Autour de quelques personnages féminins dans la mise en prose de Ciperis de Vignevaux

  • On Some Female Characters in Ciperis de Vignevaux’s mise en prose

DOI : 10.54563/bdba.84

p. 125-136

Résumés

Ciperis de Vignevaux, prose épique tardive composée sous le règne de Philippe le Bon, transpose l’intrigue de la source suivant un principe de sobriété narrative et stylistique. L’analyse de quelques passages consacrés à deux personnages féminins qui incarnent le modèle de la femme de pouvoir a le but de montrer que les deux princesses Baudour et Salatrie, figures de concorde, reflètent l’image d’une politique de la médiation pacifique qui trouvait des échos dans l’actualité ; le choix d’utiliser pour la mise en prose un style proche de celui du discours historique a donc la fonction de transmuer le fictionnel en histoire pour rendre plus vraisemblable le temps mythique des origines de la monarchie française. Les valeurs inscrites dans les deux personnages féminins sont également considérées dans la perspective du succès de la prose au cours du règne de François Ier ; le texte permet de faire résonner des valeurs collectives, justifier le présent et servir la politique royale.

Ciperis de Vignevaux is an epic prose composed during the reign of Philip the Good; it transposes the plot of the source according to a principle of narrative and stylistic sobriety. Some passages devoted to two female characters who embody the model of the woman of power will be analysed in order to show that the two princesses Baudour and Salatrie reflect the image of a policy of peaceful mediation echoing current events; therefore the style, similar to the historical discourse, contributes to transmute the fictional into history in order to make the mythical time of the origins of the French monarchy more plausible. The values inscribed in the two female characters are also considered in the perspective of the success of prose during the reign of Francis I; the text allows collective values to resonate, justifying the present and serving royal politics.

Texte

La mise en prose de l’épopée tardive consacrée à Ciperis de Vignevaux et à ses dix-sept enfants fut rédigée par un auteur anonyme au cours du règne de Philippe le Bon1, époque à laquelle l’exaltation des valeurs de la chevalerie et le motif de la prise du pouvoir par un membre de la famille royale après une lutte contre son roi constituaient des éléments clé du climat politique et culturel du duché de Bourgogne. Comme dans la source en vers2, le protagoniste est un héros pseudo-historique dépeint comme le neveu du roi mérovingien Dagobert ; ses aventures naissent de la volonté de chercher à identifier, puis affirmer son rôle social en tant que prétendant à la couronne de France par une série de conquêtes territoriales réalisées en succession rapide à l’aide de ses enfants3. La prose, qui résume l’intrigue de la chanson de geste de manière succincte mais fidèle, a au moins le mérite de permettre la reconstruction des événements contenus dans la première partie du poème, aujourd’hui perdue ; malgré l’impression de dépouillement et de monotonie qu’elle suscite chez le lecteur moderne, son succès fut durable, car elle passa à l’imprimé vers 1531 et fut rééditée deux fois au cours des années 1537-15574.

Dans les deux versions de Ciperis, plusieurs personnages féminins figurent à côté des protagonistes masculins, avec une importance narrative et thématique différente. Si les princesses constituent toutes les éléments clé de la politique matrimoniale du héros5, deux parmi elles incarnent l’image de la femme de pouvoir : Baudour, modelée sur l’image de la reine Bathilde femme de Clovis II6, contribue à pacifier un conflit en cours, tandis que Salatrie actualise le topos littéraire de la Sarrasine guerrière qui se convertit au catholicisme pour épouser un prince chrétien. Dans les pages qui suivent, les techniques utilisées pour raconter les aventures de ces deux personnages seront donc analysées dans le but de montrer qu’en essayant de rapprocher la mise en prose du discours historique7, le remanieur essaie de valoriser le temps mythique des origines de la monarchie française comme témoignage de l’histoire nationale8 et que les femmes, figures de concorde, reflètent l’image d’une politique de la médiation pacifique qui trouvait des échos dans l’actualité. Cette représentation des personnages féminins et des valeurs qu’ils incarnent sera également considérée dans la perspective du succès de la prose au cours du règne de François Ier ; en particulier, l’hypothèse sera émise que les personnages en question ont pu faire résonner auprès du public de l’époque des valeurs collectives et des représentations de la réalité propres à leur temps9.

La grille d’analyse des mises en prose proposée par Annie Combes10, qui se fonde sur le degré de proximité au modèle en vers, met en évidence que Ciperis rentre dans le groupe des adaptations libres, où seule la structure narrative est respectée. Les deux séquences consacrées à la reine Baudour en sont une preuve ; la plus longue figure au chap. XVIII, § 4-5 de l’édition critique11 et elle correspond aux laisses 211-212 et 218-221 de la chanson de geste12. Baudour intervient au moment où Philippe de Hongrie, frère de son mari Ludovis et père incognito de Ciperis, essaie de résoudre le conflit à propos de la succession au trône de France ; en effet, à la mort de Dagobert Ludovis s’est fait proclamer roi, mais Ciperis revendique la couronne au nom de l’ascendance de sa femme Orable, fille du feu roi. Baudour joue ici un rôle de médiatrice, car elle persuade Ciperis à apaiser sa colère afin que paix fut faicte13. Au niveau stylistique, pour décrire succinctement l’aspect de la reine, le poète avait utilisé des appellations épithétiques caractéristiques de la chanson de geste, que le prosateur efface systématiquement14. Ainsi, au v. 6587 Baudour était évoquée une première fois par la formule la rouÿne de France […] au doulz semblant, tandis qu’au début de la laisse suivante (v. 6616) elle était qualifiée de la roÿne qui les crins avoit blois15 ; au contraire, le prosateur l’évoque uniquement par la formule la royne Baudour sans s’attarder sur sa physionomie, car ce qui compte, c’est surtout l’action :

Ainssi se parti la royne que on nonmoit Baudour16

Nientmains la rouyne Baudour lui pria […]17

La prose ne contient pas non plus tous les renvois à l’intertexte des chansons de geste qui figuraient dans le poème. Par exemple, à l’occasion de son mariage Baudour était présentée comme la sœur de Theseus de Cologne, suivant la tradition établie par la chanson de geste homonyme :

Ung mariage firent ad ce temps proprement
Du frere au roy a qui Coulongne apent.
Baudour fut appellee, moult avoit d’enscient,
Sœur fut a Theseüs, se l’histoire ne ment,
Cel qui entra en l’aigle de fin or qui resplent
Pour l’amour d’unne dame qu’il ama loyalment,
Fille fut l’empereur de Romme proprement
18.

On reconnaîtra aisément le héros qui s’éprit, sans l’avoir vue autrement qu’en effigie, de Flora, fille de l’empereur de Rome, et qui réussit à pénétrer dans sa chambre en s’enfermant dans un aigle d’or offert en cadeau à la jeune fille19. Quelques vers plus loin, d’autres renvois au Theseus venaient renforcer ce premier renvoi littéraire : l’allusion à la guerre en Grèce que notre héros combattit aux côtés de Ludovis au v. 5950, l’histoire de Lambert et Gadifer aux v. 5970-6014 et le rôle de celui-ci dans le sacre de Ludovis-Clovis aux v. 6846-684720 ; aucun de ces éléments du tropisme cyclique typique des chansons de geste tardives n’est conservé dans la prose.

Le prosateur résume enfin les dialogues que le poète avait composés pour animer le récit, et par lesquels il avait montré la grande capacité diplomatique de la reine. Dans l’exemple qui suit, l’échange entre Ciperis, soucieux de ne pas rompre un serment fait à saint Pierre quant à l’anéantissement de Ludovic, et Baudour, qui privilégie le message christique d’amour et de paix21, est raconté succinctement sous la forme de discours rapporté par un narrateur omniscient ; les caractères romains permettent d’identifier les vers conservés de manière plus précise :

Lors Baudour la rouÿne de France la garnie
S’est devant Ciperis tantost agenoullie
Et lui dit, « Gentilz homs plain de grant baronnie,
Je vous requier, pour Dieu le Fil Saincte Marie,
Qu’apaiser vous voeulliez ou nom du Fruit de Vie,
Encontre Ludovis qui ja m’ot noepchiie. »
« Dame, » dit Ciperis, « or ne vous anoie mie.
Se je faisoie paix a m’adverse partie
Envers Dieu mesprendroie la ou du tout m’afie,
Et au baron Saint Pierre seroit ma foy mentie.
Car je vouay Saint Pierre voiant la baronnie,
Que Ludovis mon oncle aroit Franche guerpie
Et que lui osteroie toute sa seignourie
Sans ce qu’en France eüst de terre une mallie. »
« Chier sire », dit la dame qui depuis fut saintie,
pour faire bon ouvrage ne se parjure on mie.
Or voeulliez faire paix si que vous segniffie,
Et je vous ay couvent sur Dieu qu’on sacreffie
Que pour vo serement sauver sans villonie
Ens ou nom de Saint Pierre de Romme la garnie,
A qui promis avez promis de faire la hachie
Vouldray en ceste plache fonder une abbaÿe
De moisnez pour prier a la Vierge Marie
Et Saint Pierre l’Apostle que pardon vous ottrie ;
Pour quoy l’ame de vous en soit bien espurgie. »
Quant Ciperis l’entent de ses beaux yeulz larmie,
Non pourquant d’acord faire empensé n’avoit mie
Jusqu’à tant qu’il aroit sa pensee acomplie.
Mais n’est si fort courage qui ne mue a la fie.

La rouine nobile que Jhesus Christ amoit
Au conte Ciperis tant de beauz mos disoit
Et en humiliant tousjours lui prometoit
Qu’en l’honneur de saint Pierre une abbaie feroit,
Et qu’aprés Ludovis le royalme il aroit ;
Et le Saint Esperit en ce fait se metoit,
Tant que le quens Ciperis celle paix accordoit […]
Par itel couvenant Ciperis l’ottrioit
Que le roy Ludovis qui couronné estoit
Lui donroit la couronne et s’en depposeroit
Ung jour et une nuit et puis si le raroit.
Ensement fut juré, Ciperis l’accordoit22.

 

Nientmains la rouyne Baudour lui pria moult et tant que Siperis s’acorda moiennant que le roy luy bailleroit la couronne .j. jour et une nuyt, puis ly renderoit et luy lairoit possesser toute sa vie, et aprés il seroit roy.

Et ainsi fut le acord fait, et fut le roy mandé, qui estoit a Noion, et s’en vint a Corbeye, et pour ce que Siperis avoit juré Dieu et saint Pierre qu’il destruiroit Ludovis son oncle et qui lui osteroit toute sa seignourie, le royne Baudour lui dit qu’il ne se parjureroit point pour bien faire et pour son serment sauver elle fonderoit en la ville de Corbeye une abeye en non de Dieu et de saint Pierre. Ainssi fut la paix faicte23.

Dans la prose, on ne retrouve que de rares éléments du lexique de la source, dont le plus évident est la formule sentencieuse du v. 6938 : Pour faire bon ouvrage ne se parjure on mie. L’autre phrase à allure proverbiale, Mais n’est si fort courage qui ne mue a la fie, qui clôt la laisse 220 selon une technique propre de la chanson de geste24, est supprimée, tout comme les chevilles des v. 6962-6964 et, quelques vers plus loin, l’intervention du narrateur dont le simulacre d’oralité annonce la transition avec un autre épisode ayant lieu en même temps, conformément à la technique de l’entrelacement :

Ne sçay que le chanson on vous allongeroit.
Tous furent d’un acort, la gent que Dieu amoit,
D’aler a Convalence ou Salatrie estoit25 […]

 

Et a celle heure vint a Siperis .j. messager qui ly conta toute le besongne que Salatrie avoit faicte a Qualence26 […]

Les motifs rhétoriques caractéristiques du genre de la chanson de geste présents dans le modèle sont donc éliminés au profit d’une prose empruntée à la plus grande sobriété pour être « au plus près du fil chronologique, sans pause ni rupture qui brise la linéarité et donc la vérité du récit27 » ; ce choix stylistique rapproche notre mise en prose des textes historiques comme l’Histoire ancienne jusqu’à César28, dont on connaît le succès durable, et pourrait donc être interprété comme un moyen pour transmuer le fictionnel en histoire au moyen d’une « esthétique de la sobriété29 » narrative et stylistique visant la mise en valeur de la narration comme témoignage historique.

Dans l’échange entre Baudour et Ciperis cité plus haut, le metteur en prose intervertit également l’ordre des arguments mis en avant par la reine dans le poème : la première place est réservée à l’accord temporel selon lequel Ludovis aura la couronne un jour et une nuit seulement, tandis que l’évocation de la rupture du serment fait à Dieu vient après. La politique prime donc aux yeux du prosateur, soucieux de donner du relief aux questions concernant la succession au trône de France, qui trouvaient un écho dans les événements contemporains ; l’élément spirituel, représenté par la fondation d’une abbaye à Corbie et destiné à compenser le parjure prétendu de Ciperis, n’est cependant pas moins important, car on sait qu’il s’agit de l’une des rares données qui ont une correspondance dans l’histoire réelle : la reine Bathilde avait effectivement fait reconstruire le monastère de Corbie, fondé en 550 par sainte Clothilde et par Clotaire I sous les vocables de saint Pierre, de saint Paul et de saint Étienne30. En 1435 Corbie avait été remise au duc de Bourgogne par le traité d’Arras, mais la ville et l’abbaye furent l’objet de conflits entre le roi de France et le duc de Bourgogne jusqu’en 147731 ; cette donnée du récit évoquait donc un lieu réel où le conflit franco-bourguignon se matérialisait.

Le personnage pacificateur de la reine Baudour, dont on a vu l’ancrage dans la réalité de l’histoire, a aussi un rôle indirect dans l’apaisement du conflit externe avec les Sarrazins venus assiéger la ville impériale de Coualence, alias Coblenz, pour venger la mort du père de Salatrie, dont il sera question plus loin ; en effet, la paix entre Ludovis et Ciperis obtenue par l’intermédiaire de la reine permet une aide plus efficace contre les envahisseurs. Baudour-Bathilde est donc une figure de concorde, suivant la tradition hagiographique de ses vies latines, mais aussi conformément à un modèle littéraire qu’illustrent des œuvres comme le Champion des dames de Martin le Franc ou la Concorde des deux langages de Jean Lemaire de Belges32. Cependant, derrière ces topoi littéraires, les lecteurs de la prose pouvaient aussi voir la transposition de femmes de pouvoir contemporaines, comme celles évoquées dans les Chroniques de Froissart33, ou bien la duchesse Marguerite de Bavière femme de Jean sans Peur, qui fut chargée à plusieurs reprises de sauvegarder la paix dans les principautés méridionales à partir de 1409, ou encore Isabelle de Portugal, femme de Philippe le Bon. En effet, des recherches récentes ont mis en évidence le rôle des duchesses de Bourgogne dans la politique extérieure du duché entre la fin du xve et le début du xvie siècle34 ; la dame de paix qu’est Baudour dans Ciperis constitue donc indirectement une représentation de la réalité propre au temps où la mise en prose fut composée.

La recherche d’un dépouillement extrême qui conserve uniquement les éléments nécessaires à garantir la progression de l’histoire et l’éloignement systématique du contexte littéraire de la chanson de geste sont également visibles dans le personnage de Salatrie. Dans la chanson de geste, celle-ci était modelée sur les Sarrasines littéraires dont l’aspect physique rendaient prédisposées à recevoir la foi catholique ; le poète l’avait décrite par des épithètes formulaires faisant allusion à son vis cler et à son corps plaisant35, tandis que sa beauté était exaltée dans un court éloge prononcé par Ciperis :

Le dieu que vous creés, se le povair en a,
Gard vo belle faiture car mon corps n’avisa
Longtemps si belle dame, bien ait qui le porta
36.

Cette Sarrasine guerrière n’était pas sans rappeler sa quasi-homonyme Malatrie du Siege de Barbastre, tout d’abord dans l’inclination qu’elles partagent pour les étrangers catholiques dont on leur conte la beauté et les exploits37 ; en effet Salatrie prenait la parole pour la première fois pour exprimer en son for intérieur sa volonté de se faire chrétienne et épouser l’enfant de Ciperis dont on venait de lui faire l’éloge :

Par Mahommet, mon dieu ou ly mien corps se fie,
Quant je seray passee haulte mer a navie,
Se je voy és enfans ce que dit celle espie
Qu’ilz soient si tres beaulz et pleins de baronnie,
Je n’arresteray mais se seray baptisie,
Mais qu’avoir en puisse ung qui m’ara noepcoiie
38.

Dans la prose, ce monologue intérieur disparaît, bien que l’essentiel de l’intrigue ne change pas : Salatrie tombe amoureuse de l’un des enfants de Ciperis et dévoile son intention d’embrasser la foi catholique par amour :

Lors se devisa au roy assés longuement, puis demanda a veoir les enfans Siperis, et on lui les monstra, et tantot elle cheÿ es las d’amour ; sy ne vaut plus celer son coraige, ains dit au roy et a Siperis que elle volloit estre baptisie et laissier le loy Mahon, dont le roy fut moult joieux39.

Salatrie s’apparentait encore à Malatrie pour sa sagacité, qui se manifeste dans son habileté dans le jeu des échecs pratiqué au château de Couvalence, où elle tenait prisonnières les sept reines mariées aux fils de Ciperis venues à la suite de leurs maris engagés dans l’entreprise militaire contre les Sarrasins :

En la court du palais Ciperis deschent la
Puis monta en la sale ou la dame trouva,
Salatrie la belle qui adz eschés jua
A une des rouïnes
[…]40.

La vie au château, décrite aux laisses 216-217 et 226, faisait état de la bienveillance et de la générosité de Salatrie, dont le caractère débonnaire se manifestait par le soin avec lequel elle entretenait les sept dames ; l’emploi, en fin de vers, des verbes honnourer, conforter, saulver témoigne de l’importance que le poète attribuait à cette caractéristique de son personnage :

Prinses furent les dames qui pié n’en eschapa.
La belle Salatrie forment lez honnoura,
Tout ainsi que son corps elle les gouverna,
Et de tout son povoir elle lez conforta
Et leur dit : « Certes, dames, ne vous esmaiez ja.
Nul mal n’arés par moy, nulz ne vous meffera,
Car encontre tous hommes mon corps vous saulvera
41. »

La largesse de la princesse, qui ne manquait pas de pourveïr vitailles a foison afin que les dames aient a planté ce que leur sera bon42, et le raffinement de la vie menée au château complétaient la connotation positive de ce personnage, qui même avant la conversion au christianisme incarnait un idéal d’harmonie malgré sa force guerrière. Le luxe de sa cour, qui n’était pas sans évoquer en filigrane celui de la cour de Bourgogne, venait nuancer l’agressivité de ses qualités militaires, son courage et son adresse dans le maniement des techniques de guerre, en effaçant l’impression d’étrangeté suscitée par la représentation de la femme combattante43.

Ces traits du personnage sont conservés par le prosateur, mais dans une portion de texte infiniment plus réduite que les 41 laisses du poème et dans une prose dépouillée et épurée des traits stylistiques typiques de la chanson de geste ; l’élément de la beauté n’est pas repris :

Et a celle heure vint a Siperis .j. messagier qui ly conta toute le besongne que Salatrie avoit faicte a Qualence, et conment l’empreur y estoit mort, et conment elle tenoit les .vij. roynes sans leur faire quelque grief, et quant Siperis le sceut, il en fut moult dolent. Lors se mirenet a le voie, et y ala le roy Ludovis, et y menerrent moult grant ost, et chevaucherent tant que il furent auprés de Couvalence ; quant il furent par dela, le roy Ludovis consilla que on envoiast .j. messagier a Salatrie demander jour de bataille, ou de ost contre ost, ou de cent contre cent, ou d’un chevalier contre ung chevalier.
Lors dit Siperis qu’il iroit ; lors s’aparilla moult bien, et fit ordonner ses gens affin que, se il avoit affaire, que il le secourussent ; et s’en ala, et fit tant qu’il entra en la ville, et trouva ou palais Salatrie qui jouoit aux eschiés contre une des .vij. roinez. Lors le salua et lui dit qu’il estoit messagier du roy de Franche et de Siperis qui la l’envoioient ; et quant les roynes virent Siperis, elles le congnurent prestement et Siperis leur clugna l’oeul ; et puis Salatrie mena Siperis en sa chambre et manda les .vij. roinez, et sitot que elles furent venues, elles s’enclinarent Siperis, et Salatrie commencha a rire ; si lui demanda Siperis pourquoy elle rioit, et elle lui dit que c’estoit pour ce que il disoit que le roy et Siperis l’envoioient la et c’estoit il meismes44.

Dans les deux versions de Ciperis, Salatrie témoigne de passerelles possibles entre les mondes chrétien et païen, à une époque où le rêve d’assimiler l’univers musulman à la culture et au pouvoir de l’Occident se manifeste surtout par les nombreux projets de croisade dont les ducs de Bourgogne furent les promoteurs. Notre texte, qui décrit une assimilation plus pacifique du monde païen à la culture occidentale à travers le mariage et une certaine similitude des mœurs par delà les différences, permettait donc de suggérer une autre option possible dans le conflit avec les Sarrasins, très actuel aussi à l’époque de la composition de la mise en prose45.

Ce mode de représentation des rapports avec la civilisation musulmane est l’un des éléments qui ont pu entrer en jeu dans la reprise de la prose au xvie siècle. L’intérêt de la proposer aux lecteurs réside en premier lieu dans l’importance qu’avait l’évocation des origines mythiques de la monarchie française à une époque où la conception linéaire dégressive du temps, caractéristique de la culture médiévale, est remplacée progressivement par une conception cyclique qui justifiait l’émulation d’un passé grandiose, dans la conviction que l’âge d’or peut revivre dans le présent46 ; pour un roi issu d’une branche cadette de la famille royale comme le fut François Ier, les actions héroïques de Ciperis et ses conquêtes militaires extraordinaires pouvaient alors constituer une sorte de projection d’un mythe susceptible d’être réactualisé. Les membres féminins de la famille royale pouvaient eux aussi trouver un correspondant littéraire dans le personnage de la regina mediatrix tant à cause des événements qui caractérisèrent la régence de Louise de Savoie, que pour l’implication de Marguerite de Navarre dans plusieurs affaires du règne. Quant à la représentation des rapports avec les Sarrasins, elle pouvait servir à justifier indirectement les liens commerciaux et politiques de François Ier avec Soliman le Magnifique47. Le recherches de R. Mantron ont montré qu’après la chute de Constantinople, l’extension de l’empire ottoman du nord de l’Afrique jusqu’aux frontières de la Perse et aux plaines de la Hongrie avaient stimulé la publication d’ouvrages qui répondaient à des besoins d’informations à titres différents48 ; sans atteindre la valeur du traité polémique que Lemaire publia en 1511, ou des œuvres plus tardives à visée scientifique ou apologétique, comme le Voyage au Levant de Pierre Belon ou La République des Turcs de Guillaume Postel, notre prose a pu contribuer modestement à véhiculer auprès d’un public large et sous une forme ludique une représentation plus favorable des musulmans.

Le sens de notre prose épique serait alors de justifier le présent et d’indiquer une direction pour le futur ; la capacité du récit de projeter sur un passé lointain et mythique des situations et des interrogations propres à l’actualité a fait en sorte que même un texte littérairement modeste comme le nôtre ait pu contribuer à transmettre des valeurs collectives en devenant ainsi indirectement un instrument utile au pouvoir.

Notes

1 La mise en prose (Un mito alla corte di Borgogna. Ciperis de Vignevaux in prosa. Edizione con note critiche e commento linguistico-letterario, éd. L. RAMELLO, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2012) fut rédigée vraisemblablement en Bourgogne entre la fin du xive siècle et 1467, date de l’inventaire de la bibliothèque ducale portant la mention du texte (Ibid., p. 15-16). Elle est conservée dans le ms. unique Bruxelles, KBR, 3576-3577, mais au moins un autre ms. était connu au xvie siècle, comme le témoignent les transcriptions partielles effectuées par Claude Fauchet et éditées par J. G. Espiner Scott, Documents concernant la vie et les œuvres de Claude Fauchet, Paris, E. Droz, 1938, p. 252-261. Pour une analyse synthétique, cf. Nouveau Répertoire de mises en prose (xive-xvie siècle), dir. M. Colombo Timelli, B. Ferrari, A. Schoysman et Fr. Suard, Paris, Classiques Garnier, 2014 (Textes littéraires du Moyen Âge, 30 – Mises en prose, 4), p. 165-170. Retour au texte

2 La chanson de geste aurait été composée sous le règne de Charles VI (A Critical Edition of Ciperis de Vignevaux, éd. W. S. Woods, Chapel Hill, University of North Carolina, 1949 (University of North Carolina studies in the romance languages and literatures, 9), p. 5-7). Retour au texte

3 Sur la question dynastique dans la source et le rôle du mariage incestueux, cf. M. Heintze, « Ciperis de Vignevaux et l’origine de la famille royale dans l’épopée française », dans Au carrefour des routes de l’Europe : la chanson de geste, Aix-en-Provence, CUERMA, 1987 (Senefiance, 20-21), 2 vol., t. 1, p. 659-673. Retour au texte

4 Sur les imprimés, cf. L. Ramello, « Ciperis de Vignevaux e la sfida delle mises en prose. Questioni ecdotiche fra tradizione manoscritta e tradizione a stampa », dans Raconter en prose (xive-xvisiècle), éd. P. Cifarelli, M. Colombo Timelli, M. Milani et A. Schoysman, Paris, Classiques Garnier, 2017 (Rencontres, 279), p. 259-273 (p. 264). Retour au texte

5 Pour Clarisse et Orable, incarnant le modèle de la femme accusée injustement et bannie, cf. J.-P. Martin, Les Motifs dans la chanson de geste. Définition et utilisation (Discours de l’épopée Médiévale 1), Paris, Champion, 2017 (Essais sur le Moyen Âge, 65), 4.A1 et p. 143-144 ; Cl. Roussel, « Berthe, Florence, Hélène : trois variations épiques sur le thème de l’épouse persécutée », dans L’Épopée tardive, dir. Fr. Suard, Nanterre, Publidix Université Paris X, 1998 (Littérales : cahiers du département de français, 22), p. 39-60. Retour au texte

6 Sur le personnage de Baudour-Bathilde, cf. R. Folz, « Tradition hagiographique et culte de sainte Bathilde, reine des Francs », Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. 119/3, 1975, p. 369-384 ; J. E. Merceron, « De l’hagiographie à la chanson de geste : l’image de sainte Bathilde reine de France », dans Ce nous dist li escris… che est la verite. Études de littérature médiévale offertes à André Moisan par ses collègues et amis, dir. M. Lacassagne, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2000 (Senefiance, 45), p. 193-206. Retour au texte

7 Sur l’écriture de l’histoire et sa genèse, cf. C. Croizy-Naquet, « Écrire l’histoire : le choix du vers ou de la prose aux xiie et xiiisiècles », Médiévales, t. 38, 2000, p. 71-85. Claude Roussel signale que Bertrand du Guesclin aussi se situe aux marges du genre épique et de la chronique : cf. Cl. Roussel, « L’Automne de la chanson de geste », Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes, t. 12, 2005, p. 15-28 (§ 8 de la version en ligne). Retour au texte

8 François Suard a mis en évidence que malgré les contaminations avec le conte folklorique ou le roman, la perspective historique est au centre des proses épiques, surtout pour des remanieurs comme Jean Wauquelin : cf. Fr. Suard, « Les proses épiques. Difficulté et intérêt du classement », dans Pour un nouveau répertoire des mises en prose. Roman, chanson de geste, autres genres, dir. M. Colombo Timelli, B. Ferrari et A. Schoysman, Paris, Classiques Garnier, 2014 (Textes littéraires du Moyen Âge, 28 – Mises en prose, 3), p. 11-32 (p. 16-17). Retour au texte

9 À ce propos, cf. D. Collomp, « Faire du vieux avec du neuf ou l’épopée tardive, écho de l’histoire contemporaine », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, t. 35, 2018, p. 185-203 ; J.-P. Martin, « Le paradoxe de l’épopée médiévale : construire la vérité sur le passé avec les outils du conte », Le Recueil ouvert [en ligne], 2016 (http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoble-alpes.fr/revues/projet-epopee/199-le-paradoxe-de-l-epopee-medievale-construire-la-verite-sur-le-passe-avec-les-outils-du-conte-populaire). Retour au texte

10 A. Combes, « L’emprise du vers dans les mises en prose romanesques (xiiie-xve siècle) », dans Le Moyen Âge par le Moyen Âge, même. Réception, relectures et réécritures des textes médiévaux dans la littérature française des xive et xve siècles, dir. L. Brun, S. Menegaldo, A. Bengtsson et D. Boutet, Paris, Champion, 2012 (Colloques, congrès et conférences sur le Moyen Âge, 13), p. 115-140. Retour au texte

11 Un mito alla corte di Borgogna, éd. cit., p. 116-118. Retour au texte

12 A Critical Edition of Ciperis de Vignevaux, éd. cit., p. 175-176, 181-185. Retour au texte

13 Ibid., v. 6608, p. 175. Ce rôle de regina mediatrix serait l’avatar de la légende hagiographique qui a été consacrée à la reine, véritable femme de pouvoir car suivant le récit hagiographique, elle fut nommée régente à la mort de son mari, en 657 (cf. R. Folz, « Tradition hagiographique et culte de sainte Bathilde, reine des Francs » ; J. E. Merceron, « De l’hagiographie », p. 205-206). Retour au texte

14 Cf. J.-P. Martin, « À propos des motifs rhétoriques dans quelques chansons tardives », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, t. 35, 2018, p. 75-100 (p. 94). Sur les descriptions des personnages, cf. A. Moroldo, « Le portrait dans la chanson de geste », Le Moyen Âge, t. 86, 1980, p. 387-419 (1re partie) et t. 87, 1981, p. 5-44 (2e partie). Retour au texte

15 A Critical Edition of Ciperis de Vignevaux, éd. cit., p. 175. Retour au texte

16 Un mito alla corte di Borgogna, éd. cit., ch. XVII, § 12, p. 116. Retour au texte

17 Ibid., ch. XVIII, § 4, p. 116. Retour au texte

18 A Critical Edition of Ciperis de Vignevaux, éd. cit., v. 5901-5908, p. 157-158. Retour au texte

19 Selon Cl. Roussel, « L’Automne de la chanson de geste », p. 4, Ciperis formerait avec Theseus de Cologne, Florent et Octavian et Florence de Rome, une sorte d’histoire poétique de Dagobert. Retour au texte

20 A Critical Edition of Ciperis de Vignevaux, éd. cit., p. 158, 159-160, 181. Retour au texte

21 Cf. J. E. Merceron, « De l’hagiographie », p. 204-206. Retour au texte

22 A Critical Edition of Ciperis de Vignevaux, éd. cit., laisses 220-221, v. 6923-6965, p. 183-184. Retour au texte

23 Un mito alla corte di Borgogna, éd. cit., ch. XVIII, § 4-5, p. 116-118. Retour au texte

24 François Suard montre que les parémies permettent de conserver la fonction de communication rituelle qui fonde la relation entre un disant et un écoutant et faire redevenir vivant le langage de la chanson de geste au moment où le texte cesserait d’être communiqué par la parole (Fr. Suard, « La fonction des proverbes dans les chansons de geste des xive et xve siècles », dans Richesse du proverbe, éd. Fr. Suard et Cl. Buridant, Bien Dire et Bien Aprandre, t. 1, 1984, p. 131-144) ; cf. aussi T. Matsumura, « Les proverbes dans le Jourdain de Blayes en alexandrins », Travaux de linguistique et de philologie, t. 37, 1999, p. 171-215. Retour au texte

25 A Critical Edition of Ciperis de Vignevaux, éd. cit., v. 6972-6974, p. 185. Retour au texte

26 Un mito alla corte di Borgogna, éd. cit., ch. XVIII, § 6, p. 118. Retour au texte

27 C. Croizy-Naquet, « Écrire l’histoire », p. 79. Retour au texte

28 Sur le succès de cette compilation historique, cf. entre autres A. Rochebouet, « De la Terre sainte au Val de Loire : diffusion et remaniement de l’Histoire ancienne jusqu’à César au xve siècle », Romania, t. 134, 2016, p. 169-203. Retour au texte

29 C. Croizy-Naquet, « Écrire l’histoire », p. 78. Retour au texte

30 Abbé Martin-Val, Histoire de Boulogne-la-Grasse et des autres paroisses érigées sur les terres de La Terrière, données par Clotaire III et Ste Bathilde à l’abbaye de Corbie, en 662, Compiègne, Mennecier, 1891, p. 40-41 ; P.-N. Grenier, Histoire de la ville et du comté de Corbie, des origines à 1400, Paris – Amiens, Picard – Yvert et Tellier, 1910 (Documents inédits sur l’abbaye, le Comté et la ville de Corbie), p. 19, 21-28 ; cf. aussi la banque de données Bibale (http://bibale.irht.cnrs.fr/1425?search=corbie). Retour au texte

31 Martin-Val, Histoire de Boulogne-la-Grasse, p. 64, 72-79. Retour au texte

32 J. Devaux, « A vostre priere et parole il en vauldra grandement mieulx : images de la médiatrice dans les Chroniques de Froissart », dans Femmes de pouvoir, femmes politiques durant les derniers siècles du Moyen Âge et au cours de la première Renaissance, éd. E. Bousmar, J. Dumont, A. Marchandisse et al., Bruxelles, De Boeck, 2012 (Bibliothèque du Moyen Âge, 28), p. 601-614 (p. 602). Retour au texte

33 Ibid. p. 608-614. Retour au texte

34 Cf. A. Marchandisse, « Le pouvoir de Marguerite de Bavière, duchesse de Bourgogne. Une esquisse », dans Femmes de pouvoir, p. 493-506 et la bibliographie citée dans cet article, ainsi que dans le reste du volume ; M. Sommé, Isabelle de Portugal, duchesse de Bourgogne. Une femme de pouvoir au xve siècle, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1998 (Histoire et civilisations). Retour au texte

35 A Critical Edition of Ciperis de Vignevaux, éd. cit., v. 6718, 6755, p. 178. Retour au texte

36 Ibid., v. 7106-7108, p. 188. Retour au texte

37 Cf. par exemple Le siège de Barbastre, éd. B. Guidot, Paris, Champion, 2000 (Classiques français du Moyen Âge, 137), v. 1537, p. 143. Retour au texte

38 A Critical Edition of Ciperis de Vignevaux, éd. cit., v. 6688-6694, p. 177. Retour au texte

39 Un mito alla corte di Borgogna, éd. cit., ch. XVIII, § 9, p. 118. Retour au texte

40 A Critical Edition of Ciperis de Vignevaux, éd. cit., v. 7089-7093, p. 187-188. Retour au texte

41 Ibid., v. 6787-6794, p. 180. Retour au texte

42 Ibid., v. 6802, 6804, p. 180. Retour au texte

43 Cf. H. Solterer, « Figures of female militancy in medieval France », Signs, t. 16/3, 1991, p. 522-549 ; D. Collomp, « Quand la femme se fait chevalier ou comment concilier mesure féminine et démesure épique », dans Romans d’Antiquité et littérature du Nord. Mélanges offerts à Aimé Petit, éd. S. Baudelle-Michels, M.-M. Castellani et al., Paris, Champion, 2007 (Colloques, congrès et conférences sur le Moyen Âge, 7), p. 137-157, (p. 143-147). Retour au texte

44 Un mito alla corte di Borgogna, éd. cit., ch. XVIII, § 6-7, p. 118. Retour au texte

45 Cf. R. Mantron, « L’évolution de la vision de l’Orient au xvie et xviie siècle », Cahiers de la Méditerranée, t. 35-36, 1987, p. 117-123. Retour au texte

46 Cf. A. Desbois-Ientile, « Récits des origines et sens du passé au début du xvie siècle », Camenulae, t. 11, 2014, p. 1-14 (p. 3). Retour au texte

47 La France envoya un ambassadeur à Constantinople dès 1535. Retour au texte

48 Cf. A. Desbois-Ientile, « Récits des origines ». Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Paola Cifarelli, « Autour de quelques personnages féminins dans la mise en prose de Ciperis de Vignevaux », Bien Dire et Bien Aprandre, 36 | 2021, 125-136.

Référence électronique

Paola Cifarelli, « Autour de quelques personnages féminins dans la mise en prose de Ciperis de Vignevaux », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 36 | 2021, mis en ligne le 01 février 2022, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/84

Auteur

Paola Cifarelli

Università degli Studi di Torino

Droits d'auteur

CC-BY-NC-ND