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Texte

Fantasy et reconstitution peuvent apparaître comme occupant deux pôles opposés de l’appréhension contemporaine du Moyen Âge. En effet, la fantasy, genre merveilleux contemporain, regroupant des fictions littéraires et médiatiques visant le grand public, se trouve donner à voir, dans sa part la plus centrale et la mieux connue (parfois qualifiée de medfan, pour medieval fantastic) une idée du Moyen Âge1 qui fait volontiers office de repoussoir pour les pratiquants de l’histoire vivante. On partira de ce constat, pour montrer ensuite qu’on peut cependant envisager imaginaire merveilleux et volonté de reconstitution aussi et plutôt comme les deux faces indissociables d’un même phénomène, tant les recoupements sont possibles et fréquents entre les démarches. On s’arrêtera enfin sur la façon dont un certain nombre d’artistes entendent explorer cette même intersection entre passé et fiction, en observant la trace de l’expérimentation dans les romans de l’anglaise Mary Gentle (Le Livre de Cendres, Ash: A Secret History2), de l’américain Miles Cameron (Renégat, Traitor’s Son3) et de la française Justine Niogret (Chien du heaume et Mordre le bouclier4).

Des démarches opposées

Fantasy et reconstitution s’opposent bel et bien en première approche, du moins dans les postures ou en tant que positionnements dans le champ de la recréation historique. Cela ressort très clairement des travaux menés sur les deux pratiques qui vues de l’extérieur peuvent sembler les plus proches – des groupes s’isolent pour un week-end à la campagne et se consacrent à habiter ensemble un autre monde lointain, passé et/ou imaginaire. D’un côté les « rôlistes », les pratiquants de jeux de rôles Grandeur Nature (ou GN5) – des GN qui s’inscrivent très majoritairement dans le genre medfan6 – ne mettent pas le goût pour l’histoire au rang de leurs motivations principales, comme nous l’apprend le sondage mené il y a dix ans sur le sujet par Gil Bartholeyns et Daniel Bonvoisin : « L’intérêt historiciste au sens large arrive […] en avant-dernière position : un peu plus d’un répondant sur huit dit pratiquer cette activité pour des questions “historiques”, loin derrière les objectifs ludiques, escapistes, la camaraderie et le sport »7, et ce alors même que l’époque les attire et qu’ils estiment bien la connaître.

En revanche ce goût est premier, dès leurs intitulés, dans les pratiques de « reconstitution historique », « histoire vivante », ou bien encore « arts martiaux historiques européens »… Audrey Tuaillon Demésy, qui a consacré sa thèse à une enquête socio-anthropologique sur la manière dont les pratiquants se perçoivent et se définissent, souligne à plusieurs reprises comment plusieurs types d’événements et de démarches qui peuvent sembler proches en viennent à leur servir de repoussoir dans leur construction identitaire, justement dans la mesure où, trop souvent confondus avec eux par le regard extérieur (néophytes ou journalistes), ils doivent faire valoir leur spécificité. C’est donc le sort réservé aux « JdR et GN, expériences dont les reconstituteurs souhaitent se démarquer », pour « ne laisser que peu de place à la libre imagination de chacun »8. Les « Fêtes médiévales », si populaires en France, font l’objet de cette même nécessaire distinction, alors qu’elles ont pu constituer une première étape dans la vie de groupes de reconstituteurs, avant les « recherches plus sérieuses »9. Voici par exemple comment « Les Guerriers d’Avalon », qui se présentent aujourd’hui comme « association de combat médiéval et de reconstitution historique », rendent compte avec une distance amusée d’un tel passé :

Notre groupe (comme tant d’autres) est issu de l’animation de rue. À nos débuts, nous déambulions dans les fêtes avec nos hauberts de mailles, enfilés sur ce qu’on peut difficilement appeler autrement que des déguisements…
Nous en faisions des tonnes lors de nos duels, à grand renfort de roulades au sol et de hurlements plus ou moins compréhensibles…
Donc, si vous avez des photos de nous à cette époque, il est inutile d’essayer de nous faire chanter, nous assumons tout (enfin, dites toujours un prix…) !10

De manière significative, la distinction passe par la nuance sémantique qui sépare le « costume » du « déguisement ». La fiction ludique est bien mise à distance dès lors que, pour désigner ceux qui « jouent » au chevalier ou au vilain sans avoir forcément conscience des anachronismes ridicules dont ils se rendent coupables, le terme péjoratif utilisé est « playmo » ou « playmobil ».

Il ne s’agit donc absolument pas ici de dénier à ces pratiques les différenciations fortes qu’elles revendiquent entre elles à bon droit. On peut d’ailleurs les rapprocher de plusieurs grandes bipartitions théoriques, qu’elles illustrent : ainsi, Jean-Marie Schaeffer, dans Pourquoi la fiction ? distingue-t-il entre une « imitation-réinstanciation » (soit re-enactment, le terme anglais traduit par « reconstitution »), et une « imitation-semblant », elle-même partagée entre leurre (feintise sérieuse) et fiction (feintise ludique). Gérard Chandès, sur le cas du Moyen Âge, a pour sa part repéré des positionnements, plus ou moins centraux ou périphériques, par rapport à un discours de savoir constitué : selon qu’on recherche plutôt des effets véridictoires ou des effets véridictionnels (ce qui est visé est-il la véracité ou bien une doxa communicationnelle efficace ?), on penchera davantage du côté des « rationalités informatives » ou des « rationalités mythiques »11.

Des frontières poreuses

Sans prétendre donc confondre les deux démarches, tous les observateurs constatent, et bon nombre de pratiquants reconnaissent, qu’entre elles s’étend en réalité une zone frontalière large et poreuse – le nom même des « Guerriers d’Avalon », pétri d’échos mythiques, peut d’ailleurs en fournir un premier exemple à titre de transition. Du côté du « médiéval » – de l’historique – il y a d’une part un plaisir à dormir sous la tente, à changer de peau, à se battre à l’arme blanche bien sûr ; d’autre part la nécessité à la fois économique et symbolique de reconnaissance de ces activités implique de s’adresser au moins dans une certaine mesure à un plus large public qui attend du spectaculaire… Ainsi le loisir ou la réponse à une demande de divertissement ne sont jamais loin : Audrey Tuaillon Demésy montre que nombre de compagnies proposent des prestations d’animation ou que, de façon similaire, des artisans capables d’un haut degré de qualité dans la reproduction matérielle vont aussi proposer des bijoux « elfiques » pour toucher un public plus large moins averti que celui des seuls passionnés.

On peut également remarquer qu’en fonction des traditions nationales le découpage interne n’est pas le même : si en France les deux termes sont à peu près synonymes car les deux démarches sont senties comme compatibles, les Anglais, qui font figure de modèles d’exigence et de qualité, opèrent une distinction entre living history, soucieuse d’authenticité à tout prix, et re-enactement, pour une simulation plus spectaculaire. Sans surprise, le cas américain est marqué par le rapport particulier, « accueillant », que cette jeune nation construite à coup de mythes entretient avec la fiction. Il est à cet égard pertinent de comparer les deux pôles anglophones à la même époque, celle du mouvement de contestation de la modernité industrielle à la fin des années 1960, à l’origine du renouveau de l’intérêt pour la culture celtique : en Angleterre, des travaux d’historiens et d’archéologues, comme Leslie Alcock ou John Morris, entreprennent alors de prouver l’existence d’un Arthur breton historique et enclenchent le basculement partiel des légendes et du merveilleux médiéval vers des lectures historicisantes12 ; aux États-Unis en revanche, les premières formes d’expérimentations collectives, où des artisans et des artistes entreprennent de reproduire des objets ou des arts médiévaux, se déroulent dans les milieux proches de la gauche estudiantine, sur les campus californiens où se recrutent aussi les fans de Tolkien, et s’associent d’emblée aux mouvement néo-païens13. La « Society for Creative Anachronism » (SCA) qui est à la fois, d’une façon qui peut sembler tout à fait paradoxale, la plus grande association mondiale de reconstitution tout en revendiquant anachronisme et créativité dès son titre14, est ainsi créée en 1966, par des fondateurs, comme Diana L. Paxson, qui sont ou seront des auteurs de fantasy.

Symétriquement en effet, du côté de la fantasy aussi, l’objectif d’une exigence très élevée dans la création ou la recréation d’un monde imaginaire s’affirme fortement : on assiste à la volonté de reconstituer de la manière la plus exacte et rigoureuse des mondes qui jamais n’existèrent, comme s’y efforcent par exemple les fans de Star Trek filmés dans le documentaire Les Fous d’histoire15, ou « La compagnie du Dragon Vert » en France, pour la Terre du Milieu de Tolkien16. Les chansons occupant un rôle très important chez Tolkien, les membres actifs de ce groupe ont notamment développé une expertise dans le domaine musical, et se penchent très sérieusement sur la question de savoir à quoi peuvent ressembler les instruments juste nommés d’un monde imaginaire. Une telle confrontation, frontale, radicale, avec l’incomplétude du monde fictionnel, qui se trouve niée, n’a pourtant rien d’absurde. On voit en effet à l’œuvre le même genre de démarche sur le versant audiovisuel de la fantasy, sur les plateaux de tournage, cinéma ou télévision, dans le travail sur les décors, les costumes, les accessoires, qui nous sont aujourd’hui largement donnés à voir à travers des making of (pour Le Seigneur des Anneaux revu par Peter Jackson par exemple) ou des featurettes, courtes vidéos faisant office de teaser. Ainsi pour la série à succès Game of Thrones17, la chaîne HBO nous présente notamment les nouveaux lieux ou nouvelles civilisations représentées à travers l’armement spécifique qui a été inventé et réalisé pour elles18. La fabrication d’images convaincantes, aux enjeux commerciaux immenses, passe par cette énorme et fascinante opération qui consiste à reconstituer un monde imaginaire d’inspiration historique – et elle convoque bien un idéal de « réalisation », au sens où il s’agit de « rendre réel », de « concrétiser dans notre monde sous forme d’artefacts ».

La fantasy écrite peut elle aussi, sous le patronage aujourd’hui incontournable de George Martin, exprimer cette ambition qui consiste à donner à « saisir » une expérience, un vécu : « faire sentir ce que c’était de vivre à cette époque-là », « réaliser ce que cela signifiait »19. De cette façon, de nombreux artistes qui s’illustrent dans la fantasy n’en revendiquent pas moins un haut degré de réalisme historique, qui n’est plus tant fondé sur la seule documentation livresque, toujours importante et fondatrice pour le roman historique, mais sur la pratique, l’expérimentation personnelle. C’est le cas exemplaire de l’illustrateur John Howe : surtout connu pour ses visions de la Terre du Milieu de Tolkien, depuis qu’elles ont servi de modèles pour la création des maquettes et décors des films de Peter Jackson dont il fut un des principaux conseillers artistiques, avant d’intervenir également sur l’adaptation cinématographique des Chroniques de Narnia, cet artiste qui qualifie son art de « réalisme merveilleux » est également, quoique de manière plus confidentielle, réputé comme pratiquant d’escrime historique (xve siècle), membre éminent de la prestigieuse « Companie of Saint George » anglaise. Il relie explicitement ces deux activités : porter l’épée, confectionner le costume, lui permettent de conférer un plus haut degré d’authenticité à des images qui en deviennent plus convaincantes20.

Nos trois romanciers, Mary Gentle, Miles Cameron et Justine Niogret, se sont chacun exprimés sur leur intérêt pour la reconstitution de combats médiévaux et présentent cette même porosité des influences et des compétences. Ils sont titulaires de diplômes d’histoire, war studies, medieval warfare, et/ou reconstituteurs eux-mêmes, épéistes, cavaliers, forgeant leurs armes, et leur travail d’auteurs de fantasy en porte directement la trace. Ainsi Mary Gentle, dont la tétralogie se construit autour d’une guerrière à la tête de sa compagnie à la fin du xve siècle, revendique-t-elle, à côté de ses diplômes universitaires, la pratique des jeux de rôles, des GN et l’appartenance à un milieu de reconstituteurs ; à la question « pourquoi la fin du Moyen Âge comme période de prédilection ? », elle répond avec « un seul mot : épées »21. Après un diplôme en histoire médiévale et une carrière dans l’armée américaine, Miles Cameron a écrit (sous son vrai nom, Christian Cameron) plusieurs séries de romans historiques ; il est également connu comme joueur de GN (dans son monde imaginaire d’Alba) et surtout comme un grand reconstituteur, organisateur de rassemblements importants22. Il revendique la « reconstitution » comme « méthode » et affirme : « une bonne écriture est d’abord expérientielle »23. Le texte liminaire du Chevalier Rouge présente le roman comme « l’aboutissement de trente ans d’études et de pratique des arts martiaux médiévaux, en situation réelle ou dans des jeux de rôles »24. Justine Niogret enfin s’inscrit dans cette même recherche, qui évoque dans une énumération suggestive une série d’expériences personnelles qui vont du jeu sur table ou sur écran à la survie en milieu naturel en passant par la pratique intensive de l’équitation et de la forge :

Je fais du jdr depuis une quinzaine d’années, j’ai écumé tous les jeux vidéo dont on peut rêver entre Day of the tentacle et DragonAge. J’ai fait du jeu de plateau, du napoléonien, j’ai peint assez de figurines warhammer pour avoir causé l’équivalent d’un génocide chez les martres.
Moi, mon vrai kiff dans la vie, c’est tirer à l’arbalète. Et à la machine de guerre. J’ai fait de l’équitation, assez pour avoir usé tous mes pantalons. J’ai passé l’hiver dernier à forger à l’ancienne. Je sais faire des chaussures avec du fil et un animal mort. Je collectionne les armes blanches. Mon nez a déjà été cassé trois fois. J’ai passé un hiver à la campagne sans chauffage, « pour essayer ». C’était marrant.
Chacun ses goûts. Mais entre nous, si vous voulez du sombre et du réaliste, du moyen âge et des bastons, c’est par là que ça se passe, aussi25.

Le roman ou l’expérience sensible

Mais alors, peut-on se demander face à de tels profils convergents, dans ce cas pourquoi le roman, et pourquoi la fantasy ? À l’évidence, le roman va permettre d’abord de partager en l’exprimant cette expérience sensible du Moyen Âge que les pratiquants vivent dans leur propre corps (« se mettre dans la peau de », porter soi-même l’épée et l’armure pour en éprouver le poids) – cette transmission d’une mémoire retrouvée constituant après tout un des objectifs de l’histoire vivante. La connaissance expérientielle est donc réinvestie dans les textes, pour l’essentiel à travers l’accent mis sur un rendu sensoriel des réalités du combat – dans les trois cas, les héros et héroïnes sont des mercenaires, et dans ces romans, dire les guerres d’antan et la vie du combattant, cela signifie faire ressentir l’assaut ou le siège aux côtés du guerrier, le froid ou le chaud, les éblouissements, les odeurs, le champ de vision limité, le bruit de son propre cœur, de sa propre respiration, l’inconfort de telle ou telle pièce d’armure :

Elle coucha sa propre lance sur la courbe de l’épaisse encolure de Godluc. Le cuir du gantelet sur sa paume était plissé et trempé de sueur à l’endroit où elle agrippait le bois. Les formidables secousses du cheval la faisaient tressauter sur la selle à troussequin montant, et le claquement du carapaçon azur de Godluc, le fracas de l’armure du cheval couvraient son ouïe déjà assourdie. Elle avait en bouche l’odeur, presque le goût, de l’armure chauffée par la sueur : aussi métallique que du sang26.
Le capitaine leva la main pour rabattre sa visière, qui retomba devant son visage avec un claquement.
Et son champ de vision se retrouva réduit aux deux longues fentes de son mézail, et aux minuscules trous percés dans celui-ci pour lui permettre de respirer, qui étaient également son seul moyen de voir ce qui arrivait par en dessous. Son propre souffle lui revenait dans la bouche, plus chaud que l’air. Il étouffait dans son heaume, et il pouvait sentir le goût de sa propre peur sur sa langue27.

Justine Niogret étend cette recherche de rendu sensoriel à l’ensemble de sa peinture d’un Moyen Âge âpre et glacé, qui nous est rendu proche par la qualité de la lumière, le moindre son, la précision tactile des détails. Sont notamment sollicités les sens les moins « nobles » et les moins présents en littérature, le toucher et l’odorat :

La fin de l’été était là. Toutefois l’air était doux, et c’est pour cette raison que la femme ne sentit pas l’odeur de la charogne avant de s’y prendre les pieds. Elle trébucha dans des bois de flèches ; elles hérissaient quelque chose, et Chien s’y emmêla les semelles avant de tomber au sol. La mercenaire tâta autour d’elle, et, pinçant des joues, puis un nez glacé et roide, trouva un cadavre.
Elle approcha son propre visage de celui du mort, le sentit ; son odeur le quittait comme les puces fuient un animal froid, mais il portait encore une vieille senteur de feu mal éteint, de particules de métal et de sueur. […]
Chien palpa le mort, toucha une barbe, des cheveux hirsutes et des sourcils encroûtés de sang ou de boue, mais pas trace d’une cicatrice. Elle se redressa en silence, tirant sa hache de son anneau. Aucun bruit ne se faisait entendre sur le chemin, et Chien du heaume se glissa entre les troncs qui le bordaient28.

On comprend ainsi, et c’est le second volet de la réponse, que si le roman permet de partager l’expérience de la reconstitution (mais en restant forcément inférieur, de seconde main), en revanche sur un autre plan il la dépasse pourtant, permettant de reconstituer ce qui ne peut pas l’être, c’est-à-dire ce qui passait dans la tête des habitants du passé, leur psychologie, leur mentalité. Certes on ne peut prétendre retrouver cela (les reconstitueurs savent fort bien qu’ils sont irrémédiablement des hommes du présent) ; mais après tout on ne peut pas non plus savoir ce que pensent notre voisin de tablée ou notre amant – et la littérature a pourtant toujours répondu à cette aporie-là, à ce besoin de pouvoir imaginer la vie intérieure de ces autres absolus qui nous entourent. Audrey Tuaillon Demésy a en outre noté, en s’intéressant très justement à ce qui n’est pas représenté dans les reconstitutions, à cette part de la mémoire qu’est l’oubli : « L’aspect concret de la guerre, visant à combattre un ennemi, n’est pas ouvertement soulevé »29 – ce qu’elle attribue à des réticences, bien compréhensibles dans ce contexte, quand il s’agit de faire face à des aspects douloureux, ou honteux, ou disputés, du passé. Le roman et l’imaginaire s’imposeraient donc comme façon de ressaisir ces ir-reconstituables.

Reste une dernière partie de la question : « pourquoi le merveilleux ? », puisque ces romans qui se donnent comme des « reconstitutions historiques » n’en présentent pas moins, tout aussi clairement, une diégèse de fantasy – Cendres est guidée par une voix intérieure qu’elle est seule à entendre, dans un monde alternatif de type uchronique ; Chien, dès le premier volume avec l’apparition de la Salamandre, plus nettement dans le second, est confrontée à des présages et des maléfices ; chez Miles Cameron, le monde médiévalisant d’Alba est en lutte puis en pourparlers avec les représentants du Monde Sauvage en voie de disparition (ours dorés, vouivres, orques, boguelins et trolls). Les trois auteurs affirment que l’élément surnaturel s’est imposé à eux30, comme une manière de faire reculer des limites de l’historicité qu’ils connaissent d’autant mieux qu’ils s’y sont directement confrontés – pour Cameron, il s’agit de la limite du désir projeté dans le rôle (fantasy signifie aussi fantasme31) ; pour Mary Gentle, qui rejoint ainsi des tendances fortes dans les approches actuelles du passé, c’est le caractère construit de l’historiographie elle-même qui autorise cette liberté32

Croiser ainsi fantasy et reconstitution permet aussi de tirer profit d’une supériorité du média écrit dans le rendu de la magie (alors que les actions magiques demeurent le point d’achoppement inévitable des réalisations matérielles d’univers…). Et sur le plan des mentalités encore, donc de ce qui précisément n’est pas couvert par la reconstitution, il est à la fois difficile et dommageable de distinguer histoire et imaginaire dans l’appréhension qu’on suppose que les hommes du Moyen Âge avaient de leur propre monde, leurs écrits et en particulier leur littérature nous permettant de comprendre combien ce monde se situait en contact étroit, quotidien et naturel avec ce qui est aujourd’hui considéré comme extra-ordinaire.

Le genre de la fantasy, quand il s’est imposé avec Tolkien et Lewis, tous deux spécialistes de littérature médiévale et fervents croyants, survivants des deux guerres, avait explicitement pour ambition de renouer ce contact avec le merveilleux associé au Moyen Âge, un état préservé d’enchantement, aux origines de notre histoire. Or la situation sur ce plan a radicalement changé, et les lecteurs plébiscitent aujourd’hui une nouvelle donne incarnée par George Martin ; s’il s’agit toujours de transmettre une expérience retrouvée ensemble, ce n’est plus l’expérience de l’émerveillement mais désormais celle, qui reste jouissive tant qu’elle est tenue à distance, d’une violence passée : feu, glace, fer, sang, qui « font violence » à nos habitudes de consommation culturelle contemporaine ou à notre confort quotidien33. On peut relever à ce titre dans notre corpus deux passages sur le sang des animaux et la résistance de leur peau, dans les deux cas des moments fondateurs pour les héroïnes – d’une part l’incipit de Chien du Heaume :

C’était une dizaine d’hivers auparavant, et Chien du heaume avait 24 ans. Elle était déjà un peu grasse, mais les nuits froides n’avaient pas eu le temps de lui donner goût aux nourritures trop riches, celles qui la larderaient de chair dès qu’elles en auraient l’occasion. Chien n’était pas jolie non plus, parce que son museau était aussi noir que celui des bêtes et aussi sale que l’endroit où elles s’en vont dormir. Quant à ses mains, impossible de dire ; pour l’instant, elles étaient profondément enfoncées dans la tripaille d’un grand cerf.
Chien du heaume pestait contre la ventraille qui refusait de se laisser arracher. Elle grinça des dents et tira un grand coup. Les boyaux glissèrent dehors, tachèrent la neige, et Chien se releva, son grand couteau entre les mains. Elle défit la peau du cerf, la gratta un peu, y coula de la neige, enroula le cuir sur lui-même et le jeta sur son épaule avant de se mettre en route34.

D’autre part l’initiation de Cendres, enfant, aux réalités organiques des mises à mort :

Elle tirailla la vache indolente jusqu’aux portes de l’abattoir, avant que la bête ait une pleine ventrée de l’odeur. La puanteur des excréments et du sang était assez forte pour devenir palpable. Les yeux de Cendres ruisselèrent. Elle avait quelque chose de coincé au fond de sa gorge […]. Une voix beugla : « Cendres ! Par ici ! »
Cendres se retourna. Une masse chaude et lourde la frappa au visage et à la poitrine. La surprise la fit hoqueter, aspirer une goulée d’air. Aussitôt, elle s’étrangla sur un liquide chaud. Un bloc solide de matières lui glissa des épaules, le long de la poitrine. Elle frictionna du talon de ses mains ses yeux brûlants. Elle toussa, s’étrangla à nouveau, se mit à pleurer. Les larmes lui éclaircirent les yeux.
Du sang détrempait le devant de son justaucorps et de son haut-de-chausses. Du sang chaud, fumant. Du sang collait ses mèches en filaments écarlates, laissant dégouliner de grosses gouttes dans la poussière. Du sang lui couvrait les mains. Une substance jaune emplissait les plis de ses vêtements. Elle leva la main et cueillit un amas de matières sur le col de son justaucorps : un morceau de viande constellé de caillots de sang, de la taille de son poing menu.
La masse solide glissa et s’écrasa sur ses pieds nus. C’était chaud. Tiède. Ça refroidissait rapidement. C’était froid. Des tubes roses et des tubes rouges se répandirent à terre. Elle dégagea son pied de sous une masse réniforme qu’elle n’aurait pas réussi à tenir à deux mains35.

La violence que « reconstituent » nos romans de fantasy apparait ainsi largement liée à l’animalité. Il s’agit plus exactement d’une sauvagerie, humaine, en réaction aux préoccupations de notre Occident hyper-civilisé, hyper-technologique et urbain et cependant menacé de barbarie (intérieure, extérieure). D’ailleurs, l’autre monde chez Cameron s’appelle le Monde Sauvage (Wild) ; il est peuplé de tribus indigènes, les Sossag, sauvages et libres, à l’image des Native Americans, et d’animaux plus qu’animaux, qui font écho chez Niogret avec les scènes de chasse et l’animalisation allégorique très accentuée des personnages (chien, sanglier, biche36).

Conclusion : merveilleux et sauvagerie

Ce que ces textes recherchent dans leur espace-temps médiéval recréé, ce qu’on va y chercher aujourd’hui, plus ou en même temps que le merveilleux apporté par la fantasy, ce serait donc ce souvenir d’un état sauvage, rendu palpable par l’effet de reconstitution. Un monde « plus sauvage que le nôtre, des émotions qui ne tiennent pas en entier dans nos sociétés », pour citer une dernière fois Justine Niogret37, un monde encore sauvage, au double sens d’une terrifiante violence primitive et d’une fascinante nature préservée. Concordant avec le succès actuel des dystopies, des fictions post-apocalyptiques, du survival horror, cette tendance en fantasy relève sans doute moins de l’aspiration nostalgique qu’elle ne sonne comme un avertissement prophétique.

Notes

1 Voir, sur le Moyen Âge de fantasy, mon ouvrage La Fantasy, Klincksieck, coll. « 50 questions », 2007, questions 21, 22 et 41 ; Fantasy, le merveilleux médiéval aujourd’hui, Anne Besson et Myriam White-Le Goff (dir.), Bragelonne, coll. « Essais », 2007. Retour au texte

2 4 volumes, Denoël, coll. « Lunes d’Encre », trad. Patrick Marcel, réédition Folio SF : A Secret History (1999), La Guerrière oubliée, 2004 ; Carthage Ascendant (1999), La Puissance de Carthage (2004) ; The Wild Machines (1999), Les Machines sauvages (2004) ; Lost Burgundy (2000), La Dispersion des ténèbres (2005). Retour au texte

3 5 tomes prévus, 4 publiés (The Red Knight, 2012, The Fell Sword, 2013, The Dread Wyrm, 2015, The Plague of Swords, 2016), 3 tomes traduits chez Bragelonne : Le Chevalier rouge, trad. Caroline Nicolas, 2013, La Lame noire et L’Ombre du dragon, trad. Arnaud Demaegd, 2014 et 2016. Retour au texte

4 Mnémos, coll. « Icares », 2009 et 2011. Retour au texte

5 Voir dans ce volume dans ce volume l’article de Marianne Cailloux. Voir aussi les articles de :
Gil Bartholeyns, « Manières de faire des mondes grandeur nature » (dans Séverine Abiker, Anne Besson et Florence Plet-Nicolas, dir., Le Moyen Âge en jeu, Eidolon n°86, Presses Universitaires de Bordeaux, 2009, p. 29-42) et « Le passé sans l’histoire. Vers une anthropologie culturelle du temps » (dans Vincent Ferré, dir., Médiévalisme. Modernités du Moyen Âge, revue Itinéraires. Littérature, textes, culture, L’Harmattan, 2010, p. 47-60).
Daniel Bonvoisin, « Il était une fois mon personnage : les rôlistes en grandeur nature, leurs aspirations ludiques et leur Moyen Âge », dans Le Moyen Âge en jeu, op. cit., p. 55-68.
Ils co-signent l’entrée « Jeu de rôle Grandeur Nature » du Dictionnaire Tolkien (Vincent Ferré, dir.), CNRS Éditions, 2012. Retour au texte

6 « très majoritairement des univers moyenâgeux et fantastiques. […] Les plus gros jeux, c’est-à-dire à plus de 500 participants, se déroulent tous dans des univers de ce type », Gil Bartholeyns et Daniel Bonvoisin, « Le Moyen Âge sinon rien. Statut et usage du passé dans le jeu de rôle grandeur nature », dans Valérie Naudet et Élodie Burle (dir.), Fantasmagories du Moyen Âge, Senefiance, n°56, Publications de l’Université de Provence, 2010, p. 47-57, cit. p. 48. Retour au texte

7 Ibid., p. 52. Retour au texte

8 Audrey Tuaillon Demésy, La Recréation du passé, enjeux identitaires et mémoriels, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2013, p. 21. Retour au texte

9 Ibid., chapitre 9 sur la fête médiévale, p. 197-212. Retour au texte

10 En ligne : http://www.guerriers-avalon.org/index.php?id=asso&page=recons. Les italiques sont dans le texte original. Tous les liens hypertextes ont été vérifiés le 13/06/17. Retour au texte

11 Gérard Chandès, SEMIO/SPHERE/TRANS/MEDIEVALE. Un modèle sémiopragmatique d’information et de communication appliqué aux représentations du moyen âge, Université de Limoges, Centre d’Études et de Recherches Sémiotiques, 2007 (nlle éd. du dossier d’HDR, Université de Poitiers, 2006), version intégrale [En ligne], URL : http://revues.unilim.fr/nas/docannexe.php?id=1878. Les différentes rationalités cognitives sont exposées p. 71 et largement mises en application dans l’ensemble du travail.
Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Seuil coll. « Poétique », 1999, p. 74-75, p. 81. Ces apports théoriques sont cités et contextualisés dans mon ouvrage Constellations (CNRS Éditions, 2015), chapitre « Grandeur Nature, la vie dans le jeu », que ce passage du présent article prolonge. Retour au texte

12 Voir William Blanc, Le Roi Arthur, un mythe contemporain, Libertalia, 2016, p. 239. Retour au texte

13 Ibid., p. 287. Retour au texte

14 Voir le site sca.org, qui revendique plus de 30 000 membres répartis en 20 royaumes. Retour au texte

15 Réalisation Nathalie Laville et Jacques Plaisant, 2010. Retour au texte

16 Voir le site http://www.dragon-vert.net/. Retour au texte

17 Série créée par David Benioff et D. B. Weiss, HBO, 2011-en cours.  Retour au texte

18 On peut les retrouver sur le site officiel http://www.makinggameofthrones.com/ Retour au texte

19 Citations de George Martin à propos du rapport entre fantasy et histoire (« grasp what it was like », « give you a sense of what it was like », « realize what it actually meant », ma traduction), tirées de l’interview de George R.R. Martin par James Poniewosik (Times, avril 2011) http://entertainment.time.com/2011/04/18/grrm-interview-part-2-fantasy-and-history/ Retour au texte

20 « Bestowing a level of integrity on any fantasy world means accepting aspects of it that you may never explore, constructing an alternative art history, creating artefacts and costume styles, accepting inconsistencies and blank spots, finding the best way to make it appear as a realistic universe. […]
But how do you make a cloak look convincing? When is a sword blade too long or too wide? How is the grip constructed? How do helmets stay on heads? The real answers to these questions are to be found in archaeology, and then getting your hands on it. […] Of course, you can’t (always) pick up museum exhibits and you certainly must not wave them about, but a conscientious reconstruction of an object, one that you can use, abuse and repair, wear and carry around, can be exceedingly instructive ». John Howe, extraits de Myth & Magic: The Art of John Howe, HarperCollins, 2001, reproduits en ligne sur le site de l’auteur, http://www.john-howe.com/blog/medieval/ Retour au texte

21 Voir son interview par Nick Gevers (juin 2000) sur le site http://www.infinityplus.co.uk/nonfiction/intmg.htm Retour au texte

22 Il pratique les reconstitutions de bataille et expérimentations sur trois époques, en tant qu’hoplite platéen du ve siècle (Bataille de Marathon sur place en Grèce pour le 2500e anniversaire en 2011), chevalier de la fin du xive siècle ou encore participant à la Révolution américaine (guerre d’indépendance). Retour au texte

23 Interview pour le National Post, 1er mars 2012 : « What effect does slavery have on character? What were women like? How did sexuality work without contraceptives and protective measures? What’s a sword fight like? What is it like to wear armour all day in seventy degree heat? How long can you ride a horse before it dies? How did people start fires? What did they eat? What did they use for toilet paper? I know some answers to almost every one of those questions. I have read books on some, and participated in others. […]
I happen to believe that good writing is largely experiential. It is trite – but true – to say “write what you know.” When I write about the past, I experiment a great deal with the past first. My method, if you want to call it that, is called reenacting. It has a fancy name – experimental archaeology – and the two sometimes cross but not always. So – in the course of writing this book and a dozen others – I have ridden bareback, throwing javelins from horseback and hitting things with a lance. I have sparred with swords – real swords – on horse and foot. I’ve worn armour ». Retour au texte

24 Miles Cameron, Le Chevalier rouge, op. cit., p. 7. Suivent des remerciements à ses compagnons de campagne, et une invitation faite au lecteur de les rejoindre : « Et si vous voulez porter l’armure dans le Monde Sauvage… eh bien, nous verrons si nous pouvons vous satisfaire » (p. 8). Retour au texte

25 Interview sur le forum « Rêve de fantasy », 2011 : http://www.revedefantasy.org/t2946-rencontre-avec-justine-niogret-l-auteure-de-chien-du-heaume-et-mordre-le-bouclier-edition-mnemos Retour au texte

26 Mary Gentle, La Guerrière oubliée, op. cit., p. 87. Retour au texte

27 Miles Cameron, Le Chevalier rouge, op. cit., p. 76. Retour au texte

28 Justine Niogret, Chien du Heaume, op. cit., p. 55. Retour au texte

29 Audrey Tuaillon Demésy, op. cit., p. 96. Retour au texte

30 Justine Niogret : « je voulais écrire un roman médiéval. […] Au départ je ne voulais même pas aborder le sujet de la magie, des créatures et des songes, j’imaginais juste un roman parlant de guerre et d’une mercenaire solitaire, et puis la Salamandre est arrivée, et on ne dit pas non à ce genre de personnages quand ils débarquent ». Interview pour « Le Cafard cosmique », 2010, en ligne : http://www.cafardcosmique.com/Justine-Niogret-la-fantasy. Retour au texte

31 Miles Cameron : « No matter how historical you are, any kind of recreation or reenactment involves an element of fantasy. Your fantasy. You’re pretending to be someone you’re not. At least, I am. It’s important to look that dead in the eye and decide what it is you want to be. So, over forty-years of reenacting, I’ve come further away from the fantasy and more interested in who they were, than who I want to be.
I know where I started though. I started playing dress-up D&D, and that’s fine. »
Interview par Rebecca Lovatt, avril 2013, en ligne : http://archeddoorway.com/2013/04/10/an-interview-with-miles-cameron-author-of-the-red-knight/ Retour au texte

32 Mary Gentle : « That probably comes from my conviction that history is a construct – one that’s expected, as Plato says, to have a higher degree of veracity than other fictional constructs like novels, but a construct nonetheless. Whatever historical research I do for, say, the background of the year 1476, will be obsolete in twenty years’ time – new documents will have been discovered, old sources will have been re-evaluated, the paradigms of history will have changed (yet again). Which is pretty much as it should be: history is a detective puzzle, because the past is utterly non-existent, and leaves only a few clues and relics behind ». Interview citée, http://www.infinityplus.co.uk/nonfiction/intmg.htm Retour au texte

33 On peut ainsi évoquer, à propos de cette « souffrance » partagée qui est le lot des spectateurs de Game of Thrones via le choc des fameux épisodes « catastrophes », ces coups de théâtre systématiquement orientés vers la perte et la dégradation qui prennent le public par surprise et lui font violence, les réactions largement médiatisées face à l’épisode « The Rains of Castamere », s. 3 ép. 9, diffusé le 2 juin 2013. Retour au texte

34 Justine Niogret, Chien du Heaume, op. cit., p. 13. Retour au texte

35 Mary Gentle, La Guerrière oubliée, op. cit., p. 48. Retour au texte

36 Voir par exemple Chien du Heaume, op. cit., p. 23. Retour au texte

37 Justine Niogret, interview par Vil Faquin (20/04/2015), en ligne https://lafaquinade.wordpress.com/2015/04/18/1379/. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Anne Besson, « Fantasy et reconstitution », Bien Dire et Bien Aprandre, 33 | 2018, 321-334.

Référence électronique

Anne Besson, « Fantasy et reconstitution », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 33 | 2018, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/682

Auteur

Anne Besson

Université d’Artois, Arras,
« Textes et Cultures » E.A. 4028

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