La pratique de la guerre et la guerre en pratique chez Jean de Haynin

Le récit des expéditions de Charles le Téméraire au pays de Liège (1465-1468)

DOI : 10.54563/bdba.655

p. 119-130

Outline

Text

Parmi les chroniqueurs et mémorialistes bourguignons, Jean de Haynin est incontestablement de ceux qui offrent le plus de renseignements sur les campagnes militaires menées par les ducs de Bourgogne Philippe le Bon et Charles le Téméraire. Son œuvre, que la critique désigne communément sous le titre de Mémoires, regorge de détails et de précisions quant aux faits d’armes, à leurs préparatifs, à leur déroulement ainsi qu’aux acteurs qui y prennent part. Dans cette contribution, nous souhaiterions examiner comment un homme d’armes bourguignon percevait la réalité des combats et comment, à partir de son expérience personnelle, celui-ci écrivait la guerre à la fin du Moyen Âge.

Pour cela, nous nous focaliserons sur le récit des campagnes successives menées par Charles le Téméraire au pays de Liège entre 1465 et 1468. Les antécédents de ce conflit Liège-Bourgogne sont nombreux1 ; nous nous limitons à présenter ici les principaux enjeux. Principauté épiscopale continuellement éprise de liberté, Liège cherche à se soustraire au pouvoir des ducs de Bourgogne, dans un contexte où ces derniers instaurent une politique d’expansion et d’unification des territoires. Au vu de la tutelle grandissante du duc Philippe le Bon au pays de Liège, un mouvement de résistance se développe ; certains Liégeois allant jusqu’à kidnapper Gui de Hemricourt, chef bourguignon, ou encore à destituer Louis de Bourbon, neveu de Philippe le Bon, que ce dernier avait imposé dès 1455 au pays de Liège comme prince-évêque. En outre, dans le cadre de la Ligue du Bien Public, les Liégeois décident de s’allier au roi de France Louis XI, provoquant ainsi l’irritation de Charles, comte de Charolais et futur duc de Bourgogne, qui enclenche dès 1465 la destruction de la cité. Ces conflits connaissent alors des mouvements successifs marqués par trois principaux faits historiques : le sac de Dinant en 1466, la défaite liégeoise à Brusthem en 1467 et l’anéantissement de Liège en 1468. Au terme de ces campagnes, la principauté liégeoise est définitivement placée sous la tutelle bourguignonne. Comme nous allons le démontrer, ces conflits armés trouvent une expression privilégiée sous la plume du soldat-mémorialiste Jean de Haynin.

Un témoin de première main

Chevalier hennuyer issu des régions de Haynin et de Louvignies, acquis à la cause bourguignonne, Jean de Haynin exerce un commandement subalterne dans les armées de Philippe le Bon et de Charles le Téméraire. Dans ses Mémoires, unique œuvre connue de l’auteur et conservée dans un manuscrit autographe2, Jean de Haynin livre une narration personnelle des événements militaires et dynastiques des années 1465 à 1477. La guerre reste le thème privilégié et référentiel des Mémoires. Cependant, entre ces épisodes militaires, l’auteur s’intéresse également à la diplomatie et aux événements mondains. Dans son prologue, il annonce d’emblée le type d’histoire qu’il souhaite entreprendre et souligne sa volonté de dire vrai :

[…] més je n’ay point intension di riens mettre ne escrirre que je n’aie vut la pluspart ou que je n’aie seut par le dit et enqueste que j’en ai fet à pluseurs segneurs, chevalliers, gentilshommes, offisijés d’armes ou autres, dine de foi, auques j’en ai par pluseurs fois enquis et demandé, de che que je ne savoie point la verité (I, p. 2 ; fol. 1r).

Lorsqu’il n’a qu’une vision limitée ou fragmentaire des faits, il prend soin d’en informer le lecteur. Par exemple, lors de l’entrée de l’armée bourguignonne dans la cité de Liège, faisant partie des troupes en marche, Jean de Haynin n’a pu jouir d’une vue d’ensemble. Il s’en justifie aussitôt : « car pour tant que j’estoie en armes avecque les autres, je ne le peus tout voir ne tout retenir come j’euse fet se j’euse esté au fenestre » (I, p. 250-251 ; fol. 137r). Il assiste et participe aux événements dont il rend compte, et dispose de notes prises sur le vif qu’il recopie ensuite au propre, une fois les campagnes terminées :

Et enconmenchay à escrirre che present capitre par un leundi xviiie jour du mois de jullet oudit an m iiiic et lxviii, en mon ostel à Louvegnies enprés Bavay, moi estant en l’eage de xliii ans et ix mois ou environ, apres mon retour de la ditte feste, en laquelle moy i estant present, gi avoie minuté la plus part de tout che que gi avoie veut et peu savoir par en enquerrir à pluseurs gens de bien […] (II, p. 17-18 ; fol. 152r).

Ainsi, son statut de témoin contemporain, son expérience sur le terrain, et sa relation brute et extrêmement détaillée des événements confèrent une véritable valeur au témoignage qu’il livre.

Les exploits guerriers des Bourguignons face à la médiocrité des ennemis

D’après le récit de Jean de Haynin, les expéditions militaires menées par Charles le Téméraire au pays de Liège ne prétendent à d’autres objectifs que la garantie du bien public et l’instauration de la justice par la répression de l’ardeur des insoumis qui s’étaient levés soit contre le comte de Charolais, soit contre son cousin Louis de Bourbon3.

Dans le cas des Liégeois, ces derniers ont violé impunément les traités passés avec les Bourguignons : « par lequel tret qu’il firte, il rompirte et enfraindirte les astinenches de gerre qu’il avoite prinse » (I, p. 136 ; fol. 74r). Les châtiments qui en découlent sont donc présentés comme licites : « Tout conclut : les Liegois furte rué jus et desconfis » (I, p. 139 ; fol. 75r) ; « Car qi li eut destruit son païs, le damage en fut retourné sur luy » (I, p. 142 ; fol. 76r). Le cas de Dinant répond à un schéma similaire à celui de Liège. L’orgueil et l’obstination du peuple dinantais – « il ne se vorte amender, repentir ne corigier, ains demorerte come gens ostinés en leur pourpos et mavaistie […] » (I, p. 157-158 ; fol. 83r) – constituent également le principal moteur de la sanction bourguignonne : « je vueil dirre que les dis de Dinant furte flagellés, batus, persecutés et destruis de toutte les manierres des verges de Dieu et de persecusion que peuple peult avoir » (I, p. 179 ; fol. 95r). Le malheur des sujets désobéissants est donc mérité ; il procède à la fois de la sentence princière et de la punition divine.

Le récit des expéditions en pays de Liège véhicule une conception noble et juste de la guerre. L’auteur prolonge ainsi la conception traditionnelle médiévale du justum bellum4. En effet, comme Jean de Haynin se plaît à le rappeler, les Bourguignons n’attaquent pas pour le plaisir de guerroyer, mais par nécessité de rétablir l’ordre social en punissant les rebelles et en vengeant l’affront subi par le comte de Charolais. Les batailles menées par Charles le Téméraire contre les peuples de Dinant ou de Liège présentent à la fois une valeur commémorative et une fonction exemplative. Plus largement, la répression de ces soulèvements urbains participe de l’entreprise de centralisation territoriale mise en place dès Philippe le Bon5.

Par ailleurs, les compétences guerrières de Charles le Téméraire, en particulier la vaillance et la ferveur qui sont associées à autant de qualités chevaleresques, se trouvent particulièrement valorisées dans la narration. Jean de Haynin souligne la crainte que le comte de Charolais pouvait inspirer, aussi bien auprès de l’entourage bourguignon qu’auprès de l’ennemi extérieur :

Les desudis Liegeois querroite toute les voies et moyens qu’il pooite et savoite pour trouver voie et manierre d’avoir traitie, pés et apointement entre le duc de Bourgogne, le conte de Charolois et leur evesque, et eus, car il crenioite mervilleusement la puisance dudit duc de Bourgogne et parespesial le retour du conte de Charolois son fiz, à cause de sa grant vaillanse et de la belle et grant armee qu’il avoit et qu’il ramenoit avecque luy […] (I, p. 133 ; fol. 72r-v).

À l’infériorité numérique et à la médiocrité défensive du camp ennemi6, Jean de Haynin oppose la supériorité et la puissance militaires des troupes bourguignonnes7 :

Car de memorre d’omme on disoit qu’on avoit onqueus veut nulles gens d’armes estant passés ne logies outre laditte rivierre de Gerre pour nuire ou païs qi i sejournaste xxiiii eures sans estre conbatus. Més alors on y fu trois jours tou plains et se ne le fut on point, par quoy il apert que toutte chosse ont leur renne et le perdete par espasse de tans. (I, p. 147 ; fol. 78r-v) ;

Et vous faut dirre que du commenchement au ronpre et desroyer les dis Liegois, il n’i avoit qu’eun bien peti nombre d’archies, et tiens et croy certainement à che qu’il m’en pot sanbler et que j’ois dirre et recorder à autres quavoy s’il estoite iii u iiii mille au plus, ch’estoite tout ; et pour che jour et pour cheste besogne, il ne fut onques besoin que monsieur le duc ne tous les homes d’armes de la bataille s’en muste ne bougast, car cheus de l’avangarde furte fort et poisans assés pour les mettre à desconfiture (I, p. 229 ; fol. 125v-126r).

En revanche, lorsque Jean de Haynin se met à évoquer les qualités défensives ou offensives du camp ennemi, ce n’est que dans le dessein de valoriser davantage les prouesses du camp bourguignon : « Ensi la ville de Dinant qui estoit tant forte, et les manans et les abitans tant fiers, tant orgilleus et si ostinés en leur mauvesse vollenté, fu bien tost et en peu d’espasse umilyé et misse à merchi et à vollenté […] » (I, p. 171 ; fol. 92r). À cet égard, dans son manuscrit, à la suite du récit de ces événements, Jean de Haynin insère une liste des chanoines de Saint-Lambert de 13458, non pas tant pour démontrer la grandeur de la cité de Liège, mais plutôt pour souligner la toute nouvelle puissance bourguignonne qui est précisément parvenue à mettre à mal l’ancienne influence liégeoise. Il maximalise ainsi le mérite des Bourguignons pour rendre leur victoire d’autant plus éclatante.

L’écriture du fait guerrier : entre vision chevaleresque et vision pragmatique

Le faste et la splendeur qui entourent l’entrée du futur duc de Bourgogne au pays de Liège créent auprès de notre auteur une admiration sans borne, tout comme la vue de la grandeur de l’armée bourguignonne entraîne chez lui une semblable exaltation :

En asé tost apres le conte de Charolois i entra pareillement ou mime jour en tres grant honneur, ch’est asavoir ung grant nonbre d’archies devant et puis xx u xxiiii tronpettes sonnant devant luy et puis pluseurs roi d’armes, heraus et poursieuvans atout leur cottes d’armes vestues […] (I, p. 133 ; fol. 72v) ;

Et de fet, il eut la plus belle et la plus grande armee, et de memorre d’ome on eut onques veut plus grande que nulle des iii qu’il avoit fet paravant, […], et oÿ estimer et nonbre, quant touttes l’armee fu ensanble, quilly pooit bien avoir cm homes ou plus (I, p. 213 ; fol. 117v-118r).

À l’instar des récits chevaleresques et courtois, Jean de Haynin se montre attentif au son des armes qui s’entrechoquent et aux cris de guerre des combattants :

[…] més s’estoit une merveille d’oïr le grant bruit et la gran noisse que cheus de la bataille fasoite, et sanbloit parfettement qu’on se conbatesit encorre fort et ferme, ousi fort ou plus c’on eut encorre fet en tout le jour, et n’estoit autre cosse fors que chescun crioit et hucoit apres son mestre u apres son ensengne, et estoite tout noirre nuit quant on revient au logis et pooit bien estre de vi à vii eures du nuit (I, p. 230 ; fol. 126r).

Outre ces manifestations d’émerveillement qui peuvent être considérées comme des réminiscences d’un idéal chevaleresque, le récit de Jean de Haynin se révèle généralement plus terre-à-terre. Dans le récit des expéditions liégeoises, les prouesses militaires côtoient les atrocités commises en temps de guerre (viols, tortures, pillages, vols). En effet, les exactions des soldats bourguignons sont sans nombre9 : « furte contens qu’on coucast avecque leur parentes bien prochaines et qu’elles fuste defflorees et despuchelees de leur ostes, pour eus avoir la vie sauve u afin qu’il ne paiaste point de rançon » (I, p. 181 ; fol. 96v) ; « Et partout où l’avantgarde passoit par les villages, on pilloit tout quant qu’on y trouvoit et s’y boutoit on le feu […] » (I, p. 233 ; fol. 128r). Jean de Haynin ne condamne pas les méfaits de son propre camp. Il tente d’atténuer ou de justifier les mauvaises actions des soldats en invoquant l’attitude condamnable des Liégeois considérés comme « les rebelles et desobeisans » (I, p. 212 ; fol. 117v). Il souscrit ainsi entièrement à la cause bourguignonne, la proclamant à la fois comme supérieure et juste dans ses choix. Alors que le pillage des églises constituait un méfait condamné par le duc10 et prohibé par des ordonnances portées à la connaissance de la soldatesque avant l’assaut11, le sac de Liège de 1468 donne lieu à des pillages de cette nature. Jean de Haynin justifie alors de façon tout à fait pragmatique la non-intervention du duc : « Et conbien qu’on eut deffendu les biens des dittes eglises, s’en y eut il pluseurs violees et desrobees […] ; car le prinche ne peult estre partout ne tout voir ne tou savoir, et se font gens d’armes l’eun pour l’autre che qu’il peulte » (II, p. 81 ; fol. 181v).

Contrairement à d’autres chroniqueurs bourguignons12, Jean de Haynin n’associe pas Charles le Téméraire au modèle du prince-chevalier ; son récit véhicule plutôt l’image d’un prince qui s’acquitte de son rôle de chef de guerre. Dans cette même perspective, à l’inverse des récits chevaleresques traditionnels au sein desquels sont mis en avant les hauts faits d’armes et les prouesses individuelles, Jean de Haynin tend plutôt à valoriser l’organisation et la performance collectives. En outre, lorsqu’il traite de l’organisation et de la tactique des troupes bourguignonnes, il adopte une vision qui est non seulement stratégique mais surtout pragmatique : le choix du logement doit être soigné13, le combat doit se dérouler lors de la saison la plus propice14, l’attaque doit avoir lieu par surprise soit à l’aube soit durant la nuit15. Ainsi, Jean de Haynin nourrit une approche finalement très réaliste et pragmatique de la guerre, qui tient compte de l’influence des conditions matérielles dans le déploiement et la réussite des campagnes militaires16. Dans un sens, à l’instar d’un Commynes, il participe à la démythification du fait guerrier17.

La guerre dans sa quotidienneté

Le récit de Jean de Haynin ne constitue pas seulement une légitimation des campagnes guerrières menées par le duc de Bourgogne, il nous donne surtout un aperçu de la réalité quotidienne des combats18. De fait, l’auteur relate dans ses mémoires les difficultés vécues par les soldats aussi bien sur le terrain du combat que dans la vie de camps. Les conditions météorologiques en sont pour beaucoup. Le texte abonde de remarques relatives au climat19 : « il fist tres let tans de negge et de pluie » (I, p. 131 ; fol. 71v) ; « et là fut on en che point et en ceste froidure et misserre tout jusques au jour […] » (I, p. 145 ; fol. 77v) ; « la belle [en référence à la lune] s’escousa et conmença à plouviner et à venter et à ferre tres let tans et se fasoit si noir et si breun qu’on ne veoit point x pies en sus de luy » (I, p. 145 ; fol. 77v).

Notre soldat-mémorialiste aborde également les problèmes liés au logement des troupes. Lorsqu’il s’agit d’occuper une région, la réquisition des habitations est une méthode fréquemment pratiquée par les armées bourguignonnes et autorisée par le droit de guerre. En outre, elle s’accompagne souvent d’une main mise sur les biens des habitants20 :

[…] furte cheus quy furte les mieux parti du gaignage et qui eurte le plus, posse qu’en plusieurs lieux on les fit deslogier, savoit il desjà tout pris le bon de che qui estoit portatif (I, p. 172 ; fol. 92r) ;

[…] et ousi pour le tans d’ivier qui estoit à present, une fois pluie, l’autre jour negges, gresil et gellees, la plus part des cappitaines crenioite et redoutoite d’i aller, et ousi pour le doute de non trouver logis à couvert et de falloir logier au chans, qui est meirvilleusement grant dangier et grant povreté, par espesial en les longes nuis et froides ; […] (II, p. 84-85 ; fol. 183r)

Les difficultés relatives au ravitaillement des armées sont également soulevées par Jean de Haynin21. Les vivres étaient rares, et les approvisionnements eux-mêmes compromis par des difficultés pratiques, telles une topographie escarpée, des périodes d’inactivité prolongées ou un froid hivernal rigoureux :

[…] par quoi on eut au mains les aucuns et par espesial les pouvres conpagnons du dangier de vivres, de pain, de cervoisse et de vin, car on en amenoit trop peu en l’ost pour asoufir cescun, à cause de che qu’il fasoit si mauvés caryer et si effondre que kars ne carette ne pooite aller par les chans. (I, p. 139 ; fol. 75r) ;

Les vivres qu’il y avoite porté leur vindrete bien à point, car il n’y trouverte ou peu ou nient autre chose, et en y eut aucuns qui eurte les piés si engellés que les ongles leur en churte jus et y eurte du tres grant dangier de faim, de soif et de froidure (II, p. 85 ; fol. 183v).

Enfin, l’auteur ne cesse de dénoncer l’irrégularité de la solde des troupes ou simplement la paie insuffisante dont pâtissent les soldats :

Et estoite les gens d’armes mervilleusement tanés et anuyés de che qu’on les tenoit laendroit si longhement à riens ferre, et s’estoite tres mal payés, car de iii mois u environ qu’il avoite esté en la gerre oudit païs de Liege, il n’avoite esté payés que pour xv jours (I, p. 139 ; fol. 75r) ;

Et par che qu’on n’en savoit point la verité, pluseurs crenioite à demorrer doutant la longaineté et fin de l’armee qui demoroit et avecque che le mauvés paiement (I, p. 258 ; fol. 140v).

Ces problèmes de paiement affectent autant les soldats que les capitaines. Le montant de la paye varie selon la campagne, la durée du service, la dignité des combattants, le nombre de chevaux qu’ils apportent avec eux et leur fonction dans l’armée22. Devant ces difficultés, Jean de Haynin n’hésite pas à souligner l’implication du duc dans la vie de camp ainsi que le souci du bien-être de ses soldats durant les âpres campagnes :

Et en y avoit pluseurs qi s’en aloite et qi retournoite au païs, et des aucuns qi se disoite estre malades et ne volloite les cappitaines à nulluy donner congie. Et quant le conte de Charolois en fu averti, il asanbla ung jour tous ses chies de gerre à son logis enprés Herre et là leur fit unne longhe proposition et remonstranse luy mimes de sa propre bouche, […], en eus remerchiant du bon serviche qu’il li avoite fet et eus priant outre plus qu’à sa requeste il vosiste encorre targier trois u qatre jours, […] (I, p. 139-140 ; fol. 75r-v) ;

Et adont ches chosses veus et considerees [Jean de Haynin évoquant précédemment des problèmes de logement et de ravitaillement] par mondit segneur le duc, luy estant home aseuré et reconforté, sans riens craindre ne douter, fors Dieu, fit publyer que toutte homme se pourveit de vivre pour iii jours, et se delibera et conclut d’i aller en personne, comme il fit, et le sieuvit qui volloit (II, p. 85 ; fol. 183r).

L’intervention du duc mise en évidence dans ces passages constitue les prémisses de la réforme institutionnelle entreprise par Charles le Téméraire dès 1471 sur le plan militaire. Alors que Philippe le Bon levait les troupes le temps d’une campagne, Charles le Téméraire engage plusieurs modifications majeures qui portent sur la réglementation de la conduite de la soldatesque, l’encadrement de la vie de camp, ainsi que la mise en place de troupes formées et permanentes à travers les compagnies d’ordonnances23. Outre l’interminable ennui au sein des camps généré par l’attente de la signature d’une trêve, les nécessités logistiques et matérielles auxquelles les soldats doivent faire face participent directement aux incommodités et difficultés de la guerre, voire compromettent la réussite des campagnes. Elles sont pour les troupes armées parfois bien plus difficiles à surmonter que la réalité même du combat, et partant, participent autant à l’(im)mobilisation des soldats que la cause pour laquelle ils combattent.

Le statut socioprofessionnel des auteurs ainsi que leur participation (in)directe aux événements dont ils rendent compte infléchissent incontestablement leur vision du combat et leur écriture du fait guerrier. Certains chroniqueurs ont été uniquement les spectateurs des événements et rapportent ce qu’ils ont vu ou entendu par d’autres sources, tandis que d’autres en ont été les acteurs, et cherchent à garder la mémoire de leur vécu et nourrissent leur récit historique de leur expérience personnelle. Ainsi, le soldat-mémorialiste Jean de Haynin ne s’attache pas tant à traiter de la stratégie ou des tactiques militaires, mais plutôt à dépeindre les aspects les plus prosaïques et triviaux de la guerre. Cas exemplaire de l’alliance entre l’épée et la plume, la figure et l’œuvre de Jean de Haynin illustrent l’entre-deux de l’écriture du fait guerrier. Sans exclure la conception chevaleresque généralement adoptée par les auteurs médiévaux et perpétuée par un grand nombre de chroniqueurs bourguignons, vision par ailleurs entretenue par la critique moderne, une approche beaucoup plus pragmatique du combat et de la guerre existe et se fait jour à la fin du Moyen Âge24.

Notes

1 Sur l’histoire de ce conflit, voir : Charles Brusten, « Les campagnes liégeoises de Charles le Téméraire », dans Liège et Bourgogne. Actes du colloque tenu à Liège les 28, 29 et 30 octobre 1968, Liège, Université de Liège, coll. « Les congrès et colloque de l’Université de Liège », vol. 66, 1972, p. 81-99 ; Henri Pirenne, Histoire de Belgique, 3e éd., Bruxelles, M. Lamertin, 1922, t. 2, ch. III : Les Guerres liégeoises, p. 270-316 ; Bertrand Schnerb, L’État bourguignon : 1363-1477, Paris, Perrin, 2005 ; Jacques Stiennon (éd.), Histoire de Liège, Toulouse, Privat, 1991. Return to text

2 Bruxelles, Bibliothèque Royale de Belgique, manuscrit II 2545. L’édition de référence de ce texte se fonde sur le manuscrit autographe : Mémoires de Jean, Sire de Haynin et de Louvignies 1465-1477, éd. Dieudonné Brouwers, Liège, Cormaux, coll. « Société des Bibliophiles liégeois », XXXVII-XXXVIII, 1905-1906, 2 vol. Cette édition présente de nombreuses lacunes. Les citations ont donc été collationnées avec le texte du manuscrit autographe ; chacune d’entre elles s’accompagne d’une référence à l’édition et d’un renvoi au folio du manuscrit. Return to text

3 À la fin de la narration de la dernière expédition liégeoise, il en fournit une justification morale : « […] comme constraint de che ferre pour garder et eviter ses sugés et ses païs de plus grant damages. Secondement, les dis Liegois ne luy avoite tenu, entretenu ne aconply chosse qu’il li euste proumis ne saielé, et tierchement, il estoit bien tenu d’aidier, conforter et secourir monsieur de Liege, son couzin et son biau frere. » (II, p. 89 ; fol. 185v). Return to text

4 Voir Philippe Contamine, La Guerre au Moyen Âge, Paris, Presses universitaires de France, 1980 ; Frederick H. Russel, The Just War in the Middle Ages, Cambridge, Cambridge University Press, 1975. Return to text

5 Voir Wim Blockmans, « La répression de révoltes urbaines comme méthode de centralisation dans les Pays-Bas bourguignons », dans Publications du Centre Européen d’Études Bourguignonnes (xive-xvie s.), t. 28, 1988, p. 5-9. Return to text

6 À propos de la technique de guerre au pays de Liège et des fastes militaires liégeois, voir Claude Gaier, Art et organisation militaires dans la principauté de Liège et dans le comté de Looz au Moyen Âge, Bruxelles, Palais des Académies, coll. « Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques », t. LIX, fasc. 3, 1968. Return to text

7 Pourtant, chez Commynes, nous pouvons lire que : « Liege estoit une des plus puissante cités de la contree, aprés quatre ou cinq, et des plus peuplees […] » (Mémoires, éd. par Joël Blanchard, Genève, Droz, coll. « Textes littéraires français », t. I, livre II, ch. 2, p. 107). Concernant les effectifs des armées bourguignonnes, voir Ferdinand Lot, L’Art militaire et les armées au Moyen Âge en Europe et dans le Proche Orient, Paris, Payot, coll. « Bibliothèque historique », 1946, en particulier ch. XXIII : « Les armées de l’État bourguignon sous les ducs de la dynastie des Valois », p. 91-113. Return to text

8 Il s’agit des fol. 186-188 qui sont introduits par l’auteur de la façon suivante : « Pour vous donner à en[t]endre et à connoistre, outre et au deseure de toutte les chosses desudittes, con grant noblesse ch’a esté par chi devant de la desuditte chité de Liege, et par espesial de la noble eglise de Saint Lanbert, vous orés les nons et sournons des nobles chanonnes de la desuditte eglisse de Saint Lanbert de Liege, lesques furte tous ensanble beneficiiés en l’an de grace mil trois chens et qarante chinc, au tanps de l’evesque Alixandre, evesque de Liege ». Return to text

9 À propos des exactions commises par les gens de guerre ainsi que des réformes visant à leur imposer une discipline à la fin du Moyen Âge, voir Michael Depreter, « Moult cruaultéz et inhumanitéz y furent faictes. Stratégie, justice et propagande de guerre sous Charles de Bourgogne (1465-1477) », dans Le Moyen Âge, t. CXXI, 2015/1, p. 41-69 ; Franck Viltart, « Exploitiez la guerre par tous les moyens ! Pillages et violences dans les campagnes militaires de Charles le Téméraire (1466-1476) », dans Revue du Nord, n°380, 2009, p. 473-490. Return to text

10 « Au partement que mondit segneur le duc fit de la chité de Liege, il ordona cappitaines et gens pour ardoir et pour destruire laditte chité, reservé les eglises, […] » (II, p. 85 ; fol. 183v). Return to text

11 Franck Viltart, « Exploitiez la guerre par tous les moyens ! […] », op. cit., p. 477. Return to text

12 C’est le cas de Jean Molinet ou d’Olivier de la Marche : Jean Devaux, « L’image du chef de guerre dans les sources littéraires », dans Publications du Centre Européen d’Études Bourguignonnes, n°37, 1997, p. 115-129 ; Catherine Emerson, Olivier de La Marche and the Rhetoric of the 15th-Century Historiography, Trowbridge, The Cromwell Press, 2004. Return to text

13 « Més vous savés que bonne gens d’armes ne sont u ne doit estre jamés logies au cans en païs d’ennemis u prés, qu’il ne fache ferre bon gait de jour et bonnes acoustes de nuit, come les Bourghegnons fasoite à cheste eure » (I, p. 138 ; fol. 74v). Return to text

14 « […] il estoit grans tans et eure d’en prendre venganse et de les punir […]. Més on n’eut point tant atendu se n’eust esté pour atendre le meilleur tans et saison pour i mettre le siege et pour mieux recouvrer de fourage au chans pour les chevaux […] » (I, p. 158 ; fol. 86r). Return to text

15 « car quant che vient en la moyenne du jour, on est à moitie aseure, car la plus part de touttes entreprysse que gens de gerre font, il les font plus conmunement au point du jour u au soir, et adont on est plus sur sa garde » (I, p. 217 ; fol. 119v). Return to text

16 La conclusion qu’il dresse à la fin de la seconde expédition liégeoise est à cet égard très éclairante : « Che dit voiage fu asé bon pour les gens d’armes, car il ne dura, come il apert, que depuis l’entree d’aoust jusques à la moyenne de setenbre, vii semaines ou environ ; on i fu payet pour un mois, et si gagnerte les aucuns grament, et les autres n’i eurte gaires de damage, et si fit on belle conqueste et honnourable et à peu d’effusion de sanc » (I, p. 191 ; fol. 100r). Return to text

17 La vision pragmatique de Jean de Haynin rejoint la démythification de la guerre opérée par Commynes (Jean Dufournet, La Destruction des mythes dans les Mémoires de Philippe de Commynes, Genève, Droz, coll. « Publications romanes et françaises », LXXXIX, 1966 ; Id., « Commynes et la guerre », dans Revue des langues romanes, t. CXVII, n°2, 2013, p. 393-406). Néanmoins, la différence relative à leur statut socioprofessionnel détermine résolument leur point de vue : le récit que nous livre Commynes constitue des réflexions politiques et diplomatiques autour de l’action militaire afin d’expliquer les manœuvres des puissants, tandis que le récit de Jean de Haynin est celui d’un militaire relatant son expérience de terrain. Return to text

18 À ce propos, Clifford J. Rogers, Soldiers’ Lives through History. The Middle Ages, Londres, Greenwood Press, 2007. Return to text

19 Des considérations météorologiques peuvent être également trouvées chez Froissart ou Philippe de Vigneulles : cf. Philippe Contamine, « Froissart : art militaire, pratique et conception de la guerre », dans Joseph Palmer (éd.), Froissart : Historian, Woodbridge, The Boydell Press, 1981, p. 132-144 ; Sylvette Guilbert, « Temps et Saisons dans la Chronique de Philippe de Vigneulles », dans Yvonne Bellenger (éd.), Le temps et la durée dans la littérature au Moyen Âge et à la Renaissance, Paris, Nizet, 1986, p. 125-136. Return to text

20 Franck Viltart, « Exploitiez la guerre par tous les moyens ! […] », op. cit., p. 480. Return to text

21 Sur cette question, voir Charles Brusten, « Le ravitaillement en vivres dans l’armée bourguignonne (1456-1477) », dans Publications du Centre Européen d’Études Bourgondo-médianes, n°3, 1961, p. 42-49 ; Jean Devaux, « L’alimentation en temps de guerre : l’apport des sources littéraires », dans Jean-Pierre Soisson e. a. (éd.), La Vie matérielle au Moyen Âge : l’apport des sources littéraires, normatives et de la pratique, Louvain-la-Neuve, Publications de l’Institut d’Études médiévales, 1997, p. 91-108. Return to text

22 Charles Brusten, L’Armée bourguignonne de 1465 à 1468, Bruxelles, Van Muysewinkel, 1955, p. 28. Return to text

23 Franck Viltart, « La garde et les ordonnances militaires de Charles le Téméraire, des modèles militaires ? », dans Werner Paravicini (éd.), La Cour de Bourgogne et l’Europe. Le rayonnement et les limites d’un modèle culturel, Ostfildern, Jan Thorbecke, 2013, p. 157-181, p. 161. Return to text

24 Certaines contributions issues du numéro « La Guerre au Moyen Âge. Des motifs épiques aux réalités du xve siècle » (Revue des langues romanes, t. CXVI-CXVII, n°1-2, 2012-2013) rejoignent le propos de cet article, à savoir l’hypothèse d’une évolution de la représentation et de l’écriture de la guerre à la fin du Moyen Âge vers un réalisme plus marqué, éloigné de la tradition épique et romanesque des précédents siècles médiévaux. Return to text

References

Bibliographical reference

Anh Thy Nguyen, « La pratique de la guerre et la guerre en pratique chez Jean de Haynin », Bien Dire et Bien Aprandre, 33 | 2018, 119-130.

Electronic reference

Anh Thy Nguyen, « La pratique de la guerre et la guerre en pratique chez Jean de Haynin », Bien Dire et Bien Aprandre [Online], 33 | 2018, Online since 01 mars 2022, connection on 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/655

Author

Anh Thy Nguyen

F.R.S.-FNRS/Université catholique de Louvain

Copyright

CC-BY-NC-ND