Art de faire la guerre, art de chanter la guerre ?

Le poème de Guillaume Anelier

DOI : 10.54563/bdba.643

p. 11-22

Plan

Texte

L’Histoire de la Guerre de Navarre1, dont l’édition française date de 1866, n’a pas connu un succès notable ni en son temps ni aujourd’hui, si l’on s’accorde avec bienveillance à la juger d’un certain intérêt historique. Je l’ai rencontrée par hasard, la Navarre restant toujours à l’horizon des intérêts d’un spécialiste du roi-trouvère Thibaut de Champagne. De l’auteur, nous ne savons que ce que l’incipit liminaire nous livre : Guillelmus Anelier de Tolosa me fecit. Toulousain donc, Guillaume Anelier use fort naturellement de la langue d’oc, enrichie d’un certain nombre de termes empruntés au parler navarrais. Toulousain encore, Guillaume Anelier passa sans doute en Navarre derrière le gouverneur choisi par le roi Philippe III, le sénéchal de Toulouse, Eustache de Beaumarchais, si l’on accepte l’opinion commune, qu’Anelier se désigne lui-même quand il note en passant qu’Eustache « Ab si menet un savi qu’entendia razo » [XLI 1457]. C’est donc par la plume d’un clerc instruit que sont narrés les événements qui nous intéressent aujourd’hui. Nous n’aurons garde d’oublier que Guillaume Anelier est un nom célèbre, celui d’un troubadour, qui nous a laissé quatre vigoureux sirventés. Contemporain des événements albigeois, ce premier Guillaume Anelier a bien peu de chance d’être celui de la Guerre de Navarre. Mais il ne semble pas trop hasardeux de penser que les deux écrivains sont de la même famille2.

Tel qu’il se présente, abîmé par la perte de plusieurs feuillets et de plus amputé de toute sa fin, le manuscrit unique dans lequel nous lisons aujourd’hui le « poème historique de la Guerre de Navarre » (selon la rubrique du Dictionnaire des Lettres françaises) est sans conteste une œuvre intéressante à plusieurs points de vue que je vais tâcher d’explorer ici : sa structure et sa forme tout d’abord, puisqu’il débute par un excursus en guise de préambule, d’ailleurs peu respectueux de chronologie ; son registre ensuite, puisque ce récit, daté de circa 1276, a choisi la forme de la chanson de geste, ou plus exactement de la chanson de croisade ; son idéologie enfin, autour d’un héros, Eustache de Beaumarchais, dont le portrait esquissé reste ambigu, car la trame des événements s’avère difficile à suivre dans un récit qui souvent piétine ; les sympathies de l’auteur y sont plus faciles à saisir que la moralité de cette guerre, dont nous ne possédons pas la fin, il est vrai… Telle sera donc ma démarche très simple : quand on est un Guillaume Anelier, comment écrire la guerre ? qu’est-ce qu’un chef de guerre ? comment témoigner de la guerre ? Enfin la guerre est-elle ou non justifiée, relève-t-elle de la droiture ?

Comment écrire la guerre

Paul Meyer, éditeur de La Chanson de la croisade albigeoise, fut le premier à noter que cette chanson, qui ne semble pas avoir connu une grande diffusion, avait pourtant été le modèle du « poème guerrier » de Guillaume Anelier, près de deux générations plus tard3. On se souvient que la Chanson de la croisade albigeoise représente l’assemblage de deux textes très différents, le second constituant la suite chronologique du premier. Cette première partie fut rédigée par un Navarrais, Guillaume de Tudèle, plutôt favorable aux barons romans, et en particulier à Baudouin de Toulouse, le frère malheureux du comte Raimon. Le second narrateur, anonyme, était très fortement hostile aux barons et tout spécialement à leur chef, Simon de Montfort. Sinon toulousain, cet anonyme comptait parmi les plus chauds partisans du comte de Toulouse. Voilà donc deux points (un auteur navarrais / un parti toulousain) qui peuvent expliquer que Guillaume Anelier ait été attiré par cette chanson qui restait appréciée dans ses terres d’origine. La Chanson de la croisade albigeoise revendique comme son modèle La Chanson d’Antioche et se place résolument dans le contexte de la croisade. Il paraît plus difficile de considérer que La Guerre de Navarre puisse se ranger dans ce registre.

D’autre part, les deux auteurs de La Chanson de la croisade albigeoise ne suivent pas leur modèle de façon strictement identique : tous deux composent en laisses de dodécasyllabes monorimes ; chaque laisse se clôt sur un hexasyllabe, qui rime avec la laisse qui suit chez Guillaume de Tudèle, tandis que, chez l’Anonyme, chaque laisse s’achève sur un hexasyllabe à rime estramp, mais l’hexasyllabe final de la laisse représente le premier hémistiche de la laisse suivante. Pour les troubadours et trouvères, la première façon relève des techniques des coblas capcaudadas, la seconde des coblas capfinidas. Guillaume Anelier qui connaît La Chanson de la croisade albigeoise en son entier utilise les coblas capcaudadas pour dix de ses laisses, et toutes les autres sont composées en cafpinidas. Le fait que, comme P. Meyer le signale, Anelier emprunte à son modèle non seulement des expressions, mais encore des vers entiers nous pousse à analyser le choix de cette structure comme quelque chose de conscient et de volontaire. On posera donc pour hypothèse de travail que la guerre, à la fois grandiose et effroyable, ne saurait s’écrire pour Guillaume Anelier que traversée en quelque sorte par le souffle épique.

On peut comprendre en ce sens le vaste porche, hors de toute chronologie, qui ouvre le récit. En effet, ce préambule est sans utilité aucune pour le propos : les événements de Navarre ne justifient pas de raconter la victoire de Las Navas de Tolosa. L’aspect religieux de la bataille de Las Navas, comme d’ailleurs son aspect de conquête dans l’espace espagnol, ne sont pas le casus belli qu’invoquerait notre auteur ; on saura seulement que sous le règne de Sanche :

Et el temps qu’el regnava, lay vas Ubeda fo
Un rei Amomelin molt mal e molt felo ;
E per l’erguyll qu’avia fi cridar a bando
A totz celz qu’en la Vergen et en la cros credio,
Qu’els daria batailla al jorn qu’il vodrio (II, 18 sq.)

Que les ennemis appartiennent à deux religions différentes, c’est clair avec la mention des archevêques et et autres religieux dans l’armée chrétienne, mais l’insulte est brève :

Per que nuilltz Christians no s deu desesperar
Contra’ls fals Sarraszins, cui Jhesu Crist despar,
E a nos lais ben faire. (III, 82 sq.)

Et l’issue du combat, qui voit la débandade du chef sarrasin, apparaît surtout comme le fructueux pillage du camp ennemi. En outre, Sanche de Navarre, qui a participé à la bataille, se dépêche de rentrer chez lui dans sa belle Navarre pour repartir bientôt, ce qui constitue un parfait anachronisme, puisqu’en réalité, Sanche s’embarqua pour le Maroc avant Las Navas, et non pas après. L’explication du départ de Sanche relève de la fiction topique :

E devenc s’Amorcs, .i. rei molt larc donaire,
Molt gaillart e molt pros e molt bon torneia[i]re
E avia grant guerra ab lo soldan del Quaire. (IV 89 sq.)

Sanche met donc son épée au service d’un roi musulman en guerre contre un autre, et celui qui l’a engagé ne peut que s’en féliciter ! La nouvelle d’une attaque de la Castille in absentia ramène Sanche en Navarre, au grand chagrin du prince marocain qui le couvre de richesses lors de son départ.

Il est clair que nous sommes loin de tout contexte de croisade. Il semble que la signification de ce passage relève plutôt de l’érection, en tête du récit, d’une figure hautement exemplaire, celle du vrai et juste guerrier, navarrais mais pas uniquement, puisqu’il était, ne manque-t-on pas d’apprendre, l’époux de la fille du comte de Toulouse. Synthèse en quelque sorte du chef guerrier, Sanche trouve ainsi pour l’exalter un texte qui se veut synthèse de la plume navarraise d’un Guillaume de Tudèle et du style admirable d’un Toulousain anonyme. Ces deux auteurs sont les garants de l’écriture de Guillaume.

D’autre part, seule la référence épique permet de chanter le goût âpre et capiteux de la guerre :

Ab tant el pres sa maça e comença de dar,
E trenca e peceia e va les desmaillar ;
E sa gent que lo viron entr’els entremesclar,
Degon per mei la pressa e dan s’al peceiar.
Ladoncs veiratz aureillas e pes e puins volar,
E cervelas espandre, e caps descarterar ;
E lo rei ab sa maça viratz lo demenar,
Que aquel que feria, no’l calia metgar. (III, 51 sq.)

L’aspect formulaire et les motifs topiques (« Se veïssiez » repris par « ladenes veiratz »), bien à leur place dans ce préambule épique, ponctueront le récit de la Guerre de Navarre : à chaque fois qu’ils sont utilisés, ils marquent le signal de la violence quand elle se donne libre cours, et ne visent pas à décrire, pour Las Navas une bataille véritable avec fantassins et cavaliers, pour Pampelune des échauffourées sanglantes, qui durent ressembler le plus souvent à des duels ou à des empoignades en armes entre hommes isolés ou en petits groupes.

Témoigner de la guerre

La guerre donc se dit ou plutôt se chante, comme le lieu des hauts faits, à la fois conseils interminables entre barons et exploits des guerriers, brodés sur un fond de grands coups individuels et de rivière de sang ; c’est là le propre terrain d’action du « clerc savant qui entend raison »4 ; mais elle trouve son authenticité dans le fait non contestable et réitéré que l’écrivain est aussi un témoin :

[…] Ço qu’eu vi puiss contar. (XII, 348)

Cette affirmation solennelle ne précède pas le récit de la guerre de Navarre, mais le second excursus qui narre, après Las Navas, la geste d’un roi navarrais à la tête de guerriers navarrais, la croisade de Tunis. Or Paul Meyer, qui était un grand sceptique, avoue ne pas croire à la présence d’Anelier lors de l’embarquement à Aigues Mortes. Les détails donnés, que Francisque Michel considérait comme autant de preuves, sont aux yeux du savant philologue des clichés et des banalités. Quant au récit de l’impérieuse attaque menée par le seul Thibaut roi de Navarre contre un camp ennemi, témérité qui suscita de vifs reproches du roi saint Louis, Paul Meyer, remarquant que nulle autre source n’en parle, y voit le récit considérablement grossi d’une escarmouche minime. Ce second passage, référant à la croisade, amène la conclusion attendue : montrer qu’à toute guerre il faut un chef, qui soit aussi un héros légitimé par sa fonction. Anelier, j’y reviendrai, soutient continûment, contre la Navarreria de Pampelune, le parti des francs-bourgeois, ces francos installés dans les bourgs Saint-Cernin et Saint-Nicolas5. Or aussi bien derrière Sanche que derrière les deux premiers rois Champenois, la Navarre tout entière se soudait pour marcher à la victoire. Dans un contexte fort différent, une guerre civile, seul un chef légitimé peut donner sa justification à la violence et leur valeur, aux exploits. La présence d’Anelier à Pampelune, très réelle cette fois, se valorise elle-même par le rappel d’une présence, sans doute imaginaire, au départ pour Tunis, quand la justesse d’une cause fondait la justesse de la guerre :

E quant lo rei Tibalt les vic desesperar,
Adoncs crindet Navarra e anet s’arnescar… (XII, 394-395)
[…] E los Navarrs, que viron lur seinnor enpressar,
Disson : « Barons, anem nostre seinnor gardar,
E moram tuit ab el antz que l’ laissem forçar. »
Adoncs viratz tendr’e balestes desarrar,
E de lanças ferir et azconas lançar,
E’ls Navarrs en camisas çay e lai salteiar.
E’ls Sarrazins, qu’els viron nutz assi demenar,
Disson : « Ço non son omes, per Bafomet, antz par
Que sion vius diables qu’aisi’ls vedem sautar,
Quar els nos temon mort, ni s temon a nafrar,
Es ges ab aital gentz no s fa bon bataillar. » (v. 402 sq.)

C’est pourtant un roi qui sema les graines de la guerre civile : Henri, frère et successeur de Thibaut II, se laisse circonvenir par les barons de la Navarreria qualifiés sans ambages de « traîtres » et il accepte, contre de l’argent, que la Navarreria se fortifie ; aussitôt sa mauvaise décision prise, la mort d’Henri sonne comme une réponse du ciel à sa faute. L’héritière, l’infante Jeanne de Navarre, étant encore un tout petit enfant, les Cortes se réunissent et, tandis que l’Infante part pour la Champagne, son autre terre, ils désignent d’un commun accord comme gouverneur Pero Sanchez de Montagut, seigneur de Cascante.

La valeur qu’Anelier défend sans cesse est l’unité, et de fait, les bourgs San-Cernin, San-Nicolas, sans compter un temps San-Michel, que l’histoire vit si souvent se quereller, sont désormais unis contre la Navarreria. Le texte déroule deux récits parallèles, car si les discussions pour la paix se poursuivent, des actes de violence les accompagnent en sourdine. De chaque côté, on se fortifie et on fabrique des machines de guerre (les algarades) pour attaquer l’autre. La dernière tentative, qui semble elle aussi bien topique, propose un duel entre le noble de vieille souche basquaise, Garcia Almoravide de la Navarreria, et le gouverneur, Pero Sanchez, tentative qui d’ailleurs tourne court. C’est, d’après Guillaume Anelier, l’une des raisons pour laquelle

Dont comencet la guerra e’l mals e las tenços.
(XXX, 1031)

Comment en vient-on à une guerre qui est une guerre civile ? Comment en passe-t-on des beaux coups d’épée sportifs à l’inquiétude qui saisit, au soir des batailles, quand chaque mort de chaque camp révèle à vos yeux un visage familier ?

Car hanc non crei c’om vis gerra d’aytal senblans ;
Car ieu ay audit dire, e crey qu’es vertat grans,
Qu’en tot lo mont mon a gerra tant peryllans
Coma de .ii. vezis ni que tant dessenans,
E z els eran parens, frayres e z amix grans.
(LXXX, 3693 sq.)
[…] Car en matar l’us l’autre us non era duptans :
Que jamas no y avenga tant mal ni tal mazans
Entre los Cristias. (LXXX, 3705 sq.)
Entre los Cristias, quar no m sembla razo. (LXXX, 3708)

Un récit de guerre a toujours un peu à voir avec une chronique. La discorde avait existé avant le roi Sanche, mais ce dernier avait éteint les querelles que ni Thibaut I le roi-poète ni son pieux fils Thibaut II ne ressuscitèrent, attentifs qu’ils étaient à « respecter les coutumes » de leur royaume exotique. C’est bien Henri le mal aimé qui ralluma le feu :

Fort mi desplaz quar dic alques que no voldria :
Empero tuit li rei non regnon d’una gya,
Que l’us es dur e fort, l’autre fai cortesia. (XVII, 504 sq.)

Guillaume Anelier ne semble pas réaliser que les intérêts des nobles, en face d’une interminable régence à venir, tiraient les uns vers la Castille, les autres vers l’Aragon. Homme d’un Toulousain, il tient pour la légitime héritière et voit en ceux qui regardent vers des princes plus présents rien d’autre que des traîtres comparés à Judas, qu’on achète non pour 30 deniers, mais pour 30 000 sanchets locaux6. Le récit de la guerre se fait en quatre temps : 1) les préliminaires autour du gouverneur désigné, Pero Sanchez ; 2) un temps consacré à ce que j’appellerai, faute de mieux, une guerre de position où chacun pense à se garnir de mangonneaux, algarades, trébuchets, balistes et autres armes. Un second gouverneur, Eustache de Beaumarchais, est alors choisi par le roi de France, suzerain et garde de l’Infante Jeanne. 3) Devant l’échec de sa politique, Eustache, désavoué par les barons de la Navarreria, est contraint de s’abriter dans les bourgs et c’est l’entrée en guerre ; 4) la résolution du conflit dans le sang, grâce au secours de l’armée royale7.

Laissons de côté le deuxième temps, celui des pourparlers, attachons-nous à la description de la guerre dans la troisième section. Guillaume est témoin des combats, il en est même partie prenante et nous avons donc une sorte de reportage au ras d’événements dont il ne peut saisir la stratégie générale – si toutefois il y en eut une. Tout d’abord, Eustache et les habitants des bourgs organisent la défense en confiant la garde des tours à des hommes sûrs, dont les noms sont égrenés. On sait que les bourgs navarrais étaient hérissés de ces tours, primitivement tours de guet, mais aussi signe de prestance et marque de pouvoir. De certaines on évoque le nom : Tour de la Galée, Tour de la Cloche, avec ses garrots, d’autres sont simplement localisées : Riche tour de la Poterne devant le Pont Neuf, Tour Mirable devant Saint-Laurent, quatorze tours en tout pour Saint-Cernin, moins nombreuses pour la Poblacion San-Nicolas. Portes, retranchements, clochers sont également confiés à la garde des groupes de bourgeois.

De la même façon, on répartit les engins entre bourgeois et nobles, cinq algarades, parfois nanties de sobriquets, La Vieille Broteri, ou La Roche ou, en ce qui concerne la « petite algarde », le Petit Grelot. Pour la plus grosse de ces machines, on place trente hommes qui tourneront la manivelle, et trente autres pour baisser la verge, des charpentiers, habiles à réparer si besoin, apparaissent à côté du trébuchet pour aider à le charger. Enfin on disperse un peu partout des surveillants contre le risque d’incendies.

Face à de tels préparatifs, chacun comprend avec une angoisse dissimulée que la bataille est inéluctable.

Si les topoi sont appelés au secours pour décrire le combat, on ressent cependant un puissant effet de réel à entendre narrer l’engagement ; au bruit dominant s’ajoutent, plus rarement évoquées, les odeurs et les couleurs :

E cayrels e segetas espessamentz anar.
E d’entr’ambas las partz audiratz frondeiar,
E trabuqetz destendre, e peyras enviar ;
E viratz derroquar osda[l]s e peciar,
E balestas de torn e d’estrop desarrar.
E z entre’l foc e’l fum e la color e ‘l flar
E’l vent, lo cel e l’ayre fazian cambiar (LXVIII, 3011 sq.)
[…] E z auziratz dolor e playnner e plorar…
(LXVIII, 3039)

Ainsi, la répétition des termes relève-t-elle moins de l’incantation formulaire qu’elle ne peint la réalité navrante d’un mouvement sans fin où recevoir la mort est seule variante à infliger la mort.

Les armes sont énumérées, et, là encore, sans détails particuliers : casaque, lance, gonfanon, gorgerin, épieu et pennon, guisarme et plançon ; on projette des dards, des lances et des épieux, on fend les écus, on ouvre les hoquetons ; rares sont les métaphores :

Cayrels volar espes com fan li auzelo (LXX, 3187)

Et, plus suggestive, celle où la nuit tombant sur le champ de bataille a la couleur de l’aveuglement qui précipite des Navarrais contre des Navarrais :

Que degus no s conoyssia so fill ni son payro. (LXX, 3196)

Il est possible de suivre le déroulement exact des quatre premiers jours, mais les combats s’enchaînent, dans leur violence monotone, et font que l’auteur ne note bientôt plus que les moments forts : la lutte pour s’emparer du moulin, les flammes qui gagnent une église et que l’on réussit à éteindre ou encore la mort d’un individu nommé dont on pressent qu’il fut un ami. Du coup, certaines remarques nous laissent dans l’incertitude : pourquoi la Navarreria décida-t-elle un jour d’écorcher sept destriers de prix, sinon pour les manger ? Y avait-il donc pénurie ? On n’en parle que pour les bourgs et d’une façon détournée, quand Eustache décide de répartir très soigneusement les vivres en même temps qu’il veille à la fermeture des portes. Et peut-être est-ce aussi la sourde angoisse de la famine qui sous-tend le sarcasme féroce à l’ennemi tombé que les siens viennent rechercher :

[…] Sala lo ! sala lo !8 (LXXX, 3759)

Quelques exploits se détachent : le très détesté Garcia Almoravide se fait poursuivre et entre dans un jardin où, tombé à terre, il est percé de mille coups, ce qui le rend méconnaissable et lui sauve la vie. J’avoue que je vois – mais peut-être est-ce une erreur ? – un certain humour dans l’image du fier baron allongé au beau milieu des aulx, des oignons, des choux et des poireaux. Voici en repoussoir Guillaume Anelier en personne qui monte au front : il s’avoue « embarrassé pour manier la lance », alors il se réserve deux garçons qui lui apportent des pierres et, l’écu au cou, il les lance ; il atteint deux fois sa cible9.

Guillaume a réussi également à nous montrer, par la sobriété de son vocabulaire, le poids des heures meurtrières qui affaiblissaient sans cesse le camp des francs-bourgeois tandis que les troupes royales annoncées pour l’Assomption 1276 n’arrivaient toujours pas, et cela, jusqu’à l’automne. Avec les termes mêmes de la geste, nous voilà soudain loin de la geste, dans une sale guerre civile et non dans la communion à un même idéal, dans la violence nue dont on se demande bien finalement à quoi elle sert :

Que de sanc ab cervelas la plaça ne buyllig,
Ont maint[e] pe e main[t] bras debrisset e cruyssig.
E maynt’ arma de cos aquel jorn se partig. …
(XCIII, 4342 sq.)
[…] E maynt om s’i nafreg, e mayntz om s’i delig […]
(4346)
E maynt ome fugia, e maynt s’i espaurig,
E tal y fo nafrat que z anc poyss no garig. (4348-4349)
[…] E viratz venir sanc com fa vin per canal,
E viratz y budels anar a no m’en cal… (XCIV, 4388-4389)
[…] Lay viratz far mazel e estrange carnal. (4401)

Néanmoins, Eustache reste le héros incontesté, celui que la réussite va justifier. Dans les faits, sa valeur intrinsèque ne s’est jamais démentie, quand bien même un œil moderne parcourant ce texte a souvent l’impression qu’il fut largement dominé par les faits et ne dut son salut – pas toujours glorieux – qu’à l’arrivée de renforts. Pour Guillaume il est figure admirable :

Jur vos, pel Seynnor qu’es nostre salvamen,
Que z anc no vis nuyll ome de guerra plus saben
Ni qui mils la menes ha [bon] ordenemen.
(LXXII, 3281 sq.)

Bien évidemment, le sens que Guillaume Anelier a voulu donner à son entreprise d’écriture se résume dans la figure de ce noble capitaine. C’est ce que je vais explorer rapidement en guise de conclusion à ma lecture.

Tort et droit : la guerre et la droiture

C’est assurément dans la partie où il ne combat pas encore mais cherche des moyens de dénouer la querelle qu’Eustache nous montre sa valeur. Nous n’aurions pu en douter, car, comme Sanche ou le roi Thibaut, Eustache entre dans le récit tout auréolé de gloire. En trois laisses qui ont quelque chose des laisses parallèles, le personnage nous est présenté, d’abord par le très valeureux Erart de Valeri devant la cour du roi de France : Eustache est l’homme de la situation, un autre Charlemagne, un autre Alexandre dont la haute vaillance s’est manifestée quand il nettoya le Poitou de ses brigands, puis l’Auvergne de ses voleurs. Ensuite, deux autres voix entonnent pour célébrer le héros la liste des toponymes d’Auvergne où sa bravoure s’est illustrée. Ce doublet a une fonction structurelle évidente :

E’ls raubados que l’era[n] escapatz e fugitz,
Dizian entre lor : « So non es om complis,
Entz es ben encantaires c’aisi ns a escofitz. »
(XXXIX, 1332 sq.)

Car un tel commentaire est un écho indéniable à celui des Sarrasins vaincus par Thibaut II lors de la croisade de Tunis ; Eustache est, comme le valeureux roi de Navarre, le héros nécessaire à l’Histoire dont il éclaire l’énigme.

Eustache est avisé et prudent, il saisit intuitivement l’hypocrisie des barons de la Navarreria, cherchant d’abord à l’entraîner dans un guet-apens où l’on a prévu de le tuer, ensuite dans une situation avilissante quand on veut le pousser à favoriser la Castille au détriment de l’Infante Jeanne, légitime héritière. Toutes ces coulisses de la politique, peu reluisantes, sont rejetées avec hauteur par le noble cœur qu’est Eustache de Beaumarchais :

E dyss a don Gonçalvo : Seynner, ço m’es pessat
Qu’on faça tan gran erra ni tan gran malv[e] stat
Que contra la regina faça nuill ermandat,
Car yeu i son per ela, e son dreit ay jurat.
Et ssy lo seu dopnage era per mi obrat,
E nuec per traidor no sseria restaurat,
Ni ges lo rey de França no m’a ça embiat
Per far li traicios ni faytz desmesurat. (XLVIII, 1927 sq.)

Pour le reste, seul un moderne d’esprit chagrin regrettera la violence jubilatoire qui accompagne la mise à sac de la Navarreria vaincue dans ce qui ressemble moins à une vengeance qu’à des actes de pillage en règle. Voici les soldats à l’œuvre :

E can ago la vila a trastot lor mandar,
Entrego en la gleysa […] (XCVIII, 4742-4743)
Lay viratz hubrir cayssas e debrissar,
E cervelas espandre e caps encarterar,
E domnas e donzelas malamentz malmenar,
E z al santz crucifix la corona raubar,
E las lampas d’argent pendre e z amagar… (4745 sq.)
[…] E’ls caliz e las croz, e robar li autar ;
Et virats maynt drap pendre e femnas despuyllar.
(4752-4753)

Et voilà leur chef à sa tâche :

E’ N Estacha anet les trachos regardar ;
E totz cels que l’avian fayt enui ni pesar,
El les fes per la gola pendre e z enforçar ;
E d’alcus que y avia el ne fe traynar ;
E totz les autres fe en Tebas presonar,
E morir de dolor e layntz languinar,
E z anc may ningun omme no vis tan ben vengar.
E la Navarreria vos viratz abayssar,
Que dintz .i. mes no pogratz de yus cubert estar ;
Antz y pogratz far erba o forment semenar.
E Dios sia’n lozatz ! (XCVIII 4767 sq.)

Le lecteur de Guillaume Anelier n’en sera nullement surpris, car c’était déjà la rigueur extrême d’Eustache qui avait été vantée par ses thuriféraires devant le roi de France.

Parmi les parangons que cite Guillaume Anelier, on trouve Charlemagne, Alexandre ou, à rebours, Renard et Judas. Pour Garcia Almoravid et son fidèle don Gonçalvo Ibanez, notre auteur sait aussi évoquer Darius et Merlin, qui ne semblent pas être pour lui des héros admirables. Mais il aime surtout comparer les preux à Roland et Olivier. Et c’est peut-être à la geste fameuse qu’il reprend l’idée essentielle du droit et du tort. Il faudrait faire une étude du terme et du concept de « droiture » chez Anelier. Pour lui, à l’évidence, les Francos des bourgs sont dans leur droit et à chaque discussion, ils acceptent, fût-ce à leur détriment, de choisir ce qui correspond le mieux à l’idéal de droiture. Il est donc justice qu’ils trouvent en Eustache de Beaumarchais l’homme qui les représente et saura les défendre. C’est encore cette notion, ici essentielle, qui explique la si longue mise en route de la guerre. Même juste, la guerre civile doit rester la solution ultime, ce qui explique ces piétinements, ces atermoiements, ces pauses dans la diégèse. En revanche quand le mécanisme s’est enclenché, il devient irrésistible et la fin brutale avec l’accomplissement de la vengeance est dans le fil de la droiture en toute sa dureté.

Pour finir, le style de Guillaume Anelier n’est sans doute pas ce qu’il a de plus remarquable, quand bien même il ne mérite pas le mépris avec lequel on le juge souvent ; son texte reste très intéressant, comme témoignage historique certes, mais aussi parce qu’il nous montre un clerc au travail, utilisant son bagage littéraire pour clarifier sa difficile perception de la guerre, à la fois exaltante et repoussante.

Notes

1 Histoire de la Guerre de Navarre en 1276 et 1277 par Guillaume Anelier de Toulouse, pub. avec une traduction, une introd. et des notes par Francisque Michel [Collection de documents inédits sur l’Histoire de France], Paris, 1856. Les citations proviennent de cette édition et sont données avec le chant, en chiffres romains, suivi de(s) vers, en chiffres arabes. Retour au texte

2 Sur tous ces points, cf. Paul Meyer dans Histoire littéraire de la France, t.  XXXII, Paris, 1898, « Guillaume Anelier de Toulouse », p. 1-15. Retour au texte

3 Ibid., p. 14-15. Retour au texte

4 « un savi qu’entendia razo » (XLI, 1457). Retour au texte

5 Pour suivre la présentation des événements par Anelier, voir Béatrice Leroy, Le Royaume de Navarre, Les Hommes et le pouvoir (xiie-xve siècles), Biaritz, Atlantica Editions, 1995. Pour les hommes et les quartiers de la ville de Pampelune, voir Béatrice Leroy, Hommes et milieux en Espagne médiévale, Navarrais et Castillans du xiiie au xve siècle, Biaritz, Atlantica Editions, 2000 (chapitre « Les rues des villes navarraises à la fin du Moyen Âge, reflets de leur société, de leurs activités, de leurs sensibilités », p. 18-32). Retour au texte

6 XVII, 535 sq. Retour au texte

7 Dans l’Histoire littéraire de la France, op. cit., P. Meyer trace un film de l’action d’une très grande précision. Nous y renvoyons, pour plus de rapidité. Retour au texte

8 « Salez-le ! Salez-le ! ». Retour au texte

9 LXXVIII, 3625-3632. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Marie-Geneviève Grossel, « Art de faire la guerre, art de chanter la guerre ? », Bien Dire et Bien Aprandre, 33 | 2018, 11-22.

Référence électronique

Marie-Geneviève Grossel, « Art de faire la guerre, art de chanter la guerre ? », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 33 | 2018, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/643

Auteur

Marie-Geneviève Grossel

Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis ; CALHISTE EA 4343

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