Figures de Byzance, de l’usurpation à la fable politique

DOI : 10.54563/bdba.931

p. 309-320

Outline

Text

Taxiarchis G. Kolias déclare en 2003 : « [L’enseignement de Byzance] devrait être promu dans d’autres pays de l’Union Européenne où il ne saurait, naturellement, être davantage réduit, étant à présent quasi inexistant1. » Je ne sais pas si ses prévisions optimistes se réaliseront mais force est de constater qu’avec l’effacement de Byzance – à qui l’on ne concède même pas le rôle qui lui est dû dans la conservation et la propagation du savoir antique2 – ce sont environ mille années du Moyen Âge qui sont ignorées en dehors du domaine très spécialisé des études byzantines. Comment comprendre cette oblitération ? Par la réunion des intérêts de l’Église romaine soucieuse de discréditer sa rivale, « repaire de schismatiques qu’il convient de ramener à une juste obédience3 » et de la pensée éclairée horrifiée devant les abus du « césaropapisme » pour reprendre Marie-France Auzépy4 ? En effet, cet empire dégage l’image d’une altérité radicale, alors qu’il n’a eu de cesse de se déclarer romain. Byzance associée sémantiquement à la complication excessive et inutile ou à l’opulence la plus insolente5 semble devoir subsister dans nos mémoire collectives comme un ailleurs exotique et comme une pensée qui serait radicalement étrangère aux valeurs de l’ouest. Il y a une cristallisation de la ville dont il faut comprendre les modalités, afin de mieux comprendre l’originalité de Marmontel et de son œuvre, Bélisaire, qui part de l’image traditionnelle du pouvoir grec pour proposer un modèle politique modéré destiné aux monarques absolus de l’Europe.

Les permanences d’une critique

De Procope à Walter Scott, en passant par Villehardouin et Voltaire, on est frappé de la permanence d’une image particulièrement cruelle du pouvoir byzantin. Cette constance touche les représentations contemporaines quelles que soient les époques, c’est-à-dire le vie siècle et le règne de Justinien pour les Anecdotes de Procope ou encore le début du xiiie siècle pour les croisés français, Geoffroy de Villehardouin et Robert de Clari. Il n’est dès lors guère étonnant que la postérité de l’empire sur scène soit figée elle aussi, je songe à Héraclius de Corneille de 1647 qui a pour cadre Byzance au viie siècle, ainsi qu’à Irène de Voltaire que le philosophe dédie à son grand prédécesseur en 1778 et qui montre l’empire au xie siècle. L’historiographie du xviiie siècle donne également une image plutôt homogène dans l’horreur des mille années de l’histoire byzantine. Je pense assurément à l’œuvre de Gibbon ainsi qu’aux chapitres moins connus de l’Essai sur les mœurs de Voltaire qui, de façon morcelée, réaffirme la cruauté du régime comme une litanie macabre et particulièrement efficace en raison du style resserré de l’auteur :

En effet, quel spectacle nous présente Constantinople ? Maurice et ses cinq enfants massacrés ; Phocas assassiné pour prix de ses meurtres et de ses incestes ; Constantin empoisonné par l’impératrice Martine, à qui on arrache la langue, tandis qu’on coupe le nez à Héracléonas son fils ; Constant qui fait égorger son frère ; Constant assommé dans un bain, par ses domestiques ; Constantin Pogonat qui fait crever les yeux à ses deux frères ; Justinien II, son fils, prêt à faire à Constantinople ce que Théodose fit à Thessalonique, surpris, mutilé et enchaîné par Léonce, au moment qu’il allait faire égorger les principaux concitoyens ; Léonce bientôt traité lui-même comme il avait traité Justinien II ; ce Justinien rétabli, faisant couler sous ses yeux, dans la place publique, le sang de ses ennemis, et périssant enfin sous la main d’un bourreau ; Philippe Bardanès détrôné et condamné à perdre les yeux ; Léon l’Isaurien et Constantin Copronyme morts, à la vérité, dans leur lit, mais après un règne sanguinaire, aussi malheureux pour le prince que pour les sujets ; l’impératrice Irène, la première femme qui monta sur le trône des Césars, et la première qui fit périr son fils pour régner ; Nicéphore, son successeur, détesté par ses sujets, pris par les Bulgares, décollé, servant de pâture aux bêtes, tandis que son crâne sert de coupe à son vainqueur ; enfin Michel Curopalate, contemporain de Charlemagne, confiné dans un cloître et mourant ainsi moins cruellement, mais plus honteusement que ses prédécesseurs. C’est ainsi que l’empire est gouverné pendant trois cents ans. Quelle histoire de brigands obscurs, punis en place publique pour leurs crimes, est plus horrible et plus dégoûtante6 ?

On excusera cette citation fort longue d’un texte qui est souvent mal connu, mais il faut savoir que cette vision vertigineuse du crime reprend de plus belle après cette brève récapitulation de deux lignes qui assimile l’empire à une association de malfaiteurs de la pire espèce. Byzance devient ainsi le symbole de tous les excès dont l’humanité est capable, excès qui constituent, selon Voltaire, la matière première de l’Histoire. Nous sommes parfois très loin dans l’Essai sur les mœurs de l’optimisme conquérant généralement attribué aux Lumières.

Parmi les motifs de cette violence d’état, certaines mutilations reviennent plus fréquemment dans la littérature, comme les mains coupées et les yeux crevés, avec quelques variantes néanmoins, puisque, dans Count Robert of Paris, le pouvoir a fait croire à Ursel qu’il était aveugle, suite à une opération douloureuse. Cette variante semble reprendre sur le mode de l’euphémisme les détails des Anecdotes7 (XVI, 22) où Diogène, torturé avec des bandes de cuir serrées autour de sa tête, pense que les yeux lui sont sortis des orbites ! Cette récurrence des supplices en tous genres est d’autant plus remarquable dans le cas de la pièce de Corneille qu’elle a une coloration byzantine très faible, puisque, de l’aveu même de l’auteur, Héraclius prend de nombreuses libertés avec l’Histoire, dont il n’a conservé que l’ordre de succession8. Ainsi Phocas, l’empereur, rappelle-t-il ses forfaits dès les premières répliques :

Mais le sang répandu de l’empereur Maurice,
Les cinq fils, à ses yeux envoyés au supplice,
En vain en [i.e. du trône] ont été les premiers fondements (…)9.

La situation, déjà horrible en elle-même, d’un empereur renversé qui doit assister à l’exécution de ses fils est accentuée par des détails particulièrement odieux qui témoignent d’une certaine complaisance de la part de Phocas, complaisance qui est le signe même de son pouvoir arbitraire ainsi que de sa « fureur » sanguinaire : « Il n’avait que six mois, et, lui perçant le flanc,/ On fit dégoutter plus de lait que de sang10. » L’auteur met l’accent sur la jeunesse innocente de la victime afin de provoquer chez le spectateur un frisson d’effroi.

Pour Corneille, comme pour Voltaire, le caractère tyrannique du pouvoir byzantin est fondé sur l’usurpation qui constitue le moteur même des excès impériaux. Corneille rappelle la modestie des origines de Phocas, « simple soldat à l’empire élevé » (acte I, scène 1, v. 11). De son côté, Alexis rappelle sous une forme proverbiale dans Irène, « Et les usurpateurs sont toujours des tyrans », à l’acte I, scène 3, qui marque sa première apparition sur scène. Cette réplique n’est pas sans une pointe d’ironie de la part de l’auteur, puisque le personnage va, à son tour, renverser l’empereur Nicéphore pour reprendre pour lui-même Irène et pour le prétendu bien de l’Empire. Selon un schéma qui n’est pas propre à l’empire byzantin mais récurrent dans l’historiographie contemporaine, une transgression en appelle toujours une autre, bien qu’elle ait été accomplie au nom de la justice et pour corriger les excès du pouvoir. En cela, et je nuancerai le propos d’Olivier Delouis qui voit seulement dans la pièce Irène « la satire de l’absolutisme, grec pour l’occasion […]11 », dans la mesure où Voltaire comme Gibbon témoignent plus spécifiquement des dangers d’une succession élective qui laisse place à des vacances du pouvoir. En effet, le système, qui est déjà celui de la succession impériale romaine est identifié comme un facteur de désordre par l’Anglais. Il y a là une incompréhension politique majeure qu’il faut souligner car une élection ne semble pas apporter une légitimité durable. Curieusement, c’est Robert de Clari qui fait le mieux comprendre les ambiguïtés du système politique, dans une scène où Boniface de Monferrat, le « marquis », cherche à donner un air de légitimité héréditaire à la succession, par le biais de l’impératrice, qu’il a épousée, et de ses enfants :

Si amenoit se femme avant, et disoit se femme : « Ba ! de ne me connissiés vous que je soie empereris et de ne connissiés vous mes deux enfans que jou euch de Kyrsaac l’empereeur ? » Si amenoit avant ses enfans, tant que uns sages hons de le chité respondi : « Ouil », fist chis, nous connissons bien que che fu femme Kyrsaac et que che furent si enfant. Ba ! » fist li marchis, « pour coi ne connissiés vous dont l’un des enfans a seigneur ? – Je le vous dirai », fist chis, « alés en Constantinoble et faites loi coroner ; et quant il ara sis en le caiiere Coustentin et nous le sarons, adont si en ferons chou que faire en deverons12.

Pour l’interlocuteur du marquis, c’est le sacre qui justifie le successeur et non pas une quelconque hérédité qui impose la nécessité d’un sacre. La politique byzantine apparaît bien ici comme un pouvoir du fait accompli, puisque la cérémonie entraîne l’obéissance de la population. Il me semble que cette description n’est pas tout à fait comparable aux sacrements liés au pouvoir monarchiste en Occident, tels qu’ils sont représentés sous la plume d’un autre philosophe du xviiie siècle, Hume qui est également préoccupé du désordre successoral de la nation anglaise : l’onction royale qui est commune à la royauté anglaise comme à la royauté française vient en quelque sorte apporter comme un sceau sacré à une légitimité qui reste en puissance tant que le couronnement n’a pas suivi tous les rites. Dans l’image de Byzance telle qu’elle est véhiculée, la succession des traîtrises et des complots ôte toute possibilité de sacralisation réelle du pouvoir. L’incompréhension occidentale est telle que Corneille dans Héraclius suggère que les enfants de Maurice, comme leur père, forment une dynastie au sens français : pour que le cycle infernal des usurpations puisse être rompu, il faut que la légitimité d’Héraclius apparaisse dans sa filiation avec Maurice et dans son refus de tuer Phocas, son père adoptif. La solution est ainsi trouvée dans le pouvoir « généreux » d’une « âme bien née », solution qui allie les avantages de la naissance et d’une force contrôlée qui obéit aux lois. En quelque sorte, l’empereur n’est plus un tyran oriental, il a été ramené à des normes plus occidentales, le travail d’assimilation accompli annonce les stratégies de Du Cange qui rappelle en 1680 les droits français sur Constantinople tout en affirmant la supériorité du mode français de succession13.

Cette constance dans la critique conduit même Voltaire à un certain nombre de contradictions par rapport aux croisades. D’un côté, comme on peut s’y attendre, le fanatisme des croisades, qu’il appelle « fureur épidémique14 », est fortement critiqué, à tel point qu’il brosse un portrait plutôt favorable d’Alexis Comnène qui « était assurément sage et modéré15 » ; de l’autre, il reprend l’argumentaire des croisés tel qu’on le trouve sous la plume de Villehardouin et de Robert de Clari pour justifier le saccage de Constantinople deux générations plus tard. Plus particulièrement, il retient l’hypothèse développée par Clari selon laquelle les Grecs auraient fait appel aux Occidentaux pour que ces derniers règlent les problèmes de la succession byzantine. Une nouvelle fois, l’enchaînement des horreurs et des crimes est une justification à l’interprétation occidentale. De même, le malheur des Grecs, paralysés par leurs superstitions au moment de la dernière attaque mahométane16 est, semble-t-il, la conséquence de leurs propres abus et des controverses religieuses qu’ils ont eux-mêmes suscitées : face à eux les Turcs apparaissent, sous la plume de Voltaire, comme des conquérants magnanimes17. Même si Walter Scott est assurément moins hostile au christianisme que ne l’est Voltaire, il suggère que les malheurs à venir (le saccage de Constantinople par les croisés) qui sont présentés en filigrane dans l’intrigue, sont la conséquence de la fourberie grecque, incarnée par Alexis et par sa cour corrompue. Le contraste entre les artifices orientaux et la simplicité barbare mais droite des croisés ne saurait être plus grand. Un même jugement est donc implicitement donné : Byzance n’a pas le droit d’incarner l’héritage de Rome, toute prétention en ce sens relève d’une usurpation fondamentale beaucoup plus grave, puisqu’elle touche à l’empire romain d’Orient tout entier.

L’illégitimité de Byzance

Sur ce thème également, l’accord entre les auteurs, qu’ils soient britanniques ou français, est perceptible. Gibbon le rappelle, Constantin a construit la nouvelle capitale en pillant le restant de l’empire de ses trésors et en l’affaiblissant irrémédiablement. Déjà, l’esprit véritable de Rome s’est évanoui. Aussi le projet s’avère-il illusoire. Le prétendu bon prince se transforme en despote rapace (« rapacious vanity of a despot »18) puisque Constantinople devient l’écrin du pillage impérial et traduit la banqueroute réelle de Rome19. L’opulence cache la servitude des habitants de la ville d’or, la tyrannie orientale dont on ne sait pas si elle est la cause ou la conséquence de cette servitude corrompt l’esprit du peuple :

But the subjects of the Byzantine empire, who assume and dishonour the names both of Greeks and Romans, present a dead uniformity of abject vices, which are neither softened by the weakness of humanity, nor animated by the vigour of memorable crimes20.

La fin des propos de Gibbon peut sembler paradoxale suite au catalogue des crimes que nous avons eu l’occasion de faire, mais l’argument est le suivant : il y a une telle répétition d’horreurs qu’il est impossible pour l’historien de relater les faits tant ils sont uniformes dans leur horreur même. Ce type d’explication est récurrent dans l’historiographie du xviiie siècle, puisqu’on le trouve sous la plume de Hume et de Robertson pour le récit des diverses révolutions barbares. En fait, pour Gibbon, comme pour Voltaire, malgré l’existence de nombreuses annales, l’histoire byzantine est inénarrable, si ce n’est comme acteur passif de la véritable Histoire, celle de la conquête musulmane21. Lorsque Voltaire rappelle que « les habitants s’appelaient Romains et non Grecs. Leur État était l’empire romain ; et les peuples d’Occident, qu’ils nommaient Latins, n’étaient à leurs yeux que des barbares révoltés22 », on sent toute l’ironie de l’auteur qui se moque de l’outrecuidance byzantine. Mais si l’on suit cette hypothèse de la corruption grecque (« Un mélange de l’artifice des Grecs et de la férocité des Thraces formait le caractère qui régnait à la cour23 ») qui fait que les subtilités de la pensée byzantine ne sont que les caricatures grimaçantes de la pensée antique, alors la richesse extraordinaire de la ville, les arts les plus raffinés qui s’y développent encore au milieu des révolutions incessantes paraissent presque inexplicables. Comment se fait-il que dans sa dépravation Constantinople reste la ville la plus peuplée de la chrétienté ? C’est à ce paradoxe que Voltaire se heurte constamment24. Il suggère de ce fait que la ville illustre a une vie de parasite, s’enrichissant « des dépouilles des provinces », lorsque les chrétiens d’Orient fuient devant « le joug mahométan25 ». Du tableau de merveilles brossé par les croisés26, Walter Scott tire un univers purement artificiel où chaque création extraordinaire est destinée à tromper et à impressionner le spectateur. Les plus belles créations se transforment donc en instruments de l’oppression byzantine27, puisqu’elles jouent des superstitions magiques des croisés28. Nous pouvons même penser que l’Écossais signifie l’hybris de tout un peuple qui cherche à concurrencer la nature, c’est-à-dire la création divine elle-même.

Le caractère contre nature du pouvoir grec se traduit également dans le roman scottien par l’inversion des sexes. Les hommes ont perdu leur virilité et doivent faire appel à des mercenaires barbares. Parallèlement, Anne Comnène sort de son rôle en voulant jouer à la femme savante et en cherchant à reproduire artificiellement dans sa prose fleurie la grandeur antique disparue. Le romancier suit fidèlement Gibbon sur tous ces points. Mais nous pouvons constater que l’historienne n’est pas la seule dans le roman à sortir de son rôle, elle est accompagnée de femmes guerrières venues d’Occident, comme si le lieu en lui-même encourageait de telles inversions de rôles. En effet, il existe une littérature byzantine importante qui peint des femmes travesties. Ce sont des héroïnes qui se mêlent aux hommes dans les monastères afin de renoncer « au sexe féminin et à la vie sexuelle29 » et qui jusqu’à la mort arrivent à tromper les membres de la congrégation. À l’origine, ces situations appartiennent à la veine hagiographique, puisqu’il s’agit, par ce travestissement, d’accéder à une forme de sainteté dans le renoncement total de son identité, mais on se doute des fantasmes que ces récits ont pu éveiller par la suite. Liz James rappelle que dans Count Robert of Paris, Scott avait imaginé à l’origine une situation assez inconvenante pour l’époque qui développait encore davantage cette thématique d’inversion des sexes, puisque la comtesse Brenhilda se livrait à un combat au glaive avec Anna Comnena et s’évanouissait pendant le combat en raison de son état de grossesse30 ! La femme byzantine concentre sur elle – plus ou moins implicitement selon les cas – les fantasmes du travestissement liés aux images de la sexualité effrénée de Théodora dans les Anecdotes, fantasmes qui ont été particulièrement développés dans la littérature décadente, qu’elle soit française ou britannique31.

En fait, ces images d’inversion des sexes peuvent en partie expliquer la stérilité supposée de Byzance qui est présentée comme un organisme vieilli qui ne peut se rajeunir en donnant naissance à une descendance, comme le rappelle Jacob Burckhardt qui critique ce lieu commun : l’empire est réduit pendant longtemps à une sorte d’état intermédiaire, incapable de vivre et de mourir tout à fait32. Par rapport à Rome, Constantinople est un greffon et les implications de cette image sont parfaitement développées par Walter Scott :

The close observers of vegetable nature have remarked that when a new graft is taken from an aged tree it possesses indeed in exterior form the appearance of a youthful shoot, but has in fact attained to the same state of maturity, which has been reached by the parent stem. Hence, it is said, arises the general decline and death that about the same season is often observed to spread itself through individual trees of some particular species, all of which, deriving their vital powers from the parent stock, are therefore incapable of protracting their existence longer than it does33.

La mort de Byzance est dès lors inévitable, d’une certaine manière en raison de son héritage romain même. Une comparaison végétale analogue se trouve sous la plume de Voltaire (« l’empire de Constantinople comme un grand arbre, vigoureux, mais déjà vieux, dépouillé de quelques racines, et assailli de tous côtés par la tempête34 ») pour traduire cette espèce de vie paradoxale et illusoire que connaît l’empire.

Devant des critiques aussi unanimes sur la cruauté, la corruption et la stérilité byzantines, le caractère exceptionnel du récit dialogué de Marmontel ne peut que paraître plus éclatant.

Marmontel, une exception ?

L’auteur du Bélisaire met un point d’honneur à marquer ses distances par rapport à la tradition la plus noire de l’Histoire byzantine, puisqu’il rejette l’authenticité des Anecdotes de Procope dans la préface, et qualifie cet ouvrage d’« amas informe d’injures grossières et de faussetés palpables35 ». Ce rejet justifie l’image qu’il donne du chef de guerre et de son entourage. Loin de son image de mari faible et complaisant, Bélisaire est soutenu par l’amour conjugal le plus pur et le plus édifiant, comme le montre la scène où il est arraché à sa famille : « Le réveil d’Antonine sa femme et d’Eudoxe sa fille unique fut le tableau le plus touchant de la douleur et de l’effroi » (p. 43) ; ainsi que sa mort des plus pathétiques lorsqu’elle découvre son mari aveugle (p. 52). Par le pathos, la corruption de la cour, nous y reviendrons, paraît mise à distance. De même rompant de nouveau avec les Anecdotes, l’empereur Justinien qui a certes privé Bélisaire de ses yeux, n’est pas le fléau de l’humanité que dépeint Procope, mais un dirigeant trompé. La faute est rejetée sur d’autres, sur une cour voluptueuse et trompeuse qui demeure dans l’anonymat36, de sorte que le personnage impérial, malgré la cruauté d’un châtiment infligé injustement, échappe aux associations habituelles à la figure du tyran oriental. Les remords qu’il ressent devant le spectacle du vieillard aveugle en sont la preuve (p. 59), ainsi que les effusions finales où Justinien avoue son identité dans les bras mêmes de Bélisaire (p. 208-209).

La volonté de préserver le pouvoir monarchique est d’autant plus évidente que son successeur Tibère est représenté de façon très élogieuse : « Le jeune Tibère, qui depuis fut un Empereur vertueux » (p. 13) marque l’entrée en scène du personnage, plus loin l’auteur rappelle qu’il a une « belle âme » (p. 55). Même si certains éléments de la légende noire byzantine demeurent, comme les supplices et les complots, Marmontel ne conserve pas l’idée d’un état fondé sur une succession de crimes et d’usurpations. Aussi Bélisaire n’a-t-il de cesse de répéter que le peuple ne doit pas se servir de son nom et de sa destinée malheureuse pour se révolter contre le pouvoir :

Dès que le peuple le vit sortir de révolte de sa prison, les yeux crevés, ce ne fut qu’un cri de douleur et de rage. Mais Bélisaire l’apaisa. Mes enfants, leur dit-il, l’Empereur a été trompé : tout homme est sujet à l’être ; il faut le plaindre et le servir. Mon innocence est le seul bien qui me reste ; laissez-la moi. Votre révolte ne me rendrait pas ce que j’ai perdu ; elle m’ôterait ce qui me console de cette perte. (p. 47)

La sagesse de l’ancien chef de guerre est associée à son stoïcisme dans l’adversité et dans tous les revers inévitables de la fortune : modération et contrôle des passions doivent l’emporter en toutes circonstances. Le monarque tel qu’il est représenté dans les discours de Bélisaire est fidèle à l’image paternelle de la monarchie absolue, le roi a pour tâche écrasante de songer à sa population entière et Marmontel met en avant les avantages du pouvoir personnel mais éclairé du monarque par rapport à une forme de dilution du pouvoir entre plusieurs institutions qui à leur tour peuvent devenir tyranniques. Le passage est particulièrement savoureux si l’on garde à l’esprit que c’est Justinien qui s’adresse à Bélisaire :

Frappé de l’injustice que l’on a fait commettre au malheureux vieillard qui vous a condamné, je méditais avec mon fils sur les dangers du rang suprême ; et je lui disais qu’il était bien étrange qu’une multitude d’hommes libres eût jamais pu s’accorder à remettre son sort dans les mains d’un seul homme faible et fragile comme eux, facile à surprendre, sujet à se tromper, et en qui l’erreur d’un moment pouvait devenir si funeste ! Et croyez-vous dit Bélisaire, qu’un Sénat, qu’un peuple assemblé soit plus juste et plus infaillible ? […] Multiplier les ressorts du gouvernement, c’est en multiplier les vices, car chacun y apporte les siens. (p. 69)

Justinien demeure donc suffisamment vertueux pour reconnaître ses erreurs, à la différence de la cour qui est, selon Bélisaire, incapable de ressentir de la honte devant ses erreurs (p. 56). La défense de la monarchie personnelle n’est donc pas un fait isolé. Les sentiments de l’empereur jouent d’ailleurs un rôle important dans l’intrigue : au spectacle de la vertu et des paroles empreintes de stoïcisme de son interlocuteur, Justinien est capable d’être ému et de se laisser convaincre. Byzance ne peut plus avoir cette image de stérilité irrémédiable dès lors que ces dirigeants – Justinien et le futur Tibère – se montrent aussi conscients de la souffrance et des injustices commises. Au sein de l’intrigue, l’exemple de Bélisaire a convaincu et a remporté l’assentiment de ces deux figures du pouvoir. Malgré ses défauts, nous pouvons reconnaître à l’ouvrage une grande cohérence puisque le rejet de la tyrannie qui passe par le contrôle de sa volonté, de ses rêves de toute-puissance, touche aussi bien l’individu, le pouvoir royal que la vision que Marmontel veut nous donner du divin :

Ne voulez-vous pas que je représente le Dieu que je dois adorer comme un tyran triste et farouche qui ne demande qu’à me punir ? (p. 177)

Encore une fois les écarts que Marmontel prend par rapport à la légende noire de Byzance sont évidents : loin de représenter les controverses théologiques violentes pour lesquelles Constantinople est connue, il met dans la bouche du chef guerrier des paroles de tolérance extrême qui ont largement contribué à l’affaire du Bélisaire. C’est peut-être ici que l’on peut s’interroger sur les raisons qui ont poussé l’encyclopédiste à rompre avec une certaine image commune car ses adversaires ont pu facilement ironiser sur sa leçon de philosophie en montrant qu’elle ne reposait sur aucune réalité historique.

On a déjà perçu cette volonté d’assimiler l’empire byzantin sous la plume de Corneille qui au travers d’Héraclius prône, comme Marmontel plus tard, un pouvoir monarchique qui reposerait sur l’absolue maîtrise du monarque sur lui-même et ses passions. Dans le Bélisaire, l’orthodoxie de cette proposition est dissimulée par le scandale qui a entouré le récit, puisque Marmontel a été accusé de propager le déisme et de vanter une religion naturelle qui n’aurait plus besoin de révélation. L’argumentaire des opposants de l’encyclopédiste prouve que l’ailleurs byzantin ne se laisse pas assimiler avec autant de facilité. Ni le parti de la Sorbonne au dix-huitième siècle, ni, comme le rappelle Olivier Delouis, Joseph de Maître à la Restauration ne songèrent à contester cette légende noire qui avait été amplifiée par Voltaire et Gibbon. Constantinople est en ce sens le symbole même d’un héritage refusé, parce que l’empire a eu le malheur d’avoir été défait. Ce n’est sûrement pas un hasard si Voltaire et Gibbon ont été fascinés par les Ottomans, eux qui voyaient dans Mahomet un chef guerrier dont la réussite militaire a été un signe de vigueur.

Notes

1 Taxiarchis G. Kolias, « Byzance dans les manuels d’histoire grecs », Byzance en Europe, dir. M.-F. Auzépy, Saint Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2003, p. 69. Return to text

2 Voir M.-F. Auzépy, « La fascination de l’Empire », Byzance en Europe, op. cit., p. 10 ; J. Harris, « Greek scribes in England : the evidence of episcopal registers », Through the Looking Glass, Byzantium through British Eyes, éd. R. Cormack, E. Jeffreys, Aldershot-Burlington-Sidney, Variorum, Ashgate, 2000, pp. 121-126, passim ; Byzance retrouvée, érudits et voyageurs français (xvie-xviiie siècles), M.-F. Auzépy, « Introduction », Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 17 ; J. Burkhardt, « Das byzantische Reich », Vorträge 1870-1892, München-Basel, C.H. Beck-Schwabe & Co, München, 2003, p. 536. Return to text

3 Voir Byzance retrouvée, op. cit., p. 9. Return to text

4 M.-F. Auzépy, « La fascination de l’Empire », op. cit., p. 8. Return to text

5 M.-F. Auzépy, ibid., pp. 8-9. Return to text

6 Voltaire, Essai sur les mœurs, éd. R. Pomeau, Paris, Garnier, 1990, t. 1, pp. 404-405. Return to text

7 Procopius, The Anecdota or Secret History, trad. H. B. Dewing, Works, vol. VI, Londres-Cambridge-Harvard University Press, William Heinemann Ltd, XVI, 22, p. 197. Return to text

8 Corneille, Héraclius, « Au lecteur », Théâtre complet, éd. L. Picciola, Paris, Garnier, 1996, t. 2. Return to text

9 Corneille, ibid., acte I, scène 1, vv. 21-24, p. 623. Return to text

10 Corneille, ibid., acte I, scène 1, vv. 39-40, p. 624. Return to text

11 « Byzance sur la scène littéraire française (1870-1920) », Byzance retrouvée, op. cit., p. 105. Return to text

12 Robert de Clari, La Conquête de Constantinople, ed. et trad. J. Dufournet, Paris, Champion, 2004, pp. 196-197 : « Et il faisait avancer sa femme qui disait : « Eh bien ! Seigneurs, ne reconnaissez-vous pas mes deux enfants que j’ai eus de l’empereur Isaac ? » Et elle faisait avancer ses enfants si bien qu’un homme sage de la cité répondit : « Oui, fit celui-ci, nous reconnaissons bien que ce fut la femme d’Isaac et que ce sont ses enfants. Eh bien ! dit le marquis, pourquoi ne reconnaissez-vous pas l’un des enfants pour seigneur ? – Je vous le dirai, fait l’homme, allez à Constantinople et faites-le couronner et quand il sera assis sur le trône de Constantin et que nous le saurons, alors nous ferons à son sujet ce que nous devrons faire. » Return to text

13 Voir J.-M. Speiser, « Du Cange and Byzantium », Through the Looking Glass, op. cit., p. 201. Return to text

14 Voltaire, Essai sur les Mœurs, op. cit., p. 560. Return to text

15 Ibidem, p. 561. Return to text

16 Voltaire les dépeint attendant la venue d’un ange au lieu de combattre (ibid., p. 821). Return to text

17 Ibid., p. 822. Return to text

18 Gibbon, The History of the Decline and Fall of the Roman Empire (1776-1788), éd. D. Womersley, Londres-New York-Victoria, Penguin, 1994, vol. I, p. 596. Return to text

19 Ibid., vol. I, p. 635. Return to text

20 Gibbon, op. cit., vol. III, p. 24. Return to text

21 Ibid., vol. III, p. 25 : « From these considerations, I should have abandoned without regret the Greek slaves and their servile historians, had I not reflected that the fate of the Byzantine monarchy is passively connected with the most splendid and important revolutions which have changed the world. » Return to text

22 Voltaire, op. cit., pp. 554-555. Return to text

23 Ibid., p. 404. Return to text

24 Ibid, p. 408, p. 554. Return to text

25 Ibid, p. 554. Return to text

26 Robert de Clari, op. cit., p. 103. Return to text

27 Voir J. Miller Janssen, « Setting as an Expression of Theme in Scott’s Count Robert of Paris », Studies in Scottish Literature, éd. G. Ross Roy, University of South Carolina Press, vol. XIII, 1978, p. 113. Return to text

28 Il faut rappeler que dans sa description de Constantinople, Robert de Clari fait souvent allusion à la magie. Return to text

29 G. Sidéris, « Le sexe des anges : la byzantologie et les questions de genre », Byzance en Europe, op. cit., p. 218. Return to text

30 « ‘As the actress said to the bishop…’ : the portrayal of Byzantine women in English-language fiction », Through the Looking Glass, op. cit., p. 238. Return to text

31 L. James, ibidem, p. 244 ; O. Delouis, op. cit., p. 133 ; S. Ronchey, « La « femme fatale », source d’une byzantologie austère », Byzance en Europe, op. cit., pp. 158-160. Return to text

32 J. Burckhardt, « Das byzantische Reich », op. cit., p. 535. Return to text

33 Scott, Count Robert of Paris, introd. A. Lang, Londres John C. Nimmo, 1899, p. 1. Return to text

34 Voltaire, Essai sur les mœurs, op. cit., p. 404. Return to text

35 Marmontel, Bélisaire, éd. R. Granderoute, Paris, Société des Textes Français Modernes, 1994, p. 5. Return to text

36 L’anonymat est rendu par un « on » très abstrait, voir ibid., p. 46. Return to text

References

Bibliographical reference

Fiona McIntosh-Varjabédian, « Figures de Byzance, de l’usurpation à la fable politique », Bien Dire et Bien Aprandre, 26 | 2008, 309-320.

Electronic reference

Fiona McIntosh-Varjabédian, « Figures de Byzance, de l’usurpation à la fable politique », Bien Dire et Bien Aprandre [Online], 26 | 2008, Online since 01 mars 2022, connection on 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/931

Author

Fiona McIntosh-Varjabédian

Université Charles-de-Gaulle – Lille 3

By this author

Copyright

CC-BY-NC-ND