Le picard : état de la recherche en phonétique et phonologie

DOI : 10.54563/bdba.750

p. 9-26

Plan

Texte

Introduction

Dans l’oreille de Monsieur, Madame Tout-le-Monde, ce qui distingue le plus le picard du français est peut-être sa phonologie. C’est du moins une interprétation possible de la description du chti, la variété de picard parlée dans le Nord et le Pas-de-Calais, que donne Michel Galabru dans le film Bienvenue chez les Chtis : « Et la langue aussi c’est du chtimi1. Ils font des [o] à la place des [a], des [k] à la place des [], et les [] ils les font, mais à la place des [s]. C’est des fadas, des fadas ! ». Cette représentation du picard, toute stéréotypée soit-elle, est basée sur un grand nombre de correspondances phonologiques qui le distinguent du français : par exemple, le pronom neutre ça se dit cho dans plusieurs variétés de picard et le verbe picard cacher correspond au français chasser.

Comme la plupart des langues régionales de France, le picard souffre d’un manque de descriptions et d’analyses, et cette lacune est particulièrement criante en ce qui concerne sa phonétique et sa phonologie. Des thèses doctorales ont été consacrées à certains aspects précis et présentent donc des analyses fouillées et détaillées de ces sujets précis. Les descriptions les plus complètes adoptent souvent une approche diachronique et documentent les développements qui caractérisent les différents phonèmes et suites de phonèmes dans des variétés historiques ou régionales de picard. C’est le cas, par exemple, de Flutre (1970), qui documente les réflexes phonétiques qui caractérisent le moyen picard, et Flutre (1977), qui poursuit le même objectif en ce qui concerne le picard moderne de la fin du xixe et du début du xxe siècle. Loriot (1984) présente pour sa part une analyse détaillée des réflexes modernes (xxe siècle) de plusieurs segments latins. À ma connaissance, une seule étude phonétique relativement détaillée et complète existe pour une variété de picard : il s’agit de l’ouvrage de Viez (1910) sur le parler populaire de Roubaix. Cependant, toujours à ma connaissance, personne n’a jamais proposé une analyse complète du système phonologique du picard. De plus, les listes de sons proposées dans les glossaires et autres ouvrages ne sont pas purement phonologiques, du fait qu’elles incluent souvent des allophones. C’est le cas, par exemple, du dictionnaire et de la grammaire du picard du Vimeu publiés par Gaston Vasseur (1963/1998, 1996) où l’on trouve pour plusieurs voyelles une version orale, nasale et semi-nasale. Or, un examen des transcriptions de son dictionnaire et d’autres données écrites et orales révèle que les voyelles semi-nasales se retrouvent uniquement (ou presque) devant consonne nasale (que celle-ci soit dans la même syllabe ou non), ce qui a amené José et Auger (2004) à y voir des allophones des voyelles orales qui résultent d’un processus d’assimilation nasale régressive.

Le but de cet article est, comme son titre l’indique, de faire le point sur l’état de la recherche en phonétique et phonologie picardes. L’approche adoptée dans notre survol est thématique plutôt que temporelle. Les études diachroniques sont recensées dans la section 2. La section 3 est consacrée aux études géolinguistiques. Les analyses phonétiques et phonologiques sont pour leur part décrites dans les sections 4 et 5, respectivement.

Études diachroniques

Du fait que les études dialectales sont nées d’un intérêt pour l’évolution des langues et leur différentiation dans le temps, il n’est pas étonnant de constater que plusieurs études phonétiques et phonologiques ont adopté une approche diachronique. C’est notamment le cas de Viez (1910), dont l’approche historique dans sa description phonétique du picard roubaisien produit une présentation des réflexes contemporains des voyelles et consonnes du latin populaire. Cette analyse historique lui permet de conclure : « C’est donc à l’ouest de Thieulain dans la zone comprenant Roubaix que s’est le plus différencié du langage médiéval le patois. » (Viez 1910, 140). Cette perspective diachronique est précédée, toutefois, d’une longue introduction où il présente une description détaillée des principales caractéristiques phonétiques du picard de Roubaix qui met en valeur les traits qui distinguent cette variété des parlers voisins de Lille et Tournai. Par exemple, il discute de l’allongement des voyelles dans des monosyllabes en fin de phrase, de même que du fait que quand un mot trisyllabique termine une phrase, il est fréquent que la deuxième syllabe soit allongée.

L’étude de Flutre (1970) sur le moyen picard des années 1560 à 1660 consacre plus de cent pages à la description des réflexes des sons latins dans les variétés picardes. Il poursuit cette démarche dans son ouvrage intitulé Du moyen picard au picard moderne publié en 1977, pour lequel il tire ses données de l’Atlas linguistique de France, des monographies locales et des textes dialectaux pour dresser le portrait de l’évolution phonétique qui a marqué le picard jusqu’au début du xxe siècle, moment auquel Flutre décide de s’arrêter puisqu’il juge qu’après cette date, les influences trop nombreuses du français et de l’argot sur le picard risquent de fausser la donne.

Études géolinguistiques

La préoccupation historique de l’évolution du picard se traduit souvent en une démarche dialectologique qui vise à documenter les différents réflexes de l’évolution phonologique de même qu’à produire un portrait de la diversité qui caractérise le domaine linguistique picard. L’Atlas linguistique et ethnographique picard, dont deux volumes ont été publiés en 1989 et en 1998 par Fernand Carton et Maurice Lebègue, mais dont le troisième volume n’a toujours pas été publié, constitue le seul ouvrage de ce type qui couvre tout le territoire linguistique picard. Comme cet atlas s’inscrit dans la continuité de l’œuvre de Jules Gilliéron pour l’Atlas linguistique de France, les données y sont consignées dans leur forme brute, prêtes à être exploitées par les phonéticiens, phonologues et dialectologues. L’exploitation de ces données reste malheureusement trop sporadique. Carton (1972), par exemple, examine la palatalisation dans le Nord Pas-de-Calais et en Belgique à partir de données dialectologiques dans le but de déterminer quel est le foyer de cette prononciation et comment elle se propage. À ma connaissance, l’exploitation la plus complète de ces données se trouve dans la thèse doctorale d’Alain Dawson, qui y a puisé les données qui ont servi à son analyse de la palatalisation et les voyelles d’appui dans les variétés picardes.

D’autres travaux de nature dialectologique vont au-delà du recensement de la richesse des données linguistiques. Deux régions picardes ont fait l’objet d’études dialectologiques particulières. C’est le cas de l’Oise, une région qui a été sondée par Robert Loriot et dont l’étude a été publiée en 1984. Cet ouvrage ne vise pas à fournir un inventaire complet des changements subis dans ces variétés mais fournit plutôt une analyse détaillée des réflexes de certains sons latins qui lui paraissaient particulièrement intéressants. Ainsi, une part importante de l’ouvrage est consacrée aux réflexes du /a / tonique libre. L’autre région qui a bénéficié d’un tel traitement est le Cambrésis, qui a fait l’objet des recherches de Leducq (2007). Il a enquêté dans 65 localités et utilisé un questionnaire qui compte 203 entrées. Chaque carte documente la forme recueillie à chaque point d’enquête et y consigne des isoglosses et autres généralisations pertinentes ; elle est de plus accompagnée d’un commentaire. Un autre élément qui distingue cette étude de plusieurs autres études dialectologiques se trouve dans les synthèses détaillées fournies en deuxième partie de l’ouvrage. Des traits comme la palatalisation, l’alternance entre nasale palatale et dentale, et les anciens groupes sonante+liquide (semble, rendre, tiendrai, etc.) y sont discutés en détail.

La région frontalière entre la Picardie et la Haute-Normandie a fait l’objet d’une autre étude de la part de Robert Loriot. Étant donné que les frontières linguistiques sont rarement, si jamais, complètement étanches et que des traits de l’une et l’autre variété sont souvent observés du « mauvais côté » de la frontière, Loriot (1967) a entrepris de sonder, à l’aide d’un questionnaire qu’il a développé lui-même, le parcours précis de la frontière dialectale entre le picard et le normand en 1942-43. Si son enquête se penche sur les aspects phonétiques, morphologiques, syntaxiques et quelques éléments lexicaux et locutions adverbiales, il convient de noter que les traits phonétiques occupent près de la moitié de son ouvrage. Comme on pouvait s’y attendre, les isoglosses ne correspondent jamais parfaitement à la frontière politique et leurs tracés précis varient toujours légèrement d’un trait à l’autre. Cependant, l’accumulation des isoglosses phonétiques le long de la vallée de la Bresle ou à une courte distance de la vallée confirme l’existence d’une frontière dialectale et ce même si « [e]n aucun cas le petit cours d’eau qui sert de limite aux deux provinces et aux deux départements n’a constitué un obstacle naturel, la vallée de la Bresle étant plutôt un trait d’union » (Loriot 1967, 125). Ainsi, on retrouve, par exemple, des formes de type queud du côté picard et cod du côté normand pour le français chaud et une réduction du groupe /ɥi/ en /y/ du côté picard et /i/ du côté normand, d’où le contraste entre je sus et je sis pour ‘je suis’. De plus, cette étude permet à Loriot de déterminer que c’est « la longue et étroite région de la Haute et Basse Forêt d’Eu, entre Bresle et Yères qui a gardé […] son caractère picard le plus accentué, bien que le patois n’y soit pratiquement plus parlé. » (Loriot 1967, 125)

Études phonétiques

En plus des études géolinguistiques générales décrites ci-dessus, Loriot a publié une étude centrée sur l’alternance entre /l/ et /r/ en picard en 1948. Il note que le /r/ apical qui caractérise le picard traditionnel est rapidement remplacé par une voyelle vélaire sous l’influence de la norme parisienne. Une conséquence intéressante de ce changement linguistique est le grand nombre de cas où l’on observe une alternance entre /l/ et /r/. Loriot attribue ces alternances à l’existence d’une variante intermédiaire qui avait été notée par Edmont et qu’il décrit comme un « r apical dévibré, voisin de l’l alvéolaire », une variante particulièrement fréquente dans « [l]a région centrale (Pas-de-Calais et Somme, en particulier de part et d’autre d’une ligne Amiens-Saint-Pol-Montreuil) » (Loriot 1948, 13).

Fernand Carton, lui-même originaire du Nord et picardisant, a consacré une partie importante de sa longue carrière à des études phonétiques sur le picard. Sa thèse de doctorat, soutenue en 1970 et publiée en 1972, est intitulée Recherches sur l’accentuation des parlers populaires dans la région de Lille. Carton (1970/1972, 6) définit ainsi le parler populaire régional : « c’est, outre les traces des patois locaux, le français régional (plan géographique) des milieux populaires (plan socio-culturel) chez des personnes qui connaissent en gros la prononciation correcte du français, mais qui ne cherchent pas habituellement à parler correctement ». Cette étude auditive et instrumentale de douze extraits spontanés provenant de locuteurs âgés de 60 ans au minimum et constituant une « sous-population aussi représentative que possible » (Carton 1970/1972, 20) lui a permis de confirmer que l’accentuation du parler populaire de la conurbation Lille-Roubaix-Tourcoing se distingue de celle du français de référence de plusieurs façons. Il a par la suite utilisé les données recueillies au cours des années 1960 pour documenter de nombreux phénomènes phonétiques et phonologiques tant en picard qu’en français régional. Par exemple, Carton (1972) analyse l’extension de la palatalisation des occlusives vélaires dans le picard de Roubaix-Tourcoing. Comme il est bien connu que la palatalisation des occlusives vélaires s’observe devant voyelle antérieure et que la prononciation de /ɑ̃/ est particulièrement postérieure dans le Nord, la présence de palatalisation dans le mot quand est un développement inattendu. Carton interprète des graphies comme quéamp pour ‘champ’ comme un reflet d’une diphtongue dont la première partie est antérieure et fait l’hypothèse, comme Viez (1910, 11) l’avait fait avant lui, que cette diphtongaison est précisément ce qui a rendu la palatalisation possible dans de tels mots. De même, Carton (2012) utilise les enregistrements de deux ouvriers de Tourcoing pour en dégager les processus phonétiques qui affectent leur picard, ainsi que leurs caractéristiques prosodiques. Cette analyse lui permet de constater que les déplacements d’accent en syllabe pénultième sont fréquents, que la diérèse affecte des mots comme piano et soir, qui sont souvent prononcés avec trois et deux syllabes, respectivement, et que l’assimilation partielle ou totale affecte les groupes consonantiques.

Dans un autre article publié en 2015, Carton se penche cette fois sur les diphtongues secondaires dans le picard d’Aubers, une autre variété qu’il avait décrite dans un ouvrage publié avec la collaboration de Pierre Descamps en 1971. Son analyse instrumentale de données tirées de trois locuteurs révèle une forte variation qui reflète divers stades du changement linguistique. Comme on peut s’y attendre, le parler de la locutrice la plus âgée se révèle le plus conservateur : par exemple, les diphtongues décroissantes sont plus rares dans son parler que dans ceux des deux locuteurs plus jeunes et c’est chez le plus jeune des trois que la réduction des diphtongues est la plus fréquente. Cette analyse lui permet de conclure que « le vocalisme de la région d’Aubers, vers 1900, tel que le révèle l’analyse spectrographique, est sans équivalent dans le domaine picard » (Carton 2015, 49).

La thèse de doctorat que Michael Dow a soutenue à Indiana University en 2015 présente une analyse phonétique et phonologique des voyelles nasales et nasalisées du picard du Vimeu et de deux variétés de français. Partant du constat que les deux langues possèdent des inventaires phonologiques essentiellement identiques, il cherche à déterminer si la nasalité vocalique se réalise de façon identique en picard et en français ou si, au contraire, une distribution différente ou des taux de nasalité distincts constituent un argument en faveur de l’existence de deux variétés distinctes. Son étude fait usage d’un nasomètre, un instrument qui, à l’aide d’une plaque appuyée contre le philtrum, enregistre les signaux acoustiques oral et nasal séparément mais simultanément, ce qui permet des mesures plus précises du taux de nasalité et constitue une avancée importante par rapport aux analyses acoustiques traditionnelles. L’étude de Dow confirme la présence d’un taux important de nasalisation dans des mots semblables à ceux que Gaston Vasseur transcrit avec des voyelles semi-nasales dans son dictionnaire et sa grammaire (par exemple, camoussure [kãmusür] ‘moisissure’ et rémigreu [rẽmigrœ́]2 ‘émigrer de nouveau’), de même que dans des mots qui contiennent un n orthographique non étymologique afin de refléter la nasalisation des voyelles moyennes et basses devant consonne nasale (par exemple, janmoais ‘jamais’ et conme ‘comme’). Contrairement à ses attentes, basées sur le fait que les voyelles hautes sont très rarement représentées comme nasalisées, ses résultats révèlent un taux important de nasalisation des voyelles hautes. Le résultat le plus important de cette étude concerne sans doute la distinction qu’elle établit entre le français et le picard. Si les deux langues nasalisent les voyelles hautes et ne se distinguent guère sur ce point, seul le picard nasalise les voyelles moyennes et basses. De plus, le français des Picards, qu’ils parlent picard ou non, ne se distingue pas du français des Bretons de son étude. Ce résultat l’amène à conclure que le picard et le français maintiennent bel et bien des grammaires différentes, du moins en ce qui concerne l’assimilation nasale régressive.

Études phonologiques

Carton (2013) présente une étude phonétique et phonologique de deux ouvriers de Tourcoing nés pendant le xixe siècle, dans le Nord, les mêmes qu’il avait analysés dans son article de 2012, dans le but de déterminer quelle influence l’adstrat flamand occidental a exercée sur leur picard. Pour ce faire, il dresse un portrait phonologique de leur picard afin de déterminer le nombre de phonèmes que leur grammaire contient, il identifie les processus phonétiques et phonologiques qui les affectent et analyse certains changements récents dans cette variété de picard. Il note, par exemple, la neutralisation des voyelles moyennes en syllabe ouverte et fermée finale, de même qu’un processus de relâchement des voyelles hautes en syllabe fermée. Carton voit dans l’existence de voyelles hautes relâchées dans le parler du locuteur dont le père était locuteur du flamand occidental, de même que dans la distinction qu’il fait entre mots d’origine française, où la loi de position régit la réalisation mi-ouverte ou mi-fermée des voyelles moyennes, et les mots d’origine flamande, dans lesquels la variante mi-fermée est attestée en syllabe fermée, une influence adstratale du flamand occidental.

Dans sa thèse doctorale soutenue à l’Université de Toulouse II – Le Mirail, Alain Dawson (2006) présente une analyse phonologique de la palatalisation et de la prothèse. Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, son étude exploite les données des atlas linguistiques de la Picardie pour dresser l’inventaire des différents types de systèmes de palatalisation qui se trouvent dans le domaine linguistique picard et proposer une analyse qui rend compte de cette variation dans le cadre de la Théorie de l’optimalité. Pour rendre compte de la complexité des schémas de palatalisation qui caractérisent des mots comme tchurieux ‘curieux’ et djeule ‘gueule’ et tester l’hypothèse selon laquelle les formes des différents dialectes partagent une même forme sous-jacente, il tente de développer une analyse dans laquelle l’ordre relatif des contraintes phonologiques universelles permet de prédire les formes observées dans chaque variété. Cependant, en raison des difficultés auxquelles son analyse se heurte, il a recours à la Théorie des correspondances, une approche qui fait appel à la fois à la production et à la perception pour rendre compte de la cohésion dialectale. Il met cette approche à l’épreuve dans l’analyse d’un autre phénomène particulier au picard : la prothèse vocalique telle qu’observée dans des mots comme (é)cmin ‘chemin’ et (é)rbéyer ‘regarder’.

L’assimilation régressive qui affecte /l/ dans certains mots grammaticaux est attestée dans plusieurs variétés de picard. C’est cependant au cœur du Vimeu, à l’extrême ouest de la Somme, qu’elle trouve son expression la plus complète. D’après les travaux de Vasseur (1963/1998), dans le village de Nibas et certaines communautés voisines, le déterminant féminin singulier chol, la forme contractée correspondante dol, de même que certains clitiques pronominaux (3sg.nom. al et 3sg.acc. l’) subissent une assimilation régressive complète, comme on peut le voir en (1).

(1) Assimilation régressive dans le déterminant chol
a. chob-briqu’trie ‘la briqueterie’ (Lettes 31)
b. choc-couche ‘la couche’ (Lettes 50)
c. chod-darinne ‘la dernière’ (Lettes 103)
d. chof-feumèe ‘la fumée’ (Lettes 145)
e. chol-leune ‘la lune’ (Lettes 216)

Debrie (1981) présente les résultats d’une enquête par questionnaire dont l’objectif est de délimiter la zone géographique couverte par ce phénomène, de tester la portée linguistique du processus et de déterminer si les faits décrits par Vasseur sur la base de données recueillies trente ans plus tôt caractérisent toujours le picard du Vimeu. Son enquête révèle que l’assimilation ne se maintient vraiment que dans les formes de l’article défini mais que l’aire couverte inclut des villages que Vasseur avait exclus. Il rapporte de plus l’existence d’un processus parallèle à Bercq, dans le Pas-de-Calais.

Ce phénomène de l’assimilation régressive de /l/ dans les mots grammaticaux a attiré l’attention d’un jeune phonologue brésilien qui, lors de ses études doctorales à McGill University à Montréal, y a consacré une partie importante de sa thèse soutenue en 2003. Cardoso, qui travaillait dans le cadre de la Théorie de l’optimalité et qui a utilisé un corpus de picard oral et écrit, a développé une analyse phonologique qui vise à capturer les domaines d’application de l’assimilation tout en rendant compte de la variabilité qui caractérise les données tirées de son corpus de picard du Vimeu (Cardoso 2001). Dans un autre article publié en 2009, Cardoso réexamine l’aspect variable de l’assimilation régressive pour comparer les mérites de quatre approches différentes, toujours dans le cadre de la théorie de l’Optimalité, pour prédire les fréquences avec lesquelles l’épenthèse est observée. Il conclut que l’approche stochastique de Boersma, une approche où la variation est attribuée au fait que certaines contraintes peuvent avoir des valeurs qui se chevauchent et que c’est ce degré de chevauchement qui prédit dans quelle proportion chaque variante est réalisée, offre l’analyse la plus satisfaisante des données, du fait qu’elle fait appel à des contraintes phonologiques dont le rôle est reconnu en phonologie tout en permettant de mieux rendre compte de la complexité des données linguistiques réelles. Dans sa thèse de doctorat (Cardoso 2003), Cardoso se penche aussi sur la résolution des hiatus vocaliques. Son étude examine les différentes stratégies adoptées pour éviter les séquences vocaliques : la formation de semi-voyelles, l’élision d’une voyelle et la resyllabation, dans des alternances du type tu jues ‘tu joues’ ~ jueu ‘jouer’ et tu minges ‘tu manges’ ~ t’arrives. Il cherche à comprendre pourquoi de telles séquences sont tolérées dans des mots comme tue-honme ‘outil trop lourd, travail trop pénible’ mais pas dans les autres exemples ci-dessus. Dans chaque cas, le contexte prosodique joue un rôle important dans la formulation des règles qui rendent compte de la distribution des stratégies phonologiques retenues et la hiérarchie des contraintes phonologiques permet de prédire quelle stratégie est retenue dans tel type de contexte.

La variété picarde qui a fait l’objet du plus grand nombre d’études phonétiques et phonologiques est sans doute celle du Vimeu (Somme). Cette variété, comme toutes les autres variétés du picard, subit un recul important et n’est plus guère transmise depuis déjà quelques générations ; elle continue néanmoins à connaître une certaine vigueur, y compris chez certains locuteurs d’âge moyen. Elle est de plus l’objet d’un mouvement littéraire et culturel important, grâce au rôle joué par des groupes tels que les Picardisants du Ponthieu et du Vimeu et l’équipe Ch’Lanchron. Ce sont ces raisons qui ont poussé Julie Auger à choisir cette région pour son projet de linguistique picarde. Ses propres travaux, de même que ceux de ses étudiants et collaborateurs, ont proposé des analyses détaillées de plusieurs processus phonétiques et phonologiques, certains ayant fait l’objet d’analyses antérieures, d’autres pas.

Les travaux de Julie Auger sur le redoublement des sujets en picard l’ont amenée à consacrer une part importante de son programme de recherche à l’étude d’un phénomène phonologique précis : l’épenthèse3 vocalique. S’il est rapidement devenu évident que plusieurs [e], la voyelle par défaut dans la variété picarde du Vimeu, sont insérés quand des séquences de consonnes ne peuvent être syllabées, ses études basées sur le dépouillement de corpus écrits et oraux ont révélé que les règles précises gouvernant cette insertion varient en fonction du contexte prosodique. Par exemple, Steele & Auger (2002) démontrent des différences relativement au début de mots qui commencent par un groupe consonantique : alors que des séquences comme /pl/ et /fr/ ne donnent jamais lieu à l’insertion d’un [e] lorsqu’ils suivent un mot qui se termine par une consonne, une telle insertion est requise avec des groupes comme /km/ et /rb/. Ce qui distingue les deux types de groupes consonantiques est leur profil sonore : alors que les premiers constituent des attaques branchantes tout à fait acceptables en picard, les seconds n’en sont pas. Comme le picard ne permet pas l’effacement de consonnes qui ne peuvent être syllabées, le recours à une voyelle de soutien est requis. Cette analyse explique les formes en (2) et (3) : on voit l’insertion d’un é devant dvant en (2)b mais pas devant plache dans (3)b.

(2) a. il a passè dvant no barriére
(Chl’autocar 17 ; cité dans Steele & Auger 2002, 318)
b. conme édvant (Steele & Auger 2002, 325)
(3) a. O rprindeu vo plache (Chl’autocar 24)
b. I n’o mie pu d’plache (Chl’autocar 18)

À l’intérieur des groupes intonatifs, la prothèse se comporte de façon catégorique : si elle est requise dans le cadre d’une séquence de consonnes qui excède les capacités de syllabation du picard, le locuteur y a recours ; par contre, si elle n’est pas requise, elle n’est pas observée. L’analyse quantitative présentée dans Auger (2001, 264) confirme cette analyse. Par contre, cette étude variationniste démontre qu’en début de groupe intonatif et en début d’énoncé, le recours à la prothèse est variable. Dans ce contexte, l’influence du segment précédent reste importante mais la présence d’une frontière prosodique diminue cet effet. Plus la frontière est importante, plus cet effet est faible : l’effet du segment précédent est catégorique à travers une frontière de mot et de groupe phonologique, réduite à travers une frontière de groupe intonatif et le plus faible à travers une frontière d’énoncé. Une analyse est proposée dans le cadre de la Théorie de l’optimalité qui prédit les contextes où la prothèse est catégorique, ceux où elle est variable, de même que la variation individuelle observée d’un locuteur à l’autre.

En plus d’être observée en début de mot (prothèse), l’épenthèse vocalique est fréquente en fin de mot (épithèse) et à l’intérieur des groupes clitiques. Comme on peut s’y attendre, l’épithèse est, dans une large mesure, l’image miroir de la prothèse. On l’observe donc quand un mot qui se termine par deux consonnes précède un mot qui commence par une consonne. Quelques exemples sont fournis dans (4).

(4) Épithèse (Auger 2000, 15)
a. Chés bétes il arriv’t din l’orde éd loeus dossards
b. Il arriv’té dins l’monne
c. Et pi, i pérle poé mal
d. Noz ami i n’in pérlé point du tout

L’épithèse diffère cependant de la prothèse par son caractère variable à l’intérieur des groupes intonatifs et par le fait qu’elle est totalement interdite en fin d’énoncé. Une autre différence inattendue est le fait que l’épithèse est influencée par le nombre de syllabes contenues dans le mot affecté et le nombre de mots qui suivent à l’intérieur du groupe phonologique. Ces deux différences sont attribuées au fait que l’épithèse joue un rôle semblable à celui de la liaison dans la structuration prosodique du picard : même si sa motivation centrale est le besoin de syllaber des séquences de consonnes qui posent problème au schéma syllabique du picard, elle contribue aussi à créer des groupes prosodiques, ce qui explique qu’elle est plus fréquente après les verbes monosyllabiques qu’après les verbes polysyllabiques, de même que dans les groupes phonologiques où un seul mot suit le site d’épithèse (Auger 2010).

Comme le français, le picard contient de nombreuses séquences de clitiques pronominaux qui se combinent avec des verbes. Comme ces clitiques consistent, pour la plupart, en une seule consonne sous-jacente, leur combinaison crée des séquences dans lesquelles l’insertion d’une ou plusieurs voyelle(s) épenthétique(s) est requise pour permettre la syllabation de toutes ces consonnes. Ce qui distingue les groupes de clitiques des autres contextes décrits jusqu’à maintenant est le fait que le site d’insertion semble varier. On peut voir un exemple de cette variation en (5).

(5) Épenthèse dans les groupes clitiques (Auger 2003, 16)
a. éj connouos
b. a n’mé sanne point naturél
c. j’ém débrouille pour mingeu
d. o n’él dirouot mie

Alors qu’aux frontières de mots, la prothèse suit toujours le même schéma et est introduite entre la première et la deuxième consonne, on voit ci-dessus que le site d’insertion varie à l’intérieur des séquences de clitiques : dans (5a,b), cette insertion se fait entre la deuxième et la troisième syllabe, alors que dans (5c,d), elle se fait entre la première et la deuxième consonne, comme en syntaxe. Auger (2003) attribue cette variation au fait que le groupe clitique ne tolère pas les séquences coda-attaque où l’attaque est plus sonore que la coda, une séquence qui constitue un mauvais contact syllabique : elle pose que le schéma de base pour l’épenthèse est celui observé dans les exemples (5a,b) mais que le site d’insertion peut être modifié et produire celui observé en (5c,d) s’il produit une forme de surface plus optimale. Comme les mauvais contacts syllabiques sont tolérés aux frontières de mot mais pas dans les groupes clitiques, Auger interprète ce fait comme un argument en faveur de la reconnaissance du groupe clitique comme un niveau prosodique distinct, comme l’ont proposé Nespor & Vogel (1986).

Comme nous venons de le voir, les groupes clitiques se distinguent du reste de la grammaire par le site de l’épenthèse. Un autre aspect qui les distingue est le fait que plusieurs clitiques présentent une alternance entre une forme géminée, d’une part, et une ou plusieurs formes sans gémination, d’autre part. De plus, un clitique, celui de troisième personne du pluriel à l’accusatif, ne connaît qu’une forme géminée. Certaines de ces formes sont illustrées en (6), alors que le clitique qui n’apparaît que sous une forme géminée est illustré en (7).

(6) Gémination dans les clitiques pronominaux
(José & Auger 2005)
a. O ll’avoéme aveuc nous
b. J’l’avoais intindu dire
c. Tues mmé, si tu veux.
d. Acoute mé bien, Dorine.
e. J’énn’ai foait.
f. Cho’f fille blonde a nin rioait.

(7) Troisième personne du pluriel, accusatif : forme géminée
(José & Auger 2005)
a. Pétète qu’a zz’éroait acatès.
b. Si jé zz érouos déquértchès.

José & Auger (2005) proposent une analyse dans le cadre de la Théorie de l’optimalité dans laquelle ils attribuent le comportement différent de chaque clitique à deux causes. D’une part, les formes sous-jacentes de chacun diffèrent. Spécifiquement, ils proposent que le pronom accusatif de troisième personne singulier et les pronoms enclitiques de type mm’ et tt’ contiennent des géminées dans leurs formes sous-jacentes : /ll/, /mm/ et /tt/. Tout comme le morphème verbal de troisième personne du pluriel, /tt/, ces clitiques subissent une dégémination dans les contextes qui ne sont pas intervocaliques. Quant au clitique partitif nn’/nin, sa forme sous-jacente consiste en une consonne nasale suivie d’un trait nasal flottant, /nn/. Encore une fois, la forme géminée ne peut être réalisée que dans un contexte intervocalique; dans les autres contextes, une voyelle épenthétique est insérée et le trait [nasal] s’y ancre, produisant ainsi la forme [nɛ̃]. Finalement, la forme zz’ du pronom de troisième personne du pluriel correspond à une forme sous-jacente /lz/ qui a subi le même processus d’assimilation régressive totale qui affecte le /l/ de chol, le déterminant défini féminin singulier, dans les groupes nominaux que nous avons discutés ci-dessus.

Un autre processus du picard du Vimeu qui a attiré l’attention de José & Auger (2004) est celui de la nasalisation des occlusives sonores qui suivent une voyelle nasale ; voir (8). Ce processus d’assimilation progressive n’est pas unique au picard puisqu’il est bien connu en français familier hexagonal, louisianais et québécois, et il se distingue de l’assimilation nasale régressive illustrée en (9). Comme les occlusives sourdes sont exemptes de ce type d’assimilation, de même que les fricatives et les liquides, José & Auger voient ce type d’assimilation comme une autre manifestation de la contrainte qui défavorise les occlusives voisées en coda : en plus des stratégies qui consistent à les assimiler aux consonnes suivantes et à les dévoiser4, ils proposent que le rôle de l’assimilation nasale progressive est d’éviter leur occurrence dans cette position.

(8) Assimilation nasale progressive
a. Répondu ~ réponne
b. Gambet ~ gamme

(9) Assimilation nasale régressive
a. Rude ~ runmint
b. Dpi ~ nmain

Les travaux de Julie Auger sur l’épenthèse sont basés sur un corpus de données pour l’essentiel écrites. Par conséquent, ses travaux sont de nature phonologique, c’est-à-dire que son analyse de la structure prosodique et de son effet sur l’épenthèse n’est soutenue par aucune analyse phonétique. Dans sa thèse de doctorat soutenue en 2011 à Indiana University, Éric Halicki relève le défi de tester ses analyses pour la prothèse et l’épithèse et d’examiner deux autres phénomènes phonologiques dont l’application est contrainte par la structure prosodique : la dénasalisation et la réalisation de la consonne flottante à la fin du mot toute. Ces quatre phénomènes sont illustrés en (10)-(14).

(10) Prothèse (Halicki 2011, 4)
a. O dmande [odmɑ̃d]
b. I vient’t édmander [ivjɛntedmɑ̃de]

(11) Épithèse (Halicki 2011, 6)
a. Qu’i perle in picard [kiperlɛ̃pikar]
b. I perlé comme eu [iperlekɔmø]

(12) Dénasalisation (Halicki 2011, 7)
a. Des robinets, on n’en trouve point. [Ø̃nãtruvpwɛ͂]
b. est poè aisé [epwɛɛze]

(13) Consonne flottante : toute (Halicki 2011, 6-7)
a. J’ai arrivé à tout rétchupéreu [©eariveatu
retʃyperø]
b. Pis ch’est toute. [pietut]

Pour ce faire, il analyse environ huit heures de parler spontané produit par cinq Picardisants afin d’identifier les corrélats phonétiques des frontières prosodiques de différents types. Ce corpus oral lui fournit plus de 10 000 durées vocaliques et près de 700 pauses liées à des frontières prosodiques, ce qui lui permet de dégager des critères phonétiques qu’il utilise en combinaison avec des critères phonologiques et syntaxiques pour distinguer les différents niveaux prosodiques proposés dans la hiérarchie de Nespor & Vogel (1986). Armé des critères empiriques qu’il a développés, Halicki se voit en mesure de confirmer le caractère catégorique de la prothèse à l’intérieur du syntagme intonatif et variable en début de syntagme intonatif et d’énoncé. De même, il confirme que la fréquence avec laquelle l’épithèse est observée est déterminée par le niveau prosodique : cette fréquence est la plus élevée à l’intérieur des groupes phonologiques et elle diminue au fur et à mesure que la frontière prosodique augmente, au point d’être interdite en fin d’énoncé. La dénasalisation qui affecte la négation point et la réalisation du /t/ final de toute se comportent de façon parallèle à l’épithèse : on observe la dénasalisation et l’absence de /t/ en milieu de groupe phonologique, c’est-à-dire dans des positions non accentuées qui favorisent les phénomènes de lénition, mais pas dans des positions de fin de groupe associées à un accent de groupe prosodique.

Une autre thèse consacrée à la phonologie du picard du Vimeu a été soutenue à Indiana University en 2014 par Ryan Hendrickson. Cette thèse, qui est entièrement consacrée à l’analyse de deux consonnes, /l/ et /r/, examine plusieurs facettes de la distribution de ces consonnes dans le but de déterminer si leur comportement justifie qu’on les regroupe dans la classe naturelle des consonnes liquides. Les processus étudiés incluent les suivants : (i) la prothèse déclenchée par les groupes initiaux consistant en une liquide suivie d’une semi-voyelle et l’effacement du /l/ lorsque la semi-voyelle est /j/, tels qu’illustrés en (14); (ii) la simplification des groupes CL en fin de mot, voir (15); (iii) le fait que /l/ et /r/ sont les seules consonnes qui permettent l’ajout du morphème // du subjonctif, (16); et (iv) la métathèse qui affecte /r/, tel qu’illustré en (17).

(14) Groupes /liquide + semi-voyelles/ en début de syllabe
a. i n’ gaingne érien ‘il ne gagne rien’ (Hendrickson 2014,
69)
b.
un Homme dé loi
‘un homme de loi’ (Hendrickson 2014, 69)
c. Chés ieuves ‘les lièvres’ (Hendrickson 2014, 70)

(15) /CL/ en fin de mot
a. Live ‘livre’ (Hendrickson 2014, 4)
b. Véritabe ‘véritable’ (Hendrickson 2014, 128)

(16) /LC/ en fin de mot : le subjonctif
a. Qu’i meurche ‘qu’il meure’ (Hendrickson 2014, 4)
b. I feut qu’éj t’appelche ‘il faut que je t’appelle’ (Hendrickson 2014, 5)

(17) Métathèse
a. Guérnouille ‘grenouille’ (Hendrickson 2014, 6)
b. Guérlotteu ‘grelotter’ (Vasseur 1963/1998, 363)

Son analyse d’un corpus écrit et oral, auquel il a ajouté des données élicitées à l’aide de tâches développées spécifiquement pour fournir des données absentes dans les sources de données existantes et permettre de tester ses hypothèses, lui permet de conclure que les comportements de /l/ et /r/ sont suffisamment semblables pour justifier leur regroupement en une classe phonologique. Il attribue par ailleurs les différences entre les deux consonnes au fait que /l/ est légèrement moins sonore que /r/, mais surtout à sa spécification comme consonne coronale, alors que /r/ n’est pas spécifié pour un lieu d’articulation. Cette différence permet d’expliquer pourquoi /r/ peut suivre les occlusives /t,d/ pour former une attaque complexe, mais pas /l/, pourquoi la réalisation du morphème du subjonctif, //, est plus fréquente après /r/ qu’après /l/, et pourquoi /l/ est sujet à un effacement quand il précède /j/, alors que /r/ n’est jamais effacé dans le groupe /rj/.

Conclusion

Le survol qui précède tente de fournir un portrait aussi fidèle et complet que possible de la recherche publiée sur la phonétique et la phonologie du picard. Nous sommes cependant consciente que la difficulté d’accès à certains travaux et notre propre éloignement géographique ont certainement produit des lacunes dans la somme des études recensées. Ce survol permet de constater un regain certain des recherches sur le picard au cours du xxie siècle. Ces analyses ne représentent qu’une infime partie des travaux qui devraient être entrepris. Mais elles démontrent que la phonétique et la phonologie du picard continuent d’être régies par des contraintes linguistiques semblables à celles que l’on observe dans des langues « normales », c’est-à-dire des langues transmises d’une génération à l’autre et utilisées sans restrictions dans la vie quotidienne. Des notions phonologiques subtiles comme l’échelle de sonorité et le mauvais contact syllabique jouent un rôle bien défini dans les choix que font les locuteurs dans leur utilisation du picard. Il est donc clair que les Picardisants ne se contentent pas de saupoudrer des voyelles épenthétiques pour distinguer le picard du français et qu’ils ne jouent pas à pile ou face quand ils décident s’ils doivent ajouter le morphème du subjonctif à une certaine base verbale, mais qu’ils font plutôt appel à une compétence linguistique qui leur a été transmise par leurs parents ou qui a été acquise quand ils ont fait le choix de se réapproprier leur langue régionale.

Étant donné la faible transmission du picard aux nouvelles générations, il importe de profiter du fait que des locuteurs sont toujours accessibles et, généralement, prêts à participer à nos études linguistiques, pour recueillir les données nécessaires à l’élaboration de nos analyses. Comme nous l’avons vu, le picard du Vimeu bénéficie d’une attention accrue du fait de l’existence du corpus de données orales et écrites recueilli par Julie Auger et du réseau de locuteurs prêts à apporter leur soutien aux linguistes qui s’intéressent à leur parler. Il faut souhaiter que des analyses semblables pourront être entreprises pour certains des traits analysés en picard du Vimeu, mais aussi pour de nombreux autres traits pour lesquels les données sont trop peu nombreuses et/ou pour lesquelles les analyses restent à développer.

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Notes

1 Prononcé [әtimi], avec l’accent méridional. Retour au texte

2 Ces transcriptions utilisent l’alphabet phonétique de Gaston Vasseur et non l’Alphabet phonétique international. Retour au texte

3 Épenthèse est utilisé ici comme terme générique désignant l’insertion d’un son qui n’est pas présent dans la forme phonologique. Il inclut par conséquent les cas de prothèse, d’épithèse et d’épenthèse proprement dite. Retour au texte

4 Dans les langues germaniques, par exemple. Retour au texte

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Référence papier

Julie Auger, « Le picard : état de la recherche en phonétique et phonologie », Bien Dire et Bien Aprandre, 32 | 2017, 9-26.

Référence électronique

Julie Auger, « Le picard : état de la recherche en phonétique et phonologie », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 32 | 2017, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/750

Auteur

Julie Auger

Indiana University Bloomington

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