Trajets exotiques dans la tradition des Huon de Bordeaux : de la chanson de geste à l’opéra

DOI : 10.54563/bdba.930

p. 287-308

Plan

Texte

Huon de Bordeaux part à Babylone, puis Babylone « déménage », passant d’un pays imaginaire à un Bagdad qui s’empresse d’empiler un minaret de clichés. Rien ne sait rester stable dans cette histoire, pas même le nom du héros qui pourra se déguiser en Héon ou en Holger quand l’envie l’en prendra, mais ce qu’il y a de sûr c’est que, du xiiie au début du xixe siècle, l’exotisme des Huon-Obéron se définit par ses inconstances qui le font consister à chaque fois autrement. À chaque fois la couleur locale orientale est présente, mais elle se révèle chronologiquement évolutive.

Durant les sept siècles que nous nous bornerons à considérer aujourd’hui, la fable éprise d’un Orient qu’il fallait absolument marier à la Féerie et à l’Occident a fait l’objet de quantité d’expériences trans-génériques. De la grande tradition littéraire qui s’attache à Huon et au petit roi Auberon, nous ne retiendrons que les étapes qui nous paraissent les plus adaptées à notre propos : les deux productions médiévales (la chanson de geste du xiiie et le roman du xve1) ; l’adaptation, au volume fortement rétréci, que le comte de Tressan élabore pour la Bibliothèque universelle des Romans (1778)2 ; le nouveau passage à une forme épique maniérée, œuvre de Wieland, publiée deux ans plus tard (la France découvre le contenu du poème allemand dans quantité de traductions3) ; enfin, l’émergence (entre 1783 et 1825) de types de scénarios de plus en plus agrémentés de passages musicaux4. Dans toute la floraison des livrets d’opéra, celui que rédigea, en anglais, James Robinson Planché en 1825 pour le compte du musicien allemand Carl Maria von Weber est le plus célèbre5.

La période charnière que constitue la fin du xviiie siècle et son débordement sur le premier quart du xixe siècle joue en effet un rôle remarquable de révélateur. Modification après modification se précisent les options générales que prend cet Orient de fantaisie. Dans ce demi-siècle, les rapports noués entre un outre-mer, de mieux en mieux situé sur le globe, et les effets de réel, ou les invitations à la vraie rêverie que la civilisation musulmane suscite sont devenus différents. Soucieux de respecter les connaissances exactes d’un côté, ouvert d’un autre aux fantasmes les plus avérés, cet exotisme « moderne » produit des effets d’opposition qui permettent de souligner, par contraste, à quel point les constituants de l’exotisme médiéval ne leur correspondent pas. L’avancée de la marche du temps, associée au progrès accompli dans les découvertes ethnologiques et géographiques, a indubitablement conduit le champ du savoir à devenir plus scientifique et rigoureux, donc plus fixe. Puisque la vérité ne le concernait pas au premier chef, le domaine de l’imaginaire était apparemment moins contraint : à n’importe quelle époque le droit au rêve s’exerce. Mais il est évident aussi que la liberté que prend la rêverie n’est pas totale puisqu’elle est influencée par les acquisitions culturelles de la société qui la génère. Les figures de désir, qu’on pourrait croire « personnelles », sont en intime relation avec les espérances politiques et géo-stratégiques de la nation à laquelle appartient celui qui tient la plume et prend la parole.

À cause d’une injustice que l’empereur Charlemagne commet à son égard, Huon se transforme en voyageur. Le chevalier de Bordeaux n’est autorisé à regagner l’Occident que lorsque sa mission est bouclée. Où va-t-il donc chercher ce qui lui manque pour vivre heureux ? Quelles sont les caractéristiques des lieux et des personnes que le héros est appelé à rencontrer outre-mer ? Chaque rendez-vous textuel fixe ses choix et les modalités sensibles du regard pseudo-étonné que les auteurs jettent en voyeurs impénitents et inventifs en direction de ces terres fabuleuses où l’aventure ne peut faire autre chose qu’exister. Localisations, décors et personnalités peuvent parfois donner l’illusion de ne pas bouger : il s’agira toujours de mirages. La mouvance concernant les lieux et les êtres de fiction mis en place était inévitable : telles sont les deux grandes directions que nous allons emprunter.

L’exotisme des lieux. Babils sur Babylone et la Mer Rouge

Charlemagne donne à Huon un ordre simple : « Il vous covient en Babillonne aller » (HB, v. 2377). Dont acte : le fils de Seguin sait immédiatement où il doit se rendre. Le jeune chevalier ne proteste pas et il n’a pas besoin d’explications géographiques plus approfondies que celle qui lui dit que l’admirable cité de Babylone est au-delà de la Mer Rouge. Déjà le psychisme du Bordelais s’organise : Huon profitera de cette occasion forcée pour aller au Sépulcre. Où se trouve cette Babylone ? Le lecteur d’aujourd’hui peut rester perplexe, jusqu’à ce que la table des noms propres de l’édition Kibler-Suard le renseigne : la « Babylonne » de l’émir Gaudisse, cette référence dont le nom qui babille dans le poème en décasyllabes est seize fois répété, c’est la Babylone d’Égypte, Le Caire. Ceci étant dit, pour le trouvère, l’Égypte c’est plus sûrement, ce qui ne veut pas dire mieux situé, le pays où a eu lieu la fuite de la Sainte Famille, le voyage forcé provoqué par le déclenchement du massacre des petits Innocents (v. 2013). Rien d’autre de décelable du côté des liaisons : dans le poème du xiiie siècle, aucune vraie conjonction n’est établie entre la Babylone où se trouve le père d’Esclarmonde et l’Égypte. C’est à partir de la prose que le commun rapport qui existe au Moyen Âge entre les deux noms de lieux se met à exister vraiment dans la fiction : dix ans après le passage de Huon à cet endroit, les « Egiptyens […] se sont mis à fai[re] guerre a l’admyral qui pour lor estoyt en Babilonne » (Prouesses, 29 c). Là où la version épique affirmait que la source du verger de Gaudisse provenait sans aucun doute du paradis (v. 5664), au même endroit le roman précise qu’il s’agit « de la riviere du Nil, qui vient de paradis terrestre » [29 b]. La « Babilonne » du xve siècle est mieux, c’est-à-dire plus clairement, égyptienne que dans le prototype initial6. Longtemps après, confronté au récit que lui apporte la Bibliothèque Bleue, héritière du suivi des premières proses imprimées, l’esprit critique du comte de Tressan doit s’exercer. La Babylone qui vient le plus spontanément à l’esprit des lecteurs de 1778 est celle que leur univers connaît par la Bible. L’Histoire de Huon ne peut pas laisser croire qu’il s’agit de celle-là, puisque ce n’est visiblement pas le cas. La cour que tient Gaudisse se trouve alors, précise Tressan, dans la « Babylone d’Arabie », lieu fictionnel à propos duquel une note explicative s’empresse de noter ironiquement qu’il s’agit d’une « seconde Babylone [qui] n’est connue que dans les Romans, & est ignorée des bons Géographes » (p. 61). Wieland, que les salmigondis géographiques orientaux ne dérangent pas toujours absolument, refusera pourtant cet arrangement qui engageait à proposer une Babylone à numérotation secondaire, pure invention romanesque. À partir de la correction ingénieuse, mais inexacte, que l’Oberon de l’Allemand se charge d’introduire, le nom de Babylone est maintenu dans le scénario, mais le référent réaliste moderne auquel le toponyme renvoie est clarifié. La culture de la société du xviiie siècle impose désormais son code de lecture. Quand le héros va chez Gaudisse, il se rend à Bagdad, ce qui génère un déplacement encore plus long : Huon se rend à Joppé (Jaffa), traverse le Liban, remonte la Syrie pour franchir les monts Taurus, y trouver l’Euphrate dont le cours sera suivi à partir de sa source (l’Euphrate est donc confondu un peu trop tôt avec le Tigre). L’implantation proposée par Wieland est ensuite globalement gardée ; la tradition des spectacles musicaux a tendance à la reconduire (la « Bagdadisation babylonienne » est avalisée par Metzler (Giesecke), le citoyen Noël, Planché...)7.

Ce déménagement à l’intérieur de la cartographie mondiale a une autre conséquence concrète. Dans la longue série des épreuves qui se déversent sur le jeune innocent soumis au mauvais vouloir de l’empereur des Français, après la traversée méditerranéenne qui conduisait de « Brandis » (Brindisi) en Terre sainte, on rencontrait, dans les exploits importants accomplis par Huon, le franchissement spectaculaire de la Mer Rouge. En effet, le concepteur du scénario originel tenait aussi pour « naturel et avéré » que la Babylone de Gaudisse se trouvait « oultre » cette deuxième mer au nom coloré et, lui aussi, à forte résonance biblique. Le poète du xiiie siècle se fait une idée très imprécise et maladroite de la réalité géographique et d’ailleurs l’exactitude réaliste n’est pas ce qui l’intéresse. La Mer Rouge occupe avant tout dans son texte une fonction démarcative en rapport avec le plan qu’il adopte pour l’aventure chevaleresque. Avant d’être parvenu à la « Rouge Mer », Huon est autorisé par Charlemagne à avoir un groupe d’accompagnateurs, assez fourni et dont le nombre se renforce. Arrivé sur ce rivage, c’est tout seul, sans être accompagné d’aucun chrétien, que Huon doit se débrouiller pour mener à bien sa mission. À la navigation par bateau, bien évidemment collective, s’oppose alors la navigation par « luiton », au caractère isolant. Dans l’Entre-Deux Mers des grandes étapes ordonnées pour respecter l’impératif dégressif qui est imposé au fils de Séguin de Bordeaux, on admire alors l’opposition intelligemment programmée existant entre l’épisode de Tormont, où Huon reste constamment avec ses chevaliers, et celui de Dunostre qui commence à préparer la nécessaire solitude du beau jeune homme qui entrera dans Babylone. Gériaume et tous ses compagnons attendront à proximité de Dunostre et n’interviendront pas, toute aide venant d’Auberon étant également exclue d’avance. La « Rouge Mer », dont les flots baignent le château de l’Orgueilleux, est dans la chanson un élément de décor utile pour faire graduellement, c’est-à-dire en deux temps, le vide autour du personnage principal. Le courage du jeune Huon s’exprime autour de cet axe maritime à fonction partageante : avant la Mer Rouge, le groupe ; à la Mer Rouge, d’un côté de Dunostre l’isolement recherché, de l’autre l’isolement forcé. L’ordonnance de la répartition narrative attribue à la riche place-forte de Dunostre le pouvoir de séparer les protagonistes. L’activité portuaire de cette cité existe pour quantité de personnages8 mais, pour Huon, le port de Dunostre ne peut qu’être inexistant ou disparaître : le bord de l’eau n’offre à l’enfant, qui va s’en émouvoir, que le vide, que la négation de tout ce qui lui permettrait de passer aisément de l’autre côté de la mer (vv. 5386-87).

Le prosateur du xve siècle est plus soucieux de cohérence. Ce système à éclipse ne lui convient plus. Le roman maintient en continu qu’il y a un port à Dunostre, mais quand Huon y parvient, c’est par extraordinaire que ne s’y trouve ce jour-là aucun navire9. Pourtant, dans les Prouesses, la Méditerranée et la Mer Rouge n’ont pas encore trouvé un positionnement relatif valable.

Le comte de Tressan risque alors quelques aménagements géographiques : Gérasme, qui vient de faire connaissance avec Huon, lui sert de guide, le conduit par « l’Istme de Suès, jusques sur les bords de la mer rouge, les lui fait longer, & le fait passer en Arabie » (HHB, pp. 30-31). Mais le fait littéraire et son manque d’esprit réaliste subsistent. Dans cette adaptation, le bois périlleux d’Oberon est rempli de marqueurs de merveilleux déformés, modernisés, moqueurs et très français, qui occidentalisent ce lieu de conte de fées par plaisanterie (Oberon arrive en calèche, les Cordeliers et les Clairettes ont leur double monastère en pleine Féerie) jusqu’au moment où, précisément à la sortie du bois, d’un coup de baguette magique, l’Orientalisme à la mode du xviiie siècle se déverse soudain sans retenue. Pour pouvoir progresser sans encombre, Huon et Gérasme doivent maintenant se trouver « armés et vêtus à la manière des Orientaux » (p. 42). L’exotisme arabisant prend spécialement effet à partir de ce point du récit. Mais signaler ensuite qu’une traversée de la Mer Rouge est indispensable juste avant que la Babylone d’Arabie ne soit atteinte n’apporterait qu’un trouble géographique sans intérêt. Le lutin marin « Mallembrun », dont le rôle est très vite expédié, fait passer à Huon en trois petites lignes « un bras de mer » dépossédé de tout nom (p. 61).

Il tombe sous le sens que chez Wieland, comme Babylone et Bagdad ne font qu’un, la Mer Rouge ne peut pas rester un élément important pour parvenir jusqu’à la belle Rezia, qui a remplacé Esclarmonde. Le Tigre et l’Euphrate bordent la prairie dans laquelle Bagdad est construite10 ; Huon pénètre dans Babylone avec Schérasmin ; c’est uniquement quand il va remplir sa mission à l’intérieur du palais du Calife que l’envoyé de Charlemagne s’arrange pour n’être plus accompagné de son fidèle écuyer. Un rapide bilan fait comprendre alors que si le nom de Babylone s’est maintenu chez Wieland et chez tous ceux qui s’inspireront du travail allemand, l’action n’a pas fait que changer de référent géographique réaliste ; la grande majorité des spectacles musicaux font résonner le nom de Bagdad en alternance avec celui de Babylone ; le fleuve de Babylone fait partie du décor, mais il n’a plus, comme dans les œuvres médiévales la Mer Rouge, cet important rôle fonctionnel accordé à l’épreuve du franchissement de l’eau. Dans l’opéra de Weber, la brise qui agite le lis d’Obéron dépose Huon et Chérasmin au pied de Bagdad. L’acolyte est présent aux côtés de son maître quand Huon embrasse la bien-aimée qui lui est destinée et débarrasse Rezia d’un encombrant fiancé qu’elle n’appréciait pas. Le mode de valorisation du héros a lui aussi été transformé. Dans le livret dont Planché s’est s’occupé, Huon, qui n’a plus besoin d’être isolé, rencontre une épreuve dont le déroulement est pour lui facilité et qui n’est plus aussi arbitraire (en effet couper la tête du personnage placé près du père de la princesse revient à éliminer un rival, un importun).

Entre le Moyen Âge et le début du xixe siècle, l’escapade exotique a donc transformé ses repères de lieu et ses exigences narratives : pour la vieille époque, c’est l’épreuve chevaleresque qui est la plus importante ; dans le livret de 1825, c’est l’appel de l’amour qui est le plus fort.

Attitudes mentales concernant les terres exotiques

L’outre-mer des premiers Huon est typiquement médiéval, c’est-à-dire qu’il établit curieusement sa construction imaginaire sur une très forte relation de ressemblance et de similitude avec l’Occident. La célébration de la différence avec les mœurs, coutumes et traditions de France intervient de place en place : on part ailleurs, c’est entendu. Mais là-bas va être pour commencer la copie conforme, ou plutôt l’expansion de ce que le paysage et l’art de vivre français proposent d’ordinaire. Dans l’épopée, ce constat est facile à dresser. Le vieux Gériaume a beau demeurer en terre païenne et avoir adopté pendant une longue partie de sa vie un mode de vie sarrasin, ce personnage vit depuis trente ans dans un bois touffu que son implantation au-delà de la Méditerranée ne marque pas : rien ne distingue apparemment ni cette forêt, ni le type d’occupation auquel elle donne lieu, d’un ermitage qu’on pourrait rencontrer dans le royaume de France. Le meurtrier repenti se nourrit de racines et de petites pommes (vv. 3116-17) ; parce qu’il tient à faire pénitence, il porte la haire sous le lourd poids de son haubert. Près de Gironville, la situation ne serait pas différente et les espèces végétales que propose à l’ermite son environnement ne sont pas décrites. Plusieurs étapes de chevauchée plus loin, c’est le bois d’Auberon qui se présente dans le récit, et là encore la typologie du décor ne cherche pas vraiment, jusqu’à l’intervention d’Auberon, à créer un effet d’étrangeté. Ce nouveau lieu de plein-air est beau et agréable parce qu’on y trouve un chêne (v. 3193)11 et aussi parce que les montures des voyageurs itinérants ont la possibilité de manger l’herbe des prés. Rien que de très usuel pour un esprit occidental. Les conditions climatiques que le petit groupe rencontre peuvent être, par Féerie, lourdement affectées par une tempête à « la mode de chez nous », déchaînant la pluie et le vent. Ni le nom des arbres cassés, ni le nom des vents qui les brisent ne sont précisés. L’esprit du lecteur moderne est même assez surpris qu’il ne soit jamais question de chaleur. Bien au contraire, effet paradoxal, la traversée de la Mer Rouge qu’effectue Huon est douloureuse pour lui parce qu’il règne un froid terrible (v. 7422) : ce détail, qui a pu être ajouté par un copiste, est tout de même assez inattendu.

Pour une imagination du xiiie siècle, celle de notre poète, on chasse, on s’habille, on mange et on boit outre-mer la même chose qu’à Paris ou à Bordeaux. À Tourmont, un serviteur, qui porte un arc, revient de la chasse (vv. 3959-60). Hondré met à la disposition des voyageurs les biens de sa maison, à savoir des peaux de martre, des manteaux d’hermine à collet, pain, viande, vin vieux et vin épicé. L’approvisionnement des repas se procure à la boucherie : viandes et poissons, frais et salés, s’achètent au marché. Pour s’habiller comme un serviteur de jongleur sarrasin, le pseudo Garinet passe des braies, une chemise, une bonne tunique fourrée d’hermine et par-dessus un manteau de drap précieux (vv. 7543-44).

Même les éléments stylistiques utilisés pour établir les comparaisons aiment renvoyer aux références du monde de départ. « Être plus léger qu’un pain fait de fine farine » est une expression qui revient comme un refrain. Rencontrons un « luiton », créature peu banale : ses exploits en matière de vitesse sont évalués en fonction de repères non orientalisés d’un type courant. Malabron trotte, puis il nage plus vite qu’un cerf qui court dans les prés (v. 5431) ou qu’un vif saumon (v. 5437). Fournis par le monde occidental, de tels points de comparaison apparaissent d’autant plus naturellement du côté de la rhétorique que les Sarrasins de la chanson de geste sont, pour le poète, des grands consommateurs effectifs de pain et de vin. La faune rencontrée là-bas reste discrète et d’un type banal ; le lecteur d’aujourd’hui trouve presque anormal qu’elle n’ait pas été soumise à une « exotisation » telle que nous la concevons (à proximité de la tour du géant Orgueilleux, on trouve des cerfs et s’il y a avec eux des bêtes sauvages, ces animaux ne sont pas inquiétants puisqu’ils sont herbivores, vv. 4680-82).

Pour une partie non négligeable du terrain de l’aventure, dans le Huon initial, c’est le rapport vécu avec le monde de France qui permet de lancer les propositions concrètes et d’inventer le monde poétique. On ne traite toutefois pas d’égal à égal. L’outre-mer fait presque automatiquement basculer dans le hors-normes. Tantôt par addition et multiplication, l’effet veut du « plus » ; tantôt, par soustraction ou division, l’effet fabrique du « moins ». Magnifier la grandeur d’un décor en lui appliquant la loi des nombres est assez facile. Dunostre pourrait ressembler à n’importe quelle autre place forte, mais ce ne sera pas le cas puisqu’on compte à sa tour trois cents fenêtres, vingt-cinq chambres et cinq grandes salles (vv. 4602-03).

La recherche de couleur locale s’arrête souvent à la facilité inventive que constitue le fait de marquer un état de profusion, de richesse, du côté des matières simples ou précieuses (or, argent, ivoire), ou d’établir au contraire par rapport à la norme un blocage de l’état naturel qui permet d’atteindre l’extraordinaire. Il suffit d’établir certains dérèglements, le dysfonctionnement construisant automatiquement alors une bonne partie de la « sauvagerie » de la « sauvaige terre ». La Femenie a des chiens et des coqs, sauf que les chiens n’y aboient pas et les coqs n’y chantent pas, ce qui empêche définitivement ce lieu, entre autres arguments, de ressembler à n’importe quel pays chrétien commun (vv. 2924-26). Dans le pays de Foi, le blé pousse avec une telle abondance que le premier venu, si son état moral est en accord avec le nom de cette terre, est récompensé de son passage : on ne lui pleure sincèrement pas les gâteaux de fine farine, puisque la culture du blé est aussi riche et qu’elle prolifère sans labeur humain (vv. 2939-45).

L’Orient de la chanson de geste est différent par excès, par luxuriance simplement signalée (le verger de l’émir profite d’une belle source et tous les arbres fruitiers que Dieu a créés s’y trouvent, sans que le trouvère éprouve le besoin de passer en revue les diverses variétés que ce jardin d’Eden contient) ou parce qu’il contient des marqueurs que la narration spécifie être « d’outre-mer » sans s’aventurer à glisser quelques autres éléments probants, plus particularisants. La couverture du lit du géant Orgueilleux est d’une étoffe précieuse, exotique parce que d’outre-mer ; les plumes qui garnissent son oreiller sont celles d’un « roussel » (v. 4963) lui aussi exotique, parce que « d’outre-mer » sert à qualifier son origine. Les curiosités que l’on y rencontre tiennent parfois à la rareté et à l’étrangeté des matériaux utilisés (comme une selle faite en os de poisson de la mer, v. 7966). Pour désigner l’étonnante particularité des éléments du nouveau monde, le trouvère (ou les copistes qui ont peut-être déformé le dit initial) est en droit d’user d’un mot qui n’existe pas dans la langue de l’en-deça de la mer, où il est inconnu (tel le mot « aliman », « elliman », vv. 4969 et 4973, pour désigner un oiseau sculpté) : dans la tour de Dunostre, les effets linguistiques attachés à la légende de la tour de Babel commencent à apparaître.

Certains marqueurs exotiques paraissent bien trouvés et proposent des repères adéquats, au moins du point de vue climatique (la source de Gaudisse est, par exemple, à Babylone gardée par un serpent), mais cet exotisme de circonstance peut être difficilement analysé. Son origine n’est pas claire : le fait, dans le même passage, d’avoir établi une conjonction évidente entre différents éléments (tels que serpent, Paradis, arbres fruitiers, eau ruisselante et faute sexuelle) reconduit à l’évidence la symbolisation et le raisonnement hérités des textes sacrés. Cet exotisme est biblique : il est de reconduction, habilement retravaillé et suggestif. Mais l’héritage en question n’est pas que chrétien et « oriental » (dans les romans antiques et arthuriens, le serpent qui garde la source est aussi une figure fréquente et l’exotisme du merveilleux païen puise à d’autres sources que celle de la Bible). Les deux types d’apport se conjuguent. L’outre-mer du premier Huon est rempli de merveilles qui sont toujours hétéroclites. Certaines tiennent à l’ingéniosité humaine (comme pour les automates de Dunostre), d’autres à la religion chrétienne, d’autres à la magie (les talismans et toutes les interventions de la Féerie), ou à tout à la fois. L’inventivité du poème en matière exotique travaille beaucoup par décalque, décalage, renforcement, extrapolation, les visions occidentales servant de premier fournisseur. Les récits de croisade de type historique, les encyclopédies, les bestiaires et les lapidaires ont modérément exercé leur influence sur ce qui est raconté. Dans le poème du xiiie siècle, l’aspect documentaire de l’exotisme reste à un niveau très mêlé. Le reste de la tradition des Huon tendra à combler ces manques (si on considère qu’il s’agit de manques), à apporter des visions d’un monde oriental moins occidentalisé et tendra à unifier les composantes mises en place, mais jamais complètement.

Dans les Prouesses, une partie des repères qui établissaient un outre-mer par décalque « à la française » a été maintenue (le bois d’Oberon garde par exemple son chêne et ses prés chargés d’herbes et de fleurs), mais quelques déformations, ajouts et soustractions montrent que le niveau des connaissances culturelles concernant l’étranger s’améliore. Certaines rectifications montrent que l’outre-mer est mieux situé, mieux caractérisé. Le romancier est un bon lecteur de récits de voyage, d’encyclopédies, de bestiaires et de lapidaires : l’enrichissement de sa prose s’en ressent. Les effets de la chaleur se manifestent enfin sur le noble Huon (l. 1725). Le Nil a la réputation d’être « une riviere moult dangereuse pour la multitude de serpens et de cocodrilles qui y sont » (l. 3088-91). Les éléments géographiques profitent d’informations moins fantaisistes et délibérément inventées. Le mélange entre les éléments réalistes (des touches savantes sont introduites par endroits) et le résiduel très inexact des fictions aberrantes qu’imaginait parfois le texte prototype fait constamment osciller la prose entre deux attitudes : le sérieux des exposés documentaires de type scientifique renforce ses positions, mais il côtoie, sans programmer de le détruire, le fictionnel poétique auquel il vient tenir compagnie.

Longtemps après, déformée par Tressan, l’Histoire de Huon joue également sur les deux registres. Cette fois le panachage n’apporte aucune maladresse, la mise en dérision et la drôlerie étant encore plus recherchées que l’objectivité. Ce que le roman imprimé par les Oudot apportait est soigneusement révisé et acclimaté. Dans sa forêt de Syrie, Gérasme a maintenant des fruits secs et du miel à faire partager à Huon, offre d’une nourriture mieux adaptée au pays qui la génère (p. 30). « Être vêtu à la manière des Orientaux » renvoie à une norme qui, quand elle est détaillée, occasionne le port d’un turban, de babouches et de doliman (pp. 42, 51, 53) : les vêtements ornés d’hermine et les manteaux de fourrure ne peuvent plus être les bienvenus outre-mer. Où iront coucher les chevaux et les voyageurs ? La coutume ordinaire doit les conduire au caravansérail (p. 43). À la différence des anciens Sarrasins de la geste et du roman, les musulmans de ce monde plus exact sont soumis à l’interdit. Maintenant, si un Sultan boit du vin, c’est en cachette, et il s’agit alors de vins d’importation, venant « de Grèce & de Schiras » (p. 51). Ce n’est pourtant pas la recherche de l’exactitude documentaire qui hante tellement l’esprit de Tressan. Sa visée littéraire est moins sincère qu’elle n’est à l’affût de montages burlesques créés par des mises en confrontation oppositionnelles entre l’Orient et l’Occident. Un hôte qualifié de Sarrasin, comme à l’ancienne, fait servir aux deux Chevaliers du sorbet et du café. L’aperçu oriental instaure alors les clichés qu’il faut jusqu’à ce qu’un serviteur laisse maladroitement tomber la cafetière. La turquerie et la gasconnade mélangent soudain leurs effets linguistiques, le « cap de Dious » et « le minaret de la Mosquée » prononcés par Floriac soufflant encore plus le chaud et le froid que la collation proposée12. En plein cœur de la forte cité de Tourmont, entendre fuser un bien méridional « ques-à-quo » dans la bouche d’un résistant à la conversion au « musulmanisme » crée un lien de sympathie qui renforce celui de cousinage. L’approfondissement de la couleur locale chez Tressan s’en tient au brillant, au divertissant et au pittoresque de comédie. Wieland profite de cette leçon, mais ce qu’il propose est moins déséquilibré, tout en restant enjoué : le champ d’application de l’Orient littéraire est étendu par lui à un deuxième grand pôle. La très lointaine transformation des épisodes raccourcis de Mondran et d’Anfalerne que le résumé de la Bibliothèque universelle des Romans apportait jusqu’à lui s’installe dans un nouveau cadre, à Tunis. De ce fait, toute la tradition des spectacles musicaux déverse sur Bagdad, puis sur Tunis la répartition de l’Orient, ces deux lieux étant complémentaires. La part occidentale de l’aventure de Huon de Bordeaux n’existe plus que dans des résumés, des allusions et dans le tableau final : les heureuses terres de France jouent, du point de vue de ce qui est donné à voir, un important rôle de clôture, mais un rôle numériquement parlant très minoré. L’Orient a su se dédoubler, devenir envahissant et gagner son indépendance : il n’est plus filtré par l’Occident pour avoir la joie d’exister.

De l’outremer du xiiie siècle à l’Orient littéraire que l’esprit voltairien et le romantisme ont complètement transformé, la distance critique a établi de nouvelles règles du jeu.

Manipulations exotiques du côté des personnages

Il est toujours difficile, dans la tradition des Huon-Obéron, de démêler la part de la mystification et des effets d’humour qui ont été volontairement introduits de la part de sérieux. Chaque auteur a su fabriquer des traits originaux et mettre à l’honneur les faux-semblants qui lui passaient par la tête. Au travers de cette lignée textuelle, plusieurs clichés se sont constitués et déformés de manière très fantaisiste, mais aussi pour finir très raisonnable. La vérité de l’Orient n’existe pas : elle ne peut donc être reflétée. Plus intéressant qu’un bien illusoire réalisme, mieux vaut parler de champs de vision et de projections mentales qui permettent de propager un certain nombre d’idées concernant le rapport à l’Autre. Du mode, du lieu, et du cadre de vie, on passe alors aux personnages, aux titres et aux noms qu’ils portent et aux caractéristiques sociales que les écrivains leur prêtent.

L’exotisme du Huon de Bordeaux du xiiie siècle lance un certain nombre de propositions que les autres auteurs vont s’empresser de faire évoluer. La silhouette morale des Orientaux passe de texte en texte en approfondissant les engagements du poème de départ. L’opéra et le théâtre tirent spécialement un brillant parti de ces systèmes oppositionnels qui sont venus jusqu’à eux, chaque fois un peu plus creusés, un peu plus sommairement efficaces. Tantôt les actes et les chants qui se succèdent émeuvent les spectateurs, les font frémir et invitent les mouchoirs à entrer en fonction pour tamponner les yeux ; tantôt les tableaux vivants invitent le public qui les regarde et les écoute à se laisser emporter par l’allégresse que déploient les acteurs. Le flot de la passion préromantique déferle, la gaieté des chants et la beauté des danses exotiques rayonnent, l’atmosphère est à la joie bruyante. Dès la chanson de geste, la cruauté des Sarrasins et la sensualité des Sarrasines existaient et contribuaient à la qualité d’un récit qui savait varier de registre, prévoir le dur et le tendre, faire frissonner de terreur ou de tentation sexuelle. Données à voir et à examiner sur un plateau, les vieilles caractéristiques « épiques » sont transformées, remodelées, cadencées en rythme, en péripéties, en énigmes et en troublants trémoussements. Eros et thanatos, thanatos et eros, mises en péril de la vertu, mises en péril de la vie tout court, sabres recourbés, bûchers crépitants, jardins fleuris, turbans et tenues vaporeuses, tout va contribuer à visualiser, chanter et danser l’Orient, terre de supplices, terre de plaisirs charnels et de grands appétits sexuels, ou du moins tel que l’imaginaire de l’Occident aime à le fantasmer. Bien que l’Orientalisme en tant que mot n’ait été officialisé qu’en 183013, tous les clichés que véhicule l’Orientalisme sont apparus avant cette date butoir, la deuxième moitié du xviie et plus encore tout le xviiie ayant conduit ce mouvement à son apogée. Dès le premier poème, tous les éléments de base sont réunis pour fournir de la société sarrasine des aperçus très ciselés, manichéens et un peu naïfs qui finiront leur course de manière très systématisée et encore plus schématisée dans les adaptations tardives.

L’Orient et ses ballots de titres et de noms exotiques

Dans la chanson de geste, la société sarrasine de Babylone est entre les mains de Gaudisse. Le père d’Esclarmonde est « amiral » et roi : point n’est besoin de lui attribuer d’autres titres. Respectant ce qualificatif exotique, le roman du xve siècle parle en conséquence de « l’admiral Gaudisse », ou, pour le désigner, de « l’admiral » tout court. Le terme d’« amiral » que ses imprimés lui transmettent, Tressan ne cherche pas à le traduire et à le rendre par « emir », « mot arabe » dont il serait issu. Une note attire l’attention du lecteur de la Bibliothèque universelle des Romans sur la variabilité relative des sens dont il faut affecter ce terme, résume la situation en demandant de retenir que « les Amiraux sont les grands Souverains », l’aspect originel de supériorité hiérarchique du vocable ayant été bien dégagé (pp. 22-23, 84-85). L’« Amiral » Gaudisse est un « Roi Sarrasin » auquel sont soumis des « petits Sultans » (pp. 23, 45). Cette considération permet d’orientaliser le code désignatif des personnages que Huon rencontre dans sa progression et d’étendre ce phénomène avec une ampleur assez remarquable : le Duc de Tourmont de la Bibliothèque Bleue-Oudot n’est plus un Duc, comme l’était son frère Sevin, qui convoque ses barons et ses « payens », mais il est pour Tressan un « Soudan », un « Sultan », qui fait « assembler son Divan » (p. 48) et à côté duquel sont assis à table un « Muphti, quelques Cadis, des Agas & des Santons » (p. 49).

En imposant Bagdad et Tunis à la place de Babylone, Mondran et Anfalerne, Wieland change les ancrages, un certain nombre d’étiquettes et renouvelle le fonds onomastique qui « s’exotise » en subissant de nouvelles influences littéraires combinées. Si le nom du « Gaudisse » de la geste paraissait exotique, c’était essentiellement à cause de son origine textuelle14. Dans la Babylone sur l’Euphrate, c’est le calife de Bagdad que l’on rencontre ; la fille du calife sultan ne s’appelle plus Esclarmonde mais Rezia, puis elle devient Amanda après son baptême ; à Tunis, chez le sultan Almansor et la sultane Almansaris, c’est le nom de Zoradine qui l’aide à dissimuler son identité. L’influence des Mille et Un Jours (où Rezia appartient à un récit raconté par la nourrice Sutlumemé15), l’utilisation de vrais noms ou surnoms arabes (Ibrahim, Hassan, Almansor, Fatmé), la recherche d’expressions pittoresques au travers du signifiant (le redoublement du « b » oblige à balbutier le nom de Babekan ; Scherasmin chuinte tandis que la sonorité du « z » fait zézayer sensuellement et « exotiquement » les féminines Zoradine et Rezia). Quand Esclarmonde signifiait avant tout par son contenu lexical, Rezia et Zoradine choisissent la douceur et la sensualité de prénoms que les huitains roucoulent et zozotent en bonne poésie. Ces intentions orientalisantes, qui créent volontairement de l’intertexte, sont suivies et approfondies dans le livret de Planché, où le père de Reiza, parce qu’il est calife de Bagdad, prend par exemple le nom d’Harun al Raschid, ce qui invite à remonter à la source des mille contes persans, qui coule en continu le jour et la nuit16. Dans l’opéra de Weber, la musique des noms et des titres des personnages orientaux, vrais ou faux, qui se mêlent à la féerie, cherche à être en parfaite harmonie avec les noms de lieu dans lesquels l’action se transporte.

L’Orient, espace de despotisme, de cruauté et de perfidie

La chanson de geste n’était pas toujours tendre quand elle décrivait les impitoyables traitements que les Sarrasins étaient capables d’infliger à leurs prisonniers chrétiens17. Néanmoins, Gaudisse n’a rien d’un despote. Il prend le conseil des siens, comme il doit le faire. S’il ne condamne pas Huon à être pendu, selon le désir des païens qui lui ont répondu, c’est parce qu’il écoute ensuite son conseiller et se laisse convaincre qu’attendre un an est nécessaire. La vie de Huon pourra par la suite être sauvée si le jeune homme parvient à être victorieux dans un combat en champ clos (vv. 5981-6014). Ces dispositions sont loin d’être abominables : l’émir de Babylone applique la loi de son pays. Pour des raisons de conviction attachées à sa nouvelle religion, Esclarmonde est prête à trahir son père, à lui porter le premier coup dans son lit (vv. 6450-68) et, toujours pour les mêmes raisons d’opposition religieuse, Huon suit la consigne que lui donne Auberon et décapite Gaudisse sans trop manifester d’état d’âme car ce païen refusait de se convertir (vv. 6967-78). Estrument le ménestrel manque de peu d’être pendu au gibet, victime de la justice expéditive que lui applique Yvorin (vv. 8617-34). Le monde féodal masculin est dur, peu enclin à la pitié, mais ceci d’un côté comme de l’autre. Et le plus injuste des souverains que l’on rencontre dans ce poème est encore Charlemagne.

Le premier à introduire dans son récit rénové la notion de « despotisme » est Tressan, mais cette orientation analytique n’est pas exclusivement réservée au monde oriental : si le soudan de Tourmont a acquis, auprès de Floriac, la réputation d’être « jaloux du despotisme qu’il exerce, souvent avec barbarie » et de posséder un « cœur endurci qui le porte à la violence » (p. 47), le petit Roi de Féerie a en parallèle, auprès de Gérasme, celle d’être « despotique et rancunier » (p. 79). L’examen de la question du « despotisme » est à la mode au siècle des Lumières, mais la réflexion que mène Tressan sur l’exercice d’un pouvoir injuste, excessif et arbitraire et sur l’esprit d’intolérance (quand le despotisme représenté n’est pas éclairé) n’est pas obnubilée rien que par la figure du « despote oriental ». Cette distribution en écho est significative.

C’est chez Wieland qu’a lieu cette spécialisation quand elle s’empare de la figure du sultan de Tunis et du retournement de disposition que ce personnage connaît. Almansor, qui au départ était plus amène que terrible, à partir du moment où il devient dupe de la comédie que lui joue la perfide sultane, incarne la tyrannie, la cruauté et le froid sadisme. Sur ces nouvelles données, l’Oberon du livret de Planché développe un modèle que le monde de l’opéra apprécie. L’émir de Tunis va faire brûler vif le couple des amants fidèles et réclame qu’on attache Huon et Reiza au poteau du bûcher qui les attend.

Dans un trajet comparable, entre le Moyen Âge et ses nouvelles lectures, le trait psychologique qui correspondait, du côté d’Esclarmonde et de la fille d’Ivoirin, à un esprit de fine ruse, une rouerie naturelle et plutôt sympathique chez la femme, devient au fil des remaniements une duplicité et une fourberie qui rendent le témoignage insupportable : dans les moutures dérivées, la sultane Almansaris incarne sans demi-teintes l’Orientale cruelle et perfide. Au xviiie siècle, le courant antiféministe reste agressif, peut-être même plus qu’au xiiie siècle, puisqu’il tire prétexte de l’Orientalisme des décors pour détruire, par excès d’application consciencieuse, certaines nuances, drôles et bienvenues, que l’antiféminisme médiéval, parce qu’il était humoristique et léger, avait fait surgir sans méchanceté dans Huon de Bordeaux.

L’Orient, terre de joie, de jouissance démonstratives et d’érotisme raffiné

L’Orient est riche, l’Orient est beau, l’Orient est animé, actif et il peut y faire très bon vivre. Pour n’évoquer que deux exemples, le cadre du décor que le Huon épique découvre dans le palais de Babylone ou à Montbrant est enchanteur. Le mode de vie oriental comporte toutes les distractions aristocratiques qui prodiguent, comme en Occident, une vie agréable au seigneur : chasse, jeux d’échecs, concerts instrumentaux où la harpe et la vielle réjouissent les convives. La vie courtoise prévoit aussi quelques visites dans la chambre des dames. Sans être laxiste, la société païenne est permissive. Il n’y a pas de tabou jeté sur les rencontres sexuelles qui peuvent avoir lieu entre un homme et une femme et sur le plaisir auquel l’union des corps aboutit. La rencontre de deux amants est autorisée, s’envisage en dehors du cadre du mariage, mais il est convenu qu’elle doit se mériter : pour le partenaire masculin, la conquête d’une demoiselle sarrasine passe d’abord par une épreuve déterminante qu’il faut surmonter au péril de sa vie. Quand l’accès à la jouissance charnelle est gagné, le plaisir est doublement rétribué : d’un côté en chair fraîche, de l’autre en riche gain. La fille d’Ivoirin rêve de passer le plus vite possible aux actes intimes avec le beau garçon que son père met à sa portée (un lit sera spécialement dressé dans la chambre de la pucelle pour accueillir les ébats de ces deux amants occasionnels). Le passage plein d’humour dans lequel le Huon de la Geste provoque le dépit amoureux de la Sarrasine en refusant de toucher son dû au sens propre est remarquable. La société païenne de Montbrant a une morale religieuse très absente, tandis que la société chrétienne jette un fort interdit : pour l’Église, la luxure doit être combattue car le péché de chair est un péché capital. Le partage de la foi chrétienne et l’intervention du sacrement de mariage sont indispensables. Si tel n’est pas le cas, prendre son plaisir avec une femme qui n’est pas en même temps une épouse légitime, quand bien même il s’agit d’une chrétienne, est puni par Dieu (et dans cette fiction par son représentant, Auberon). Pareil manque de correspondance entre l’évaluation occidentale et l’évaluation orientale de ce qu’il est interdit ou autorisé de faire sur le plan sexuel a conduit le trouvère à construire un système oppositionnel simple et évolutif : Huon force Esclarmonde, qui se refuse à lui par conscience morale, à coucher avec lui en pleine mer. Il en sera puni. Plus loin, en toute légalité païenne, le même jeune homme ne se montrera pas du tout intéressé par le fait de s’abandonner à un désir purement charnel : il en sera récompensé car, ayant dédaigné la fille d’Ivoirin, Huon pourra rétablir sa situation, rentrer dans le giron de l’Église, être pardonné, épouser Esclarmonde et regagner l’estime et l’amitié d’Auberon. La gymnastique textuelle a fait donc planer deux fois la menace de thanatos sur eros : tantôt pour que, à cause de l’écart de conduite de Huon, gronde la tempête de pathos ; tantôt, grâce à un sens de la Vertu habilement récupéré, pour que soit vivement mouchée la chandelle qui aurait pu éclairer une scène sexuellement prometteuse si l’humour du conteur et la morale chrétienne ne s’étaient pas en belle union chargés de jouer les éteignoirs.

Dans une reformulation plus délicate, la prose prolonge ces options démonstratives, sans en agrandir le nombre tandis que, d’une récriture plus libérée et infidèle, Tressan se permet d’élargir le champ des suggestions érotiques liées à l’Orient des contes. Ainsi, le lecteur apprend que le frère du père du héros a embrassé « le Musulmanisme », qu’il s’est laissé séduire par les promesses de puissance et de plaisirs que lui a faites l’Amiral Gaudisse et qu’il s’est retrouvé dans la capitale d’un royaume à lui confié, « abruti par les voluptés d’un sérail » peuplé de favorites avec lesquelles il s’enivre en cachette (p. 47). Il y a à Tourmont une favorite en titre appelée la Sultane, qui porte un « carcan de diamans », un vêtement long et des babouches, lancée malgré elle, à cause du cor, dans une danse grotesque avec un Santon au comportement devenu bien peu religieux (p. 53).

Wieland fait de la surenchère sur Tressan et multiplie dans sa version les occasions textuelles d’évoquer l’existence des harems orientaux. Quand il était question en 1778 de chevaliers captifs, destinés par le géant Angulafre à être sacrifiés, que Huon délivrait en même temps que la Princesse Sibille sa cousine (p. 61), le poète allemand préfère faire libérer auprès d’Angela, l’héroïne de son épisode, des jeunes femmes, élégamment parées, qui retracent l’image enchanteresse du paradis de Mahomet. Comparées au moment de leur délivrance à des fleurs qui décorent un parterre, ces cinquante jeunes beautés sortent du harem que le géant avait constitué dans son château (Obéron-Holbach, p. 47).

Mais c’est surtout dans l’épisode tunisien, qu’il a très largement inventé à partir d’éléments recomposés, que le poète allemand laisse aller son imagination à la rencontre d’un harem où les Sultanes, très jalousement gardées, sont autorisées à se promener dans les allées fleuries au crépuscule, à chanter et à danser pendant la nuit, à aller « se baigner dans une grotte paisible dont Almansor lui-même n’ose jamais approcher, tant les lois de la bienséance sont sévères en ces lieux » (Obéron-Holbach, p. 206). Plusieurs tableaux de tentation destinés à venir à bout de la vertu de Huon vont se succéder. À chaque fois les procédés se recoupent : l’imaginaire occidental voile la belle odalisque, mais la recouvre de transparence qui ne laisse rien ignorer de la perfection d’un corps faussement occulté, donc parfaitement dénudé derrière la gaze qui n’interdit pas le regard, l’accès aux seins et aux contours ravissants (p. 207). L’esthétisation mélange les références empruntées à la mythologie antique et celles des clichés à la mode supposés dévoiler la vérité qui concerne la femme de harem. Pour séduire Huon, qui est déguisé pour l’heure en jardinier, n’est épargné aucun procédé qui s’attaque directement aux sens du jeune chevalier : musique diffusée par la lyre, chants inspirés par le dieu du plaisir, parfum diffusé par la myrte et la rose, offre de nectar, danses voluptueuses, chanson modulée sur le luth, porteuse d’une déclaration passionnée. Almansaris a tout prévu, tout programmé. « Tout cet appareil a pour but d’exciter [l]es désirs » de Huon (p. 219), qui résiste farouchement deux fois aux avances provocantes et de plus en plus impudiques que lui fait la reine du harem. Et à la fin du tableau à l’intérieur de la grotte, où la houri, qui a planifié un véritable traquenard, l’attend couchée sur un lit de repos, le déferlement de toutes ces agressions rend les sens de Huon prêts à succomber. Seule l’intervention d’Almansor, que la jalousie conduit dans cet endroit, vient sauver la vertu de celui qui appelle au secours mais n’arrive plus à résister (p. 230). Almansaris joue la comédie, Huon est condamné à mort car les apparences sont malheureusement contre lui. Pour aider son lecteur à mieux se représenter les appas féminins auxquels Huon est confronté dans ces scènes de séduction, Wieland fournit des pistes de références picturales. Il évoque Apelle, donc peut-être le souvenir d’Aphrodite, ou l’œuvre de Titien (peintre que ses Vénus, Danaé, Diane ou autre Callisto dévêtues ont rendu célèbre, p. 229). Les images mythologiques viennent ouvertement participer à la construction de l’érotisme exotique.

Tandis qu’en 1825 l’éros oriental procède de manière plus cloisonnée, le librettiste Planché opère une distribution différente : des nymphes, des sylphides et des ondines apparaissent, mais la place du courant mythologique se situe dans le monde de la féerie, où ces créatures rejoignent les elfes, les génies, et les fées. Pour s’exprimer dans le domaine du sentiment ou de la séduction, l’Orientalisme ne renvoie pas à la mythologie antique. Quand Eros laisse prendre de l’importance à la montée de l’amour pur, il emprunte les recettes que le préromantisme et le romantisme diffuseront de plus en plus communément. Et s’il veut exciter sensuellement la montée du désir, il jouera de l’absence / présence de voiles qui attirent le regard avant d’être enlevés et agités par la femme. Le voyeurisme masculin prend effet en ligne directe, et la nudité de l’odalisque qui est représentée sur la scène est moins encouragée par la « réalité » orientale que fabriquée et imposée par l’imaginaire occidental.

Dans l’Obéron de Weber, quantité d’éléments viennent concrétiser l’exubérance supposée « naturelle » rencontrée en Orient : à Bagdad, avec la musique des janissaires, l’animation qu’apporte la musique arabe entraîne un défilé (la marche des eunuques) et l’accomplissement de la mission de Huon débouche quasiment sur une danse des sabres ; à Tunis le jardin du harem envahit le plateau scénique, puis, dans un décor d’intérieur (qui n’évoque plus comme la grotte de Wieland le hammam ou le bain turc), on rencontre le divan sur lequel repose l’enjôleuse et perfide sultane, qui se prénomme maintenant Roxane (par jeu onomastique avec Bajazet). Huon est assailli par des danseuses et des esclaves, éléments auxiliaires de cette entreprise de séduction musclée. Cette fois la résistance du héros n’est à aucun moment sur le point de fléchir : Huon se tire des griffes de l’épouse de l’émir en réagissant avec violence et Roxane n’a plus besoin de mentir à son époux quand Almansor intervient inopinément. Devant le bûcher, le pouvoir magique du cor d’Obéron est exploité pour faire danser l’émir, sa suite et ses esclaves : la danse surnaturelle ne fait que s’ajouter aux danses ordinaires que l’Orient, pays du rythme et des trémoussements, cadencés ou voluptueux, pratique au jour le jour.

À chaque âge donné, ses étapes de connaissances et ses escapades mentales, ses besoins de vrai et ses envies de faux. Le terrain d’entente entre les figures orientales qu’imaginait le Moyen Âge et celles que des temps plus modernes ont redessinées n’est pas inexistant : plusieurs recoupements sont intéressants. Sept siècles durant, la fascination qu’apporte le monde exotique provoque l’émerveillement, mais aussi la crainte. L’ailleurs fait envie. Sa cruauté et sa sauvagerie font peur. L’outre-mer est un terrain d’exploration particulièrement adapté quand il s’agit de juger l’aptitude au bonheur et au dépassement de soi d’un quelconque héros. La tradition des Huon-Obéron invite à une belle et longue traversée. L’exotisme médiéval est porteur d’un état d’esprit qui nous paraît aujourd’hui le plus singulier dans sa démarche car l’Occident du xiiie siècle commence par chercher à retrouver en Orient ses propres caractéristiques renforcées, ou bien alors perturbées et dévoyées. Narcisse est près de la fontaine ; son reflet le trouble et ne fait qu’embellir sa figure.

Les toponymes géographiques du premier Huon sont mal situables, et peu importe, car c’est leur valeur symbolique ou fonctionnelle qui prime. Il faut que le héros itinérant révèle ses dispositions intérieures évolutives, seule raison pour laquelle on ne peut pas dire que ces lieux d’outre-mer soient de l’un à l’autre interchangeables (mais ce n’est pas la géographie qui en décide). D’où la grande latitude qui est laissée aux « modernes » qui suivront d’implanter le conte chevaleresque dans des « ailleurs » qu’un souci géographique plus récent déménage à volonté. La leçon qui est alors prodiguée sera chaque fois biaisée, un peu moins religieuse et un peu plus morale, tout en continuant à tourner, comme autour du globe, autour des notions de prouesse, d’amour et de fidélité à la parole donnée. Les repères éthiques bougent moins autour de Huon que les supports et les décors qui servent à les présenter. Progressivement les continuateurs ont réussi à fabriquer un espace poétique en apparence moins auto-réflexif et nombriliste : chez eux l’Orient voudrait davantage ressembler à un Orient « véritable », fixé sur des lieux géographiques vérifiables, des décors plus naturels et un aperçu de la société plus documentaire, où les titres donnés aux personnages et la description de leur façon de vivre ne soient pas que purement fantaisistes. Ce en quoi l’Orientalisme montant, qui croit connaître et faire connaître les usages du sérail et de la condition féminine qui s’y trouve, met en place des fictions voyeuristes derrière la transparence desquelles on découvre, dissimulée sous un voile bien léger, la toute-puissance des fantasmes sexuels de l’imaginaire occidental encore plus clairement révélés qu’auparavant.

Notes

1 Cette chanson date du premier quart du xiiie siècle. Le texte que nous désignons par l’abréviation HB a été établi à partir du ms. P par W. Kibler et F. Suard (Paris, Champion, 2003). La composition des Prouesses et faitz merveilleux… a été achevée le 29 janvier 1455 [en abréviation Prouesses]. Une bonne partie du roman est accessible dans Le Huon de Bordeaux en prose du xve siècle, éd. M. J. Raby, New York, Peter Lang, 1998 ; quand c’est nécessaire nous renvoyons à la première édition imprimée, à Paris, chez Michel Le Noir (1513). Retour au texte

2 Bibliothèque universelle des Romans, avril 1778, second volume, Histoire de Huon de Bordeaux, pp. 7-163 [ici HHB]. Retour au texte

3 L’Oberon de Wieland a paru en 14 chants en 1780, puis en 12 chants. C’est à la traduction du Baron d’Holbach (fils) que nous renvoyons [Obéron-Holbach], telle qu’elle est reproduite in Wieland, Obéron ou les aventures de Huon de Bordeaux, Paris, À l’Enseigne du Pot Cassé, 1928 (collection Scripta manent n°35 ; illustrations de J. Lébédeff). Retour au texte

4 Sont apparus en 1783 Oberon und Titania de Chr. August Vulpius ; en 1789  Hyon und Amande (Singspiel de S.F. Seyler, préface de juillet 1788), Holger Danske (de Baggesen et Kunzen) et Oberon, König der Elfen (de Metzler et Wranitzky). Retour au texte

5 Nous utilisons la traduction française de l’Obéron de Weber par F. Ferlan pour L’Avant-Scène Opéra, 74, 1985. Retour au texte

6 Prouesses, « Il print le chemin du Quaire en Babilonne » (éd. 1513, fol.109 b). Retour au texte

7 Il peut y avoir des exceptions (comme dans le livret de Carl Ludwig Metzler, alias Giesecke, pour lequel Amande est la fille de Mahmud, qui est alors sultan d’Égypte). Retour au texte

8 Le comte Guinemer, les païens qui viennent de la Mecque, le vieux Gériaume utilisent des navires pour se déplacer. Retour au texte

9 Prouesses, l. 3036-41. Retour au texte

10 Obéron-Holbach, p. 61. Retour au texte

11 Dans Les Prouesses, Huon aperçoit Mouflet pour la première fois également sous un grand et beau chêne (l. 4730). Retour au texte

12 « Cap de Dious! chétif vassal, bien mériterois que d’un coup de pied je te fisse voler sur le minaret de la Mosquée » (p. 43). Retour au texte

13 C. Juilliard, Imaginaire et Orient. L’écriture du désir, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 5. Retour au texte

14 Car ce nom qui part du latin a été emprunté à Jourdain de Blaye, où il s’appliquait à la fille du roi de Marcasile et Morimonde, la princesse Oriabel ; la joie était étymologiquement liée à son charmant support, Gaudisse, qui était féminin avant d’être oriental. Retour au texte

15 « Histoire du roi Hormoz », Mille et Un Jours, Pétis de la Croix, adaptation de Gisèle Vallerey, Paris, Fernand Nathan, 1979, p. 166. La princesse de la ville de Carizna Rezia, est tellement belle que le roi a fait construire de hautes tours pour enfermer tous ceux qui sont amoureux d’elle. Dans la culture française, Rezia est aussi perçu comme l’anagramme de la Zaïre de Voltaire, elle-même proche parente phonétique de la Zaïde de Madame de Lafayette. Retour au texte

16 Ce réflexe n’est pas commun à tous les auteurs de livrets. Au Danemark Baggesen a fait primer dans ses choix onomastiques certaines orientations danoises, d’origine épique : Huon est devenu « Holger Danske » et le sultan de Babylone « Buurman », nom qui provient du Brunamundus (= Brunamont) de la Karlamagnus saga. Retour au texte

17 Dans un jeu cruel, les archers de Gaudisse pourraient célébrer la Saint-Jean en tirant leurs flèches sur ces douze captifs chrétiens leur servant de vivantes et très impuissantes cibles, vv. 6256-63 ; les Français sont battus jusqu’au sang, vv. 6284-85. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Caroline Cazanave, « Trajets exotiques dans la tradition des Huon de Bordeaux : de la chanson de geste à l’opéra », Bien Dire et Bien Aprandre, 26 | 2008, 287-308.

Référence électronique

Caroline Cazanave, « Trajets exotiques dans la tradition des Huon de Bordeaux : de la chanson de geste à l’opéra », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 26 | 2008, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/930

Auteur

Caroline Cazanave

Université de Franche-Comté

Articles du même auteur

Droits d'auteur

CC-BY-NC-ND