Florence au couvent, du vers à la prose

DOI : 10.54563/bdba.619

p. 153-170

Résumés

La Chanson de Florence de Rome dont nous avons conservé deux manuscrits complets se trouve au xve siècle rattachée au cycle d’Othovyen, dans un remaniement en alexandrins et une mise en prose. L’étude de l’épisode du « moniage » de la reine permet de comparer les versions afin de faire apparaître éléments de filiation ou d’originalité.

The Chanson de Florence de Rome, of which we have kept two complete manuscripts, has been in the 15th century attached to the cycle of Othovyen, in a reworking in dodecasyllabic verses and a prose setting. The study of the episode of the "moniage" of the queen allows to compare the versions, in order to reveal elements of parentage or originality.

Texte

Les différentes contributions à ce volume ont éclairé la généalogie de ce qu’on appelle la geste d’Othovyen. En ce qui me concerne, c’est la seule partie Florence – intégrée au cycle du xve siècle – qui fait l’objet de mes travaux, et notamment les versions versifiées qui constituent les témoins les plus anciens, celles des deux manuscrits proches P1 et M2, datés de la 2e moitié du xiiisiècle ou du début du xive, mais dont le texte a probablement été écrit dans la première moitié du xiiie3. J’ai plus longuement étudié le manuscrit à coloris lorrain P, version qui m’a semblé littérairement particulièrement digne d’intérêt par l’originalité de son écriture, à la fois épique, religieuse, attentive à un certain réalisme et surtout marquée par un humour et une ironie discrets, qui révélaient un auteur plutôt qu’un épigone.

Deux œuvres, en vers et en prose, donnent l’exemple d’une synthèse entre les aventures de Florence et celles d’Othovyen. Or, Matthieu Marchal4 a montré que la prose bourguignonne d’Othovyen de 1454, Le Livre des haulx fais et vaillances de l’empereur Othovyen, qui fait suivre Florent et Octavien de Florence de Rome, est sœur du remaniement en alexandrins qui lui est à peu près contemporain5 pour les 4000 premiers vers de celui-ci, mais qu’elle se rapproche, dans son dernier quart, du modèle que l’on trouve dans les manuscrits P6 et M7, qu’elle amplifie – il ne s’agit pas alors d’un dérimage8.

Dès lors, il devenait naturellement tentant pour moi de comparer les textes, pour chercher ce qu’il advenait d’une écriture originale du xiiie siècle dans une prose du xve siècle9 – proses pour lesquelles j’avoue avoir d’ordinaire quelques préventions. Pour ce faire et pour conserver ici un format raisonnable, j’ai choisi un passage qui concentre plusieurs des caractéristiques du style de l’auteur de la chanson ancienne : épicité, religiosité, réalisme et humour apparaissent dans l’épisode où Florence, après avoir été enlevée par son beau-frère avant la consommation de son mariage, puis après avoir connu maintes mésaventures, trouve refuge à l’abbaye de Beau Repaire où elle ne tarde pas à multiplier les guérisons miraculeuses, au point d’attirer non seulement ses anciens tortionnaires, tous atteints de maux divers envoyés par Dieu, mais aussi son mari Esmeré, qui après l’avoir vainement recherchée, a été grièvement blessé au combat. Je laisserai de côté le dénouement, où Florence se fait reconnaître de tous, pour me concentrer sur le moment où Florence est encore une religieuse anonyme.

Pour comparer simplement les versions, j’étudierai tout d’abord la construction de l’épisode, puis la représentation de Florence, afin de tenter d’éclairer enfin quelque peu l’ethos des auteurs.

 

Examinons donc pour commencer la construction de l’épisode : dans P – version que je prendrai comme point de départ, l’épisode commence au milieu de la laisse 18110, court jusqu’au milieu de la laisse 20211 et comporte un peu plus de 700 vers (731 exactement). Après un naufrage qui lui a permis d’échapper à un viol, Florence, accrochée à un sac de farine, aborde à un nouveau rivage. Elle prie Dieu de la conduire à un lieu accueillant, et entre dans la ville de Viel Orsaire. Les cloches de l’abbaye de Beau Repaire, toute proche, se mettent à sonner seule. Devant ce miracle, les nonnes et l’abbesse entament une procession qui les conduit à Florence, dont la noble beauté les éblouit. Tenue par un serment, Florence refuse de répondre à leurs questions mais demande à prendre le voile et mène dès lors une vie dévote. Lorsqu’une nonne tombe gravement malade, Florence prie longuement, puis en touchant la malheureuse, la guérit miraculeusement. À l’annonce de ce miracle, les malades accourent de toute part, alors que Florence continue secrètement d’espérer retrouver son mari. Quand il arrive enfin, il demande à rencontrer la sainte nonne guérisseuse. Florence, cachée sous son voile, le rassure avant d’annoncer qu’elle guérira tous les malades que l’on fera rassembler devant elle.

La comparaison la plus générale de la structure permet de vérifier globalement les liens de parenté des textes et leurs orientations d’ensemble : Tout d’abord, les trois versions – P, Q et la prose – manient également l’entrelacement, à des titres divers. P serpente entre plusieurs récits : le devenir de Florence, mais aussi celui d’Esmeré, et, longuement, celui des hommes qui avaient voulu la violer et qui sont tombés malades, punis par Dieu ; comment Escot, le marinier est recueilli après le naufrage puis parvient à Beau Repaire, comment Milon, le beau-frère, se fait conduire à l’abbaye, comment le traître Makaire, aidé de son cousin, convainc son seigneur Thierri de l’amener également, comment enfin Clarembaut, le serviteur qui avait vendu Florence au marinier, arrive aussi. Le texte abandonne Florence pendant 330 vers pour raconter en détail comment chaque homme est amené à gagner Beau Repaire.

À cet égard, la version Q, plus courte12, est beaucoup plus économe : le marinier meurt dans le naufrage, et l’entrelacement se limite à quelques vers pour chacun des autres coupables13 ; nous ne savons rien de la vie de Milon, le cousin de Makaire disparaît – seul ajout, Q rend malade également le bon seigneur Thierri, sans doute coupable d’avoir un temps cru aux mensonges de Makaire, qui avait accusé Florence de meurtre. En revanche, Q s’intéresse à Esmeré, en prenant le temps de développer sur 132 vers la part qui lui est consacrée. Le fait est intéressant, car dans P la cause de la blessure du roi était traitée très rapidement : à peine savons-nous qu’il a dû mener une guerre contre le roi de Pouille et les 27 vers concernés14 sont presque exclusivement consacrés à sa blessure. Tout se passe ici comme si l’auteur avait éprouvé le besoin de combler une lacune de P.

La prose15, enfin, se montre dans l’ensemble plus proche de P, car elle reprend les nombreux entrelacements16, mais son originalité réside dans les développements importants qu’elle accorde à deux de ces aventures parallèles : non seulement elle place ici, en l’augmentant, la part du récit consacrée aux aventures du beau-frère Milon jusqu’à sa maladie (dont P se débarrassait beaucoup plus tôt dans l’œuvre, dès qu’il s’était éloigné de Florence17), mais surtout elle consacre dix chapitres18 aux aventures d’Esmeré, en leur donnant d’ailleurs une autre orientation que dans Q – ce qui confirme que les relecteurs des versions anciennes ont senti, chacun de leur côté, qu’il y avait là une possibilité intéressante. Inversement, la prose fait cependant, comme dans Q, l’économie du cousin de Makaire, cette fois en fondant deux personnages en un seul : c’est son seigneur et cousin Thierri, (ici sain comme dans P), qui joue le rôle d’auxiliaire – c’est un élément mineur, mais qui permet de constater qu’il ne s’agit pas d’allonger à tout prix.

 

Ainsi, l’épisode « Florence au couvent » se pare dans chacune des trois versions comparées d’un coloris qui lui est propre d’abord du fait de ce qui s’y trouve prioritairement développé. Dans P, l’auteur prend vraisemblablement plaisir à décrire la vie des coupables malades – il livre par exemple les échanges des malades avec leurs proches, notamment de Makaire avec son cousin, plein de sollicitude, alors que ceux-ci n’avaient rien d’essentiel. Mais c’est la guérison miraculeuse de la nonne qui constitue l’épisode le plus soigné19, notamment parce qu’il est marqué par un long credo épique (j’y reviendrai).

Dans Q, il s’agit donc de déployer une guerre livrée par Esmeré. L’auteur suture également là une autre lacune possible, en faisant revenir Esmeré, en quête de son frère, sur les lieux de son enfance20 : la guerre dont il sera question se passe en Hongrie, et non contre le roi de Pouille. Le parâtre d’Esmeré est mort, le royaume est assiégé par des Sarrasins. Le jeune roi et son armée sont vainqueurs et Esmeré se réconcilie avec sa mère, mais il est atteint d’une blessure à la tête21 – même localisation donc que dans P – que personne ne parvient à soigner. Q, s’il est plus précis que P quant à la guerre menée, réserve cependant plutôt l’essentiel de son ajout aux retrouvailles d’Esmeré avec un écuyer puis avec sa mère ; on ne trouve guère ici de véritable description de bataille. Cette capacité au développement personnel se retrouve, dans une moindre mesure, dans le récit de l’arrivée de Florence à Beau Repaire. Lorsque les cloches sonnent, le texte transcrit au discours direct l’étonnement des nonnes, invente la prémonition de l’une d’entre elles qui dit « voir » une noble dame arriver sur une planche, puis décrit leur accueil et ajoute le fait que l’abbesse veuille remettre à Florence sa crosse abbatiale, ce que la reine refuse au profit de l’habit de nonne. Curieusement, le premier miracle de Florence manque. Deux vers résument sobrement :

Par le sens qu’elle avoit et par l’aniel qu’elle a
Gharissoit tous malades dont elle se mesla
22.

Ces choix confirment au passage que l’on ne saurait voir simplement en Q une version abrégée des aventures de Florence.

La prose reprend aussi la vie des ennemis malades, ainsi le récit de la guérison miraculeuse, mais sans lui accorder un développement aussi long que dans P : elle supprime notamment la longue prière de Florence. Il est évident cependant que l’épisode le plus intéressant, c’est ce long traitement de la vie d’Esmeré sans Florence. Il est remarquable que comme Q, la prose envoie bien Esmeré (qui cette fois cherche son frère et surtout Florence) en Hongrie, mais qu’au rebours de Q, elle indique qu’il se garde bien d’essayer d’y rencontrer sa mère et son beau-père, en qui il n’a nulle confiance23. En revanche, il souhaite partout sur le chemin de sa quête faire preuve de vaillance au combat. De retour à Rome, il apprend que le roi de Sicile et de Pouille veut s’emparer du royaume – la prose choisit donc bien de raconter la guerre dont il était question dans P. Au terme d’un long conseil émaillé de discours24 (à valeur analeptique), les Romains lui renouvellent leur confiance. L’ambassadeur de Philippe de Pouille est vivement réexpédié et l’on engage une sanglante bataille. Les Romains l’emportent, mais ici le texte rejoint son modèle, car lorsque Esmeré ôte son heaume pour soy ung pou rafreschir, un archer décoche une flèche qui l’atteint à la tête : la blessure ne cessera dès lors de le faire cruellement souffrir, car la flesche estoit menue et le fer moult delyé, par coy on ne sot perchevoir que en la playe fust le fer demouré25.

Dans leurs contours généraux donc, les trois épisodes montrent un subtil réseau de parenté. La prose semble certes plus proche de P que ne l’est Q, mais bien qu’elle diverge ici de Q dont elle était auparavant « sœur », elle entretient encore un jeu d’échos avec cette version : on a vu que le voyage en Hongrie reste évoqué, et, curieusement, dans Q comme dans la prose, c’est un écuyer qui, le premier, reconnaît Esmeré, ici en Hongrie, là à Rome. Peut-être faut-il voir là la trace d’une source commune peu développée en ce qui concerne ce passage, que les deux remanieurs auraient étoffé à leur guise.

 

Quoi qu’il en soit, on a bien là affaire à trois versions plus ou moins différentes, « personnelles », avec tous les guillemets nécessaires à l’emploi du terme. Dans un deuxième temps, il semble donc logique de s’intéresser à la représentation qu’elles donnent de l’héroïne du récit, d’autant que le personnage de Florence, dans les versions anciennes, est tout sauf un prétexte ou une figure sans saveur. Dans P, Florence est en quelque sorte une femme « totale » : elle est tout à la fois une reine majestueuse, à l’autorité naturelle, une faible femme violentée, une sainte élue et une amoureuse désirante26. D’une certaine façon d’ailleurs, elle subsume la chanson elle-même dans ses différentes facettes : chanson de geste certes, mais aussi conte de la femme martyrisée, roman et hagiographie. À cet égard, l’épisode du couvent, en ce qu’il semble a priori uniquement propre à développer l’aspect religieux du texte et du personnage, constitue un repère intéressant, du fait des éventuels écarts à l’égard d’une trame qui pourrait être simplement convenue (une sainte vie) ; c’est un possible marqueur de l’originalité de la peinture du personnage.

Je m’intéresserai d’abord à la façon dont les textes ordonnent la constellation des personnages secondaires – ici les religieuses – autour de Florence. Je l’ai dit, dans P, l’apparence de Florence constitue toujours un sujet d’émerveillement pour autrui. L’aura à la fois divine et royale qui émane d’elle attire irrésistiblement ; c’est Florence la roïne o le cors soverain27. L’auteur de P associe de plus systématiquement cette aura au vêtement de Florence, qui, quelles que soient les péripéties, garde une certaine magnificence, signe de sa supériorité28. Lors de son séjour à Beau Repaire, le texte construit les relations sur un jeu entre le respect que lui montrent spontanément tous ceux qui l’entourent et sa propre bienveillance, qui ne va pas cependant jusqu’à l’humilité. Lorsque les religieuses découvrent Florence, l’auteur exploite les deux modalités du rayonnement de la reine – physique et spirituel. D’une part, de la biauté de lé toz le païs resclaire29 ; dans le couvent, à nouveau de la biauté de lé reluist li parleor30. Mais d’autre part, bien l’ont coneüe / qu’elle est de grant bonté garnie et revestue31. Dès son arrivée au couvent, ilec la sert l’abesse et porte grant honor32 et lors du premier dialogue, l’abbesse affirme :

vos iestes sainte dame, merci, por Deu amor
Deu a vos me rent ci, ja n’i avra sejor
que molt bien ne vos serve et par nuit et par jor
33.

Florence refuse et demande au contraire l’habit de nonne. Plus tard, devant la jeune religieuse malade, Florence est prise de pitié ; après sa prière, elle l’a prise a ses mains, si l’a par tot tatee34, comme s’il fallait la médiation du corps de Florence, qui est toujours, on l’a vu, rayonnant de son élection divine, par cette sorte d’« imposition des mains », pour que la guérison s’accomplisse. À partir de ce moment, les nonnes et l’abbesse n’auront de cesse de servir Florence35, qui cependant ne demande toujours rien. De fait, tout le texte de P, et c’est l’une de ses originalités, montre une grande cohérence dans l’importance qu’il accorde au corps de Florence et aux effets qu’il entraîne « naturellement » chez autrui.

Dans Q, cette particularité semble peu présente. Bien que l’auteur ne fasse aucune allusion aux vêtements, il insère néanmoins des qualifications qui pourraient faire écho aux tournures utilisées dans P : Flourence, qui tant ot le corps gent36 ou encore Flourence, blance con fleur de lis37. De même, les religieuses, en apercevant la reine, voient d’abord la femme noble, une gentils dame38, une dame de pris39 – pas d’aura ici – mais ensuite, toutes l’embrassent et l’appiellerent soer et compaingne et amie40, sans qu’on en sache la raison : il me semble que l’on pourrait voir là la trace ( ?) de l’attirance spontanée qu’elle exerce, sur les hommes comme sur les femmes – il y a dans le manuscrit P plusieurs épisodes d’affection féminine spontanée à l’égard de Florence. Reste que dans Q, c’est le seul écho que l’on puisse trouver de cette « corporéité » particulière de la reine. Lorsqu’il s’agit d’évoquer, brièvement, les guérisons miraculeuses qu’elle opère, le texte attribue celles-ci à la sagesse et à l’anneau merveilleux qu’elle possède dans cette version : double façon de tenir son corps à distance. Et lorsque Q semble aller plus loin que P, quand, de façon tout à fait originale, l’abbesse vient déposer sa crosse dans les mains de Florence – ce que la reine refuse naturellement – c’est parce que l’abbesse a lu le miracle des cloches comme un signe d’élection divine :

« Dame, prendés le croce, car on le vous otrie,
Car dessur nous devez avoir la signourie ;
Bien le vous a moustré li dignes Fruit de Vie
41 ».

Encore une fois, c’est un objet – la cloche, et non le corps de la reine – qui désigne l’élection.

Dans la prose, nous ne trouvons rien sur les vêtements, mais l’apparence de Florence est clairement prise en compte. Lorsque les cloches sonnent, les religieuses se retrouvent dans l’église ; Florence entre derrière elles pour prier :

Les nonnains veans la belle Flourence derriere elles a genoux, laquelle leur sambla la plus belle creature a voir que oncques jour de leur vyes euissent veu, dont sy tresacop furent esbahyes de veoir sa grant beaulté qu’il n’en y ot nulles d’elles a qui la couleur ne changast et orent toutes tel freour cuidans proprement que ce fust une ymage que la se fust apparue, ou de sainte Katerine ou de quelque aultre sainte. Quant l’abbesse le vey, elle s’encommencha a saignier en soy esmerveillant de la grant beaulté qui estoit en elle […]42.

Cependant le texte donne sa propre version de la place que Florence tient dans le couvent ; la reine demande d’emblée à être une simple nonne, ce que l’abbesse accepte, mais l’auteur précise (je souligne) : La noble dame estoit layans tant amee de toutes les dames que tout ce qu’elle voloit dire ne commander estoit fait ; comme a l’abesse on luy faisoit43. Florence n’est pas supérieure à l’abbesse, mais elle est d’emblée traitée comme son égale. C’est seulement après le miracle – pendant lequel Florence, prise de pitié comme dans P, touche également la nonne – que le comportement des religieuses change envers la sainte femme, laquelle elles tenoient toutes en grant reverence pour la sainteté d’elle et l’amoient toutes moult chierement44 – mais l’auteur se garde bien d’évoquer une soumission de l’abbesse. Ici la prose procède clairement de la même source que P, mais l’auteur tend vers plus de modération, en atténuant le rayonnement quasi-féérique de la reine et en conservant mieux la hiérarchie au sein du couvent.

 

Autre aspect du personnage, l’amante. Dans P, Florence suscite l’amour ou le désir, mais le personnage se signale en retour par la force de son amour pour Esmeré, amour qui inclut un désir clairement exprimé. L’auteur, parfois taquin, ne manque pas de rappeler ce désir alors même que Florence mène une sainte vie : au moment où elle demande la bure, lors li membre de Romme dont elle estoit issue / d’Esmeré de Hongrie que proësse salue […] oncor quite el gesir en ses bras toute nue45 ; et plus loin […] Esmeré la ravra / le gentil chevalier que tant la desirra46. Et lorsqu’elle refuse que l’abbesse la serve, elle laisse entendre qu’elle a une bonne raison : « or me donez les dras, fetes de moi seror / tant que Dex me ramaint autre conseil grignor47 » ; elle conclut d’ailleurs par une curieuse tournure « En Damedeu me fi, que fait croistre la flor48 » ; compte tenu du souhait qu’elle exprime souvent in petto, on peut se demander si l’auteur ne glisse pas là une allusion au désir et à la génération. Mais il s’agit surtout d’amour, et l’auteur cède au plaisir d’une scène charmante : quand Florence apprend de l’abbesse que le roi de Rome arrive,  […] si fu si esbahie qu’el ne deïst .I. mot por tot l’or de Pavie / Li sans li monte el vis, la coleur li rougie ; / el fu asez plus belle que la roze espanie49. Parvenue devant lui, elle rougit à nouveau sous son voile.

Q de son côté se distingue clairement de P en prêtant à Florence des souhaits plus sérieux : nonne, elle prie Dieu de protéger Esmeré et les Romains50. Si l’amour de Florence s’exprime, c’est dans la foi : cette version est la seule à proposer une rencontre inattendue entre Esmeré et Florence, qui dans Q n’a pas été prévenue de l’arrivée du roi. C’est pendant la messe de matines qu’elle le reconnaît, sans se faire elle-même reconnaître, mais son bref monologue est celui d’une religieuse :

Lie sui, quant vous voy en ceste regïon ;
Au mains me trouverez en le religïon
La ou je sierch Celui qui souffri passïon,
Se ne poez pensser sur moy se tout bien non
51.

Une seule allusion plus légère, quoiqu’elle ne soit guère explicite : avant cette rencontre fortuite, l’auteur précise s’elle seuist dou roy, a qui estoit amie / elle le fust aleë viseter la nuittie52 – au lecteur d’imaginer la nature de cette visite nocturne.

Dans la prose enfin, j’avoue que j’aurais été étonnée de retrouver ces mentions du désir de Florence, qui m’ont paru dans P si caractéristiques d’un auteur toujours prompt à jouer avec les codes, à introduire de légers décalages. Et de fait, la prose s’en tient sagement à des manifestations d’amour : seule, la reine est simplement montrée

priant devottement que encores peusist voir Esmeré son amy, sy ot sy grant fiance en Nostre Seigneur que tousjours luy estoit advis qu’elle verroit encores Romme comme dame et empereys et que son amy Esmeré aroit encores a mary53.

En revanche, la scène de l’annonce de la venue de l’empereur est joliment développée, et se signale par une variation sur le motif de la rose qui existait déjà dans P (je souligne à nouveau) :

Quant la pucelle Flourence entendy l’abbesse qui luy disoit que l’empereur estoit la venus, elle fu moult esbahye, sy ne desist ung seul mot pour tout l’or du monde. Le sanc luy monta contremont la chiere par telle maniere que advis estoit a ceulx quy le veyrent que oncques jour de leur vye n’avoyent veu rose en may plus vermeille ne plus coulouree car, quant elle oÿ l’abbesse, elle fu tant prise qu’elle ne sot que advenu luy estoit et fu en ung moult grant pensement. L’abbesse, veans la maniere d’elle et de ce que aulcunement n’avoit respondu, fu esmerveillye et ne lui dist plus mot, de paour qu’elle ne le tourblast54.

On retrouve encore, un peu plus loin, Florence plus vermeille que rose55 sous son voile devant l’empereur. Se dessine ici à nouveau un jeu de reprise et de variation entre P et la prose, peut-être plus sentimentale et moins « légère » (directe ?) que son modèle du xiiie siècle.

 

Dernier aspect du personnage et non des moindres, la foi de Florence. À vrai dire, P montre le plus souvent une reine qui s’adresse à Dieu – c’est-à-dire à Jésus – pour soumettre une requête plutôt que pour rendre grâce, trait relevé par Marguerite Rossi comme fréquent dans les chansons de geste56. Après le naufrage, elle remercie Dieu en un vers, puis lui demande de la diriger vers un endroit où elle sera protégée (3 vers). Souvent ensuite, elle demande à Dieu de lui rendre son mari, avant bien sûr de demander la guérison de la nonne. Comme religieuse, son comportement est cependant exemplaire : le texte détaille la façon dont elle veille en prières, dont elle chante à vêpres et à matines, dont elle « aime » la charité57.

Dans Q, une différence : après le naufrage, Florence remercie Jésus lorsqu’elle constate le miracle des cloches. Ensuite elle prie jour et nuit pour la sauvegarde des Romains et suit les messes. Comme dans la tradition épique qui précède, c’est d’abord à Jésus que vont ses prières – Q utilise à plusieurs reprises la périphrase le Fruit de vie pour le qualifier. Cependant Q est le seul à ajouter que Florence guérit les malades en l’oneur de le Vierge Marie58, ce qui n’est pas étonnant si l’on considère la date du texte : il a fallu attendre le début du xive siècle pour que la piété mariale se soit suffisamment développée dans la littérature pour que l’on trouve des prières épiques tournées vers la Vierge elle-même, comme dans La Belle Hélène de Constantinople ou Baudoin de Sebourc.

La prose, enfin, conserve la mention des prières de demande de Florence, au point d’ailleurs qu’elle signale que c’est à force de Le prier qu’Il exauce son souhait de revoir Esmeré59. Sa prière pour la pucelle malade n’est pas retranscrite, mais généralement il s’agit bien de prières à Nostre Seigneur, c’est-à-dire au Christ ; la Vierge Marie n’est mentionnée que deux fois, encore est-ce en association avec son fils. La prose semble pourtant plus « moderne » ( ?) au sens où elle nous montre plus souvent Florence remercier Dieu : quand elle aborde au rivage, quand elle voit Beau Repaire, quand elle est reçue dans le couvent. Le discours qu’elle tient à l’abbesse est d’ailleurs beaucoup plus empreint de religiosité, alors que dans P Florence évoquait simplement les mésaventures qui l’avaient amenées :

« Dame, Dieux m’a fait ceste grace que ceens suis arrivee et rechewe de vous et des dames de vostre couvent et m’avés fait tant d’onneur que en moy n’est possible le vous rendre, sy non Nostre Seigneur pour l’amour de qui vous l’avez fait. Et quant est a moy, humblement vous en remercye et me rens du tout a vous pour vous servir et estre cheans en servant Nostre Seigneur nuit et jour au mieulx que porray faire60 ».

Sur ce plan, peut-être pouvons-nous distinguer le xiiie du xve siècle : si la piété mariale ne semble ici progresser que lentement, la prière épique de demande évolue vers l’action de grâce61. Dans l’ensemble, le personnage de Florence tend peut-être vers un certain affadissement, ou un lissage de ce qui pourrait apparaître comme des contradictions : à la fois moins irréelle et moins hiératique, moins désirante et plus religieuse, Florence s’est sans doute adaptée à la société de la fin du Moyen Âge.

 

Restait à explorer « l’ethos » de ces différents auteurs. La première question qui se pose est celle de leur rapport au genre épique. L’auteur de P ne manifeste aucune hésitation : il écrit une chanson de geste. Bien que le passage ne soit pas à proprement parler épique, il n’y a pas à douter. Trois exemples pourraient contribuer à le prouver :

  • d’abord la pratique de l’enchaînement entre laisses est bien marquée, et le passage se signale même par le recours, exceptionnel, à des laisses similaires : les laisses 183 et 184 racontent le même épisode. Florence est, grâce à Dieu, arrivée à Beau Repaire ; invitée au chapitre, elle demande à prendre le voile, non sans espérer encore retrouver Esmeré. Le contenu narratif est bien globalement identique, avec les légères variations qui caractérisent les laisses similaires (ici dans le discours de Florence) et la proximité s’affiche dans les reprises de termes (notamment au début et en fin de laisse). Il n’est sans doute pas anodin que l’auteur se soit souvenu d’un procédé déjà ancien dans un passage dont la thématique est religieuse : le rendre plus solennel était peut-être une façon de compenser le caractère finalement trop peu hagiographique du texte.
  • ensuite, P livre un credo épique conforme à la tradition : lorsqu’elle veut prier pour la guérison de la nonne, Florence se couche par terre, le visage tournée vers l’orient, puis déroule sur 32 vers62 le modèle attendu : énumération des miracles divins (Ancien et Nouveau Testament, ou Apocryphes : naissance du Christ, légende de Sainte Anastasie, trahison par Judas, descente aux Enfers d’où le Christ ramène Adam, Eve et Abraham, miracles de Lazare, Daniel, Jonas, Suzanne, les trois enfants dans la fournaise), présentés au passé simple et associée à l’expression si voir[ement] con, qui garantit l’exaucement des demandes ; puisque tout cela est vrai, Dieu va également aider celui (ou celle) qui lui a rappelé ces faits63.
  • enfin, les interventions du narrateur et ses adresses au lecteur entrent également bien dans le cadre épique. Sans compter sa participation affective constante, ses prises de parole relèvent tantôt de la prolepse (si con oïr porrez64), tantôt de la reprise d’un bref prologue destiné à relancer l’attention : par exemple,

Seignor, or escoutez, ne soiez en errance !
S’orrez bonne chanson, fete par consonance :
ainz ne chanta meillor nus jugleor en France
65.

En ce qui concerne le remaniement Q en alexandrins, s’il a été appelé « roman » par A. Wallensköld, c’était d’abord pour le différencier de la version ancienne : le vers 4558 de Q parle d’une bonne canchon66. En effet, dans le passage étudié, sans compter différentes tournures épiques classiques (recours à a tant es vous67, emploi des relatives de rembourrage pour le second hémistiche68), on retrouve trois des marqueurs épiques précédemment cités pour P. Ainsi, si la pratique de la laisse similaire (ou du credo) est sans surprise abandonnée, apparaît cependant bien l’enchaînement entre les laisses : les laisses 134/135 sont liées par la reprise des cloches, 137/138 par la transition sur Esmeré. Les marques d’oralité, y compris proleptiques, ne manquent pas (enssi con vos orez, qui taire se volra69), pas plus que la participation affective.

De ce point de vue, c’est la prose qui pose le plus problème, puisqu’on sait que la forme des proses du xve siècle relève plus de la chronique70. Le récit qui se veut objectif est effectivement mené sur un ton globalement neutre, au passé simple ou à l’imparfait, dans lequel les interventions du narrateur se cantonnent quasiment aux transitions. On relève malgré tout deux traces, me semble-t-il, des chansons dans ce texte :

  • d’une part, on peut se demander si le long récit de la guerre menée par Esmeré n’est pas justifié par un souci de « faire épique », à un moment où le récit est dominé par la vie religieuse de l’héroïne : les combats y sont en effet particulièrement violents, et portent la trace du style formulaire71. Peut-être s’agit-il là d’équilibrer le récit pour qu’il conserve un peu de son genre originel, même dans le cas d’ailleurs où la source de la prose pour ce passage serait une version versifiée perdue.
  • d’autre part – mais dans ce cas ce n’est pas propre à ce texte car c’est un trait que j’ai trouvé dans d’autres proses du xve siècle72, il me semble que l’on trouve un écho de la pratique de l’enchaînement dans la jonction entre les chapitres ; ainsi entre le chapitre 265 et le chapitre 266 : le premier se termine sur l’annonce de l’arrivée d’Esmeré, et le second reprend par Quand la pucelle Flourence entendy l’abbesse qui luy disoit que l’empereur estoit la venus []73, modèle d’ouverture par une temporelle que l’on trouve souvent dans les vers d’intonations des chansons de geste. Plus largement, on peut trouver un écho des répétitions épiques dans le jeu entre les conclusions de chapitres, les bandeaux et les ouvertures.

Je me suis ensuite interrogée sur le « réalisme », ou plus exactement sur l’intérêt porté à la vraisemblance et aux détails, parce que c’était un trait saillant de P. De fait, sans surprise quand on connaît bien le texte de P, ce passage s’y caractérise par la façon dont l’auteur prend le temps de construire de longues scènes, y compris descriptives. Dans notre épisode, se détachent deux exemples :

  • en premier lieu, la façon dont Florence aborde après son naufrage, passage qui aurait pu être expédié en quelques vers ; or notre auteur lui en consacre plus de vingt74 : il nous dit comment Florence tremble sur son sac de farine, comment le soleil la réchauffe un peu, comment une vague la jette sur la grève et comment elle se hâte de se relever puis de s’accrocher à une grosse racine, car elle craint que le ressac ne l’entraîne à nouveau dans l’eau. Ses vêtements mouillés sont lourds, il lui faut les sécher. On voit bien qu’il ne s’agit pas ici d’éléments essentiels au récit – mais d’une véritable attention portée au réel.
  • le second exemple réside dans la description de la vie monastique, et particulièrement dans la précision accordée au vêtement. On a là la description75 d’une tenue complète de religieuse : la gonne (tunique longue à manches étroites), le froc (le capuchon, ou le vêtement entier, vaste robe à larges manches et à capuche), la coule (robe fendue sur les côtés dans les deux tiers de sa longueur), l’étamine (tissu léger de laine ou de coton qui servait pour les vêtements religieux, mais par extension et sans doute ici la gonne elle-même, qui pouvait effectivement se porter à même la peau ; de plus l’étamine était assez douce, raison pour laquelle les ordres les plus sévères en refusaient l’usage : or ici76, l’étamine est velue), et enfin le voile.

On s’en doute, Q, plus resserré, n’offre guère ce genre de détails. On notera à peine une brève mention de posture de Florence à l’église se main a son menton77. Il est amusant cependant de constater que Q, comme la prose d’ailleurs, trouve une solution plus vraisemblable qu’un sac de farine pour sauver Florence du naufrage. Certes, l’auteur de P prend soin de signaler qu’il s’agit de farine fine78, mais pour le coup le fait est peu réaliste : dans Q, il s’agit d’une planche, tandis que la prose utilise un tonnelet.

En dehors de sa prédilection pour les phrases longues et explicatives – mais qui à la vérité décrivent peu – la prose, enfin, montre à nouveau qu’elle est parente de P, sans pour autant être un dérimage direct de P : son auteur, ou l’auteur du texte qu’elle dérime, reprend quelques éléments descriptifs de P, mais en les abrégeant, ainsi par exemple l’évocation du séjour d’Esmeré à Beau Repaire, où il rencontre Thierri et sa femme, avec qui il bavarde dans le cloître79, après un assez long échange avec l’abbesse. Cette scène, peu utile à l’intrigue, sert sans doute à retarder d’autant le moment des retrouvailles – en réalité encore repoussées, car Esmeré ne peut reconnaître Florence cachée sous son voile. De même, la prose reprend en deux lignes l’évocation de l’estamine bien grosse et de la haire80. En revanche, elle néglige complètement le long récit de l’arrivée sur la côte, mais ajoute un élément original – et vraisemblable : Florence, épuisée, ne peut répondre aux questions de l’abbesse tant qu’elle n’a ni mangé ni bu81.

 

Pour terminer, et c’était peut-être plus difficile à partir d’un fragment, je me suis demandé si tous ces éléments permettait de dégager une tonalité propre à chaque texte, un coloris particulier concernant cette fois la présence narrative et/ou auctoriale. C’était facile pour la version P, sur laquelle j’ai passé de longues heures : bien que la brève étude menée ici ne permette pas d’en rendre compte précisément, on trouve là l’écriture originale d’un auteur qui connaît son métier, qui construit un personnage riche et complexe, tout en se permettant fréquemment de prendre de la distance à l’égard de son texte.

Il m’est plus difficile de cerner les contours de l’écriture du remaniement en alexandrins Q, que je n’ai pas encore étudié en détail. À la lecture de l’épisode choisi, on a vu cependant que l’auteur n’est pas un simple épigone : il se montre capable d’invention au besoin, avec la nonne voyante, une autre nonne chirurgienne et qui sot d’astronomie82, ou en insérant la rencontre au moustier. Il se risque parfois à des effets de style. Ainsi, au milieu de la laisse 142, lorsque l’arrivée des adversaires de Florence, comparée à celle des rois mages, est structurée par un « comptage » au sein de vers parallèles :

Si conme li trois rois par le Dieu commandie
Vinrent tout a un jour veïr le Fruit de Vie,
Ossi vinrent li cincq tout et a une fie.
Esmerés fu li uns, qui tant ot signourie ;
Millez fu li secons, qui ne le savoit mie ;
Maccaires fu li tiers, qui fist la trecherie ;
Ghombars si fu li quars, qui la dame jolie
Racata de le hart, dont ele fist folie ;
Thieris fu li cincquime, plains de grant maladie
83.

Quant à la prose, elle présente clairement des points communs avec d’autres proses sur lesquelles j’ai eu l’occasion de travailler – notamment avec celle d’Ogier le Danois84 : comme les autres proses du xve, celle-ci se signale par une certaine lourdeur du style, due à de longues phrases farcies de subordonnées – dans ces temps où le monde se révèle si difficile à déchiffrer, l’écriture tend à constamment expliquer et déployer. J’ai relevé des phrases de dix lignes dans le passage, et dans le chapitre 260, certes consacré au miracle, j’ai trouvé seize occurrences de Nostre Seigneur. Ce qui peut paradoxalement faire sourire le lecteur contemporain, c’est l’esprit de sérieux dont témoignent ces proses. J’ai indiqué que l’auteur de la chanson ancienne se signalait par son goût du décalage, de l’humour pince-sans-rire ; comme au sujet de la rêverie érotique de Florence, j’étais donc curieuse de voir si j’allais retrouver deux traits légèrement décalés dans le passage : d’une part la mention des origines de l’abbaye, puisque selon P : la la fist establir Juliëz Sesaire / que mainte choze fist ou mont por essamplaire85. Certes, P se réclame plus de l’Antiquité que du monde carolingien, mais c’était ici aller un peu loin – trop pour que ce fût sérieux. Naturellement, la prose ignore cette bizarrerie. Elle en corrige également une autre. Dans P, lorsque Esmeré, grièvement blessé à la tête, arrive à l’abbaye, il commence par faire grand fête avec ses amis (je souligne) :

L’empereres de Romme fut ou palez autain,
molt fu bien habergiez et il et si prochain.
Icele part troverent Tierri le chatelain ;
la nuit firent grant feste desi qu’a l’endemain
que l’empereres lieve et li proz Agravain86.

Et c’est sur cet exemple précis que je me dis que l’auteur de la prose, ou du modèle qu’a utilisé le dérimeur ( ?), a lu P87, tant la correction est flagrante – qu’on en juge :

L’empereur estoit descendus en la grant sale et d’aultre part, assés prés estoit logiés Therry et Beatrix sa femme. En celle journee, l’empereur ne se party point de la chambre pour ce que ung pou estoit las et traveilliéz et se reposa jusques a l’endemain au matin, que luy et le duc Egrevain pour soy apoyer a luy88.

Voilà qui est plus convenable, et peut-être aussi plus vraisemblable pour un grand blessé. J’ajouterai un ultime et bref exemple : la jeune nonne guérie, dans P, devint belle con s’el fust une fee89, comparaison curieuse pour une nonne guérie par intervention divine. Dans la prose, sagement, elle devint plus vermeille que la rose et revint en sa beaulté comme par avant avoit esté ains qu’elle fust malade90.

 

On aura compris que mon propos était en partie de mauvaise foi : je voulais vérifier que la Chanson de Florence de Rome gardait sa supériorité littéraire sur les versions ultérieures et surtout sur la prose. En réalité et plus sérieusement, j’espère que ce coup de sonde dans les textes montre à quel point se cachent derrière eux des auteurs différents, ni simples dérimeurs (à quelque niveau que ce soit), ni purs épigones, et qui méritent d’être étudiés de près. Reste que nous ne pouvons guère démêler précisément les fils qui nouent ces versions, du fait des lacunes concernant les manuscrits : quelle relation entretiennent exactement Q et la prose ? Les traits originaux de la prose sont-ils (tous ?) dus au prosateur ou à l’auteur inconnu d’une version versifiée qu’il aurait dérimée ? Un travail systématique sur les proses bourguignonnes permettrait peut-être de démêler ce qui appartient aux ateliers bourguignons de ce qui reste de modèles perdus.

Notes

1 Paris, BnF, ms. n. a. fr. 4192. J’utilise ce manuscrit, dont je prépare l’édition (cf. Florence de Rome. Projet d’édition du ms. BnF Nouv. Acq. Fr 4192, éd. E. Poulain-Gautret, inédit pour l’Habilitation à Diriger des Recherches, Arras, Université d’Artois, 2017 ; dorénavant Florence de Rome, ms. P), et non l’édition d’A. Wallensköld (Florence de Rome. Chanson d’aventure du premier quart du xiiie siècle, éd. A. Wallensköld, Paris, Firmin-Didot pour la SATF, 1909-1907, 2 vol.). Retour au texte

2 Cologny (Genève), Fondation Martin Bodmer, ms. 67. Retour au texte

3 Cf. à ce sujet Florence de Rome, éd. A. Wallensköld, et notamment dans l’introduction, t. 1, les p. 1-7. Retour au texte

4 M. Marchal, « La mise en prose bourguignonne de Florence de Rome : de la chanson de geste à la vraye hystore », dans La Littérature française à la croisée des littératures européennes. Actes du VIe Colloque de l’AIEMF, Turin, Università degli Studi di Torino, 28 septembre-1er octobre 2016, Le Moyen Français (sous presse). Retour au texte

5 C’est le ms. Paris, BnF, 24384 (4562 vers). Wallensköld appelle ce manuscrit Q et en fait l’édition dans Florence de Rome, éd. cit., t. 1, p. 131-280. J’utiliserai cette édition. Retour au texte

6 6236 vers. Retour au texte

7 5382 vers. Retour au texte

8 Ou si notre prose constitue un dérimage, c’est d’une version « amplifiée » de celle que nous trouvons dans P. Retour au texte

9 J’utiliserai le ms. Chantilly, Musée Condé, 652, dont Matthieu Marchal m’a aimablement fait parvenir copie de sa transcription (dorénavant O). Retour au texte

10 Florence de Rome, ms. P, v. 5349. Retour au texte

11 Ibid., v. 6080. Retour au texte

12 Florence de Rome, éd. A. Wallensköld, t. 1, v. 4151-4438 pour cet épisode, 287 vers. Retour au texte

13 Comme dans la prose, le mauvais serviteur s’appelle ici Gombault (par référence à un autre texte ?). Retour au texte

14 Florence de Rome, ms. P, v. 5499-5526. Retour au texte

15 O, chap. 246-267 (fol. 225ra-245rb), 21 chapitres. Retour au texte

16 O, chap. 261-265 (fol. 239rb-244rb). Ici le marinier s’appelle Hector. Retour au texte

17 Florence de Rome, ms. P, v. 4256- 4287 ; O, chap. 261. Retour au texte

18 O, chap. 249-259 (fol. 228ra-238ra). Retour au texte

19 Florence de Rome, ms. P, v. 5542-5621, 79 vers. Retour au texte

20 Dès les versions anciennes, nous savons que les deux frères avaient fui leur Hongrie natale ; à la mort de leur père, la reine avait épousé un Sarrasin qui les maltraitait. Retour au texte

21 Dans P, Esmeré avait ôté son heaume pour se rafraîchir. Ici le carreau traverse le heaume et se fiche profondément dans le crâne (Florence de Rome, éd. A. Wallensköld, t. 1, v. 4300-4302). Retour au texte

22 Ibid., v. 4343-4344. Retour au texte

23 O, chap. 249 (fol. 228ra-228va). Retour au texte

24 Une brève parenthèse sur le poids du discours direct dans les trois textes : tous trois y ont abondamment recours, et en général privilégient Florence ; on assiste notamment toujours à ses échanges avec l’abbesse, et incognito, avec Esmeré. Retour au texte

25 O, chap. 259 (fol. 237rb). Dans P : […] li fers iert parfont enz ou chief enbarrez (Florence de Rome, ms. P, v. 5522). Retour au texte

26 Cf. à ce sujet E. Poulain-Gautret, « Des hommes et des femmes, des hommes et une reine. Le cas de Florence de Rome » dans Les Relations entre les hommes et les femmes dans la chanson de geste. Actes du colloque international de Lyon des 28 et 29 novembre 2011, dir. C. Füg-Pierreville, Lyon, CIHAM –UMR 5648 Université Jean Moulin – Lyon 3, 2012, p. 11-18. Retour au texte

27 Florence de Rome, ms. P, v. 5554. Retour au texte

28 Ainsi, lorsque Florence échappe à la mer, le texte précise qu’elle prend soin de faire sécher au soleil ses vêtements mouillés qu’elle « essuie », nous disent les vers 5371-5378 (ibid.). Retour au texte

29 Ibid., v. 5403. Retour au texte

30 Ibid., v. 5420. Retour au texte

31 Ibid., v. 5453-5454. Retour au texte

32 Ibid., v. 5417. Retour au texte

33 Ibid., v. 5425-5427. Retour au texte

34 Ibid., v. 5617. Retour au texte

35 Bien la sert l’abeesse, quant el sot son covine, / et les autres nonains que sont de bonne orine (ibid., v. 5643-44). Retour au texte

36 Florence de Rome, éd. A. Wallensköld, t. 1, v. 4158 (dans P, par exemple, la belle ou le cors gent, Florence de Rome, ms. P, v. 1943). Retour au texte

37 Florence de Rome, éd. A. Wallensköld, t. 1, v. 4178. Certes, ces expressions sont trop topiques pour arguer en faveur d’une filiation. Pour Wallensköld, Q descend directement d’un poème « primitif » (ibid., t. 1, p. 8-10) et non de P. Bien que cela soit tout à fait possible, son argumentation semble s’appuyer sur des exemples pour le moins discutables – voir par exemple la question de la fonction de Florence auprès de la fille de Thierri, que les versions tardives de la légende, dont Q, pourraient avoir reprise d’autres récits correspondant au même conte-type. Retour au texte

38 Ibid., v. 4174. Retour au texte

39 Ibid., v. 4180. Retour au texte

40 Ibid., v. 4185. Retour au texte

41 Ibid., v. 4194-4196. Retour au texte

42 O, chap. 247 (fol. 227ra). Retour au texte

43 Ibid., chap. 260 (fol. 238rb). Retour au texte

44 Ibid. Retour au texte

45 Florence de Rome, ms. P, v. 5463-5466. Retour au texte

46 Ibid., v. 5497-5498. Retour au texte

47 Ibid., v. 5438-5439. Retour au texte

48 Ibid., v. 5440. Retour au texte

49 Ibid., v. 5999-6002. Retour au texte

50 Florence de Rome, éd. A. Wallensköld, t. 1, v. 4204. Retour au texte

51 Ibid., v. 4430-4433. Retour au texte

52 Ibid., v. 4404-4405. Retour au texte

53 O, chap. 260 (fol. 227vb). Retour au texte

54 Ibid., chap. 266 (fol. 244rb-va). Retour au texte

55 Ibid., chap. 267 (fol. 245ra). Retour au texte

56 Cf. M. Rossi, « La prière de demande dans l’épopée », dans La Prière au Moyen Âge (littérature et civilisation), Aix-en-Provence, Publications du CUERMA, 1981 (Senefiance, 10), p. 458-475. Retour au texte

57 Florence de Rome, ms. P, v. 5535. Retour au texte

58 Florence de Rome, éd. A. Wallensköld, t. 1, v. 4377. Retour au texte

59 O, chap. 248 (fol. 227va-228ra). Retour au texte

60 Ibid., chap. 247 (fol. 226vb-227va). Retour au texte

61 C’est à propos de ce type de détails que l’on peut s’interroger sur la véritable nature de l’auteur de la prose : s’agit-il d’un simple dérimeur, qui enregistrerait fidèlement les modifications apportées par un auteur en amont (quand aurait-il écrit ?) ou la prose ajoute-t-elle une nouvelle strate de création, en adaptant – dans quelle mesure ? – le contenu dérimé à son époque ? Retour au texte

62 Florence de Rome, ms. P, v. 5581-5613. Retour au texte

63 Cf. à ce sujet J. E. Singerman, « ‘Si com c’est veir’ : The Polemical Approach to Prayer in Le Couronnement de Louis », Romania, t. 106/423, 1985, p. 289-302. Retour au texte

64 Florence de Rome, ms. P, v. 5553. Retour au texte

65 Ibid., v. 5711-5713. Retour au texte

66 Florence de Rome, éd. A. Wallensköld, t. 1, v. 4558. Retour au texte

67 Ibid., v. 4439. Retour au texte

68 Par exemple : le roy de Paradis, qui ne fault ne ne ment (ibid., v. 4157). Retour au texte

69 Ibid., v. 4354. Retour au texte

70 Là encore, dérimage implique en partie réécriture. Retour au texte

71 Cf. à ce sujet, dans ce volume, l’article de M. Marchal. Retour au texte

72 Cf. mon article, portant sur la prose d’Ogier le Danois : « Bandeaux, images, chapitres : l’organisation du récit dans un incunable épique », dans Texte et image, texte et recueil, dir. C. Croizy-Naquet, Lille, Cahiers de la Maison de la Recherche, Université Charles-de-Gaulle – Lille III, 2002 (Ateliers, 25), p. 53-61. Retour au texte

73 O, fol. 244rb. Retour au texte

74 Florence de Rome, ms. P, v. 5349-5371. Retour au texte

75 Ibid., v. 5458-5461. Retour au texte

76 Ibid., v. 5459. Retour au texte

77 Florence de Rome, éd. A. Wallensköld, t. 1, v. 4420. Retour au texte

78 Florence de Rome, ms. P, v. 5443 (trait d’humour de notre auteur facétieux ?). Retour au texte

79 O, chap. 267 (fol. 244vb-245rb). Retour au texte

80 Ibid., chap. 260 (fol. 239rb). Retour au texte

81 Ibid., chap. 247 (fol. 226vb-227va). Retour au texte

82 Florence de Rome, éd. A. Wallensköld, t. 1, v. 4393. Retour au texte

83 Ibid., v. 4379-4387. Retour au texte

84 La mise en prose d’Ogier le Danois, peut-être commandée par un des ducs de Bourgogne, est un des cadeaux présentés par Vérard à Louis XII pour son avènement. Retour au texte

85 Florence de Rome, ms. P, v. 5386. Retour au texte

86 Ibid., v. 6010-6014. Retour au texte

87 Ou à tout le moins un manuscrit proche de P, qui ne constitue qu’un témoin. Retour au texte

88 O, chap. 266 (fol. 244va). Retour au texte

89 Florence de Rome, ms. P, v. 5621. Retour au texte

90 O, chap. 260 (fol. 238vb). Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Emmanuelle Poulain-Gautret, « Florence au couvent, du vers à la prose », Bien Dire et Bien Aprandre, 34 | 2019, 153-170.

Référence électronique

Emmanuelle Poulain-Gautret, « Florence au couvent, du vers à la prose », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 34 | 2019, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/619

Auteur

Emmanuelle Poulain-Gautret

Université de Lille EA 1061 – ALITHILA – Analyses Littéraires et Histoire de la Langue, F-59000 Lille, France

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