation de la belle-mère de l’empereur que son fils est stérile ou certains détails concernant le séjour de l’héroïne à Jérusalem14. Il en va de même pour Le bone Florence of Rome : aucun des remaniements de la chanson de geste qui lui servit de modèle ne semble l’avoir influencé.
Un parallèle entre Florent et Octavien et la rédaction méridionale d’Octavian mérite pourtant d’être réexaminé : vers la fin de sa première partie, la chanson de geste française baptise l’impératrice jusqu’alors anonyme « Florimonde15 ». De manière semblable, dans le roman anglais, elle reçoit le nom « Florence » dès le début du récit16. Une influence directe est douteuse étant donné la position différente de ces désignations. Selon Frances McSparran, l’auteur ne fait que souligner une similitude avec une autre héroïne faussement accusée17, mais une source commune n’est pas hors de question. D’une façon ou d’une autre, la légende de Florence bénéficiait probablement d’une diffusion plus étendue en Angleterre que ne l’indique la seule copie survivante du poème anglais qui la raconte, produite, d’après des études linguistiques et codicologiques, à Leicestershire dans les Midlands de l’Est18. L’existence d’une rédaction méridionale et même d’un cycle est donc concevable, n’en déplaise à McSparran, qui rejette cette possibilité19. Une telle tradition, à moins qu’elle ne se soit développée indépendamment dans les deux pays, a dû être importée à l’époque où les deux chansons de geste avaient franchi la Manche, c’est-à-dire pendant la seconde moitié du xiiie siècle, à en croire la datation des manuscrits et des fragments parvenus jusqu’à nous (un point qui sera abordé plus tard dans le présent article).
Menons une étude plus approfondie sur les relations entre l’Octavian septentrional et Le bone Florence of Rome. Le manuscrit de Cambridge qui les renferme témoigne d’une adaptation persistante, mais pas toujours consistante, au dialecte local et courant. Dans le cas du premier, une comparaison avec le manuscrit Thornton révèle une version du poème bien plus riche en formes septentrionales et en archaïsmes conservée dans celui-ci, même si elle aussi est quelque peu éloignée de l’archétype perdu, comme le démontre McSparran20. Quant au dernier, bien qu’on ne dispose que d’une copie unique, il est facile d’observer que celle-ci présente un mélange de formes typiques à son comté et un substrat important de formes plus septentrionales ainsi qu’un groupe de mots caractéristiques de l’Angleterre du Nord. Considérons, par exemple, la strophe suivante, où les deux frères hongrois apprennent les nouvelles de la guerre entre Rome et Constantinople :
A wery palmer came þem by
And seyde, « Syrrys, Y haue ferly
That ye wyll not fare.
I haue bene at grete Rome
To seke Seynt Petur, and thens Y come ;
Straunge tythyngys harde Y thare :
Ther ys an emperowre þat hyght Garcy,
Is logyd in the Narumpy,
Wyth syxty thousande and mare ;
He seyth þe Emperowre of Rome schall not leue
But yf he to hym hys doghtur geue,
That ys so swete of sware21. »
La forme mare (‘plus’), relativement fidèle à l’étymon anglo-saxon māra, est particulière aux dialectes parlés au-delà de l’Humber, par exemple à Yorkshire. En revanche, à Leicestershire, on disait more par élévation de la voyelle longue de la racine. Ici, le scribe ne pouvait pas moderniser le texte parce qu’un des mots rimant avec mare était incapable de subir une transformation pareille : le verbe moyen-anglais fare (ici : ‘partir’) est dérivé de faran (avec un a court) en anglo-saxon ; il se conjuguait fore seulement au prétérit. Par contre, la forme more est utilisée dans une vingtaine d’occurrences en position interne au vers ou à la fin d’un vers appartenant à un distique rimé. Il est probable qu’au moins une partie de ces modifications soient propres au scribe plutôt qu’à l’exemplaire qu’il copie. Une fois, on parvient à le surprendre : ayant commencé à écrire le verbe vndurstande (‘comprendre’), il dut se rendre compte que la forme vndurstonde, habituelle dans sa région, convenait également au schéma des rimes, le mot final suivant londe (‘pays’) se laissant adapter de la même façon. Donc, il corrigea le a en un o déformé22. D’autres problèmes textuels indiquent eux aussi un archétype distant dans l’espace et dans le temps23. Par exemple, le substantif sware (‘cou’) dans le passage cité ci-dessus est une forme rarissime attestée seulement dans Le bone Florence of Rome et dans quelques poèmes écossais plus tardifs24. Notre scribe ne semble pas l’avoir compris tout à fait, le traitant comme un adjectif dans la locution fautive swete and sware25 (‘agréable et oisive [?]’).
L’analyse linguistique des deux poèmes revient à ceci : Le bone Florence of Rome et l’Octavian septentrional ont suivi une trajectoire parallèle qui les a menés du Nord de l’Angleterre jusqu’aux Midlands de l’Est. Leur proximité n’est donc pas seulement d’ordre thématique, elle relève aussi de l’histoire de leur transmission et peut-être de leur composition. Un indice supplémentaire qui servirait à en éclairer les origines est le ms. Cologny, Fondation Martin Bodmer, Bodmer 67, rédigé au milieu du xiiie siècle, qui contient une copie jugée inférieure de la chanson de Florence de Rome. Longtemps conservé en mains privées au Yorkshire de l’Ouest, le codex fait preuve de liens étroits avec cette région : d’après la description fournie par Françoise Vielliard26, son feuillet de garde « introduit lors de la restauration de la reliure […] proviendrait d’un livre de comptes d’un manoir » sur lequel « sont cités » plusieurs « noms de lieu » de l’alentour ; quelques feuilles « portant » des « blasons » locaux y ont en outre été ajoutées. Malheureusement, Le bone Florence of Rome ne provient pas de la version contenue dans ce volume, parce que celle-ci préserve un tout autre dénouement, selon lequel l’héroïne châtie, guérit et laisse partir ses anciens ennemis avant de prendre soin de son mari blessé, qui n’a donc aucune chance de se venger d’eux27. Cette fin originale – absente du ms. Paris, BnF, ms. n.a.fr. 4192, qui offre un bon état du texte, mais qui comporte une version tronquée du poème – survit dans une traduction castillane en prose, avec laquelle le roman anglais s’accorde étroitement28. On en conclut que l’histoire de Florence jouissait d’une popularité assez étendue dans la région pour y circuler en plusieurs versions29.
Si Le bone Florence of Rome et l’Octavian septentrional proviennent du même espace culturel, s’ils ont été importés, ensemble ou séparément, dans un nouveau contexte et si l’auteur de l’Octavian méridional connaissait la légende analogue de Florence, vraisemblablement dans une version ou une rédaction propre à son district, pourquoi un cycle qui relie les deux romans n’est-il pas attesté en Angleterre ? Peut-être est-ce le hasard qui nous a privé des manuscrits dans lesquels il se suivaient l’un l’autre tout en préservant quelques-uns dont leur enchaînement est absent. Sinon, il semblerait que les rédacteurs et les scribes anglais du Moyen Âge tardif qui produisaient de tels poèmes ne s’intéressaient pas à cette structure narrative : soit elle n’avait jamais franchi la Manche, soit, ce qui semble plus probable, elle fut supprimée, laissant derrière elle les traces que nous avons essayé de recueillir ici.
Deux facteurs pouvaient causer sa perte. D’abord, la recherche d’illustres aïeux ou plutôt le renforcement du prestige d’une grande famille par le biais d’ancêtres imaginaires aux exploits fabuleux est une préoccupation aristocratique peu convenable à la bourgeoisie et la petite noblesse de province qui prisait le roman anglais en rime caudale30. Dans une autre étude, nous développons l’hypothèse que ce milieu avait beau raffoler des histoires de croisades, il ne songeait guère à relancer une campagne militaire au Proche-Orient31, par contraste avec la cour des Grands Ducs de Bourgogne qui avait commandité la mise en prose de Florent et Octavien et de Florence de Rome, comme le démontre Matthieu Marchal32. La défaite d’un despote oriental qui menace la chrétienté occidentale dans le poème à l’étude prenait alors une signification morale plutôt qu’historique. Il ne s’agissait pas d’un conflit qui se transmettait de génération en génération mais d’une lutte contre la mal que chaque individu et chaque famille devait mener dans sa vie quotidienne. Pour cette raison, on cherchait des récits qui traitaient de cette question et parfois même on les regroupait ensemble, sans aucune considération d’ailleurs de leur source commune ou non.