Combattre comme au cinéma

La bataille médiévale entre innovations et routines professionnelles

DOI : 10.54563/bdba.683

p. 335-346

Outline

Text

Les mises en scène de la guerre au cinéma sont étroitement normées et soumises à des contraintes de diverses natures : économiques, techniques, narratives, génériques, etc. Si l’exigence de fidélité historique peut s’y faire sentir, elle est rarement déterminante lors de la conception et de la finalisation des films. La guerre de cinéma se présente, essentiellement, comme un agglomérat de représentations, condensations, stéréotypes et procédés stylistiques résultant d’une histoire des formes et d’habitudes professionnelles propres au septième art. En matière de rigueur historique, la collaboration d’un savant ou d’un universitaire peut témoigner aux yeux du public et des commentateurs de la respectabilité d’un divertissement non dénué de vertus instructives mais peu soumis, dans les faits, aux exigences de la démarche scientifique. Le contrôle réellement exercé par ces conseillers sur la préparation et le tournage des films est généralement des plus limités.

Le combat en lui-même semble pousser à l’extrême certains paradoxes de la mise en scène historique, puisqu’il constitue un événement mieux documenté que beaucoup d’autres, mais fondamentalement méconnu pour ce qui touche à l’expérience vécue : quel paysage sonore lors des affrontements, quelle durée exacte pour les phases successives du combat, quelle implication physique et psychique réelle de la part des belligérants, quel degré de violence, etc. ? L’une des servitudes du cinéma, qui en fait aussi l’intérêt, et explique son emprise sur les représentations communes, est pourtant de devoir proposer une vision « intégrale » du passé. Nul moyen de laisser dans le flou du langage écrit certains de ces paramètres très concrets : il importe de montrer et de faire sentir un univers complet, d’un seul tenant, et pour ce faire d’opérer des choix critiquables1. En matière de gestuelle et d’attitudes corporelles, en particulier, le cinéma fait face à un passé lacunaire et mystérieux, qu’il réinvente en s’en remettant à des usages établis.

La complexité du feuilletage temporel constitutif des reconstitutions cinématographiques de bataille fait de celles-ci un objet d’étude malaisé, peu sérieux pour les uns, trop chargé de références enchevêtrées pour les autres. Réception savante et littérature universitaire le tiennent généralement, pour cette raison, à bonne distance. La réception ordinaire des films historiques accorde quant à elle une place de premier plan au plaisir du spectaculaire guerrier, les fans n’hésitant pas à prendre pour modèle certaines séquences jugées séduisantes, convaincantes ou simplement « inspirantes », quand bien même elles proposeraient une vision fantaisiste du passé. Depuis l’avènement du DVD au tournant des années 2000, l’exploration des bonus vidéo est un exercice usuel pour les amateurs avides d’informations réutilisables dans leurs cercles de sociabilité2 : techniques de fabrication d’armes et de costumes, routines d’entraînement, encadrement et placement des figurants, trucages, etc. Dans cette perspective, la « crédibilité » d’un combat est évaluée non par rapport à un référent historique, mais en fonction de critères consensuels au sein des groupes de fans : sensations physiquement ressenties par les spectateurs, précision de l’exécution gestuelle et qualité de l’incarnation, maîtrise des paramètres techniques de la mise en scène, capacité d’une séquence à s’inscrire dans une tradition cinéphilique dont elle renouvelle le canon, etc. Soucieuse de prendre en compte les attentes des spectateurs, l’invention formelle se déploie donc dans les limites d’un cadre d’acceptabilité implicite mais néanmoins prégnant. En matière de violence, tout particulièrement, chaque film résulte d’une négociation par anticipation avec le public visé.

Nous nous proposons dans le cadre de cet article de mettre en évidence, à l’aide de quelques exemples majeurs, la dynamique d’innovation progressive ayant présidé au développement de la scène de bataille médiévale hollywoodienne et européenne depuis les origines du cinéma jusqu’à nos jours, en nous attardant tout particulièrement sur le redressement du film épique dans la production mainstream des années 1990 et 20003. Le renouvellement du motif à partir de Braveheart, film dont le succès critique, public et institutionnel fut décisif, repose sur la volonté de moderniser une séquence perçue dans les années 1970 et 1980 comme vieillotte, pesante et indigeste, afin de la rendre attrayante aux yeux d’un public hétérogène et international4. Pour ce faire, le cinéma contemporain renoue avec certaines explorations formelles de la période muette ou du cinéma dit classique, la progression du motif se révélant non-linéaire, faite de multiples enrichissements, croisements, renversements et réajustements. Si nous insisterons sur quelques évolutions significatives, il importe de souligner qu’aucun film ne révolutionne absolument le traitement cinématographique de la bataille médiévale, celle-ci se transformant par intégration progressive de la nouveauté à un socle commun, lui-même hérité des arts visuels, scéniques et de la littérature.

Robustesse et variété de la bataille médiévale depuis les origines

Nombreuses sont les batailles médiévales à avoir marqué l’histoire du cinéma, et nous nous bornerons à mentionner certaines de ces séquences mémorables, chacune travaillant son profil singulier tout en reconduisant éléments matriciels et principes récurrents, que François Amy de la Bretèque a été l’un des premiers à cerner de manière systématique5. L’investissement formel opéré par certaines de ces mises en scène incontournables n’est pas étranger à la dimension « nationale » des événements représentés et à la tournure véritablement épique qui leur est conférée, que la production soit française, britannique, allemande, soviétique ou, dans une moindre mesure, américaine (les réflexes anti-anglais !).

Jeanne d’Arc (Joan the Woman, Cecil B. DeMille, 1916) constitue le prototype de la superproduction médiévale hollywoodienne. Filmée en plans larges, la figuration lors des combats y est impressionnante et maniée avec vivacité, mais si dense que les protagonistes ont tout juste la place d’agiter les épées au-dessus de leurs têtes. Comme cela sera le cas durant l’essentiel de la période classique, la plupart des coups portés rebondissent sur l’adversaire comme le feraient des accessoires de théâtre, et les blessures demeurent peu apparentes. Domine l’impression visuelle d’une inextricable agitation, rendant difficile l’héroïsation individuelle.

Marquées par les grandes mises en images de la Première Guerre mondiale, certaines productions muettes des années 1920 font évoluer le combat médiéval de masse vers davantage de violence et de chaos. La défense de Beauvais (1472) mise en scène par Le Miracle des loups (Raymond Bernard, 1924) constitue un exemple complexe de bataille de siège, articulant les divers niveaux d’un combat relié en outre au sort des populations civiles (solitude des enfants, inquiétude des paysans) ainsi qu’aux décisions politiques qui en sont la cause (Louis XI à Pontoise jouant virtuellement aux échecs avec Charles le Téméraire). La caméra multiplie les points de vue sur un tableau guerrier soigneusement agencé, rythmé par les panaches de fumée et sculpté en profondeur par des éclairages expressifs. La diversité des décors et des compositions géométriques procure son énergie plastique à un affrontement sans blocage ni figement. Plans moyens et plans rapprochés y sont plus fréquents que chez DeMille, donnant à voir l’impétuosité des assaillants ainsi que l’exaltation de Jeanne Hachette (Yvonne Sergyl). Ces efforts de mise en scène produisent le sentiment d’un affrontement sans merci et intensément cruel (le viol des femmes ; Jeanne piégée par l’incendie du donjon), dont le mouvement sans cesse relancé masque la faiblesse des combats rapprochés.

L’ampleur recherchée est également une manière de répondre à la superproduction allemande réalisée quelques mois plus tôt par Fritz Lang, Les Nibelungen (Die Nibelungen, 1924), épopée témoignant de la supériorité à l’échelle européenne de l’industrie cinématographique germanique. Dans La Vengeance de Kriemhild, deuxième partie de cette fresque dépourvue d’ancrage temporel précis et cultivant un rapport essentiellement graphique aux décors et aux costumes, l’attaque par les Huns du palais où se sont retranchés les fidèles de Gunther privilégie là encore l’effet global plutôt que le combat individuel. De manière significative, l’affrontement trouve sa résolution non dans le contact direct des deux armées, malaisé à filmer de près, mais dans l’incendie du palais, qui maintient les Burgondes et leurs ennemis dans des sphères séparées.

Lors de la prise d’Orléans, La Merveilleuse Vie de Jeanne d’Arc, fille de Lorraine (Marc de Gastyne, 1929), film muet tardif, prend le partie d’une implication plus marquée du spectateur au cœur de la bataille. Il met l’accent sur la souffrance individuelle (personnages déchirés par des rictus d’agonie, filmés au sol en plans rapprochés), montrant l’horreur de morts atroces (empalement ; écoulement de sang liquide) et la fébrilité de combattants guettés par la peur, parfois gagnés par une furie pathétique. Ponctuellement portée à l’épaule, la caméra semble elle-même sur le qui-vive et victime d’un dérèglement profond.

Les exemples précédents rappellent bien sûr combien le Moyen Âge cinématographique entretient un rapport privilégié avec la bataille de siège, en raison du fait que le château fort, bâtiment iconique, constitue un espace aux potentialités narratives et visuelles illimitées : jeu sur les hauteurs relatives, les cachettes et les espaces de repli, mise à l’épreuve de la résistance des matériaux de construction, visions fragmentées par les meurtrières, modulations sur l’invasion progressive et la reconfiguration des zones de combat ou des espaces de survie, etc. La bataille de siège facilite la mise en scène des sauts, des chutes et de développements tridimensionnels que la bataille rangée a plus de mal à générer. En outre, la présence du référent bâti permet au public de mesurer, mètre après mètre, l’évolution du rapport de force, là où le combat dans la plaine s’apparente parfois à un tourbillon peu lisible et décentré. La bataille de siège substitue à la disproportion numérique des troupes, prégnante au sein des affrontements horizontaux, le déséquilibre d’un surplomb sans cesse menacé, trouvant dans cette instabilité vacillante son dynamisme formel et narratif.

Postérieur à la mise en place du code d’auto-censure hollywoodien6, Les Croisades (The Crusades, C. B. DeMille, 1935) présente un siège nocturne éclairé de nombreux projectiles enflammés puis, dans un cadre géographique incohérent, une bataille terrestre peu sanglante mais agrémentée de cris et de numéros équestres périlleux : charges massives parfaitement synchronisées, combats à cheval (épée dans une main, rênes et bouclier dans l’autre), chutes, corps traînés derrière leurs montures. Dans le contexte économique peu favorable des années 1930, DeMille dispose d’un nombre de figurants réduit et privilégie désormais, selon une formule expérimentée dans Cléopâtre (1934), la pulsation d’un montage court, qui fait s’entrechoquer les fragments filmés à hauteur d’homme et organisés en une savante confusion7. Les plans parfois très rapprochés permettent d’admirer la variété des costumes et de l’équipement évoquant la Troisième Croisade (1189-1192), sans que la caméra jamais ne s’attarde sur l’art du combat proprement dit. Malgré le soutien apporté par une partition musicale vibrante (Rudolph Kopp), aucune figure héroïque ne se détache nettement de cet ensemble proliférant. L’enchevêtrement des corps devant l’objectif et les incessantes traversées du champ produisent une sensation de surcharge et d’immersion, à même de saisir le spectateur.

La bataille d’Alexandre Nevski (Sergueï M. Eisenstein, 1938), dont la notoriété consolide le statut cinéphilique de la bataille rangée, pousse jusqu’à l’abstraction la stylisation archaïsante des formes et des mouvements dans le cadre, radicalisant les antithèses, l’art de la décomposition et de la synecdoque épique. Fortement séparées les unes des autres, les différentes phases du combat (alignement des troupes, attente, charge, mêlée, duel, mise en déroute, planctus) s’y voient conférer une forte autonomie. Malgré les dimensions parfois importantes de l’affrontement, le combat rapproché relève d’une esthétique théâtrale dépourvue de réalisme, Alexandre et ses compagnons déclamant leur texte en brandissant des armes dénuées de pesanteur et de tranchant.

Henry V (Laurence Olivier, 1944) représente, au sein de notre corpus, l’archétype de la bataille terrestre classique, dominée par la harangue du chef (discours de la Saint-Crépin), les verts pâturages, la coquetterie des cimiers et le bleu du ciel, sur lequel se dessine une nuée de flèches anglaises, motif promis à une grande fortune cinématographique. Si le découpage s’inspire ponctuellement des deux exemples précédents, la clarté tactique et l’harmonie visuelle dominent un combat passablement aseptisé, dénué de feu et travaillant, comme Alexandre Nevski, l’idée d’un peuple en arme dont l’ingéniosité (pieux plantés dans le sol, soldats cachés dans les arbres) fait pièce à la supériorité matérielle adverse (ici la cavalerie française). Le cinéma hollywoodien des années 1950 reconduira volontiers cette formule, dont Les Chevaliers de la Table Ronde (Knights of the Round Table, Richard Thorpe, 1953) offre une variante joyeuse et colorée, menée sur un tempo soutenu mais sans heurt (4,9 secondes par plan). Le Cid (El Cid, Anthony Mann, 1961) offre pour sa part, lors de la défense de Valence (fin du xie siècle), l’exemple d’une bataille toujours lisible et d’une admirable cohérence spatiale, ambitieuse dans l’articulation des échelles et la circulation à l’intérieur des masses. Si l’esthétique de la séquence reste conforme au canon classique (morts instantanées, coups désincarnés, quasi invisibilité des blessures et des mutilations, sang clair et figé), les bruitages graves font sentir le poids des armées. Monté avec célérité (2,5 sec./pl.), le dispositif visuel, en se refermant sur les cavaliers tombés à terre puis sur le Cid lui-même, montre la guerre comme une machinerie grandiose, mais implacable et pernicieuse.

Par opposition avec la formule établie par Henry V, la bataille de Shrewsbury (1403) dans Fasltaff (Campanadas a medianoche, Orson Welles, 1965), d’après Shakespeare également, opère un retour vers la tradition du montage abrupt établie par DeMille et Eisenstein, mais prend le parti de « salir » le combat, présenté comme une souillure et une indignité collective. Filmé dans un noir et blanc qui fait écho à la bataille de Culloden (1746) évoquée dans le documentaire-fiction de Peter Watkins (1964), l’espace demeure polarisé lors de la charge puis se disloque à partir du choc, les personnages recouverts de boue se voyant engloutis dans un tourbillon de plans agressifs et volontiers déformants. Le cadrage souligne la confusion et l’acharnement d’un combat déchiré par l’utilisation maladive de la caméra à l’épaule ainsi que par la brièveté des plans (1,5 sec./pl. pour le cœur du combat).

Au sortir des années 1960, le répertoire à disposition des cinéastes désireux de mettre en scène le combat médiéval semble donc solidement établi et diversifié. Pour des raisons économiques et industrielles, toutefois, le genre historique connaît un déclin marqué aux États-Unis du milieu des années 1960 au début des années 1990. Un regain d’intérêt pour le motif de la bataille rangée est provoqué par le succès critique du Henry V de Kenneth Branagh (1989). Réalisée avec des moyens limités et de hautes ambitions artistiques, sa bataille d’Azincourt (1415) opère une synthèse empreinte de noirceur entre Laurence Olivier et Orson Welles, entre grandeur tragique et descente aux enfers. Dans le droit fil des dernières évocations de la guerre du Vietnam et des fresques historiques réalisées dans les années 1980 par Akira Kurosawa, Branagh introduit de nombreux ralentis qui, en phase avec la pluie ambiante, les trucages macabres (texture du sang en particulier) et l’accompagnement aux cordes, mettent en série la détresse d’individus captés dans leur solitude métaphysique.

Braveheart : régénération de la bataille médiévale ?

En traitant le motif comme une scène d’action « branchée », montrant des personnages émancipés des raideurs du rituel guerrier et combattant sans retenue, Braveheart (Mel Gibson, 1995) change l’image de la bataille médiévale et de la bataille tout court au cinéma. La reconstitution de Stirling (1297) exploite, lors du face-à-face, les possibilités offertes par les premiers trucages par ordinateur pour démultiplier les dimensions de l’affrontement, cette ambition technologique contribuant à la reconnaissance institutionnelle dont le film fera l’objet. Après la harangue de William Wallace, la mise à distance des protocoles hiérarchiques et de la verticalité aristocratique, la joyeuse anarchie vestimentaire des Écossais, l’accent mis sur le défoulement physique le plus élémentaire et le furor sans entrave transfigurent l’affrontement, donné à voir comme une révolte démocratique et vitale. Bien qu’hétérogène (puisqu’elle intègre, par exemple, une parenthèse abstraite doublée d’une dilatation temporelle inspirées d’Eisenstein lors de la première charge), la formule adoptée par Gibson est audacieuse et génère un sentiment de vraisemblance : une succession métronomique de mises à mort brutales, sans accompagnement musical, filmées frontalement dans un flot d’hémoglobine inusité.

Avec habileté, les plans brefs dissimulent les compétences limitées des acteurs dans le domaine de l’escrime, et court-circuitent la difficulté que représente l’enchaînement sécurisé de coups dans un espace réduit. Les combattants n’apparaissent qu’au moyen de « flashs », le montage n’hésitant pas à procéder par ellipses accélérant l’action (les fantassins anéantis à la chaîne par Wallace malgré la taille de son encombrante épée, difficile à extirper d’un corps transpercé). Dans ces conditions, les duels manquent d’espace pour se développer, et c’est surtout le coup fulgurant et fatal qui est souligné, à rebours des séquences de la période classique dans lesquelles les protagonistes martelaient l’adversaire à coups répétés, sans effet apparent.

Véritables expériences physiques, potentiellement traumatisantes pour le spectateur, les deux batailles de Braveheart semblent, lors de la sortie du film, toucher aux limites de l’acceptable en matière de violence guerrière. Leur visionnage sur grand écran peut susciter le malaise et relèvera du rituel de passage pour une frange du public adolescent8. Si elles s’imposent comme une référence immédiate, leur dosage de trivialité corporelle (frôlant parfois le grand-guignol, à l’image des pirouettes exécutées par les fantassins anglais balayés par Wallace) et de violence « légitime » paraît difficilement imitable par les films qui leur seront postérieurs. Les gains procurés en matière de réalisme par l’évolution des trucages visuels et des procédés sonores (bruitages « humides » des tissus et des organes, effets de masse, traitement haute définition des résonances métalliques, etc.) aiguisent en effet, fondamentalement, un problème ancien : comment héroïser un acte guerrier dont les atrocités sont décrites avec acuité ? Après Braveheart, dont les batailles, rapidement citées au-delà du genre considéré (La Planète des singes / Planet of the Apes, Tim Burton, 2001 ; Gangs of New York, Martin Scorsese, 2002 ; La Momie : La Tombe de l’empereur Dragon / The Mummy : Tomb of the Dragon Emperor, Rob Cohen, 2008), renouent avec une violence digne du cinéma muet, le combat médiéval est traité sur un mode moins gore, plus esthétique et plus élégiaque par Ridley Scott, soucieux de respecter les bienséances en matière de crudité et d’éviter la classification Restricted à ses productions. Dans une déclinaison plus lisse et peu sanglante, l’héroïsation épique associée à l’imagerie médiévale trouve surtout refuge du côté de la fantasy (les franchises Le Seigneur des Anneaux / The Lord of the Rings et Narnia en particulier), le film médiéval versant plus volontiers dans l’introspection. La bataille de Kerak dans Kingdom of Heaven est représentative de cette plongée au cœur d’un combat dont la compréhension échappe, le film privilégiant une proximité physique et psychologique avec le héros Balian (Orlando Bloom), esseulé, impuissant mais valeureux. L’attitude chevaleresque du personnage, qui protège la retraite des populations civiles face à l’avancée des troupes de Saladin, se heurte à un principe de réalité : filmé en longue focale, Balian lutte contre des silhouettes indistinctes et en surnombre, lui-même écrasé par les éléments tel un soldat des tranchées (contre-jour, poussière en suspension, effondrement des corps alentour, bruits assourdissants), sans repères et bientôt terrassé.

Plusieurs caractéristiques de la bataille « new look » inaugurée par Braveheart vont toutefois essaimer pendant les deux décennies suivantes en débordant du strict cadre de la bataille médiévale : hétérogénéité des sources d’inspiration issues des grands modèles de l’histoire du cinéma ; recours au numérique permettant d’accroître les dimensions de l’affrontement9 ; précision descriptive accrue, attention portée à l’impact des coups et des projectiles ; stylisation méticuleuse de l’attitude et du geste guerriers, soumis à des exigences chorégraphiques et conditionnés par les choix vestimentaires.

Là où le combat antique montre des corps peu protégés, exposant des membres nus, la guerre médiévale reste traditionnellement dominée par le métal et la lourdeur : armure, casque, armes massives, imagerie réactivée de manière très conventionnelle dans la Jeanne d’Arc de Luc Besson (1999). Ces contraintes matérielles évidentes, assouplies par Braveheart (voir, à Falkirk, le traitement réservé au chevalier en armure, qui reste extérieur à la bataille, traître et masqué), déterminent directement les choix de mise en scène, puisqu’il importe de préserver la lisibilité du combat malgré la faible visibilité des visages, de mettre en relief la gestuelle d’acteurs engoncés dans des accoutrements malcommodes, etc. Dans Lancelot, le premier chevalier (First Knight, Jerry Zucker, 1995), Richard Gere, mis à terre après une retentissante charge de cavalerie, s’empresse d’ôter son casque lors des combats rapprochés, geste invraisemblable mais nécessaire à la mise en valeur de la star et de son ondoyante chevelure. A contrario, Ridley Scott affirme s’être interdit par souci de fidélité historique, et à l’encontre de ses goûts personnels, d’employer dans Kingdom of Heaven (2005) des armures cuirassées et des casques à visière10. Le travail de direction d’acteur se fonde toujours, dans les faits, sur un examen pragmatique des entraves et libertés de mouvement générées par l’équipement et le costume (souvent inauthentique : voir les cottes de mailles… en plastique, fabriquées en Chine, dans Kingdom of Heaven). Robin des Bois (Robin Hood, R. Scott, 2010) travaille plus encore et plus globalement dans le sens d’une aération maximale de la bataille médiévale. Le corps héroïque est peu protégé, les combats instables, les groupes fragmentés et épars, laissant aux personnages principaux un espace de circulation. Avant le duel final, aucun affrontement ne dure plus que deux coups, conformément au modèle Braveheart et selon un rythme redoublé par le montage.

Si la circulation d’une production à l’autre des cinéastes et des acteurs, mais aussi des maîtres d’armes, professeurs d’équitation, réalisateurs de seconde équipe et superviseurs des effets spéciaux ou visuels tend, dans les années 1990 et 2000, à uniformiser les pratiques et à rapprocher les styles chorégraphiques en matière de combat, des singularités persistent. Chaque professionnel a intérêt, en effet, à démontrer ses capacités créatives et à cultiver, à son niveau, une forme d’originalité compatible avec l’exigence d’efficacité. Véritables conservatoires des techniques permettant de maintenir vivants certains savoir-faire artisanaux, les grandes séquences de combat retrouvent durant cette période un prestige et une visibilité notables au sein de l’industrie. Elles exposent l’état de l’art et le niveau d’excellence des collaborateurs ayant contribué à les façonner, chacun travaillant autant à destination de son microcosme professionnel qu’à destination du grand public. Dans Braveheart, la gestuelle émancipée et presque sportive des combattants (plus facile à mettre en œuvre dans des combats de moindre envergure : duels, rixes, embuscades), résulte du travail des deux coordinateurs de cascades ou fight choreographers, Simon Crane et Nick Powell, soucieux de concilier expressivité, lisibilité, réalisme et sécurité pour les acteurs. Références mondiales dans leur domaine, ces deux spécialistes apparaissent au générique de plusieurs grandes productions « épiques » immédiatement postérieures : Saving Private Ryan (Steven Spielberg, 1998), Troie (Troy, Roland Emmerich, 2004) pour Crane ; La Momie (The Mummy, Stephen Sommers, 1999), Gladiator (Ridley Scott, 2000), Le Dernier Samouraï (The Last Samurai, Edward Zwick, 2003) pour Powell.

Dans les années 2000, un syncrétisme décomplexé préside parfois à la mise en scène des combats médiévaux, tout particulièrement lorsque le médiéval rencontre le fantastique. Les techniques employées peuvent relever autant du film d’action, du film d’arts martiaux, des sports de combat ou de l’univers du jeu vidéo, que d’un répertoire historiquement attesté de passes et de procédés guerriers11. Le défi consiste dès lors à fondre ces orientations disparates en un style cohérent et si possible novateur, objectif rarement atteint dans les faits. Les deux croisés du Dernier des Templiers (Season of the Witch, Dominic Sena, 2011) multiplient ainsi les prouesses contre les Sarrasins, mobilisant les comportements les plus disparates : amples mouvements à l’épée ; combat dos-à-dos permettant de mieux repousser l’ennemi ; coups de tête, de coude ou de poing ravageurs contre des adversaires lourdement armés (attaques manifestant de manière plus sensible l’« explosivité » musculaire des personnages) ; écrasement osseux obtenu par compression de l’ennemi contre la poitrine du héros, dans un corps-à-corps digne d’une mise en scène de catch. Signe de la porosité générique à l’œuvre, l’utilisation de ralentis à vitesse modulée pour filmer la mêlée évoque davantage le péplum fantastique 300 (Zack Snyder, 2007) que Henry V (1989) ou Kingdom of Heaven. Le besoin de renouvellement visuel contrôlé flirte avec la parodie durant toute l’ouverture de ce film dont l’orientation en direction de l’horreur surnaturelle ne se laisse pas encore deviner. Cyniques et blasés, les deux croisés (Nicolas Cage et Ron Perlman) enchaînent ainsi les batailles sans transition, dans un cadre visuel toujours modifié : dunes sableuses abreuvées de soleil (carton « Golfe d’Edremit, 1332 ap. J.-C. »), paysage aride à la lumière du soir (« Siège de Tripoli, 1334 »), bataille nocturne au flambeau (« Bataille d’Imbros, 1337 »), bataille hivernale fouettée par la neige (« Bataille d’Artah, 1339 »), bataille de siège dans une plaine désertique (« Bataille de Smyrne, 1344 »).

On soulignera, pour finir, l’importance de ces glissements génériques dans les décentrements opérés par la bataille médiévale. Par opposition aux guerres antiques, associées pour l’essentiel à des paysages secs et ensoleillés, la guerre médiévale évoque traditionnellement des contrées plus septentrionales, grasses, herbeuses, boueuses, encore centrales dans Braveheart. Cultivant sa différence avec précaution, le cinéma des années 1990-2000 affectionne les déplacements spatiaux, pour aboutir à des combinaisons peu usitées ou perçues comme novatrices. Dans Robin Hood, la rivalité entre Philippe Auguste et le roi Jean à la fin du xiie siècle aboutit à une confrontation (uchronique) en bord de mer, qui combine une disposition proche de la bataille du Cid avec plusieurs ingrédients visuels directement empruntés au débarquement de Saving Private Ryan. L’intervention d’un groupe de combattants marginaux (les jeunes débraillés dirigés par Marianne en personne), dont le style évoque furtivement l’art des ninjas, apporte une touche ouvertement fantasy à l’ensemble.

*

Malgré l’existence de spécificités caractérisant de manière tendancielle la guerre médiévale, les évolutions contemporaines mettent en évidence une convergence des motifs et des procédés cinématographiques. Ainsi la bataille antique ou fantastique se « médiévalise »-t-elle résolument et la guerre médiévale se réinvente-t-elle, avec mesure mais sans complexe, au mépris des connaissances archéologiques et techniques. Cette tendance à l’uniformisation rapproche les affrontements et les époques fictionnelles au moins jusqu’au développement de l’artillerie moderne, au sein d’un continuum large et parfois peu différencié.

Le caractère archétypal de la bataille médiévale, nettement dessiné à travers l’histoire du cinéma, subsiste toutefois et conserve une fonction essentielle de cadrage industriel et générique. Les tiraillements suscités par les postulations contradictoires de la bataille médiévale contemporaine, entre déploration et exaltation, entre démesure numérique, effet de réel, abstraction et esthétisation, entre respect des données historiques et impératif de séduction en direction d’un vaste public, entre reconduction des usages professionnels et désir d’innovation, font du motif le lieu de tensions irréductibles mais productives.

Notes

1 Voir Robert A. Rosenstone, Visions of the Past. The Challenge of Film to our Idea of History, Cambridge (Mass.) et Londres, Harvard University Press, 1995. Return to text

2 Pour une contextualisation de ces phénomènes, voir Laurent Jullier et Jean-Marc Leveratto, Cinéphiles et cinéphilies. Une histoire de la qualité cinématographique, Paris, Armand Colin, coll. « Cinéma », 2010. Return to text

3 Voir Gaspard Delon, Les Scènes de bataille rangée dans le cinéma hollywoodien contemporain (1995-2011). Formatage et renouvellement d’une séquence stratégique, thèse de doctorat, université Paris Ouest Nanterre La Défense, 2011. Return to text

4 Voir Nolwenn Mingant, Hollywood à la conquête du monde. Marchés, stratégies, influences, Paris, CNRS, coll. « Cinéma », 2010. Return to text

5 François Amy de la Bretèque, L’Imaginaire médiéval dans le cinéma occidental, coll. « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge », n°70, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 740-753. Return to text

6 Pour un aperçu d’ensemble sur la période couverte par le fonctionnement du Code, voir Stephen Prince, Classical Film Violence. Designing and Regulating Brutality in Hollywood Cinéma, 1930-1968, New Brunswick (N. J.) et Londres, Rutgers University Press, 2003. Return to text

7 Pour une évocation des combats chez le cinéaste, voir Pierre Berthomieu, L’Aigle et la montagne. Film et prédication dans l’œuvre de Cecil B. DeMille, thèse de doctorat, université Paris 3 - Sorbonne Nouvelle, 1995, p. 562-569. Return to text

8 Annette Hill, « Risky Business : Film Violence as an Interactive Phenomenon », in Melvyn Stokes et Richard Maltby (dir.), Identifying Hollywood Audiences. Cultural Identity and the Movies, Londres, BFI Publishing, 1999, p. 175-186. Return to text

9 Sur les tensions esthétiques générées par ces ambitions démiurgiques, voir Geoff King, « Spectacle and Narrative in the Contemporary Blockbuster », in Linda Ruth Williams et Michael Hammond (dir.), Contemporary American Cinema, Maidenhead, Open University Press, 2006, p. 334-355. Return to text

10 Making-of du film, édition « Collector », 2 DVD, Pathé, 2005. Return to text

11 Sur l’hétérogénéité stylistique des séquences d’action contemporaines, on se reportera à Lisa Purse, Contemporary Action Cinema, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2011. Voir également José Arroyo (dir.), Action/Spectacle Cinema. A Sight and Sound Reader, Londres, BFI, 2000. Return to text

References

Bibliographical reference

Gaspard Delon, « Combattre comme au cinéma », Bien Dire et Bien Aprandre, 33 | 2018, 335-346.

Electronic reference

Gaspard Delon, « Combattre comme au cinéma », Bien Dire et Bien Aprandre [Online], 33 | 2018, Online since 01 mars 2022, connection on 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/683

Author

Gaspard Delon

Université Paris Diderot

Copyright

CC-BY-NC-ND