Tenter de définir le safre dans l’armure du chevalier occidental au Moyen Âge

DOI : 10.54563/bdba.666

p. 187-200

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Le substantif masculin safre est le seul survivant de nos jours d’un paradigme morphologique bien vivant en ancien et moyen français1. Aujourd’hui, c’est de l’oxyde de cobalt évoquant la couleur bleue, mais aussi du grès limoneux jaune ou rougeâtre. Autrefois, le mot couvrait plusieurs champs lexicaux. Dans le vocabulaire militaire, il désignait une partie de l’armure du chevalier, mais sans que l’on puisse s’arrêter sur une signification précise tant les acceptions de safre dans cet emploi diffèrent d’après les dictionnaires de notre ancienne langue ou d’autres ouvrages. Tenter de le définir reste problématique comme pour d’autres mots du même paradigme, tels que safrer ou desafrer. C’est cependant par le biais de ce groupe verbal que nous sommes parvenue à nous faire une idée de ce vêtement défensif porté par le chevalier.

Nous avons suivi cette piste malgré la difficulté d’interprétation que posait ce groupe, déjà mise en évidence en 1889. À cette date, dans un article de la revue Romania2, Gaston Paris, s’élevait contre les sens donnés par Karl Bartsch à desafrer, traduit par « priver de l’orfroi », et à safré, « garni d’orfroi », en écrivant : « je ne sais sur quoi se fonde cette traduction, donnée par Godefroy3 ; le sens de safré n’a pas encore été bien établi ». Celui de safre ne l’était pas mieux et la situation a peu évolué depuis lors.

D’après Godefroy, safrer et son antonyme concernent principalement le domaine des armes et projettent le lecteur dans le monde du combat, tel que le percevaient les chansons de geste et les romans français, composés aux xiie et xiiie siècles dans la majorité des cas. Partir des sens donnés au paradigme morphologique auquel appartient safre dans les textes a donc été notre première approche. Toutefois, l’écrit épique n’étant pas seul à garder le témoignage du costume militaire de siècles révolus, il fallait examiner chartes et ordonnances royales, documents iconographiques, statuaire, et pièces de harnois4 conservées dans les musées ou citées dans des ouvrages sur l’équipement du chevalier. Dans ce vaste domaine, nous avons fait le choix, dans une seconde approche, d’aller dans les musées et de confronter les mots du paradigme étudié à des objets concrets. En dernier lieu, faire appel à l’étymologie s’est révélé nécessaire : en effet, selon le cotexte, militaire ou non, certains termes renvoient à la couleur jaune et d’autres à la bleue alors que leur étymon n’implique que l’une d’entre elles.

Acceptions et réceptions du paradigme morphologique auquel appartient safre à travers les textes

Dans cette première approche de notre étude, nous avons fait appel aux dictionnaires les plus consultés de notre ancienne langue, mais aussi aux glossaires des éditions de texte pour mettre en évidence l’interaction de tous ces ouvrages.

Sous une forme résumée, les acceptions du substantif masculin safre et des verbes5 apparentés sont documentées dans les travaux suivants, présentés par ordre chronologique6 :

En 1892, dans Gdf VII, safre a le sens en afr. de « orfroi7 servant d’ornement » dans trois citations.

1Li archon sont deseure a fin or et a safre (Aiol, 10342, A. T.) – Début xiiie

2Bien fait son saffre en son chief bien fermer Qui tant est durs c’on nel puet esgruner. (Mon. Renuart, Richel. 368, f° 255c) – Fin xiie

3La fist vertu le roy de maiesté Que tout le saffre li a destronçonné (Bat. Loquifer, Richel. 24369, f° 253 r°) – Début xiiieSafrer, v. a., « orner d’orfroi ». Citation unique :

4[…] l’auberc qu’il ot fait d’or saffrer (Fierabras, 614, A. P.) – Fin xiie

Desafrer (Gdf II), « enlever l’orfroi, la broderie d’or », comme safrer ont pour objet une pièce de l’armure alors que safré caractérise aussi différents objets (voir infra).

En 1902, Gdf X tient compte des remarques de Gaston Paris, et donne à safre, en afr., le sens de « saphir », qu’il faut donc traduire ainsi dans les citations du vol. VII ainsi que dans :

5 – Guis de Hanstone fut en son lit couchies, Qui fu a saffre et a cristal taillies. (Bovon d’Hanstone, B. N. 12548, f° 81c) – xiiie

En mfr., c’est de « l’oxyde de cobalt mélangé de silex calciné et broyé servant à fabriquer du faux saphir ». Les sens du groupe verbal ne sont pas mentionnés et restent donc inchangés.

En 1964, dans son article « sáppheiros (gr.) saphir », FEW XI, donne trois sens à safre :

§ I. 1. « saphir »8 en afr.

2. a. « sablon pour colorer le verre » en ancien occitan ; grès sablonneux, de couleur jaune ou rougeâtre, plus ou moins dur, à partir du frm., en Provence par ex.

2. b. « oxyde de cobalt qui, mélangé avec du silex calciné, sert à fabriquer le verre bleu ou l’émail bleu » depuis Bernard Palissy jusqu’à nos jours.

Safre en tant que pièce du harnois n’apparaît pas. En revanche sont mentionnés, dans le § I. 1. safré, « orné de pierres précieuses, d’or, etc. » depuis la Chanson de Roland (1180) jusqu’en mfr. (1541), et desafrer, « enlever les ornements d’un haubert, etc. » depuis cette chanson jusqu’au xiiie s. ; dans le § I. 2. b., en afr. saffré, « coloré en bleu avec le safre de façon à imiter le saphir »9.

En 1973, dans TL, vol. IX, safre signifie « Saphir ; auch : ein goldener Lack ». Il est -1) “saphir” hors du domaine militaire, par exemple dans « piere de saffre (lapis sapphirus), Greg. Ez. 70, 37, u. a.) » -2) “laque dorée”, dans plusieurs citations, dont :

6 – Le cheircle (du heaume) a tout la coife tresparmi li trencha, Et le saffre dessous trestout li esmïa. (Doon, 156, A. Pey) – Fin10 xiiie

6 bis – Et la coife dessous (le heaume) toute li deschira ; Le saffre doublentin ensement li faussa. (ibid.)

Et reprise de la citation 1 (Li archon […] a fin or et a safre).

TL IX donne à safrer (zumeist ein Stück der Rüstung) le sens de « mit einem goldenen Lack überziehen », soit “recouvrir d’une laque dorée (généralement une pièce du costume militaire)” et reprend la citation 4 (l’auberc […] d’or saffrer). Safré caractérise aussi différents objets (voir infra). Dans TL II, dessafrer, « des goldenen Lacks berauben », est l’antonyme de safrer.

La mention d’autres ouvrages ou études11 concernant l’ancien et le moyen français ne paraît pas nécessaire car elle n’apporterait pas plus de certitudes. Les dictionnaires de français moderne ne verront généralement dans le seul survivant de ce paradigme que de l’oxyde de cobalt. Cependant, le Littré12, vol. XVII, dans sa version de 2007, constitue une exception dont il sera question à la fin de cette étude.

En conclusion, si le sens de pierre bleue précieuse ne fait aucun doute pour la piere de saffre citée par TL IX, le terme safre reste une énigme en tant que pièce de l’armure au Moyen Âge placée sur la tête du chevalier, fermée – sans doute par les soins d’un écuyer – d’après les citations 2, 6 et 6 bis. Cela ne peut être du saphir comme l’entend Gdf X, ou de la laque dorée d’après TL IX, et partant, comment traduire safrer et son antonyme dans les glossaires ?

Pour cette raison, sans doute, Gerald R. Bertin dans son édition du Moniage Rainouart I13 adopte un autre point de vue pour définir cet équipement dans la citation 2, qui se poursuit ainsi :

Et puis a fait sus un capel fremer / qu’il avoit fait de bon acier ouvrer (v. 6544-6545)

Il s’agit selon lui de « la partie du haubert14 qui est au-dessous du casque (et dont l’ouverture était “safrée”) », safré signifiant « orné de pierres précieuses ». Dans le passage suivant de la Bataille Loquifer, Colette Dehalle15 reprend cette définition en la modifiant légèrement « et dont l’ouverture pour le visage était brodée » :

7 – Tot li froisa le mestre chapelier16, Desi qu’au saffre n’i lessa qu’esmïer Mes de celui ne pot mie brisier (v. 1837-1839) – xiiie

Ces deux traductions tiennent compte d’un des deux sens donnés à safré en afr. : « orné de pierres précieuses » pour FEW XI, « d’orfroi » pour Gdf VII.

S’appuyer sur le participe est tentant. Ses occurrences dans nos anciens textes sont, en effet, nombreuses si on les compare à celles des autres mots de la même famille. De ses différents emplois se dégage une approche intéressante pour la compréhension de safre.

Outre certains tissus comme le paile, riche étoffe de soie venue d’orient, les pennons d’étoffes attachés à la lance, certains objets d’orfèvrerie ou le champ d’un blason, safré caractérise les pièces de l’armure, principalement le haubert, la broigne, la coiffe. L’ouvrage magistral de François Buttin, Du Costume militaire au Moyen Âge et pendant la Renaissance17 a l’avantage d’apporter des informations claires sur ces termes. Le haubert, du germain *hals-berg (ce qui protège le cou), est une « coiffure de guerre, souple, en forme de chaperon. Sa coiffe couvre la tête, et ses pans descendent jusqu’aux pectoraux »18 Il n’est placé sous le casque qu’au moment du combat et complète la broigne, déjà endossée, qui ne couvre au début que le torse. De nombreux passages de la Chanson de Roland prouvent que ces équipements étaient bien distincts. Ainsi, dans le vers suivant, les barons de France ont à la fois osbercs vestuz e lur brunies dubleinnes (éd. Bédier, v. 3088)19. Par la suite, il n’en sera pas toujours de même selon Claude Régnier20.

Le haubert et la broigne, pièces essentielles du harnois, partagent, dans les textes, deux épithètes fréquentes, parmi d’autres citées infra : l’adjectif blanc, « brillant, étincelant » associé parfois à safré dans blanc hauberc safré, syntagme souvent complété par d’or (voir Gdf VII). Devant la définition à donner au participe, les chercheurs ont hésité, ce qui se note par une formulation telle que : « orné d’une garniture dorée dont on ne sait précisément s’il s’agit de fils d’or ou d’un vernis doré »21 – la précision « de fils d’or » pour la garniture provenant d’une analogie avec l’orfroi. Cette proposition offre la possibilité de choisir entre « couvert d’un vernis doré » ou « garni de fils d’or », ou de combiner ces deux syntagmes. Elle résume l’attitude22 adoptée dans bien des cas par les éditeurs de nos chansons, même si on relève aussi « orné de pierres précieuses », ou simplement « orné, décoré de » – car comment traduire autrement safré d’or ?

Cependant, un nouvel éclairage pour safré se dessinerait avec la découverte en 2006 par le service départemental d’archéologie d’Eure-et-Loir23 d’un objet d’exception au château de Senonches : une selle des seigneurs de ce lieu, de la fin du xive ou du début du xve siècle, de la catégorie des selles de combat et de luxe, dont toutes les pièces métalliques visibles, de l’arçon en particulier, sont en alliage cuivreux recouvert d’or fixé au mercure. L’explication donnée par Jean-Marie Ardouin à propos de a fin or et a safre (citation 1) dans la note du vers 10342 de son édition24 d’Aiol est donc confortée : « cette expression évoque un plaquage, une incrustation précieuse des arçons avec de l’or et des saphirs ou des pierres précieuses » En outre, le décor du pommeau de la selle de Senonches (une fleur de lys), permet de supposer l’ajout de pierres précieuses dans certains cas.

À ce stade de notre étude, safré, si souvent complété par d’or et associé à blanc, mais aussi ces pièces métalliques découvertes en 2006, laissent entrevoir la couleur jaune, lumineuse et brillante du safre. Or cette couleur s’appliquerait à un type d’armure particulier, la cuirasse recouverte d’écailles, dont il reste une trace remarquable au Museo-Armería de Álava en Espagne.

L’armure au Moyen Âge

Quelques précisions techniques et textuelles semblent à présent nécessaires : éloignées apparemment de notre sujet, elles nous y ramènent cependant. Pour assurer la protection corporelle du combattant, on trouvait aussi la cuirasse composée de mailles annulaires entrelacées, connue sous le nom de « cotte de mailles », munie ou non d’un capuchon couvrant la tête et pouvant descendre jusqu’aux genoux. Elle était formée d’anneaux en fer, métal qui peut « s’étirer sans casser, et qui, mis en fil, conserve une solidité suffisante »25. Au xiie siècle, les tréfileurs, chargés de cette tâche, utilisaient donc le fer et non l’acier. Pour Fr. Buttin, l’adjectif treslis26 signe, généralement mais non exclusivement, ce type de fabrication. Parfois associé à safré (citation 8 infra), il est traduit par « fait de mailles entrelacées » ou par « à triple épaisseur de mailles » d’après l’explication des dictionnaires ou l’étymon latin trilix. Les mailles treslies de l’exemplaire du Musée de l’Armée – un haubergeon à manches et sans capuchon – sont épaisses si on les compare à celui de la Réserve, porté sous une armure de plates. Il pèse cependant environ 15 kilos, et pèse sur le haut du corps malgré le port du baudrier27. Une maille plus épaisse serait trop lourde et à trois fils, impossible à réaliser. Appliqué au torse, un tel vêtement ne fait que prolonger au Moyen Âge la lorica hamis conserta des Romains.

En revanche, la cuirasse recouverte de mailles pleines est beaucoup moins connue car il en reste peu d’exemplaires. La loriga de escamas, qui rappelle la lorica squamis conserta des Romains, est l’un d’eux. La planche en couleurs (figurant à la fin du présent article) de Jaume I, Rey y Caballero28 permet de voir ce qu’était un tel équipement dans la réalité. La notice qui l’accompagne situe ce costume au xiiie-xive siècle, époque où il abondait. Il est le résultat de l’union des écailles à un tissu très résistant moyennant leur couture

à la toile à travers de petits orifices placés à leur base plane. La forme des petites pièces métalliques réalise parfaitement cette union, leur forme étant presque rectangulaire avec trois côtés droits et le dernier en demi-cercle. Les pièces se superposent légèrement les unes aux autres en direction de la ceinture, et une seconde couche avec des écailles de taille différente en direction du cou constitue un renfort défensif […] en cas d’attaques ascendantes. Les écailles étaient peintes pour éviter la corrosion du métal et dans ce cas concret, on peut encore observer des traces de décoration grâce à des bandes diagonales de couleur verte29.

On comprend donc la rareté d’une lorica : sous les coups de lance ou d’épée, les plaques tombaient à terre, se corrodaient puis disparaissaient généralement, et il en était de même de leur support.

La loriga ne peut rendre compte des divers agencements de ce type d’équipement. Lorsque les éléments métalliques forment une double épaisseur, les épithètes doublentin ou doublaine qualifient le haubert et la broigne. Lorsqu’ils sont cloués sur un support de soutien, étoffe ou cuir, le haubert devient (le) clavain et la broigne clavaine.

On pourrait aussi évoquer la statuaire pour avoir une idée de ces guerriers recouverts d’écailles – mieux que l’iconographie, les miniatures, en particulier, qui ont donné lieu à des polémiques interprétatives30 pour établir la différence entre mailles pleines et mailles entrelacées. Cependant, quelle que soit la contexture de ces différents vêtements défensifs, leur point commun est le métal utilisé, le fer. Or dans la majorité des cas, il est question d’acier dans les chansons de geste à propos du haubert et de la broigne.

D’après O. Renaudeau31, le fer n’étant pas un terme noble, serait, en effet, dépréciatif s’il qualifiait les harnois portés par des personnages de haut rang. L’acier dont il est question dans ces textes est un terme générique pour désigner le fer renfermant peu de carbone, obtenu par le procédé de cémentation et soumis à des chauffes sur charbon de bois et à des martelages superficiels successifs. Ce long traitement provoquait le resserrement des molécules du fer, qui devenait un métal dense, d’une dureté et d’une résistance particulières – c’est ce que la science moderne permet d’expliquer et que les haubergiers avaient compris depuis l’Antiquité. Les plaques d’acier obtenues, chauffées au rouge, étaient ensuite brusquement refroidies par la trempe. L’opération de chauffe ou revenu, qui lui succédait, réduisait les tensions excessives produites par la trempe, et on l’arrêtait à la température voulue. Le métal conserve la couleur prise à la fin de cette opération. Par le « bleuï », il prend des teintes allant du vert au violacé, et l’éclat peut être jaune et brillant.

L’acier, tel que nous le connaissons, sortant des fonderies de hauts-fourneaux, n’apparaîtra qu’au xve siècle. Les documents techniques expliquant ces procédés de fabrication, gardés secrets, sont d’ailleurs rares, pratiquement inexistants, et nous en sommes réduits à des suppositions, notamment encore ce qui concerne le travail du fer destiné à la maille annulaire. On pouvait polir les parties visibles des anneaux en mettant la cotte de mailles dans un tonneau avec du gravier additionné d’un peu d’eau ou d’huile, et actionné par une manivelle. Cependant le fer se ternissait vite, les anneaux frottant les uns contre les autres, et par ailleurs, la peinture ou un vernis placé sur des surfaces si petites aurait eu peu de chance de tenir.

De safré à safre

En partant de toutes ces données, nous nous proposons de revenir à notre politique biaisée, à l’emploi de safré appliqué à des mailles entrelacées, puis à des écailles dans les textes.

Le premier cas se trouve, par exemple, dans le passage suivant de Fierabras32, dans lequel Olivier réussit à atteindre le héros éponyme :

8 – Par desoz la mamele li a grant cop donné, Le blanc hauberc tresliz a rout et dessafré ; Le clavein par desoz a tout desclauvonné (v. 1554-1556) – xiie

Le haubert dont il est question est tresliz et blanc (à mailles annulaires entrelacées, brillantes car polies), et il est dessafré. Admettons que ce participe signifie « privé de son safre » à force d’être employé, et non « détérioré au cours des combats »33. Safré, dans dessafré, ne peut alors évoquer le vernis ou la peinture couvrant les anneaux, incapable de tenir et relève d’une des deux traductions données généralement dans les glossaires34 : « orné d’une garniture faite de fils d’or », située par desouz la mamele, en pleine poitrine, dans Fierabras. Cette broderie, de laiton pour l’éditeur, pourrait-elle être un jeu décoratif avec des mailles dorées, formant des bandes ou disposées selon des formes géométriques rappelant le tricot jacquart ? D’après O. Renaudeau, dans les armures orientales persanes tardives du xviie siècle, on voit des anneaux de métal jaune alternant avec les anneaux en fer, mais il n’en reste pas de trace dans notre armure médiévale.

Le second cas se trouve, par exemple, dans le passage suivant du Roman de Troie35 de Benoît de Sainte-Maure (2e moitié du xiie), quand les Amazones :

Sour les haubers doubliers safrez
Ont lor beaus crins toz destreciez (v. 23468-23469)

Pour Fr. Buttin36, « Ce sont les étoffes de ces harnois qui sont safrées, et non les mailles, auxquelles elles servent de soutien. » Les pièces de métal étant serrées, comment concevoir une telle explication ? Safré, s’appliquant aux haubers doubliers, qualifierait leurs petites plaques en fer cémenté et relèverait donc de l’autre traduction envisagée pour ce participe : « couvert d’un vernis doré ». La couleur jaune et brillante du métal, serait le résultat d’une peinture à l’huile, du revenu, d’une dorure (cf. safrer d’or), ou d’un émaillage. Pourquoi ne pas envisager alors que de safré découlerait le safre ?

Ce terme désignerait une pièce de l’armure protégeant la tête (citation 2). Elle doit être fermée, ce qui suppose une ouverture laissée pour le visage, une ventaille dont on ne connaît pas la nature. Les citations 6 et 6 bis confirment cette description : il se porte sous le casque et fait partie de la coiffe. Le Moniage Rainouart et la Bataille Loquifer (citations 2 et 7) font état de sa dureté : on ne peut l’ébrécher (l’esgruner) ou le briser. Lorsqu’il est endommagé, il tombe en tronçons (citation 3). Il s’agirait donc d’une partie du haubert au sens originel du terme, à mailles pleines, doublentin (citation 6 bis), d’un jaune probablement éclatant.

Cependant, il faudrait examiner si le safre, dans cet emploi, apparaît plus fréquemment dans des versions tardives, ce qui expliquerait une possible évolution de son sens et notre difficulté à le définir. Entre la date de composition d’une œuvre et certains de ses manuscrits s’écoule parfois un temps important. Ce n’est pas le cas pour l’édition du Moniage Rainouart I, chanson écrite37 entre 1190 et 1200, et publiée par les manuscrits de l’Arsenal et de Boulogne, datés38 respectivement de « ca. 1225 » et d’« avril 1295 ». En revanche, les éditions de Doon de Maience et de la Bataille Loquifer s’appuient sur des copies39 du xive siècle. Or, d’autres vers de ce dernier texte (v. 1705-1710) méritent d’être cités :

Et Loquifer a son cors conraé ; .I. cuir bouli a en son dos gité Et en aprés .I. clavain endossé, Et puis la broigne et le hauberc safré, De moult fort cuir a son chié afublé Et par dessus .I. saffre envolopé Que fees orent en lor chanbre ovré.

Le passage reste obscur malgré l’explication que C. Dehalle donne du clavain40. Le safre, dont le sens reste pour l’éditrice celui de la citation 7, serait-il encore composé d’écailles pleines fixées au cuir bouli de la coiffe ? Si ce terme paraît relativement clair dans le Moniage Rainouart I, il s’obscurcit dans Doon de Maience jusqu’à devenir une énigme dans les vers 1705-1710 de la Bataille Loquifer. Au fil des siècles, les signifiants des mots restent inchangés mais non leurs signifiés : le clavain dont il est question dans ce dernier texte n’est pas le « vêtement de mailles métalliques » porté dans Fierabras41. Pour arriver à définir le safre d’une façon précise, il faudrait suivre son évolution au cours des siècles, et consulter en fait un grand nombre d’ouvrages. Par conséquent, beaucoup d’incertitudes demeurent à son sujet, mais la quasi-certitude de la couleur jaune doré du safre en tant qu’armure serait peut-être étayée après le débat que suscite son étymon.

Du FEW au Littré

De sáppheiros, impliquant la couleur bleue, sont issus des termes n’évoquant pas cette seule couleur. Le FEW XI, conscient de ce problème, le traite longuement à la fin de son article (p. 213a sq), que nous résumerons ici.

Safre ne pouvant provenir du latin sappirus ou sapphirus (aboutissant au français “saphir”), on a le droit d’interpréter que le § I.1. découle du mot grec, et que celui-ci est arrivé par Marseille (cf. l’anglais zaffer, l’espagnol zafre, le portugais safra, et la survivance de ce mot en région occitane). Le FEW, après avoir écarté plusieurs étymons arabes, ne pense pas que safre venait directement d’Afrique du Nord et justifie sa position. Selon lui, tous les mots de son article sont les représentants du grec sáppheiros, qu’on a employés en occitan pour désigner un matériau propre à des ouvrages techniques grâce à sa couleur bleue (voir § I.2b., afr. saffré). Par la suite, l’idée de la couleur a disparu derrière celle du matériau, de telle sorte que de la terre de couleur rougeâtre pouvait être désignée par ce mot.

Safre en tant que roche pourrait donc dériver de sáppheiros, mais donner à safré, qui implique un plaquage doré, le même étymon se conçoit mal. Par ailleurs, le FEW, ne documentant pas le safre en tant qu’armure, n’apporte pas d’élément pour notre recherche. Par suite, pourquoi ne pas adopter le point de vue du Littré XVII, qui voit en ce mot deux homonymes homographes, l’un ayant le sens d’oxyde de cobalt, l’autre d’argile limoneuse ? L’étymon du premier, l’italien zaffera, est mentionné42, celui du second ne l’est pas et mérite encore d’être recherché pour rassembler dans un même article les éléments associés à la couleur jaune : l’orfroi, le haubert recouvert de mailles pleines, le grès sablonneux. Nous avons proposé cette recherche aux spécialistes en langues orientales de l’INALCO et d’Aix-Marseille Université.

C’est finalement en partant du plus utilisé de tous les mots d’un même paradigme morphologique, le participe adjectivé safré, qu’a pris corps une idée du safre dans l’armure du chevalier aux xiie et xiiie siècles : en partant d’une couleur appliquée à un certain type de vêtement défensif. Mais ce n’est qu’une idée et la question reste ouverte. L’évolution de ce type d’équipement doit être étudiée pour s’assurer qu’il s’agit toujours d’une protection d’écailles d’un jaune brillant. Par ailleurs, la consultation d’un grand nombre de textes, nécessaire, exige un temps considérable. La question reste ouverte aussi parce qu’elle peut concerner d’autres mots d’une famille qui n’a pas cessé de nous étonner. Ainsi, autre homonyme homographe, l’adjectif safre, « goulu, glouton » (Gdf 7, 281a), dont l’étymon est inconnu, ne pourrait-il indirectement remonter à sáppheiros ? La safreté, de l’œil par exemple, est sa « vivacité sémillante » ou son « éclat brillant » (ibid, p. 282a) qui fait penser à celui du saphir, mais c’est aussi, comme le note ce dictionnaire à la fin de son article, un dialectalisme normand signifiant « gourmandisme, gloutonnerie », renvoyant donc à l’adjectif safre

Figure 1.

Figure 1.

Loriga de escamas, 55x38x26 cm, Museo-Armería de Álava

Reproduction accordée par le Museo-Armería de Álava en Espagne

Notes

1 Les abréviations suivantes seront utilisées dans le cours de l’article : afr. : ancien français (9e-1350) ; mfr. : moyen français (1350-1600) ; frm. : français moderne (à partir de 1600) – gr. : grec ancien. Return to text

2 Gaston Paris, « Compte-rendu de La langue et la littérature française depuis le ixe siècle jusqu’au xive siècle. Textes et glossaires par Karl Bartsch, précédés d’une grammaire de l’ancien français par Adolf Horning, Maison neuve, 1887 », Romania, F. Vieweg, n°XVIII, p. 147. Return to text

3 Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du ixe au xve siècles – sur lequel s’appuyait K. Bartsch ; 10 vol., 1880-1902. Désormais abrégé par le sigle : Gdf. Return to text

4 Désignation générale des diverses parties de l’équipement militaire. Return to text

5 Paradigme sous différentes graphies. Return to text

6 Frédéric Godefroy, déjà cité et abrégé Gdf ; Walter von Wartburg, Französiches Etymologisches Wörterbuch, Tübingen puis Bâle, en cours de publication, 1922-, abrégé FEW ; Adolf Tobler et Erhard Lommatzsch, Altfranzösisches Wörterbuch, Berlin/Wiesbaden, en cours de publication, 1915- (s’arrête au seuil du mfr.), abrégé TL. Gdf, vol. VII = Gdf VII ; FEW, vol. XI = FEW XI, etc. Les sens donnés par les ouvrages entre guillemets français. Return to text

Textes datés (sauf exceptions) d’après le Complémeni du FEW, Strasbourg, Éditions de linguistique et de philologie, 1910 (3e éd. publiée par J.-P. Chauveau et alii) ou d’après le Dictionnaire des Lettres françaises, Le Moyen Âge, préparé par R. Bossuat et alii, revu et mis à jour par G. Hasenohr et M. Zink, Fayard, coll. « Encyclopédies d’aujourdui », 1992.

7 En afr. mfr. « broderie employée en bordure dans laquelle il entre de l’or ; tissu brodé d’or » ; à partir du mfr. « broderie riche ornant une chasuble » (FEW VIII s. v. phryx). Return to text

8 Pierre de couleur bleue en raison du sens de son étymon en grec ancien. Return to text

9 D’après Gutave Fagniez, Documents relatifs à l’histoire de l’industrie et du commerce en France, A. Picard et fils, 1900, t. II, p. 20. Return to text

10 Voir La Geste de Doon de Mayence dans ses manuscrits et dans ses versions, Études réunies par Dominique Boutet, Champion, coll. « CCCMA », 2014, p. 19. Return to text

11 Comme le Dictionnaire du Moyen Français (1330-1500) en ligne, sous la dir. scientifique de Robert Martin (version 2015), ou le Glossaire archéologique du Moyen Âge et de la Renaissance de Victor Gay, t. II, 1928 ; Nendeln, Kraus reprint 1967. Return to text

12 Edition mise à jour, Le Figaro et Garnier. Return to text

13 A. et J. Picard et Cie, coll. « ATF », 1973, v. 6542-43. Return to text

14 Probablement sa coiffe, qui « couvrait le cou et la tête et ne laissait qu’une ouverture pour le visage » (Le Couronnement de Louis, tr. par André Lanly, Paris, Champion, 1971, p. 121). D’après les citations de TL II, s. v. coife, p. 532, l. 34 et 35, elle pouvait être gemee. Return to text

15 Il s’agit de sa thèse de doctorat de IIIe cycle : 1977-78, Littérature et civilisations médiévales et provençales, Université de Provence, Aix-Marseille I. La Bataille Loquifer, édition par Colette Dehalle, sous la dir. de Marguerite Rossi, texte dactylographié, 1979. Return to text

16 La chapeline (ou mestre chapelier), était une « calotte métallique qui s’attachait à la coiffe du haubert et la complétait, en somme, au-dessus de la tête. Le heaume se mettait par-dessus l’ensemble coiffe-chapeline » (Le Couronnement de Louis, op. cit., p. 121). Return to text

17 Ouvrage de référence, parmi d’autres travaux, dans le présent article (sur le conseil d’Olivier Renaudeau, conservateur en chef du fonds ancien Armes et armures, au Musée de l’Armée à Paris) et dont les références se feront désormais ainsi : Buttin, suivi du numéro de la page concernée. Return to text

18 Buttin, p. 406. Return to text

19 Ibid., p. 19. Return to text

20 Dans La Prise d’Orange, Klincksieck, 1986, note 968 : « broigne : ce mot dans les chansons de geste est toujours synonyme de hauberc […] ; il ne désigne pas la brogne primitive, tunique de peau recouverte de plaques de métal ». Return to text

21 Orson de Beauvais, éd. Jean-Pierre Martin, Paris, Champion, coll. « CFMA », 2002. Return to text

22 Consulter toutes les éditions de La Chanson de Roland permet de s’en faire une idée. Return to text

23 La brochure émise pour l’exposition de cette selle en septembre nous a été communiquée par Adeline Dumont, chef d’entreprise à « Les Rênes de l’Histoire ». Return to text

24 Paris, Champion, coll. « CFMA », 2016. Return to text

25 Buttin, p. 88. Return to text

26 Sous différentes graphies, il qualifie « de souples vêtements de tissu […]. S’applique par analogie aux vêtements de guerre, souples, composés de mailles de fil de fer entrelacées », ibid., p. 418. Return to text

27 Fait confirmé par Gilles Martinez, chercheur-expérimentateur sur le combat historique (voir le forum en ligne AMHE Aegidios). Return to text

28 Catalogue d’exposition, que nous a transmis O. Renaudeau, sous-titré Los arnesses y la cultura caballeresca en el siglo XIII, [Valencia], Generalitat Valenciana, Consellería de Cultura i Esport, [2008] ; planche n°44, p. 154. Return to text

29 Ibid., notice signée A. B., tr. par mes soins. Return to text

30 Voir, à ce sujet, O. Renaudeau, « Problèmes d’interprétation du costume d’après la broderie de Bayeux » dans La Tapisserie de Bayeux : l’art de broder l’Histoire, Caen, Presses universitaires de Caen, 2004, p. 248. Return to text

31 Dont s’inspirent les paragraphes qui suivent. Return to text

32 Éd. Marc Le Person, Paris, Champion, coll. « CFMA », 2003. Return to text

33 Buttin, p. 70. Return to text

34 Voir note 22. Cette note renvoie à Orson de Beauvais. Return to text

35 Publié d’après tous les manuscrits connus par Léopold Constans, Paris, F. Didot et Cie, coll. « SATF », t. IV, 1908. Return to text

36 Buttin, p. 68. Return to text

37 Moniage 1, op. cit., p. LXXVIII. Return to text

38 Soit Paris, Bibl. Ars. 6562, et Boulogne, Bibl. Municipale 192 (ibid., p. XI). Return to text

39 Soit respectivement Montpellier, Bibl. de la Faculté de médecine, H 247 (La Geste de Doon de Mayence, op. cit., p. 16), et Paris, BnF, fonds fr. 368 (Bataille Loquifer, op. cit., p. 1). Return to text

40 « Grand gorgerin (partie inférieure du casque servant à protéger le cou et composé d’une ou plusieurs pièces métalliques articulées) fait de pièces de fer imbriquées, rivées avec des clous ; se portait sous la broigne ». Return to text

41 Op. cit. Return to text

42 Et vient de l’afr. safre, dérivé de safir d’après le Littré. Zaffera, non cité par le FEW XI, ne peut cependant qu’être issu de sáppheiros (voir ibid., § II., p. 213a, les formes saphir, safir). Return to text

Illustrations

  • Figure 1.

    Figure 1.

    Loriga de escamas, 55x38x26 cm, Museo-Armería de Álava

    Reproduction accordée par le Museo-Armería de Álava en Espagne

References

Bibliographical reference

Marie-Jane Pindivic, « Tenter de définir le safre dans l’armure du chevalier occidental au Moyen Âge », Bien Dire et Bien Aprandre, 33 | 2018, 187-200.

Electronic reference

Marie-Jane Pindivic, « Tenter de définir le safre dans l’armure du chevalier occidental au Moyen Âge », Bien Dire et Bien Aprandre [Online], 33 | 2018, Online since 01 mars 2022, connection on 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/666

Author

Marie-Jane Pindivic

Université de Provence

Copyright

CC-BY-NC-ND