Pavie imaginaire, Pavie chevaleresque : la défaite selon François Ier

DOI : 10.54563/bdba.664

p. 173-184

Plan

Texte

Parmi les nombreuses facettes qui composent le mythe entourant François Ier – roi très chrétien, héritier de Constantin, imperator romain, « parfait amant », protecteur des arts et des lettres –, celle du roi-chevalier est particulièrement saillante. Elle se retrouve autant sous le crayon ou la plume de ses contemporains, que sous celle du roi lui-même, notamment dans ses poèmes écrits lors de la captivité qui a suivi la bataille de Pavie1. Si la naissance de la posture du roi-chevalier naît avec le triomphe de Marignan, moment où François Ier devient le « subjugateur des Helvétiens2 », elle se cristallise, paradoxalement, avec la défaite de Pavie. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le récit de l’adoubement du roi à Marignan par Bayard, événement largement tenu pour apocryphe, intervient immédiatement après Pavie, dans Les Gestes ensemble la vie du preulx Chevalier Bayard de Symphorien Champier (Lyon, 1525), où il apparaît pour la première fois. Dans le sillage de Brantôme, la critique a longtemps considéré que la défaite de Pavie avait été induite par les mauvais choix de François Ier, trop enivré de romans de chevalerie, trop « amadisé ». Or plusieurs historiens ont aujourd’hui démontré que le déroulement de l’affrontement n’avait, dans les faits, rien de chevaleresque : François Ier a préféré le siège à l’assaut, misant ainsi sur une stratégie d’usure3. Il ne s’agira pas, dans cet article, de proposer une explication exhaustive des causes effectives de la défaite de Pavie, mission dont la tâche se révèle ardue même pour un historien qualifié – notamment en raison de la non-convergence de certains témoignages – mais de s’intéresser aux causes évoquées par François Ier dans son épître « Prison I » en les confrontant çà et là avec la réalité décrite par les historiens pour en dégager les points de rencontre, les inflexions, voire les contradictions. On suivra ici la leçon de Cédric Michon : François Ier est couvert de légendes, et même lorsque celles-ci entrent parfois en contradiction avec les faits, elles sont toujours signifiantes4.

La relecture de la bataille offre à François Ier l’occasion de justifier la défaite grâce à la convocation de l’imaginaire chevaleresque. À la suite de Jean-Marie Le Gall, nous estimons aussi que cette construction chevaleresque permet de glorifier la défaite en survalorisant le vaincu, qui assume dès lors tout à fait son statut : « Cela ne veux nier / Vaincu je fus et rendu prisonnier » (v. 305-3065). Il convient donc de faire la différence entre la réalité tangible du terrain et les représentations multiples de celle-ci. L’épître « Prison I » orchestre textuellement la mise en scène de la bataille selon plusieurs stratégies rhétoriques qui ont un effet immédiat sur l’ethos du roi-poète.

Imaginaire chevaleresque

On considère souvent que la bataille d’Azincourt marque la fin de la chevalerie, et plus précisément la défaite de la cavalerie lourde6. S’il faut effectivement constater les débuts d’une professionnalisation de la guerre, avec la transformation progressive du statut du chevalier en celui de militaire, l’idéal chevaleresque et les valeurs qui s’y rattachent restent longtemps vivaces. Benjamin Deruelle s’est penché sur l’importance d’un tel idéal au xvie siècle, souvent perçu comme le crépuscule de la chevalerie alors même que les élites politiques n’ont cessé de le mettre en scène7. Il a étudié le caractère syncrétique des représentations chevaleresques en nuançant la vision selon laquelle elles seraient des survivances féodales destinées à disparaître devant la constitution de l’État­-Nation8. Au contraire, elles permettent non seulement une cohésion sociétale, par exemple à travers leur réappropriation par la noblesse d’épée qui y voit l’occasion de légitimer sa domination sociale (concurrencée par l’élite administrative), mais aussi une valorisation du roi, situé au sommet de la hiérarchie.

L’épître « Prison I » est tout entière empreinte de l’imaginaire chevaleresque, au moins à double titre : François Ier s’attache à y construire un ethos aussi bien de chevalier valeureux que d’amant courtois fidèle à sa maîtresse, destinataire (fictive ou non9) de l’épître. Il commence par s’adresser à elle en lui promettant qu’il ne lui écrit pas pour provoquer « melancholie » (v. 15) ni « fascherie » (v. 16), mais pour soulager sa propre « infelicité » (v. 24) par le souvenir de leur amour. Les deux postures du roi, celles du chevalier et de l’amant courtois, sont d’abord solidaires et entremêlées. C’est ce qu’atteste la convocation stéréotypée du lexique amoureux pour introduire le champ de bataille à l’occasion d’une prosopopée de « Renommée » donnant un ordre à François Ier :

Maine avec toy, sans dissimulation,
Desir, Honneur, Amour, Affection ;
Ces quatre là compaignye te feront,
En nul peril point ne t’abandonneront.
(v. 31-34)

Très rapidement, l’épître amoureuse devient le prétexte d’un récit détaillé de la bataille de Pavie, ce qui implique de facto le rejet de la dame au second plan, engendrant ainsi un manque de vraisemblance dû à l’abondance des détails donnés. Même si Sébillet, théoricien de la génération marotique, prône la varietas des sujets dans l’épître, il semblerait que le thème de la guerre ne fasse pas partie du climat de « legeretez » propre à ce genre : « soit plaisir, soit desplaisir : soit amour, soit haine. Par ce moyen tu discours en l’Epistre beaucoup de menues choses & de differentes sortes sans autre certitude de subjet propre à l’Epistre10 ». Une double énonciation régit par conséquent « Prison I », puisque la destinataire exhibée pourrait en cacher une autre : la cour. La sphère privée et intime s’ouvre au domaine semi-public11.

Pavie imaginaire : les coupables à la loupe du roi

À en croire le récit de François Ier, l’une des causes principales de la défaite serait à mettre sur le compte du comportement délictueux de ses troupes. L’accusation de trahison vise au premier chef Charles III de Bourbon, passé au service de Charles Quint en 1523 alors que ses possessions faisaient partie du domaine français12 : « En maudissant Bourbon et ses pratiques, / Connoissant bien ses trahisons iniques » (v. 51-52). Mais, selon Arlette Jouanna, parler de trahison s’avère impropre, puisque cela postule un sentiment national faussement unanime, d’autant plus que d’un point de vue féodal, Charles de Bourbon est le vassal de François Ier autant que de Charles Quint (du fait de la principauté de Dombes)13. Il s’agirait donc d’un coup de force idéologique de la part du pouvoir royal, qui tenterait d’assimiler la noblesse et la nation. La version de François Ier, qui apparente Bourbon à un nouveau Ganelon14, trouve une confirmation dans plusieurs témoignages contemporains, notamment dans les Gestes d’Étienne Dolet : le connétable « avoit délaissé l’alliance du Roy son souverain seigneur […] et avoit faict contre la personne du Roy plusieurs conspirations15 ». Mais elle ne faisait pas non plus l’unanimité à l’époque : certains érigent le connétable de Bourbon en victime de François Ier. Le retournement de Charles de Bourbon s’expliquerait donc moins par quelque trahison que par la manœuvre de Louise de Savoie, mère du roi, qui a revendiqué ses droits sur les fiefs des Bourbons à la mort de l’épouse du connétable16.

Après avoir dénoncé la trahison du connétable de Bourbon, qui se situe en amont de la bataille à proprement parler, le roi taxe ensuite ses propres troupes de tous les vices. En marge de leur désobéissance, elles font preuve d’hypocrisie avant même d’avoir atteint Milan :

Mais pour certain je conneus bien alors
En la pluspart estre vertu dehors ;
Prenans couleur pour mieux dissimuler
Que bien falloit premierement aller
Sur iceluy fleuve, nommé Durance,
Y faire ung pont, mettant leur esperance
Que la longueur romproit leur entreprise,
Couvrant leur peut du manteau de faintise17. (v. 93-102)

La dissimulation et la feintise sont généralement associées à la figure du courtisan, à l’opposé de la franchise du chevalier sans peur et sans reproche. Les discours de l’Arioste sur la vertu l’attestent : l’idéologie chevaleresque est érigée en rempart du vice. Les courtisans sont menteurs et sans foi, alors que les chevaliers se caractérisent par leur loyauté, leur courtoisie et leur altruisme. À l’honneur intériorisé du bon combattant s’opposent ainsi la couardise et la lâcheté des soldats qui désertent le champ de bataille : « Mais toutesfoys si bien nous combatismes / Que leur grand gloire alors nous abatismes. / Si feismes tant que tost furent remis, /Fuyans, rompus les nostres ennemys » (v. 217-220). Dans un premier temps, François Ier vante donc le mérite de ses troupes qui parviennent à s’emparer de Milan tout en provoquant la fuite des ennemis, ce qui laissait selon lui présager la victoire française. Or le roi, malgré le regard rétrospectif que lui impose sa captivité, ne semble toujours pas avoir compris que la désertion des ennemis faisait partie intégrante de leur stratégie militaire visant à tromper l’armée royale18. Au lieu de reconnaître qu’il aurait mieux valu ne pas pourchasser l’ennemi, François Ier accuse la volte-face des siens, ce qui explique son « esperance […] tout soudain convertie » (v. 231-232). La consternation du roi infiltre son écriture même : alors qu’il vante son armée « Mais toutesfoys si bien nous combatismes » (v. 217), il déplore quelques vers plus loin : « Mais pour certain bien peu ils combatirent » (v. 225)19. Ce parallélisme remarquable laisse deviner le manque de lucidité du roi, dont l’opinion ne s’avère pas moins versatile que le comportement supposé de ses troupes :

Car tost je veis ceux-là qu’avois laisséz20
De tout honneur et vertu delaisséz,
Les trop-meschants fouÿrent sans combat.
Et entre eux n’avoyent autre debat
Sinon fouÿr, laissant seure victoire
Pour faire d’eux honteuse la memoire.
O mal-heureux ! Mais qui vous conduisoit
A tel erreur, ne qui vous advisoit
Abandonner, fuyans en desarroy
Honneur, pays, amys et vostre roy ?
[…]
Je veis mes gens par fuyte trop honteuse
À leur honneur et à moy dommageuse
(v. 233-242 et 259-260)

La fuite des soldats – appuyée par la forte présence des polyptotes soulignés dans cet extrait – génère la honte de la compagnie et porte un coup mortel à leur honneur. Jean-Marie Le Gall note que le motif « Honneur aux vaincus et honte aux fuyards » est un topos que les chroniqueurs avaient déjà convoqué pour justifier les défaites de Crécy et de Poitiers21. La défaite devient dès lors plus glorieuse que la victoire. L’opprobre jetée sur les troupes françaises se voit encore renforcée par la valorisation de l’ennemi, qui avait été jugé précédemment plus entreprenant et téméraire :

Finallement les nostres ennemys
Conneurent bien que tel terme estoit mis
La leur cité, si n’estoit secourue,
Qu’en peu de temps pourroit estre perdue,
Dont ils conclurent tost la secourir,
Tous resolus de vaincre ou de mourir. (v. 153-158)

François Ier fait ici référence à la réaction des troupes menées par Bourbon, Pescara et Lannoy, qui décident de contrer le siège prolongé de l’armée française aux portes de Pavie. Pescara, le « chef louable / de vertu trop fort recommandable » (v. 53-54) que François Ier présente en termes élogieux dans cette même épître, confirme lui-même dans une de ses lettres que la bataille était « la seule issue22 » pour son armée. Cette situation d’urgence a visiblement galvanisé les troupes impériales, convaincues de l’impossibilité de vaincre « sans donner coup de lance » (v. 186). Force est de constater ici que la stratégie de François Ier n’avait donc rien de « médiéval », puisqu’il a préféré miser sur l’épuisement des vivres que sur le combat direct, déclenché in fine par l’armée impériale. Jean-Marie Le Gall le rappelle : « le roi est loin avant l’engagement d’avoir été un imprudent farci de romans de chevalerie, qui aurait de la vaillance à revendre, une agile épée mais peu de cervelle23 ».

Le roi multiplie les chefs d’accusation contre les siens. Ses conseillers auraient eux aussi joué un rôle dans la défaite française :

Mais, quoy, le sort de ma felicité
Fut converty en infelicité
Par le vouloir de mes chefs, en effect,
Fut empesché le fruit de mon effect (v. 137-140)

Bonnivet semble être le seul conseiller épargné par le jugement postérieur du roi, même s’il est en réalité derrière l’initiative de prendre Pavie après Milan ; les autres estiment – à raison – plus judicieux de pourchasser les troupes impériales en désertion. Le rôle de Bonnivet ne s’arrête pas à cette première décision : c’est aussi lui qui recommande, contre l’avis des autres conseillers, de ne pas quitter le siège devant Pavie, malgré les nombreuses pertes subies par les Français lors des escarmouches précédentes. Ultérieurement, certains ont mis cet entêtement du roi sur le compte de son esprit chevaleresque réfractaire à toute stratégie24.

Le témoignage contemporain de Dolet scelle la culpabilité des conseillers, leur imputant la responsabilité d’avoir suggéré l’envoi d’une troupe à Naples, sous la tutelle du duc d’Albanie : « Pour le comble de ce malheur, le Roy fut conseillé par aucluns (ne scay par fraude, ou erreur) d’envoier partie de son armée au Royaulme de Naples soubs la conduite de monsieur d’Albanie Cappitaine de bon conseil, & execution. O que ceste division d’armée porta au Roy grand nuisance & dommage.25 » Que cette décision soit tributaire de la perfidie ou de l’incompétence des conseillers, le reproche de Dolet dédouane en tous les cas le roi. Pourtant, dans « Prison I », François Ier semble assumer la responsabilité de cette initiative :

A Naples droit j’envoye toute la bande,
La dilligence alors leur recommande
Mais au rebours ils furent negligens,
De tost aller trop paresseux et lents ;
Mais quant Fortune au rebours veult venir,
De tous dessains l’on voit mal avenir. (v. 163-168)

Le roi déplace la nature du problème de la prise de décision à son indigne exécution, blâmant de ce fait les troupes et la Fortune, autre coupable récurrent dans cette épître : « Si la Fortune en moy trop envieuse / D’un grand heur n’eust faict vie mal-heureuse. » (v. 69-70).

De manière plus prévisible encore, François Ier fait le procès de la lâcheté des mercenaires : « Sans raison nulle, alors la nostre gent / Se refroidit, s’excusant sur argent26 » (v. 181-182). Cette affirmation relève une nouvelle fois d’un topos : le mercenariat, suisse ou allemand, avait en effet mauvaise presse bien avant Pavie. Sous le règne de Louis XII, Gringore déplorait déjà l’arrogance et l’avarice des Suisses, ces mercenaires versatiles qui se rallient au camp du plus offrant. Mais surtout ces « faux vachiers27 » avaient la prétention d’être des « correcteurs de noblesse28 ». La virulence de la critique d’Étienne Dolet à l’endroit des Suisses le confirme : « aveuglez de l’ambition qu’ilz avoient de dominer sur les Roys & Princes », ils n’ont « aulcun esgard a Justice, & equité29 ». Marignan inflige donc une bonne correction à ces « fracteurs de foy et de promesses30 » en rétablissant une anomalie hiérarchique : les mercenaires, issus pour la plupart de la roture ou de la paysannerie (autrement dit des « vilains »), sont battus par la noblesse française dont le métier des armes est l’apanage, selon un principe féodal encore très présent au début du xvie siècle31. Ce discours mérite toutefois d’être nuancé. Il faut en effet rappeler que le principe de l’armée composite est déjà mis en place sous le règne de Charles VII, qui recrute aussi des combattants non français et surtout non nobles. La rétribution du soldat ne s’établit dès lors plus en fonction de son titre de noblesse, mais de son service lors de la guerre.

Si le mercenariat est largement critiqué en raison de son dévoiement moral, l’historien Jean-Marie Le Gall réhabilite en quelque sorte la conception de l’honneur mercenaire, en affirmant que « service et métier, réputation et argent ne sont pas aussi antagonistes que le prétend la théorie (trattatistica) militaire du temps32 », même si le discours conservateur estime moins glorieux de rémunérer ses combattants. La loyauté des mercenaires dépendrait de leurs réputations, collective et personnelle. D’ailleurs les chants des lansquenets à propos de Pavie ne cessent d’insister sur leur désir de se battre de manière chevaleresque tout en évitant la vaine gloire. L’héroïsme chevaleresque n’est donc plus uniquement revendiqué par la caste nobiliaire33. Enfin, il est historiquement contestable de prétendre que les mercenaires de François Ier auraient déserté faute d’argent, dans la mesure où le roi avait largement les moyens de s’assurer leur fidélité. Force est donc d’admettre qu’« imputer la défaite à d’éventuelles carences pécuniaires relèvera de la technique du bouc émissaire34 ».

Pavie imaginaire : l’auto-héroïsation du roi

Les nombreux reproches que le roi adresse à ses troupes dans son épître lui permettent surtout de glorifier, par une mise en contraste manifeste, sa propre vaillance – qualité d’ailleurs corroborée par de multiples témoignages d’époque (Crétin, Bouchet, Rabelais, Dolet, etc.). Les indices énonciatifs des vers 69 à 76 offrent une première illustration de cette mise en évidence du je royal : « Fortune en moy trop envieuse », « Et moy », « je concluds », « mes ennemys », « m’advancer », « mon penser », etc. Même lorsqu’il emploie la troisième personne du pluriel, on songe davantage au nous de majesté qu’à une véritable collectivité. Répondant toujours à un effet de contraste, la dénonciation du comportement des troupes françaises précède systématiquement l’auto-héroïsation du roi. Après la mutinerie de ses soldats, François Ier, seul contre tous35, se trouve confronté à un dilemme : se rendre ou mourir (v. 267). Il décrit ensuite le moment décisif du combat : « Et là je fus longuement combatu / Et mon cheval mort soubz moy abatu » (v. 271-272). La mort de son cheval est à nouveau convoquée dans la suite de l’épître : « Mais quoy ! J’estois soubz mon cheval en terre » (v. 297) pour insister sur son impossibilité d’action. Sans son cheval, le cavalier est à la merci de l’adversaire36. L’avantage de la cavalerie lourde, qui réside dans la force de charge du combattant assis sur le caparaçon de son cheval, se retourne donc contre elle une fois le cheval à terre ; l’imposante armure du chevalier l’empêche de se relever37. L’image de François Ier juché sur un cheval mourant connaît une fortune immédiate, puisqu’elle est relayée par plusieurs représentations iconographiques contemporaines. Le motif se retrouve même dans une autre épître (« Épître I »), toujours sous la plume du roi, mais cette fois-ci pour glorifier Gaston de Foix à qui il prête la parole : « Et de soubz moy mon cheval fust tué38 ». Dans l’imaginaire de François Ier, cette image fonctionne visiblement comme un garant d’héroïsme malheureux.

L’auto-louange de François Ier passe également par la valorisation de sa « foy », qui incarnait d’ailleurs la première vertu comprise dans son nom lors de son entrée royale à Lyon en 1515. En effet, le long du chemin reliant la Saône à l’Église Saint-Jean, Jean Richier a placé huit femmes décorées, qui représentent chacune une vertu dérivée de l’acronyme du roi. Lorsque celui-ci arrive à hauteur de « dame Foi », elle se met à déclamer :

Moy, qui suis cy, tiens la lettre première
Du nom François, le très crestien roy,
De Dieu esleu pour moy soustenir, Foy,
Contre les Turcs desployant sa bannière,
En démonstrant que foy est toute entière
Au nom François, duquel je me renomme
Estre de luy tenue en héritière,
Car son dict est : la foy de gentilhomme39.

Désignant initialement l’adhésion aux vérités du christianisme, la « foi » est récupérée par le roi dans « Prison I » pour croiser plusieurs postures. Lorsqu’il s’avoue vaincu sur le champ de bataille, il affirme : « Assez souvent si me fut demandée / La mienne foy qu’à toy seul’ay gardée ». La foi, qui désigne ici métonymiquement l’épée du roi, devient la pierre angulaire de trois qualités : la polysémie du terme permet en réalité à François Ier d’affirmer simultanément sa foi de chrétien, sa foi de combattant exemplaire40, et sa foi d’amant parfait. L’interférence du lexique guerrier et amoureux, déjà observé dans l’amorce du texte, garantit une nouvelle fois la fidélité polymorphe du roi. La remise de l’épée s’accompagne ensuite d’un long plaidoyer dont la dramatisation vise à justifier l’état d’impuissance de François Ier :

De toutes parts lors despouillé je fus,
Rien ne servit, déffence ny refus.
La manche estant de moy tant estimée
Par pouvre main fut toute despesée.
Las ! Quel regret en mon cœur fut bouté
Quand sans defence ainsi me fut osté
L’eureux present par lequel te promis
Point ne fouÿr devant mes ennemys. (v. 289-296)

Le registre élégiaque déployé dans ces vers fait peut-être écho à une mésaventure vécue par le roi sur le point d’être fait prisonnier : il a vraisemblablement dû résister pour ne pas rendre son épée à Charles de Bourbon, refusant de se soumettre à celui qu’il considérait comme un traître. C’est finalement à Charles Lannoy, vice-roi de Naples, que le roi donne son fer. D’autre part, tout se passe comme si la remise de l’épée du roi servait de prétexte narratif pour revenir sur la posture de l’amant fidèle par laquelle François Ier avait débuté son épître. La boucle est ainsi bouclée, la vraisemblance de la lettre sauvegardée. C’est aussi à partir de là qu’il apostrophe à nouveau sa destinataire (v. 325 et 381), laissée au second plan jusqu’alors. Il s’agit maintenant pour lui de présenter la réciprocité du serment amoureux : « Et nostre foy esprouvée en l’absence, / Lors recepvrons le fruit de recompence » (v. 363-364), qui rappelle la tonalité adoptée par le roi dans la plupart de ses rondeaux – propices à une poésie de l’intime – et qui résonne du reste directement avec les deux premiers vers du « Rondeau 13 » : « En l’esprouvant le vray l’on peult sçavoir / Par l’eslongner fermeté l’on peult voir41 ». Bien que la dernière occurrence de « foi » concerne la maitresse, par un glissement du régime datif au régime génitif (« Quoy qu’il en soit (amye) je mourray / En vostre foy, et là je demourray », v. 381-382), le roi se la réapproprie aussitôt :

La liberté en prison, sans doubtance,
En mon vouloir point ne fera d’offence.
Si libre suis, jours ensemble userons,
Tous deux contans ainsi temps passerons ;
Et si prison il fauldra que j’endure,
Y finissant mes jours soubs peine dure,
Si demourray-je en tel travail semblable
Comme ay esté, point ne seray muable
. (v. 383-390)

La réaffirmation de sa foi, par la tournure périphrastique, lui permet aussi un dernier jeu de virtuosité polysémique : la « liberté en prison » fait référence à sa volonté, autrement dit une liberté de nature intellectuelle et désincarnée, alors que « si libre je suis » signifie la liberté physique, hors de la geôle. Enfin, la « prison » évoque non seulement la cellule réelle, depuis laquelle il écrit, mais également la prison sentimentale, topos de la poésie amoureuse42. Si l’écriture de François Ier présente plusieurs faiblesses, elle exploite en tout cas très bien l’antanaclase pour concilier les différentes postures du roi. Mais au-delà de cette réussite rhétorique, le lecteur peut se demander si l’autojustification d’obédience chevaleresque qui tente de réhabiliter l’honneur du roi dans cette épître ne produirait pas finalement l’effet inverse : François Ier a encore peu de recul sur la défaite de Pavie et propose un récit de guerre qu’on soupçonnerait d’être déformé par la mauvaise foi. Il n’a en effet de cesse de déplorer la paresse, la lenteur et la lâcheté de ses troupes, tout en incriminant le mauvais sort, à l’inverse d’une autocritique rétrospective et constructive. La victimisation constante et égocentrique du roi nuirait donc partiellement à son auto-héroïsation, d’autant plus que l’humilité est l’une des valeurs fondamentales de l’idéologie chevaleresque. Voici peut-être la première brèche dans l’image du roi-chevalier, prolepse de son parjure du traité de Madrid qui suscitera une vive polémique dans l’opinion publique43.

Notes

1 À l’époque, elle était désignée différemment par les Français : la bataille « du Parc » ou « près Pavie ». Voir Jean-Marie Le Gall, L’Honneur perdu de François Ier, Pavie, 1525, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2015, p. 79. Retour au texte

2 Sandra Provini, « Les rois de France sur les traces de César en Italie. La figure de César dans la poésie héroïque du début de la Renaissance (1496-1515) », CRMH, 13, 2006, p. 91-105. Retour au texte

3 La stratégie est confirmée par le témoignage de Dolet. Il mentionne toutefois un premier assaut, qui s’est avéré inefficace et qui incite le roi à « miner » Pavie « par succession de temps » (Étienne Dolet, Les Gestes de Francoys de Valois Roy de France, Lyon, Estienne Dolet, 1540, p. 43). Retour au texte

4 Cédric Michon, La Crosse et le sceptre : les prélats d’État sous François Ier et Henri VIII, Tallandier, 2008. Retour au texte

5 Toutes les citations provenant de « Prison I » seront référencées dans le corps du texte, entre parenthèses. L’édition de référence est : François Ier, Œuvres poétiques, éd. J. E. Kane, Genève, Slaktine, 1984. Retour au texte

6 Voir dans ce volume l’article de F. Lenhof. Retour au texte

7 Benjamin Deruelle, De Papier, de fer et de sang. Chevaliers et chevalerie à l’épreuve de la modernité, Paris, Publications de la Sorbonne, 2015. Retour au texte

8 Benjamin Deruelle, « Pour Dieu, le roi et l’honneur. Ethos chevaleresque, mérite et récompense au xvie siècle », Hypothèses, 1/2009, 12, p. 209-220. Retour au texte

9 Les historiens pensent tantôt à la duchesse de Pisseleu, tantôt à Françoise de Chateaubriant. Retour au texte

10 Thomas Sébillet, Art poetique François, Paris, Arnoul L’Angelier, 1548, fol. 59 v°. Dans cet article, tous les caractères italiques employés dans les citations sont nôtres. Retour au texte

11 À noter que la poésie du roi circule majoritairement sous forme manuscrite. Retour au texte

12 Joël Cornette, L’Affirmation de l’État absolu, 1492-1652, Paris, Hachette supérieur, 2012, p. 102. Retour au texte

13 Arlette Jouanna, La France du xvie siècle, 1483-1598, Paris, PUF, Quadrige Manuels, 1996, p. 230. Retour au texte

14 Jean-Marie Le Gall, op. cit., p. 123. Retour au texte

15 Étienne Dolet, op. cit., p. 39-40. Retour au texte

16 Pour la thèse du « refoulé de la noblesse française », voir l’ouvrage de Denis Crouzet : Charles de Bourbon connétable de France, Paris, Fayard, 2003. Retour au texte

17 La construction du pont n’a pas été nécessaire, puisque le cours de la Durance s’est abaissé naturellement le 5 octobre (François Ier, op. cit., note 6, p. 151). Retour au texte

18 Ibid., p. 156, note 17. Retour au texte

19 Ce vers fait lui-même écho au vers 93 « Mais pour certain je conneus bien alors », qui introduisait la première faille dans la fidélité des troupes royales. Retour au texte

20 Selon Kane, il s’agit d’une allusion à la fuite de d’Alançon, « qui aurait dû remplacer le roi au gros de la mêlée » (François Ier, op. cit., p. 156, note 18). Retour au texte

21 Jean-Marie Le Gall, op. cit., p. 123. Retour au texte

22 Cité par Jean Marie Le Gall (ibid., p. 91). Retour au texte

23 Jean-Marie Le Gall, « François Ier et la guerre », Réforme, Humanisme, Renaissance, n°79, 2014, p.50. Retour au texte

24 À l’instar de Huizinga, cité par Le Gall, op. cit., p. 57. Retour au texte

25 Étienne Dolet, op. cit., p. 43-44. Retour au texte

26 Selon Kane, 6 000 soldats suisses décident de quitter l’Italie le 20 février, suivis peu de temps après par 2 000 lansquenets allemands (François Ier, op cit., note 15, p. 154). Retour au texte

27 Montbrac, « Chanson des Suysses sur le chant : Fouiés melancolie, charchés joyeuseté », citée dans Émile Picot, « Chants historiques français du xvie siècle », Revue d’histoire littéraire de la France, 1, 1894, p. 157. Retour au texte

28 Chanson nouvelle de la iournee faicte contre les Suysses pour le tres victorieux roy de France Françoys, dans Joyeusetés, facecies et folastres Imaginacions, t. XIII, 2e partie, Paris, Techener, 1833, p. 4. Voir aussi le sonnet 158 des Regrets de Du Bellay, qui mentionne les « correcteurs des Rois ». Retour au texte

29 Étienne Dolet, op. cit., p. 25. Retour au texte

30 François Demoulins, Les Commentaires de la guerre gallique, cité par Anne-Marie Lecoq dans François Ier Imaginaire : Symbolique et politique à l’aube de la Renaissance française, Paris, Macula, 1987, p. 248. Retour au texte

31 Anne-Marie Lecoq, ibid., p. 250. Pour plus de précisions sur la représentation du mercenariat en France au xvie siècle, voir : Antoine Vuilleumier et Nina Mueggler, « “Point de vin, point de Suisse” : Les Confédérés vus par la France de la Renaissance », volume collectif Les Échanges littéraires entre la Suisse et la France, Jean Rime (éd.), Presses littéraires de Fribourg, 2016, p. 43-55. Retour au texte

32 Jean-Marie Le Gall, op. cit., p. 99. Retour au texte

33 C’est pourtant ce que prétend Johan Huizinga. Voir Le Gall, op. cit., p. 100-101. Retour au texte

34 Ibid., p. 60. Retour au texte

35 À nuancer : il reconnaît que quelques-uns de ses hommes lui sont restés fidèles jusqu’à la fin, en précisant : « Ce peu de gens qui meritent grand pris » (v. 270). Retour au texte

36 Arlette Jouanna, op. cit., p. 184. Retour au texte

37 Arlette Jouanna affirme que François Ier, très athlétique, est un des seuls à pouvoir le faire (ibid.). Retour au texte

38 « Épître I », vers 178. Le cheval du célèbre Bayard aurait apparemment aussi été tué sous lui lors de la bataille de Marignan. Retour au texte

39 Cité dans Anne-Marie Lecoq, op. cit., p. 144. Retour au texte

40 Contrairement aux mercenaires suisses, qui sont caractérisés par Dolet comme des « Traystres et violateurs de foy » (Étienne Dolet, op. cit., p. 25). Retour au texte

41 François Ier, op. cit., v. 1-2, p. 85. Retour au texte

42 Les Prisons de Marguerite de Navarre développent, entre autres, ce thème de la liberté en prison. Retour au texte

43 À propos de cette polémique, voir François Rouget, « Propagande et polémique après la défaite de Pavie (1525) », CRMH, 32, 2017, p. 247-272. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Nina Mueggler, « Pavie imaginaire, Pavie chevaleresque : la défaite selon François Ier », Bien Dire et Bien Aprandre, 33 | 2018, 173-184.

Référence électronique

Nina Mueggler, « Pavie imaginaire, Pavie chevaleresque : la défaite selon François Ier », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 33 | 2018, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/664

Auteur

Nina Mueggler

Université de Fribourg

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