Guerres et combats arthuriens pour la jeunesse dans le Roi Arthur de Jacques Roubaud

DOI : 10.54563/bdba.677

p. 279-292

Plan

Texte

Jacques Roubaud, poète et mathématicien oulipien, publie en 1983 une adaptation pour la jeunesse des débuts de la légende du Graal : Le Roi Arthur au temps des chevaliers et des enchanteurs1. Ce texte est composé de deux parties. La première expose l’histoire de Merlin, les origines du royaume de Logres et le couronnement d’Arthur ; les événements sont directement repris du Merlin en prose2. La seconde partie est une réécriture de la Suite Vulgate3. Elle met au centre du récit Arthur et narre l’édification de son royaume. Dans les deux sources médiévales, l’ascension du roi prend des teintes guerrières, car il se heurte d’abord aux seigneurs du royaume de Logres et ensuite à l’envahisseur saxon. Le roi a alors le rôle d’un chef de guerre dans la Suite Vulgate, et le récit forme, comme le dit Philippe Walter « le socle d’une vaste épopée sanglante »4. Dès lors, la question est de savoir comment Roubaud adapte un tel texte à l’intention du jeune public. À part la violence omniprésente dans la Suite Vulgate, le récit pose une autre difficulté d’adaptation en raison de sa complexité narrative utilisant le procédé d’entrelacement. Comme le remarque Alexandre Micha, c’est une œuvre touffue « où l’écrivain s’est laissé aller à de faciles remplissages et où la composition semble avoir été le moindre de ses soucis »5. La réécriture de ce texte pour les enfants découle d’une volonté de provocation de la part de Roubaud. Pour comprendre comment l’auteur réinvestit un récit à la structure complexe faisant l’apologie de la guerre, il convient de se focaliser sur l’analyse de trois passages : la révolte des barons, la visite d’Arthur chez Léodagan et la guerre des Saxons.

Dans nos sources médiévales et en particulier dans la Suite Vulgate, la guerre permet d’asseoir la suprématie et le pouvoir d’Arthur. Irène Fabry-Tehronchi rappelle qu’il y a une « forte inflexion idéologique exaltant la souveraineté d’Arthur en insistant sur le ralliement puis la contrition et la soumission de ses vassaux »6. Il devient ainsi un souverain centralisateur et le texte contribue à la création du mythe d’Arthur en exposant le roi comme un modèle conforme à l’idéologie féodale. Cette image de conquérant est aussi présente chez Roubaud, mais elle subit de fortes modifications. Le roi va bien sûr être confronté à des ennemis et sortir vainqueur en tant qu’héros type, mais il reste un adolescent auquel un jeune public peut s’identifier. D’ailleurs le texte ne se présente plus comme une épopée guerrière, mais se rapproche du conte de fée. Dès lors, il ne s’agit plus de faire le portrait d’un personnage mythique, mais d’un personnage qui reste humain. En se servant des instruments de la psychanalyse, Bruno Bettelheim explique cette différence entre le mythe et le conte, et comment ce dernier aide l’enfant à grandir :

Les héros mythiques offrent d’excellentes images favorables au développement du surmoi, mais les exigences qu’ils personnifient sont si rigoureuses qu’elles découragent l’enfant dans ses tentatives de novice tendant à accomplir l’intégration de sa personnalité. Tandis que le héros mythique connaît une transfiguration dans une vie éternelle céleste, le personnage principal du conte de fée est promis à une vie éternellement heureuse sur la terre, parmi nous. Certains contes de fées concluent même si le héros, par aventure, n’est pas mort, « il est peut-être encore vivant ». C’est ainsi que les contes de fées présentent comme une existence heureuse et banale le résultat des épreuves et des tribulations qui sont impliquées dans tout processus normal de croissance7.

C’est en transposant la légende arthurienne en conte de fées que s’opère la principale adaptation du texte médiéval par Roubaud. Les épisodes guerriers sont d’une part raccourcis et de l’autre ils s’insèrent dans une narrativité propre au conte, comme nous allons le démontrer.

La révolte des barons

Dans le Merlin, les barons de Logres ne veulent pas reconnaître l’autorité du nouveau roi qu’ils considèrent comme « bastart » (Merlin, 781) et décident de se révolter. Face aux attaques des barons, Arthur fraîchement couronné ne bénéficie que de trois cent cinquante chevaliers, mais ils lui sont fidèles et promettent « qu’il l’i aïderoient jusques a la mort » (Merlin, 782). En plus de ces chevaliers, le roi peut aussi compter sur la présence de Merlin qui grâce à ses enchantements parvient à affaiblir le camp ennemi. En effet, il met le feu aux tentes, ce qui provoque de nombreuses pertes humaines chez les barons et c’est à ce moment que l’enchanteur lance l’attaque. La bataille est décrite comme un « grant damage » (Merlin, 787). Les frappes sont faites « si durement », le combat est « molt grant et molt merveillous » et les combattant sont « molt coueciés » (Merlin, 788). La description de cet affrontement, qui s’étend sur presque dix paragraphes, met l’accent sur l’isotopie de la brutalité pour, au final, sublimer la grandeur d’Arthur qui sort vainqueur de l’affrontement. Toutefois, la révolte des barons est longue et occupe aussi une grande partie de la Suite Vulgate. C’est seulement avec l’aide de Merlin lors de la coalition de Salesbières que les barons décident enfin de faire la paix avec Arthur et de reconnaître son autorité en tant que roi. Merlin promet la victoire aux barons en échange d’un retour au calme : « Et bone chose seraoit que vous feïssiés pais a mon signour le roi Artu qui vostres sires devroit estre, si en seriés plus douté et cremu » (Suite Vulgate, 1477).

Dans le Roi Arthur, la succession du jeune roi provoque également la colère des barons et laisse place à une guerre. Dans les deux textes, la confrontation avec les seigneurs du royaume de Logres est nécessaire pour asseoir l’autorité d’Arthur. C’est pourquoi le motif guerrier ne fait pas l’objet d’un tabou dans le conte roubaldien. Cependant, l’affrontement ne bénéficie pas d’autant de détails que dans les textes médiévaux. On met d’abord l’accent sur sa préparation, comme pour retarder le moment du combat :

Bien sûr, elle ne commença pas tout de suite. Le couronnement avait eu lieu au printemps, et l’été s’était passé pendant que les rois et les barons se rendaient visite les uns aux autres pour se raconter leurs préoccupations ; l’automne était venu et il n’était pas question de faire la guerre, d’aller assiéger le château de Kamaalot pendant les mois d’hiver, où il faisait vraiment trop froid (RA, 45).

Le narrateur introduit une touche humoristique en faisant des ennemis des chevaliers douillets face aux frimas de l’hiver. Il cherche ainsi à désamorcer l’ampleur de cette guerre, et explicite d’ailleurs que « ce ne fut pas une guerre bien terrible ! » (RA, 47). De plus, on ne voit jamais Arthur et ses hommes sur le champ de bataille. Ce sont seulement les ennemis qui y sont décrits en train de se battre, pendant que les chevaliers d’Arthur se chauffent tranquillement « autour d’un bon feu dans la grande salle du château » (RA, 46). Cela contraste avec la description du Merlin qui au contraire met l’accent sur la violence de l’affrontement sanglant entre Arthur et les barons.

Malgré le fait qu’on nous présente une guerre de faible importance, le narrateur souligne la fragilité d’Arthur. Il est d’abord « effrayé » (RA, 45). Il a peu d’hommes à son service (« Arthur avait beaucoup moins de chevaliers, du moins au début, que ses ennemis », RA, 45), élément qui est répété une page plus loin : « Les chevaliers d’Arthur étaient dix fois moins nombreux que ceux des barons révoltés » (RA, 46). Et son jeune âge n’est pas un avantage : « Beaucoup, voyant sa jeunesse et la puissance de ses ennemis, avaient préféré rentrer chez eux pour attendre la suite des événements » (RA, 45). Par contre, il bénéficie de l’aide décisive de Merlin.

Le passage insiste sur la présence de l’enchanteur. C’est d’ailleurs lui qui orchestre les manœuvres. Il conseille et guide Arthur, mais surtout il agit. Il fait premièrement « tomber une bonne brume sur la forêt » (RA, 45), ainsi les barons se donnent « des coups de lance et d’épée les uns aux autres » (RA, 46). Puis, il fait un tour d’illusionnisme en démultipliant les images des chevaliers arthuriens :

Pour chaque chevalier d’Arthur, il créa par enchantement neuf images de chevalier qu’il installa sur des images de cheval avec des lances illusoires et des épées faites d’ombre ; et il les lança dans la bataille. Vous imaginez la surprise des barons quand leurs lances se mirent à défoncer des armures inexistantes et leurs épées à trancher des membres sans chair, ils ne trouvèrent pas ça drôle du tout (RA, 46).

Si l’ennemi ne trouve pas « drôle » l’enchantement de Merlin, le lecteur – surtout jeune – oui ! L’intervention de Merlin permet là encore de désamorcer la violence, car celle-ci tourne à vide. Ensuite, le narrateur vante plusieurs fois la présence du magicien en s’exclamant : « Heureusement que Merlin était là » (RA, 45, 46). Cette expression revient comme un refrain. Et on souligne que c’est « grâce à Merlin » qu’Arthur « put passer sans trop de dommages cette première année de guerre » (RA, 46). Enfin, une fois que tout est bien rodé, Merlin se retire. Il agit tel un metteur en scène. Après avoir accompli sa tâche, il laisse Arthur dont la gloire a grandi prendre le contrôle :

Et ce fut suffisant ; car peu à peu, quand on sut qu’il avait résisté victorieusement aux attaques de forces si nombreuses, sa gloire commença à grandir et des chevaliers nouveaux, surtout des jeunes chevaliers, vinrent se mettre à son service et Merlin n’eut plus à intervenir pour lui venir en aide (RA, 46).

Ainsi donc, au début de la guerre, c’est un jeune Arthur affaibli qu’on découvre, et qui peu à peu acquiert gloire et notoriété avec l’aide de Merlin, pour enfin agir seul et confirmer sa position en tant que roi : « ils se rendaient compte qu’ils ne triompheraient jamais et qu’en plus Arthur était sans aucun doute un grand roi et qu’il n’y aurait aucun déshonneur à le servir » (RA, 47)8. En fin de chapitre, l’adjectif « grand » prédomine. Sa gloire est grande, c’est un grand roi et « Kamaalot commença à être la plus grande cour de la terre » (RA, 47)9. La révolte des barons a donc permis à Arthur de s’affirmer. La paix se confirme aussi par le fait que les enfants des barons s’allient au jeune roi. Ce fait est repris de la Suite Vulgate, mais dans un conte destiné à la jeunesse cela a toute son importance pour faire l’éloge de celle-ci comme facteur de paix et d’union. En conférant à cette jeunesse un rôle décisif pour asseoir l’autorité du roi Arthur, Roubaud parvient à évacuer largement la violence.

Cette évolution du personnage est similaire à celle des héros des contes pour enfants. Le chapitre sur la révolte des barons est en effet construit comme un micro-récit qui se calque sur la morphologie des contes de fées10. Il commence avec un héros peu sûr de lui mais qui a l’envie d’accomplir sa destinée. Pour ce faire, il doit se battre contre « les méchants », aidé dans son combat par Merlin qui a un rôle similaire à celui des fées marraines dotées de pouvoirs magiques. Le héros parvient finalement à vaincre ses ennemis et son statut change.

La guerre, dans le Roi Arthur, a la même fonction narrative que dans les sources médiévales, seulement elle est traitée de manière différente. En transposant cet épisode de manière à rappeler le conte de fées, elle peut ainsi s’adresser à un jeune public. Par contre les trop longues descriptions des batailles, en plus de faire une certaine apologie de la violence, ne correspondent plus aux attentes d’un lecteur moderne et encore moins d’un jeune lecteur : pour capter son attention, il faut privilégier l’action du récit plus que la description. Roubaud prend donc soin d’innover dans les différents passages qui traitent de combat, ainsi la visite d’Arthur chez Léodagan ressemble davantage à une quête merveilleuse qu’à une bataille telle qu’elle apparaît dans la Suite Vulgate.

Arthur en Carmélide

Dans la Suite Vulgate, c’est sur le conseil de Merlin qu’Arthur se rend en Carmélide. Il y va pour aider Léodagan en guerre contre le roi Rion et les Saxons. Le combat, à l’image des autres batailles du récit, est rude : « molt fu grans li estours et pesans » (Suite Vulgate, 907). Et Merlin occupe de nouveau une place centrale dans le déroulement des opérations. Lors de ce voyage en Carmélide, Arthur rencontre surtout sa future femme, Guenièvre, fille de Léodagan. C’est seulement après les fiançailles qu’Arthur met en déroute Rion et ses troupes. Toutefois, ce n’est que bien plus tard que le roi tuera Rion.

Dans le Roi Arthur, c’est également Merlin qui conseille au héros de se rendre en Carmélide, et il le fait explicitement pour lui trouver une épouse :

Un jour, Merlin vint trouver le roi Arthur et lui dit :
Tu es roi maintenant, mais il te manque encore, pour être vraiment roi, quelque chose d’essentiel.
Et qu’est-ce que c’est ? dit Arthur qui ne voyait pas du tout ce qui pouvait lui manquer.
Il te manque, dit Merlin, une femme. Toute cour, pour être vraiment une cour royale, a besoin d’une reine. Et puisque ta cour est la cour du plus grand royaume de la terre, la femme que tu vas prendre et qui sera reine de Logres devra être la plus belle de toutes les femmes. Donc, tu vas te marier (RA, 49-50).

Merlin l’accompagne, mais il n’est plus le chef des opérations militaires. D’ailleurs, il devient transparent : « Le lendemain, Arthur accompagné invisiblement de Merlin qui veillait sur lui sans qu’il le sache, se présenta dans le royaume dragon » (RA, 52). C’est en effet sous l’aspect d’une chasse au dragon que se présente ce chapitre, chasse qui se transforme en une quête et ne présente plus aucun aspect militaire. Arthur dans sa recherche d’une future reine a certes une épreuve à passer, mais celle-ci est conforme aux aventures des contes. En effet, il n’est plus question de se battre contre Rion et ses troupes, l’ennemi est désormais un opposant archétypal des contes merveilleux puisqu’il s’agit d’un dragon :

Et Léodegan avait beaucoup de soucis. Car il se trouvait assiégé en son royaume pacifique par un voisin à lui, un roi dragon qui voulait enlever les filles de Carmélide, qui passent pour être les plus belles filles du monde, pour leur faire épouser d’autres dragons, ses vassaux, idée qui faisait particulièrement horreur à ces demoiselles et surtout à la fille même du roi, la plus belle des filles belles de Carmélide, la belle Guenièvre (RA, 51).

Le monstre appartient d’autant plus à la littérature de jeunesse qu’il est anthropomorphisé, comme le laisse déjà entendre le désir de se marier avec des femmes (et non de les dévorer !) :

Le roi dragon était à sa table avec d’autres dragons, ses chevaliers, et ils mangeaient leurs cerfs et leurs bœufs en les rôtissant eux-mêmes avec les flammes qui sortaient des naseaux. Le roi dragon éclata de rire quand Arthur le provoqua, mais il riait beaucoup moins une heure plus tard quand la troisième de ses têtes roula dans la poussière sous un coup d’épée d’Arthur. (RA, 55)

Si le passage du dragon fait écho au rapt des Sabines, il se présente surtout comme une réécriture de la légende de Tristan et Iseut11. On quitte le temps d’un chapitre la Suite Vulgate, où l’amour n’est pas au cœur du récit, pour rejoindre un des mythes fondateurs de l’amour passion. Tout comme Tristan, Arthur se porte volontaire pour aller terrasser le dragon. Il parvient à tuer le monstre et suite à cette victoire, Guenièvre, comme Iseut, prend soin du héros :

Quand il se présenta dans la grande salle du château où Léodegan, sa fille et les demoiselles de Carmélide attendaient avec angoisse le résultat du combat, Arthur était couvert du sang du dragon qui l’avait éclaboussé en mourant. Or, vous le savez, le sang de dragon est particulièrement noir, puant et salissant, et Arthur pouvait difficilement se mettre à table dans cet état. Aussi Guenièvre fit-elle préparer un bain et, enlevant l’armure d’Arthur, elle le lava elle-même de ses propres mains, qui étaient (je ne sais pas si je l’ai dit) petites et très belles, avec des herbes parfumées et médicinales, car le sang de dragon est non seulement sale mais empoisonné (RA, 55).

Arthur contrairement à Tristan est simplement taché de sang, il ne souffre pas des effets toxiques de ce liquide. Le danger que représente le sang du dragon est évoqué, toutefois, il n’est pas mis en action. Le merveilleux est alors banalisé, afin d’en inhiber le côté inquiétant, de la même façon que Roubaud le fait pour la violence. Le chapitre se termine d’ailleurs sur une note joyeuse avec les fiançailles des deux jeunes gens.

Ainsi, l’articulation du chapitre est efficace, rappelant à la fois une autre source médiévale, la légende de Tristan et Iseut, et la structure du conte dont les enfants sont familiers. Si Roubaud se détourne de la Suite Vulgate pour narrer la rencontre entre Arthur et Guenièvre, il n’en perd pas l’essence. C’est bien sur conseil de Merlin et en aidant Léodagan à se libérer de l’oppresseur qu’il fait la conquête de Guenièvre. Roubaud donne simplement un autre rythme et une autre orientation au conte pour chasser la monotonie guerrière et ainsi plaire à un jeune public. Les principaux ennemis d’Arthur, c’est-à-dire le roi Rion et les Saxons ne sont pas pour autant évacués du récit : nous les retrouvons dans le pénultième chapitre intitulé « la guerre des Saxons ».

La guerre des Saxons

L’entier du conflit avec les Saxons, qui est central dans la Suite Vulgate, est condensé chez Roubaud en un seul chapitre. Il mobilise trois principaux ennemis : le géant Halgodabran, qui est le roi saxon Hargodabrant dans le texte médiéval ; Claudas, protagoniste de la guerre de Gaule et le roi Ris qui n’est autre que Rion des Îles, l’assaillant de Léodagan dans la Suite Vulgate. C’est Halgodabran qui souhaite faire la guerre à Arthur en voyant sa gloire grandissante, de sorte qu’il décide « de se trouver des alliés » (RA, 122). Cette bataille contre les Saxons marque une étape décisive dans le règne d’Arthur, car elle met fin à sa jeunesse et assoit une fois pour toute son autorité en tant que roi breton. Le défi lancé par le roi Ris12, demandant à Arthur de lui envoyer sa barbe (RA, 123), le démontre bien. Cet épisode apparaît originellement dans l’Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth13. Dans la source primaire, ce roi est un géant nommé Rithon qui confectionne des fourrures avec les barbes des rois qu’il a vaincus. Il ordonne donc à Arthur de se couper la barbe et de la lui envoyer en signe de soumission. Comme il reconnaît la puissance d’Arthur, il propose de faire de sa barbe le col du manteau, de manière à le placer symboliquement au-dessus des autres rois. Arthur refuse de lui donner sa barbe. À la place, le roi affronte le géant qu’il décapite, lui prenant à son tour sa barbe et son manteau.

Cet épisode revient dans les différentes adaptations de la légende arthurienne tout au long du Moyen Âge. Les principales – celles qui nous intéressent particulièrement – sont : Le Roman de Brut de Wace, la Suite Vulgate, Le Chevalier as deus espees et Le Merlin-Huth14. Beatrice Barbieri rend compte de l’évolution de l’épisode au fil des versions15. Sous la plume de Geoffroy, Rithon est un géant qui rappelle le temps des origines, car selon la légende les géants sont les vrais ennemis des Bretons. Ce sont eux qui peuplaient jadis l’île de Bretagne16. Ce géant s’oppose à la figure d’Arthur. La confrontation entre les deux personnages a un but uniquement politique qui est d’imposer le pouvoir du plus fort, affirmant sa masculinité – la barbe ! – triomphante.

Au fil des siècles, l’épisode tend vers la courtoisie, car Arthur n’apparaît plus comme guerrier. Le champ de bataille est peu à peu remplacé par les quêtes et les aventures entreprises par les chevaliers d’Arthur qui ne quitte quasiment plus la cour. En conséquence de ces évolutions, Rithon perd de son gigantisme pour devenir roi et vassal d’Arthur. Déjà dans la Suite Vulgate, ce personnage commence sa mutation, puisqu’il est à la fois géant et roi : roi des Illes et seigneur des géants et des Saxons. C’est toujours un être sanguinaire, comme l’a déjà décrit Geoffroy, mais il est désormais nommé « li rois Rions »17. Ce titre est conservé dans le Merlin-Huth où il n’est plus que roi. Dans ce texte, la confrontation directe entre Arthur et Rion s’estompe progressivement jusqu’à épargner sa mort. Dans le Chevalier as deus espees enfin, la raison qui motive la confection du manteau de barbe n’est plus politique. L’amour entre en jeu, et le vêtement devient un cadeau pour la demoiselle d’Islande. Le nom du personnage est encore raccourci, il n’est plus que « le roi Ris D’Outre-Ombre »18, nom qui peut prêter à sourire en renvoyant à la forme conjuguée du verbe rire19.

Chez Roubaud, nous trouvons un mélange de toutes ces versions. Textuellement, c’est d’abord un emprunt fait au Chevalier as deus espees. Il est présenté comme le roi Ris, et c’est un axe courtois qui est choisi. Le manteau de barbe n’est plus uniquement un symbole guerrier, mais un présent pour une dame, la même que dans le texte médiéval, « la damoisiele d’Yslande » (v. 415)20 :

« Roi, dit-il, je viens de la part de mon maître, le roi Ris, le plus grand roi du monde, qui est dans les îles de la Mer ; il a entendu dire que le roi Arthur, quoique jeune, était un roi assez honorable et il veut le récompenser ; c’est pourquoi mon maître t’ordonne de te couper aussitôt la barbe et de me la remettre afin que le roi Ris puisse en faire mettre dans le manteau qu’il doit envoyer à celle qu’il aime, la demoiselle d’Isselande. J’ai dit » (RA, 123)21.

La dénomination du roi des « îles de la mer » est à rapprocher à la Suite Vulgate, où Rion apparaît en tant que « roi des Illes ». Quant à la réponse d’Arthur à cette requête, elle est reprise du Merlin-Huth :

« Biaus amis, il ne me samble mie que ja soie chis a qui li rois Rions t’envoia, car je n’euch onques barbe, trop sui encore jovenes. Et se je encore bien l’avoie ne l’aroit il pas : miex ameroie avoir perdu le cief ! » (Merlin Huth, § 71)

Roubaud transpose cette réplique comme suit :

« Messager, voici ma réponse : je ne peux pas envoyer ma barbe au roi Ris pour deux raisons : la première est que je n’ai pas de barbe, je suis trop jeune ; la deuxième est que ma barbe, si j’en avais une, serait à moi et pas à un autre. Je ne peux donc satisfaire à sa requête. En revanche, je me propose de raser moi-même la barbe du roi Ris, qui est très fournie à ce que me dit mon secrétaire, Girflet, fils de Do. Et veuillez emporter des roses pour la demoiselle d’Isselande » (RA, 124).

Jacques Roubaud traduit ce passage du Merlin-Huth et l’agrémente en même temps. En effet, la deuxième partie de la réponse renvoie à la source première, puisque chez Geoffroy, c’est Arthur qui finit par couper la barbe de son ennemi. Et surtout, chez Roubaud comme chez Geoffroy, le refus du roi breton engendre la guerre. Dans Le Roi Arthur, cette guerre garde les traces de l’évolution des différents textes médiévaux. Tout commence par une bataille avec une horde de soldats de chaque camp comme on en voit dans la Suite Vulgate :

Les chevaliers saxons étaient au nombre de 606 000. Ceux de Claudas étaient 36 000, comme ceux du roi Ris. Les chevaliers de la Table ronde étaient au nombre de 365 ; il y avait aussi le roi Arthur, quelques milliers de chevaliers de Logres qui n’étaient pas à la Table ronde (RA, 124).

Malgré la supériorité (mathématiquement) écrasante de l’ennemi l’affrontement se termine après trois jours par un combat singulier entre Arthur et le géant Halgodabran. Cette confrontation prend des airs de tournoi, puisqu’on dispose « des pavillons et des lices, et que les dames des quatre cours » assistent au combat (RA, 125). Nous passons ainsi d’une guerre à un tournoi de cour. Cette canalisation de la violence se dessine au fil des différentes sources. Dans l’Historia Regum Britanniae la confrontation entre Arthur et le géant Rithon survient dans un contexte guerrier. Dans la Suite Vulgate, le conflit armé occupe toujours une place importante, et c’est sur le champ de bataille qu’Arthur rencontre Rion. Par contre, c’est dans une prairie qu’ils s’affrontent et devant toute la cour (Suite Vulgate, 1548-1553). Finalement, la bataille disparaît totalement dans le Merlin-Huth.

Roubaud retrace cette évolution, allant du champ de bataille au combat singulier, évitant même la confrontation directe des deux souverains, puisque Arthur ne se bat pas contre Ris, mais contre le géant Halgodabran. Le choix d’un tel adversaire est riche en implications littéraires et symboliques. Hargodabrant, dans la Suite Vulgate, est mis en déroute par Arthur et ses chevaliers (Suite Vulgate, 1497-1511). Contrairement au roi Ris, le roi saxon ne revient pas à plusieurs reprises au fil de la légende et ne subit pas de transformation. Il reste donc un roi vaincu. Enfin, en mobilisant un géant, Roubaud rappelle les origines de l’île de Bretagne. Ce duel représente le combat de David contre Goliath, de l’avenir contre le passé et permet ainsi, d’une part, la passation des pouvoir et, d’autre part, d’asseoir la domination du jeune roi Arthur. Tel est le chemin qui mène Arthur à la maturité, de la même façon que lorsqu’il affronte Rithon, comme le rappelle Barbieri :

Rithon incarne d’ailleurs la menace la plus grande pour la consolidation du royaume. Sa défaite marque la maturité d’Arthur, la consolidation de son pouvoir. À la fin du combat, Arthur devient le propriétaire de la barbe du géant et des fourrures fabriquées avec les barbes de tous les rois, c’est-à-dire qu’il détient tout leur pouvoir22.

Chez Roubaud, Arthur ne coupe pas la barbe du géant, mais c’est bien une histoire de barbe qui confirme cette maturité dans le chapitre suivant sur lequel se clôt le conte : « Le roi Arthur est là ; il est majestueux, mais plus tout à fait aussi jeune ! Et il a une barbe » (RA, 126)23. Cette pilosité met donc fin à la jeunesse d’Arthur. Grâce à cet attribut, il acquiert une autorité en tant que roi qui peut faire écho à d’autres figures royales légendaires, tel que Charlemagne à la barbe fleurie.

Le choix de Roubaud de faire de l’ennemi un géant a, certes, un lien incontestable avec les sources originelles de la légende arthurienne24, mais il reprend aussi un schéma connu des contes de fées. Ainsi, les géants dans les contes permettent d’exprimer de manière symbolique des conflits intérieurs. Bruno Bettelheim souligne « les innombrables histoires où le jeune héros se montre plus malin qu’un géant qui lui fait peur ou qui, même, menace sa vie »25. Le jeune lecteur reconnaît que les géants font partie d’un imaginaire non réel, mais qu’il peut associer ces personnages aux adultes. Par la victoire du héros sur le géant, le jeune lecteur comprend intuitivement le message réconfortant que le conte veut faire passer : « bien que les adultes puissent être perçus comme des géants effrayants, un petit garçon malin peut l’emporter sur eux »26. Dès lors, ces géants qui se confrontent au roi Arthur sont porteurs d’un double sens. S’ils font revivre les origines de la légende arthurienne, ils permettent également de résoudre des conflits intérieurs chez les jeunes lecteurs. Il est donc important pour Roubaud de garder ce type de personnage dans un conte qui s’adresse en priorité aux enfants. Si la confrontation avait été faite avec le roi Ris, un homme comme Arthur, le symbolisme gigantal aurait été amoindri.

Notons aussi que cette guerre contre les Saxons ne fait aucun mort malgré l’importance des armées en présence. Il y a quelques blessés : « le deuxième jour Gauvain fut blessé » et « Escalibour trancha une oreille d’Halgodabran » (RA, 125). Ce geste fait écho à la tête coupée de Rithon chez Geoffroy, mais reste un acte bien moins sinistre. La violence est édulcorée comme elle l’est d’ailleurs dans tout le conte où il n’y a pas de mort gratuite. Les seules morts dans le récit répondent à une nécessité narrative : sans elles, l’accession d’Arthur au trône de Logres ne se réaliserait pas.

La réécriture de Roubaud opère à plusieurs niveaux. Elle est d’abord une adaptation de la Suite Vulgate, texte qui expose la jeunesse d’Arthur. Toutefois, le récit médiéval n’est que le squelette du conte roubaldien sur lequel viennent se greffer différentes sources arthuriennes. Cette superposition repose sur une démarche critique dans la mesure où elle offre une histoire littéraire de la matière de Bretagne. En plus de cet exercice érudit, le conte répond à une autre attente, celle du jeune lecteur. La légende est ainsi marquée par un rythme plus rapide, favorisant l’action. Il respecte aussi la morphologie du conte de fée, à laquelle les enfants sont accoutumés. Quant à la guerre, elle est présente, mais elle est abordée de manière à désamorcer la violence. Celle-ci n’est pourtant pas nécessairement incompatible avec les contes de fées ; certains récits de Perrault en témoignent, plus encore ceux de Mme d’Aulnoy. S’exprime ainsi la volonté de Roubaud, qui écrit beaucoup pour les enfants :

Pour écrire des histoires ou des poèmes, il suffit de ne pas employer de mots trop difficiles (sauf les mots inventés, mais ceux-ci ne sont pas difficiles pour les enfants, ils en inventent tout le temps), ni de parler de choses trop horribles (il y en a assez comme ça dans le monde)27.

Avec le Roi Arthur, Roubaud met à contribution son amour pour la littérature médiévale et son plaisir à composer des histoires destinées aux enfants.

Notes

1 Jacques Roubaud, Le Roi Arthur au temps des chevaliers et des enchanteurs, Paris, Hachette, 1983. Les références à cet ouvrage se feront désormais dans le corps du texte au moyen de l’abréviation RA suivie du numéro de page. Retour au texte

2 Merlin dans Le Livre du Graal. I : Joseph d’Arimathie, Merlin, Les premiers faits du roi Arthur, éd. Daniel Poirion, Philippe Walter, Anne Berthelot, Robert Deschaux, Irène Freire-Nunes et al., Paris, Gallimard, 2001, p. 573-805. Les références à cet ouvrage se feront désormais dans le corps du texte au moyen de l’abréviation Merlin suivie du numéro de page. Retour au texte

3 Les Premiers faits du roi Arthur dans Le Livre du Graal, op. cit., p. 810-1662. Les références à cet ouvrage se feront désormais dans le corps du texte au moyen de l’abréviation Suite Vulgate suivie du numéro de page. Retour au texte

4 Introduction dans Le Livre du Graal, op. cit., p. XXV. Retour au texte

5 Alexandre Micha, « La composition de la Vulgate du Merlin », Romania, t. 74, 294, 1953, p. 200-220. Alexandre Micha dans son article essaie tout de même de nous livrer l’architecture d’ensemble du livre, mais sa conclusion n’est en rien positive. Il qualifie l’auteur de maladroit et de paresseux. Retour au texte

6 Irène Fabry-Tehranchi, « Arthur et ses barons rebelles. La fin remaniée et abrégée de la Suite Vulgate du Merlin dans le manuscrit du cycle du Graal (Paris, BnF, fr. 344, ca 1295) », Médiévales, 67, 2014, p. 126. Retour au texte

7 Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, trad. par Théo Carlier, Paris, Robert Laffont, 1976, p. 63-64. Retour au texte

8 Nous soulignons. Retour au texte

9 Idem. Retour au texte

10 Voir Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970, mais aussi Bruno Bettelheim, op. cit. Retour au texte

11 Tristan et Iseut, les poèmes français, la saga norroise, Daniel Lacroix et Philippe Walter (éd.), Paris, Librairie Générale Française, 1989. Retour au texte

12 Dans les textes médiévaux, ce personnage se nomme soit Rithon, Rion ou Ris. Dans les sources les plus anciennes, c’est un géant, dans les plus récentes il n’est plus que roi. Retour au texte

13 Geoffroy de Monmouth, Histoire des rois de Bretagne, trad. Laurence Mathey-Maille, Paris, Les Belles Lettres, 1992. Retour au texte

14 La Geste du roi Arthur selon le « Roman de Brut » de Wace et l’« Historia regum Britanniae » de Geoffroy de Monmouth, éd. et trad. Emmanuèle Baumgartner et Ian Short, Paris, Union générale d’éditions, 1993 ; Le Livre du Graal, op. cit. ; Le Chevalier as deus espees, éd. Paul Vincent Rockwell, Cambridge, Brewer, 2006 ; La Suite du Roman de Merlin, édition critique par Gilles Roussineau, 2 vols., Genève : Droz, 1996, rééd. 1 vol. Genève, Droz, 2006. Retour au texte

15 Barbara Barbieri, « Arthur et Rithon (Rion, Ris), le géant coupeur de barbes », dans Littérature et Folklore dans le récit médiéval, éd. Emese Egedi-Kovacs, Budapest, Collège Eötvös Jozsef ELTE, 2012, p. 239-251. Retour au texte

16 Huguette Legros, « Arthur contre le géant. Un combat symbolique », in Le Roman de Brut entre mythe et histoire, Actes du colloque Bagnoles de l’Orne, septembre 2001, éd. Claude Letellier et Denis Hüe, Orléans, Paradigme, 2003, p. 44. Retour au texte

17 Les Premiers faits du Roi Arthur, op. cit., § 721. Retour au texte

18 Le Chevalier as deus espees, op. cit., v. 207-208. Retour au texte

19 Barbara Barbieri, art. cit., p. 248. Retour au texte

20 Dist, « Sire, li rois Ris vous mande, / Con cil ki puet et vaut assés, / Kë il a ja .ix. ans passés / K’il est issus de son païs ; / Et en ces .ix. Ans a conquis / Tout par force et pas vasselaige / .IX. rois, ki li ont fait homage ; / S’a a cascun son fief creü. / D’entour lui ne se sont meü. / Ains le servent o lor maisnies. / Si a a cascun escorcies / Les barbes, et si en fera / Penne a .i. mantel ; et l’avra / S’amie a cui l’a otroié. / Et se li a avoec proié / Ke par desus la foureüre / Face de la vostre orleüre. Et il li a tout creanté / D’outre en outre sa volenté. / Pour ce si vous mande par moi / Ke, pour ce k’il vous tient a roi / Le plus haut et tout le meillour / Du monde après lui, por honnour / De vous, fera faire au mantel / De vostre barbe le tassel. / Si veut k’encontre lui vegniés / Et ke vostre terre preigniés / De lui- et il le vous croistra – / U se ce non, il enterra / En vostre terre a si grans fais / Et a tel force ke ja mais / N’en istra devant k’il vous ait / Desireté et a soi trait / Tout vostre regne a sa devise, / Et devant ce kë il ait prinse », Le Chevalier as deus espees, op. cit., v. 216-250. Retour au texte

21 Nous soulignons. Retour au texte

22 Barbara Barbieri, art. cit., p. 241. Retour au texte

23 Nous soulignons. Retour au texte

24 Voir Francis Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (xiie-xiiie siècles), Genève, Édition Slatkine, 1991, p. 471-476. Retour au texte

25 Bruno Bettelheim, op. cit., p. 45. Retour au texte

26 Ibidem. Retour au texte

27 Jacques Roubaud, Menu, menu, Paris, Gallimard jeunesse, 2015. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Leticia Ding, « Guerres et combats arthuriens pour la jeunesse dans le Roi Arthur de Jacques Roubaud », Bien Dire et Bien Aprandre, 33 | 2018, 279-292.

Référence électronique

Leticia Ding, « Guerres et combats arthuriens pour la jeunesse dans le Roi Arthur de Jacques Roubaud », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 33 | 2018, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/677

Auteur

Leticia Ding

Université de Lausanne
University of Kent

Droits d'auteur

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