Modèles et contre-modèles : la rébellion dans et par Huon de Bordeaux

DOI : 10.54563/bdba.942

p. 129-148

Plan

Texte

Prégnance des grands modèles

De la rébellion, Huon de Bordeaux aurait pu choisir de faire son thème prédominant, son grand axe narratif, l’essentiel de son narré. Pour des raisons de génétique textuelle d’abord : n’est-ce pas dans la Geste des Lorrains que Huon, Seguin ou encore Guirré, le prévôt de Gironville, connaissent leurs premiers emplois épiques ? N’entend-on pas déjà, dans Girart de Vienne, « Séguin de Bordiaus la cité1 » s’exprimer au milieu des barons de Charlemagne ? Par la suite, les effets d’intertextualité inversent le sens démonstratif des remontées aux sources, et les renvois se font encore plus appuyés. À peine le poème de Huon de Bordeaux installe-t-il son dispositif général, pour chercher où et comment implanter son action, que sa deuxième laisse contient un long discours prononcé par Charlemagne. Dans cette prise de parole officielle il est question de Charlot, le fils de l’empereur, un jeune homme d’une vingtaine d’années que son père, décidément trop vieux, chérit de manière déraisonnable puisque le géniteur sénile convient lui-même que cet héritier ne vaut rien. En pleine assemblée de barons, l’empereur se met à évoquer un méfait commis dans le passé par Charlot, un meurtre aux répercussions assez graves pour avoir laissé des traces brûlantes dans tous les esprits et causé beaucoup de morts. À cette occasion, ce sont les grandes lignes de force de la Chevalerie Ogier qui sont exposées. Leur rappel ne peut être gratuit : on a même l’impression ici qu’il s’impose. Ces habiles données de « récit du passé » inséré dans le récit qui fonctionne au présent procèdent à un montage informatif synthétique qui additionne, en fournissant dans son survol rétroactif un résumé assez détaillé, les éléments de contenu des épisodes fondamentaux de la longue guerre que Charles avait menée contre Ogier le Danois. Dans un naguère qui charrie des estimations de durée exactes, mais dont le point de déclenchement temporel reste imprécis, à cause d’un méfait commis par Charlot le duc Ogier était entré en rébellion contre son suzerain. Les conséquences majeures que la bouillante première phase d’hostilité avait entraînées derrière elle ne sont pas oubliées2.

En soulignant avec tant d’insistance, à larges traits, sitôt l’ouverture de la chanson nouvelle entamée, l’inscription de ce renvoi qui construit une mise en abyme, en manipulant tous ces rappels explicites propres à faire fonctionner la mémoire de la collectivité, le trouvère de Huon de Bordeaux offre à ses contemporains, et à nous qui les suivons aujourd’hui, l’occasion bienvenue de découvrir à quel modèle épique célèbre il se réfère sans ambiguïté. S’ajoute aussi au passé d’Ogier le Danois la tradition très sensible du Renaut de Montauban, qui fait partie en complément des aides à l’inspiration manifestes. Avec ses prédécesseurs illustres, Huon donne l’impression de se chercher un terrain d’entente reposant sur une imitation très volontaire.

À supposer que ces effets de reprise de motifs narratifs, ces constructions par symétrie inversée et ces exercices de décalque en direct se soient appliqués au fils de Seguin de Bordeaux avec davantage d’échelle et d’opiniâtreté, qu’ils aient généré d’encore plus nombreux parallèles de rang épisodique, en pareil cas la classification du poème de Huon de Bordeaux dans « la geste des barons révoltés » n’aurait posé aucun problème : elle aurait été automatique et, associée à Ogier et aux Quatre fils Aymon, serait devenue exemplaire. Mais comme le remarque avec hâte et pertinence François Suard dans l’introduction de son édition3, considéré dans l’ensemble des Gestes le cas de Huon de Bordeaux n’est pas aussi facile à trancher. En première approche ce poème constitue incontestablement une chanson de révolte, son cadre général étant celui dans lequel on rencontre « un vassal prestigieux [qui] se trouve longtemps en butte à la haine du souverain ». De même que le ressentiment qu’éprouve Charlemagne envers Huon est le moyen par excellence de lancer l’action, l’annulation de ce ressentiment conduit à la fin de l’histoire : de ce point de vue, les données traditionnelles sont largement respectées, les stéréotypes usuels remis en vigueur. Toutefois, l’aspect conservateur qui caractérise l’épopée depuis ses origines n’interdit pas ici que de notables modifications aient été introduites dans le cours du récit. Dès que la première partie de la fiction est dépassée, les inventions qui s’y accrochent cultivent plus l’aventure que l’épique. Le cœur du poème ne veut pas se consacrer à une grande révolte : il s’intéresse à une mission, fertile en dangers et en voyages, dont le double aspect est pleinement assumé par Huon.

Jeux d’échanges ironiques

La rébellion n’aura pas lieu et Bordeaux restera pour cette fois à l’écart de toute guerre. De Charlemagne le cruel, le gentil héros accepte l’empilement de tout un tas d’exigences perfides, qui cherchent sa mort. Quand l’énumération de toutes ces consignes extravagantes et comminatoires a fini de remplir le passage qui va, dans le ms. M du v. 2332 au v. 2378 (et dans P, du v. 2360 au v. 2417), et que Charlemagne n’a plus aucun caprice à émettre qui lui vienne en tête pour allonger la liste de ses revendications malhonnêtes et injustes, Huon n’est pris par aucun accès de colère, par aucun réflexe de violence. Le jeune chevalier n’est absolument pas saisi par l’envie d’entrer en lutte ouverte. La grandeur de son caractère se dévoile tout entière dans une réplique qui lui fait, au contraire, demander au monarque s’il souhaiterait énoncer une exigence supplémentaire. À cet instant précis, c’est-à-dire au v. 2380 de M (et au v. 2418 de P), la vaillance et l’intrépidité de Huon devant Charles se montrent en accord parfait avec sa fermeté ; mais une absence de trouble aussi spectaculaire peut aussi être interprétée comme une marque d’ironie fulgurante, qui abrite exprès son impertinence voilée derrière l’écran des exagérations épiques traditionnelles. N’ayant rien remarqué d’autre que la souplesse native et l’esprit d’acceptation plénière de son vassal, Charlemagne se laisse tenter par cette invitation à la relance : à l’impressionnante liste passant aussi bien en revue les actions que Huon devra accomplir que les réclamations qu’il devra faire passer outre-mer à l’émir Gaudisse, vient alors s’ajouter une interdiction qui pèsera lourd dans l’établissement des circonstances de l’épilogue de notre récit. Ne passer ni par Bordeaux, ni par Gironville, telle est la défense que reçoit le jeune chevalier. C’est cette précision imprévisible qui permettra au dernier volet de la chanson de fonctionner également sur une ultime mise en péril du héros et de ses accompagnateurs. « Sire, faites connaître votre volonté, et j’accomplirai de mon mieux tout ce que vous souhaitez » (P, v. 2420-22), « Sire, j’accomplirai votre volonté » (P, v. 2434), « Dieu vous en sache gré » (P, v. 2441).

Figure de soumission totale, Huon reste trop impassible – et c’est son excès de bonne volonté, son amabilité qui va jusqu’à remercier pour les mises en péril qu’on lui impose qui font trembler d’un côté et sourire in petto de l’autre. Huon n’appartient pas à la famille littéraire des provocateurs : il n’y a pas plus anti-rebelle que lui. Si le fils de Séguin accepte en pleine connaissance de cause, sans révolte et sans diffidatio que Charlemagne use contre lui de l’immense pouvoir que lui confère son autorité royale pour programmer sa mort probable, comme les Français en font la réflexion devant lui (au v. 2410 de P), c’est que la ligne qui sépare la sagesse de la folie le place ici du côté des calmes, c’est-à-dire du côté de ceux qui incarnent les vraies valeurs. Contre Charlemagne, son souverain, son suzerain, jamais Huon ne s’emporte : rester loyal, respecter la « foi » qui est le fondement même de la société féodale, telle est sa seule règle de comportement. Et comme l’empereur est un personnage négatif et qu’il mérite d’être puni, à la fin de la chanson c’est Auberon et son hanap merveilleux qui viennent bousculer son prestige, l’un en faisant tomber son chapeau, l’autre en trahissant le fait que Charles a commis, il y a longtemps déjà, un péché mortel. Le nain Auberon, qui est ami du droit, de la fidélité et de l’honneur, réconcilie Huon de manière plaisante, intelligente et juste, avec un Charlemagne vis-à-vis duquel le chevalier victime d’injustice n’était même pas fâché. Huon retrouve son héritage légitime et récupère tous ses droits sur Bordeaux, une récompense encore plus belle lui étant promise à échéance de trois ans. Le vassal est toujours resté déférent à l’égard de son roi, un roi que par ses paroles il n’a pas critiqué et qu’il n’a pas contré par ses actions.

Il est intéressant alors de noter qu’à l’intérieur de la même chanson c’est contre Auberon, son protecteur attitré – cet être-fée qui l’a pourvu de talismans magiques et l’a souvent gratifié de son aide – que le sens de la rébellion et de l’insubordination s’exprime le mieux chez Huon. Du point de vue du jeune chevalier, va venir un temps où le roi de Féerie contrôle et juge d’un peu trop près ses agissements. Quand, pour le punir de sa conduite amoureuse qui n’a pas eu la sagesse d’attendre jusqu’au mariage, le génie se retourne contre son ami, provoque une tempête et fait en sorte qu’Esclarmonde soit enlevée par des pirates, Huon étant laissé pour compte sur l’île Moysant, les mains liées et les yeux bandés, l’infortuné héros ne s’y trompe pas. Le jeune homme qui se retrouve au comble du malheur met instinctivement en relation les horribles épreuves qui s’abattent sur lui avec une intervention cachée, et perçue comme malveillante, de celui qui surveille ses faits et gestes. Pour cette bonne raison, le cœur brisé, le puni ne soupire pas mais, sur un ton et un rythme passionnés, « sovent maudist Auberon le vaillant4 ». À peine sera-t-il détaché par Malabron que Huon apprend coup sur coup deux mauvaises nouvelles : la première est que son gentil sauveteur est appelé à payer bien cher, d’un temps de pénitence presque doublé, le précieux service qu’il vient lui rendre ; la seconde est que son donateur a la ferme intention de récupérer pour lui les trois objets merveilleux (le haubert, le cor et le hanap) qui l’avaient aidé, avant ces cruels incidents de parcours, à bien faire avancer sa mission.

Cette double information est vraiment consternante. Qu’Auberon se montre à distance si peu pitoyable, si peu compréhensif, que sa générosité coutumière soit capable de telles régressions, de tels élans contraires, sont des éléments psychologiques que Huon n’arrive pas à supporter. Si l’intransigeance, la dureté sentimentale et les chers marchandages sont devenus les nouvelles caractéristiques du nain de lumière, rompre avec lui s’impose. Dans M (du milieu du xiiie siècle), puisque son adjuvant de naguère vient de revenir sur ses anciens engagements, Huon le tient quitte de tout et, en belle réciprocité, se dégage lui aussi (v. 7136, « A foi, dist Hues, je lou quite autretel »). Dans le manuscrit du xve siècle (P), l’acte de rupture est mis en scène dans une atmosphère plus violente encore : l’hostilité dont fait preuve Huon à l’égard d’Auberon devient maximale car elle s’exprime par un souhait de mort : « En foy, dit Hue, Dieu le puist crevanter ! » (P, v. 7402, « – Que Dieu l’écrase en vérité ! »). Dans la hiérarchie de la puissance divine, Auberon n’est pas le plus haut placé. Il ferait bien de s’en souvenir. Malabron juge sage d’avertir Huon que le petit homme se tient au courant de tout ce qu’il dit, mais le révolté se moque bien que ses paroles agressives soient entendues par celui qu’elles concernent, celui qui lui a causé trop de mal et l’a trop fait souffrir (M, vv. 7139-40 ; P, vv. 7405-06). Avec quelques autres déclarations d’insoumission et vœux maléfiques prononcés sous l’effet de la colère, Huon prendra la ferme résolution de mentir aussi souvent que nécessaire (M, v. 7171, v. 7242 ; P, v. 7441, v. 7509) et de se montrer déloyal (P, v. 7442).

En ce point du récit, un renversement pittoresque affecte les présupposés de conduite du personnage principal : Huon pourrait-il dès lors se transformer en être de démesure, en criminel impénitent, poussé par la détresse à perdre vraiment son âme, à fouler aux pieds son honneur ? Rien de tel n’aura lieu et, pour la deuxième fois, le trouvère qui organise le déroulement des épisodes devant conduire au point final laisse de côté les itinéraires à hauts risques et grandes envolées des figures littéraires de ceux « qui transgressent avec superbe la loi du père5 ». Plusieurs modèles de révolte épique auraient pu influencer son projet et conduire le concepteur à bâtir des éléments de scénario en désaccord ouvert avec ceux qu’il programme.

Mais c’est contre la propagation trop active d’un type répandu, bien dominé par lui, celui de la « chanson de révolte » que l’auteur du xiiie siècle lutte. Cette typologie est citée à comparaître, utilisée comme une référence toujours valable, mais on lui demande aussi de faire un effort d’imagination bien développé pour apporter des éléments neufs. C’est pourquoi la construction de la fable se risque à inventer des systèmes oppositionnels innovants, qui renversent les schémas les plus familiers. Contre Charlemagne le despote injuste, qui est vraiment malveillant envers lui, Huon ne se rebelle pas : tout au plus ironise-t-il et c’est trop de bonté qu’il lui manifeste. Contre Auberon, qui reste bienveillant à son égard – même si les apparences ne le démontrent pas toujours clairement (car les épreuves envoyées sur le pécheur visent au contraire son bien, c’est-à-dire à lui fournir l’occasion de se racheter), Huon entre injustement en rébellion et, parce que la colère l’envahit, il devient aveugle et souhaite du mal à celui qui veut sa rédemption. Ce que le nain de Féerie exige du fils de Seguin de Bordeaux, c’est qu’il atteigne la plus grande perfection morale qu’on puisse attendre d’un jeune homme dont la formation chrétienne et chevaleresque n’est pas terminée6. Au départ la jeunesse et la vaillance de Huon sont les grandes responsables d’un calme exagéré, objet d’une théâtralisation souriante ; par la suite, les mêmes caractéristiques justifient ses mouvements d’humeur exaltés contre l’autorité d’Auberon, un pouvoir dont le rebelle en herbe ne veut pas admettre que les applications ne cherchent pas à lui être néfastes : là aussi, le sourire est encore au rendez-vous.

Prise de position vers un calme que le fil du temps et les versions jeunes destinées aux enfants sages rendent de plus en plus plat

À la fin de la chanson, l’équilibre est revenu. Tous les péchés que Huon avait commis lui ont été pardonnés puisqu’il a pu se confesser au pape et se marier avec une Sarrasine convertie. Le héros constate qu’Auberon est son ami, son sauveur et que ses pouvoirs magiques permettent de débusquer les péchés les mieux cachés (celui de Charlemagne et ceux commis par Gérard et ses complices). Contre l’application des décisions de justice prises par le petit nain bossu le jeune homme ne s’insurge plus : parce qu’il est généreux, Huon voudrait que les crimes commis par Gérard n’entraînent pas sa mort et qu’à son frère aussi la solution du pardon soit appliquée. Mais comme la justice du roi de Féerie demeure implacable, le chevalier rentré en grâce auprès de Charlemagne est récompensé de tous ses mérites passés et présents par l’empereur et par son protecteur. Le mari d’Esclarmonde admet tacitement la légitimité et la pertinence du dur châtiment qui punit du gibet, par une fin douloureuse, les trois méchants – dont son frère –, qui avaient tramé de le faire condamner et éliminer de manière cruelle et déloyale. La période du bouillonnement contre Auberon est finie, oubliée. Huon doit entièrement son salut à celui qui veut être son guide spirituel et qui vient à son secours quand il est tombé dans un piège. Si la paix et l’allégresse sont à nouveau au rendez-vous, c’est bien parce que l’auxiliaire magique a accepté de ne pas tenir rigueur à Huon des instants d’irritation et de colère qui avaient dressé cet être de passion momentanément contre lui. Le personnage central ne se tire pas d’affaire tout seul : la charge importante de conduire le récit vers une fin heureuse repose entièrement sur la bonne volonté d’Auberon, qui par un juste revirement s’est laissé émouvoir par la détresse de son ami en difficulté.

Au terme de l’enchaînement des multiples épreuves qualifiantes qu’il a rencontrées, le chevalier parti à la rencontre des autres a fini sa formation. Ce personnage, au départ immature, est devenu l’adulte raisonnable qu’il lui restait encore à révéler à l’intérieur de lui-même. L’expatrié s’est aguerri, assagi, socialisé. Au cours de sa quête au-delà des mers et des mirages, le voyageur a lutté plusieurs fois contre des forces maléfiques diverses, a découvert la coexistence de la religion et de la merveille, du rationnel et de l’irrationnel qui s’unissent pour composer les insondables mystères du monde et de l’âme humaine. La leçon s’est portée sur un plan moral, conduisant progressivement ce cœur hésitant à apprendre qu’en lui-même, comme en tout homme, les forces du Bien et du Mal se livrent un combat perpétuel et que chacun doit se montrer vigilant, le péché contre la loi divine pouvant si facilement devenir la solution de facilité… L’écervelé qui ne savait laisser parler que sa spontanéité s’est calmé : Huon a su dompter son appétit sexuel, au désir trop impérieux, en le dirigeant avec bon sens là où, dans le contexte sociologique de ce temps, la pulsion amoureuse cesse d’être honteuse, c’est-à-dire forcément installée dans le cadre d’un mariage chrétien. De l’âge du fils, Huon passe à l’âge des pères en puissance et puissants : Bordeaux, le fief héréditaire, lui revient. Mieux encore Auberon, son donateur, prévoit de lui offrir, le jour où Notre Seigneur le rappelera vers lui, le trône de Monmur qui permet de régner sur le beau royaume de Féerie.

La fin apaisante donnée à cette histoire d’une individualité qui se construit positivement d’épisode en épisode permet de comprendre pourquoi, dans notre modernité, les avatars de cette chanson de geste du xiiie siècle rencontrent un succès aussi prolongé, et toujours en constants rebondissements, dans le secteur spécialisé de la littérature enfantine. En France le phénomène est apparu en 1898, il a connu plusieurs expériences, dont la dernière en date est celle de F. Suard7.

L’exemple qu’apporte la fable du jeune Huon de Bordeaux épique paraît se plier spontanément aux fortes lignes directrices que recherche ce type de production par définition « bien pensante » : le canevas développé fournit un divertissement fertile en bonnes et mauvaises fortunes, mais dont l’allure et la tonalité générales savent rester plutôt joyeuses. D’un point de vue idéologique, l’enseignement attaché aux aventures de Huon est porteur d’une bonne morale, telle qu’elle est attendue dans les productions destinée à la formation intellectuelle des jeunes esprits. Ce récit est sain et on peut aussi l’émonder des quelques rares détails de situations trop crues ou trop violentes qu’il lui arrive de charrier de temps à autre. À la fin du xixe siècle, le « renouvellement de Huon de Bordeaux » que Gaston Paris destine à la jeunesse de France fait encore peser très lourd dans son écriture et ses aménagements le poids de la morale chrétienne. Les adaptateurs qui ont pris sa suite ont eu des réflexes de censure tout aussi appuyés, mais qui tendaient néanmoins à amoindrir au fil du temps la place accordée au rapport à Dieu et aux préceptes de son Église8. Aujourd’hui, l’influence du contexte religieux est nettement passée à l’arrière-plan et c’est surtout une leçon de morale laïque, l’incitant à adopter un comportement psychologique équilibré, que l’enfant du xxie siècle est conduit à tirer du parcours évolutif du chevalier Huon.

On constate à cet égard que l’adaptation que F. Suard a rédigée en 1997 dans la collection Castor Poche Senior (pour un âge de onze-douze ans environ) a volontairement éliminé les deux éléments qui s’apparentaient chez le héros à des réactions temporaires de remise en cause de l’autorité associée à la figure du père. Lorsqu’il entend énoncer l’extravagante liste de tâches que dresse pour lui Charlemagne, encore plus anti-rebelle que dans le tableau de la geste où son absence totale de trouble pouvait aussi se lire comme un trait d’ironie, « Huon accepte l’épreuve » sans qu’aucun indice ne permette d’imaginer une seconde qu’il a pu vouloir se montrer narquois9. Et dans l’extrait qui lui permettra de sortir enfin de l’île de Moysant, alors que le modèle prototype était capable de faire dire à Huon qu’il maudissait Aubéron, vraie figure de père castrateur que l’homme adulte qui perçait en lui avait le droit d’éliminer au moins en pensée, pour se libérer au figuré, à défaut de vouloir le faire au propre, sa doublure moderne – qui est là pour apprendre aux petits garçons et aux petites filles l’importante règle de l’obéissance absolue au pouvoir paternel – est l’objet d’un discours qui se contente de mentionner un modeste repli psychologique (« Huon ne veut plus rien demander à Aubéron, qui lui a fait trop de mal10 »), correspondance atténuée puisqu’elle met en place une bouderie, la fâcherie étant la conséquence d’une mauvaise interprétation des motivations honorables qui ont poussé son protecteur à le punir justement.

Autres départs, qui viennent révéler certaines rébellions, d’un genre différent et bien moins évidentes

Bien que hanté par les réminiscences des plus grandes chansons de révolte, dont il a gardé en périphérie le cadre général, quelques motifs et un repère illustre qu’il appelle à témoigner (l’exemple d’Ogier le Danois), le poème de Huon de Bordeaux dans sa rédaction du xiiie siècle a donc refusé de se laisser envahir par des réflexes qui auraient pu finir par être ceux d’une écriture trop automatique, trop prévisible. Avec un à-propos incontestable, entré en réaction, pour ne pas dire en authentique rébellion, contre une stéréotypie dont il cherchait partiellement à se libérer, le trouvère a plutôt engagé son travail de recherche à échafauder des variantes capables de conduire à des contre-propositions. Désormais l’histoire des trajets aventureux vient dans ce texte écraser celle restée possible, mais non retenue, de la lutte ouverte et paroxystique entre un feudataire spolié et son souverain. Une invitation au voyage vient faire jaillir l’existence d’un protecteur sur lequel, arrivé à un moment de bascule, le jugement du héros s’applique de manière critique, le protégé venant à se rebiffer contre les durs effets, à ses yeux suspects, d’une bienveillance qui a pour lui un terrible goût d’amertume. Renversement d’opinion assez triste mais éphémère, car cet aspect nuisible n’était vraiment pas la caractéristique qu’il fallait retenir : l’amour de pleine amitié qu’Aubéron porte à Huon était bien là ; et d’ailleurs il suffira d’attendre qu’il daigne se manifester ouvertement et de manière définitive pour que la partie ultime laisse un souvenir de bonheur. Les réécritures de la geste, quand elles se destinent aux enfants de notre époque, fournissent des adaptations qui rendent le récit encore plus homogène car si les perturbations psychologiques, accrochées aux aléas du trajet existent encore (tantôt Huon se désespère ou éprouve une grande douleur ; tantôt le voilà fou de joie), la rébellion contre l’autorité venue d’en-haut y devient de plus en plus inexistante. La soumission respectueuse s’impose et elle impose sa dictature au caractère du héros, qui s’assouplit et se banalise parce qu’il perd une partie de sa tendance naturelle à la moquerie.

C’est pourquoi il est intéressant maintenant de nous tourner rapidement vers l’évocation d’autres types de tradition, eux aussi en rapport d’émergence avec la chanson de geste médiévale, mais qui ne peuvent être présentés que comme des héritiers indirects du poème primitif : ces pièces à conviction ne « partent » pas de l’œuvre du xiiie et leur production est à rattacher à des étapes narratives déjà fortement remaniées. De dérive de texte en dérive de texte, chaque fois très métamorphosées, les aventures de Huon de Bordeaux, parce qu’elles ont été constamment réécrites et déformées, finissent par porter de nouveaux et singuliers messages dans lesquels une part d’insoumission contre la doxa et l’ordre social se manifeste. Si le Moyen Âge est encore concerné, c’est en tant que décor, cette estrade passéiste permettant bien des jeux susceptibles de divertir, tout en faisant réfléchir. L’art de procéder sait éviter la provocation manifeste et la méthode de « resémantisation » s’y prend habilement. Livrés en tenue de camouflage, certains petits actes de rébellion, qui restent de détail et d’une ampleur limitée, sont parfaitement capables de passer inaperçus… ou d’être repérés par qui, mieux préparé à prendre conscience de leur existence, sait être attentif d’un côté à leur apparition, d’un autre à leur discours. C’est le charme irrésistible, discret et savoureux de la lutte cryptée que ces jeunes témoins émettent en se contentant de subvertir, en le retouchant, le modèle qu’ils reprennent et sont supposés recopier. Nous allons proposer pour finir, sans malheureusement pouvoir les creuser à fond, trois exemples de ces perturbations presque invisibles, volontairement ramassés dans des supports textuels suffisamment différents pour que les directions qu’ils empruntent partent dans des sens qui ne convergent pas.

Exemple n°1

En avril 1778, l’Histoire de Huon de Bordeaux fait partie de tout un ensemble de volumes dont la collection est très normalement soucieuse d’obtenir le « privilège du roi », démarche qui oblige chaque fois le marquis de Paulmy, l’éditeur de la Bibliothèque Universelle des Romans, à mettre les états manuscrits entre les mains d’un des censeurs royaux qui les examinera avant d’accorder ou non son « Approbation »11 : à la date du 14 avril, c’est Ameilhon qui exerce ce contrôle et délivre cette autorisation favorable. Bien que Louis Élisabeth de la Vergne de Tressan collabore très volontiers à cette entreprise éditoriale, le comte ne partage pas les mêmes vues que Paulmy sur ce qu’une « analyse raisonnée » doit offrir aux abonnés. La « miniature » étant conçue pour résumer et moderniser le contenu d’un roman, jusqu’à quel point l’exécutant de cette forme de résumé aménagé doit-il s’astreindre à décalquer scrupuleusement son modèle, puisque, de quelque façon qu’il s’y prenne, tout idéal de fidélité est illusoire ? Les textes du passé ne sont-ils pas là pour être recomposés et que leur langue change ? Comment pourraient-ils être « les mêmes » après démarquage puisque le projet d’édition rend possible les commentaires d’accompagnement et les annotations ?

Tressan, que ce type d’exercice appliqué aux romans du Moyen Âge passionne en priorité, aime bien s’amuser et marquer de sa patte sa production. Il n’ignore pas qu’il n’a pas les coudées franches et que son champ d’intervention concernant les ajouts et les détournements restera limité, mais la pratique bien dominée de l’infidélité camouflée le met en joie : tant qu’à moderniser, pourquoi de pas faire passer un peu de l’esprit de son temps ?

C’est ainsi, par exemple, que dans son concentré de Huon de Bordeaux, dont l’entrée en matière méprise l’état de rédaction rencontré dans la Bibliothèque Bleue, un effort intéressant est réalisé pour introduire des « gaîtés » dont l’inventivité non bridée est parfois juste cocasse, parfois corrosive. Lors de la rencontre du héros et de Gérasme avec le Roi de Féerie, au beau milieu d’un bois, Obéron arrivera dans une superbe « calèche » et sa voix, douce mais inquiétante, additionnée aux perturbations que provoque l’orage signalé dans la source, engage les voyageurs à fuir… jusqu’à la porte de l’enceinte d’un double monastère de Cordeliers et de sœurs Clairettes, monastère brusquement apparu là au milieu des éclairs moins par la « malice du nain » que par la malice de Tressan qui tient à « éclairer » pour ses lecteurs l’étonnant pouvoir du cor magique dans un passage additionnel aussi anticlérical que comique.

Parce qu’ils n’ont pas la conscience pure, voilà nos Cordeliers et nos Clairettes, fort « pieuses personnes », arrachées à leur procession et jetées par la sonnerie du cor d’ivoire, avec Gérasme qui les rejoint, dans une danse grotesque. À voir cette confusion et toutes ces postures ridicules, Huon meurt de rire. On peut supposer que l’inventeur de ce détour irrévérencieux, qui raconte comment les danseurs se culbutaient sur l’herbe « sans que leur chûte arrêtât les moines, et que la modestie pût forcer les nonains à réparer le désordre de leurs vêtemens12 », riait de son côté au moins aussi fort que son Bordelais, même si nous ne pouvons pas entendre sa joie se manifester. Le procédé dont use Tressan ne manque pas d’intelligence. Pour que l’Approbation officielle ne soit pas compromise, la technique de la petite « note culte13 » se dépêche d’entrer en activité, en se chargeant d’épingler pour s’en étonner, au travers d’un brin de commentaire étoilé, le singulier anachronisme que dans cet épisode commet par ignorance l’auteur de ce Roman (de la classe dite des « Romans de Charlemagne »). Quand le vénérable Auteur d’une œuvre dont la « composition n’est pas antérieure à l’invention de l’Imprimerie14 » a pu ainsi commettre une erreur grossière contre l’Histoire, qui irait soupçonner le collaborateur de l’ouvrage périodique de porter la moindre part de responsabilité dans la présence, au cœur de l’Histoire d’un Duc de Guienne appartenant au temps passé, de quelques équivoques grossières émettant des allusions aux moeurs relâchées des gens de religion ?

Mais Paulmy avait en horreur les échappées libres de Tressan, car, outre la question du privilège, le marquis redoutait aussi que certains des lecteurs et des lectrices de la B.U.R. puissent être choqués de découvrir dans ses volumes, heurtant leurs convictions religieuses, des joyeusetés de mauvais goût dressant du clergé un tableau satirique. Aussi le voit-on prendre grand soin d’avertir son public, dans le préambule de présentation de ce Huon de Bordeaux : « Nos Lecteurs s’appercevront aisément qu’ils ont obligation de cet Extrait à la plume toujours ingénieuse & aimable de M. le Comte de Tressan15 ». C’est par cet ajout faussement louangeur que Paulmy se démarque et se met à couvert. Devant ces amabilités ostentatoires, Tressan n’est pas dupe : le contrôle, la censure et les « retranchemens » que le marquis de Paulmy avoue ailleurs exercer sur ses textes, il ne pourra bientôt plus les supporter. S’il se trouve que le Huon de Bordeaux anticipe de quelques mois sur l’explosion de la crise (qui conduit au retrait de Paulmy de la B.U.R. en janvier 1779), l’engagement de cet Extrait n’en reste pas moins manifeste. Huon, qui cache Tressan, se rebelle contre la censure en général, et celle de Paulmy en particulier. Le rédacteur Tressan se sert de ce texte du vieux temps qu’il appréciait particulièrement, comme il s’est aussi servi de plusieurs autres : la volonté qu’il exprime est celle d’obtenir le droit d’écrire comme il aime et sait le faire et de rédiger librement les adaptations romanesques dont il se charge.

Cet humour qui veut rénover n’est pas nocif et ses effets seront durables car nombreuses sont les relances de Huon de Bordeaux qui trouvent leur point d’origine dans l’Extrait de Tressan. La plaisanterie concernant l’extravagante danse des moines et des nonnains se rencontre encore chez Wieland, qui change les ordres religieux concernés, les traductions du poème allemand permettant encore à cette anecdote transformée de prendre du relief ; au milieu du xixe siècle l’adaptation de Huon de Bordeaux qu’aménage Alfred Delvau dans la Bibliothèque Bleue ne s’en est pas délestée16. L’insubordination de Tressan à Paulmy a donc laissé des traces dans la tradition des Oberon et dans la Bibliothèque Bleue : en 1778 les « gaîtés » comtales abordaient un sujet grave, celui du droit au rire et à la liberté d’expression et on peut estimer qu’elles ont lutté, comme elles ont pu, avec courage et dignité contre les excès de formes de pouvoir très régulièrement installées dans la société du xviiie siècle.

Exemple n°2

Le deuxième combat larvé que la tradition indirecte des Huon de Bordeaux changés va savoir mener – et gagner – intéresse la libération de la femme, ou plutôt la revalorisation de son image, de son statut, de son droit à revendiquer un amour humain qui, pour être bien partagé, a tout intérêt à commencer par être bien assorti.

Lancer la réflexion de notre exposé dans cette direction peut paraître curieux puisqu’au xiiie siècle le poème de Huon de Bordeaux peignait ses personnages féminins sous un jour sympathique et que sa narration s’évertuait et arrivait à ce que l’union de Huon et d’Esclarmonde représente une incontestable réussite sur le plan social et sentimental. Mais n’oublions pas que dans ce cadre, pas toujours idyllique, Huon était le grand responsable de la faute prénuptiale commise sur le bateau : de son côté, la demoiselle sarrasine ne voulait pas céder à celui qu’elle aimait et elle réclamait à son ami d’être capable d’attendre jusqu’à ce que leur mariage ait eu lieu. C’est pourquoi, afin de détourner Huon de mettre à exécution un projet aussi funeste, le poète allemand Wieland, qui appréciait et pratiquait les montages ironiques, fit entrer en 1780 dans les lignes générales du même scénario un élément très neuf : son Schérasmin (une personnalité qui remplace désormais Gériaume) décide de raconter, pour occuper différemment Huon et le distraire de sa Rézia-Amanda (qui relaye l’Esclarmonde médiévale), un conte originaire de Basra. C’est dans la bouche d’un Calender que cette histoire a été supposément récoltée : l’orientalisme qui l’affecte est un artifice qui ne fera pas longtemps illusion puisque Schérasmin se borne à adapter sur le tas le Conte du Marchand de Chaucer, January and May.

Après avoir très longuement polissonné et troublé la vie de couple de plus d’un ménage, un vieux gentilhomme, qui répond au nom de Gangolf, s’avise sur le tard de quitter son célibat. Faisant, comme il le suppose, une belle acquisition, le voilà qui épouse en grandes pompes la jeune, fraîche et innocente Rosette, dont sera évidemment exigée la plus irréprochable des conduites.

Mais cinq ans plus tard, quand la compagnie de ce vieillard septuagénaire, dont la vue s’est détériorée et qui est accablé de goutte et de gravelle, ne peut en rien la satisfaire, Rosette se met à porter son attention sur un page du château – parce que les mérites physiques du jeune homme lui paraissent plus passionnants que les longs sermons que son époux lui fait subir, quand le même ne lui récite pas la liste du bottin mondain des femmes coupables que la Bible a dressée. Rendez-vous, clé du verger en main, a été pris par Rosette avec le charmant Walter au sommet d’un beau poirier où des plaisirs d’un type clandestin les réuniront. Et c’est Gangolf, souffrant de sciatique mais bonne poire, qui fera l’échelle à sa femme en mettant à sa disposition son épaule pour qu’elle aille plus facilement cueillir le fruit de son désir.

De la cachette verdoyante où ils se trouvent, Oberon et Titania assistent à la scène où la jeune épouse trompe le barbon. Considérant cette infidélité féminine comme un outrage à lui directement adressé, le nain Oberon prend violemment parti : pour que Gangolf prenne Rosette en flagrant délit d’adultère, il va rendre la vue au vieillard aveugle. Alors qu’inversement la reine des fées s’engage à protéger Rosette, qui n’est pas si coupable que cela et qui saura, d’ailleurs, se sortir d’affaire : « Gangolf est-il donc seul à tes yeux excusable ? », dit Tatiana à Oberon. « Quoi ! l’homme peut tout faire, et nous tout endurer17 ? ».

Grâce à Wieland, qui se sert aussi bien de la pièce de Shakespeare, le Songe d’une nuit d’été, que du conte de Chaucer, l’antiféminisme primaire est donc combattu. Ultérieurement cette nouvelle donnée continue son parcours : la tradition lyrique qui prend appui sur le livret d’Oberon que James Robinson Planché a fourni à Weber au début de 1825 résume en peu de mots le désaccord, aux conséquences graves, qui avait conduit les êtres féeriques à se fâcher. Au moment où la querelle royale a explosé, « la reine prit la défense de son sexe, cela est naturel18 ». La question de savoir qui, de l’homme ou de la femme, se montre le plus inconstant devient un faux problème. Dans un bel effet symétrique, la Rezia d’Oberon repousse Almansor ; puis, Huon Roxane. Sans difficulté. Car quand deux amoureux se sont librement choisis, qu’un sentiment fort les lie l’un à l’autre et que le couple qu’ils incarnent est immédiatement bien équilibré, ni le sexe fort, ni le sexe faible ne se laisse tourner la tête et tenter par des personnalités extérieures. Sur ce plan, homme et femme sont à égalité. L’injustice des raisonnements antifémistes a été combattue, et, même s’il s’agit d’une manière éloignée et indirecte, Huon de Bordeaux a servi à défendre les couleurs d’une cause intéressante qu’il faut continuer à soutenir.

Exemple n°3

Le troisième exemple sur lequel nous allons nous appuyer parle moins d’une rébellion que d’une agitation politique provoquée au Danemark par les retombées de Huon de Bordeaux – tout aussi indirectes, puisqu’elles partent également de l’Oberon de Wieland.

En 1788, pour associer son travail à celui du compositeur allemand Friedrich Ludwig Aemilius Kunzen, le poète Jens Baggesen prend appui sur le poème de Wieland et rédige en danois un livret d’opéra, qui s’accorde la liberté de croiser les fils de cette histoire-support avec ceux du livre populaire qui donnait la place d’honneur à Olger Danske. Le Danois Ogier profite alors de cette occasion pour remplacer au pied levé Huon de Bordeaux dans le rôle que Wieland lui faisait jouer. Par un jeu de substitution dont les effets se constatent à plusieurs endroits, le Danemark est devenu le pays natal du remplaçant de Huon, Holger pouvant désormais affirmer qu’il est né pour monter sur le trône du Danemark (acte III, scène 3). Le voyageur au long cours est encore envoyé par Charlemagne en Orient pour aller cueillir la barbe du sultan, mais dès le début de l’action (acte I, scène 2), le sultan de Babylone porte le nom de « Buurman » (la référence est alors héritée du Brunamundus (= Brunamont) de la Karlamagnus saga, via le raccourcissement de « Burnamand » en « Burmand » que lui a fait subir la chanson populaire Holger Danske og Burmand (vers 1480) et que la Olger Danskes Krønike que Christiern Pedersen a publiée en 1534 opère elle aussi)19. Dans l’acte I, scène 9, le chant de Kerasmin, qui lance au galop le courageux chevalier Oller dans la danse des spectres et lui fait rencontrer Urian, le roi des fantômes (dont l’écuyer de Holger nous laissera croire juste après qu’Urian se confond avec Oberon) est une ballade nordique, une « espèce de folkevise20 ».

Quelques mois avant la première de l’opéra Holger Danske (laquelle se déroulera au Théâtre Royal le 31 mars 1789), ce livret paraît et la réaction de certains lecteurs de Copenhague ne paraît pas favorable21 : embrigader le grand héros national, symbole de force et de courage, dans une action somme toute romanesque où il chante des duos amoureux et roucoule est perçu comme un crime de lèse-majesté. Baggesen s’inquiète et s’ouvre à Kunzen d’une modification qu’il pourrait apporter : éliminer Holger et remettre en place le personnage « d’origine », Huon de Bordeaux. Mais l’interprète du rôle principal, un certain Michael Rosing, ne voulut pas entendre parler de cette régression : il aspirait à incarner un héros nordique et insista donc pour que Holger ne redevienne pas Huon. Holger resta Holger.

À la suite de quoi, Peter Andreas Heiberg en profita pour écrire, toujours sur la musique de Kunzen, une violente parodie de Holger Danske, Holger Tydske (Holger l’Allemand), qualifiée d’opéra héroïque22 : Holger Tydske et Kerasmin y sont devenus des cordonniers et tout tourne à la grosse farce. Mais quand Carl Friedrich Cramer, professeur à Kiel, s’avisa de traduire Holger Danske en allemand, en dédicaçant sa traduction à Wieland et en couvrant Baggesen de compliments très flatteurs (où il l’estimait même être d’un rang supérieur à celui de l’écrivain danois Johannes Ewald), cette entreprise de traduction trop louangeuse rendit perplexe. Un article de « remarques motivées par Holger Danske et Holger Tydske » (« Ausrufungen veranlasst durch Holger Danske und Holger Tydske ») s’étonna bruyamment que les ennemis soient devenus des amis qui s’envoient des fleurs. Danois par sa naissance, à avoir tant d’amis allemands, Baggesen le restait-t-il ou reniait-il les siens ?

Baggesen appartient cœur et âme au Danemark. Aucune goutte de sang étranger ne coule dans ses veines. Pourtant c’est un Allemand. Un vrai. Parmi ses amis, il y a des Allemands, un Allemand l’a traduit, c’est un Galiléen23.

Puis ce fut au tour de P. A. Heiberg, fou de rage, d’attaquer Cramer. Ceux dont la langue maternelle était l’allemand pouvait-on les considérer comme des sujets du Danemark ? Ne méprisaient-ils pas la langue danoise (qu’ils ne comprenaient pas) et tout ce qui était danois ?

Fatigué de tout ce battage bruyant et de cette vive polémique, Baggesen quitta le Danemark le 24 mai 1789 et préféra se mettre à voyager en Allemagne, en Suisse, en France et en Grande-Bretagne. Kunzen, lui aussi, fut échaudé. Holger Danske, dont les débuts avaient été prometteurs – l’opéra avait été joué six fois, avec salle comble, entre le 31 mars et le 17 avril 1789 – fut comme enterré par les effets d’une inimitié dans le monde lyrique, une inimitié qui était aussi une confrontation linguistique et qui recouvrait une inimitié sur le plan politique. Du malaise vécu à cause de l’influence allemande au Danemark, la « Querelle de Holger Danske » a été en 1789 le vrai révélateur. Et le xixe, le xxe et le xxie siècles n’allaient pas démentir que la portée symbolique du héros Holger incitait au combat et à la résistance.

Huon de Bordeaux s’est laissé doubler, s’est laissé déborder, transformer en Danois d’opéra mais il a quand même participé à sa façon à ce qui installera, en retournant à Holger Danske, le sang, la violence ou la contestation24.

Conclusion

De la rébellion, la chanson de geste de Huon de Bordeaux aurait pu choisir de faire son thème prédominant, son grand axe narratif, l’essentiel de son narré… Son auteur du xiiie siècle en a décidé autrement : dans le poème du Moyen Âge il n’y aura pas de grande révolte dressant Huon contre Charlemagne ; c’est contre Aubéron que les mouvements d’humeur du héros se manifestent temporairement. Et vraiment temporairement car ensuite, dans les adaptations modernes rédigées pour les enfants, le protégé d’Auberon ne se rebiffe même plus contre le roi de Féerie.

Mais comme le xviiie siècle, lui aussi friand de « médiéval » et de « moyenâgeux », a offert aux aventures de Huon de Bordeaux des débouchés assez imprévus, l’ensemble des textes que nous apporte le Siècle des Lumières nous offre un autre observatoire. Petites épopées, c’est-à-dire petites échappées porteuses de petites rébellions sous-jacentes, l’une signée Tressan, l’autre Wieland, la troisième Baggesen, un trio de bien gentilles infidèles a usé du paratexte et de l’intertexte comme autant d’armes de guerre originales. Entre leurs pages, entre leurs lignes, la résistance s’est organisée et tout ce que cette force pacifique a su prêcher avec conviction, c’était sa croyance intuitive – candide, optimiste et certes insuffisamment argumentée – en l’efficacité opératoire et non méprisable des narrations métissées et des détournements qu’inspire Métis.

Notes

1 Girart de Vienne, v. 6849, W. van Emden (éd.), Paris, SATF, 1977. Retour au texte

2 Huon de Bordeaux, vv. 98-185 (pour M) et vv. 125-216 (pour P). Nous désignons par M le texte de Huon de Bordeaux offert par l’édition de Pierre Ruelle (Bruxelles-Paris, Presses Universitaires-PUF, 1960), fondée sur le manuscrit de la Bibliothèque municipale de Tours 936, et par P celui contenu dans l’édition de W. Kibler et F. Suard (Paris, Honoré Champion, 2003, coll. « Champion Classiques », 7) qui diffuse la version du ms. BNF. fr. 22555. Cette allusion renvoie aux vv. 3152-11038 de La Chevalerie Ogier (édition J. Barrois) ; cf. « sources littéraires » dans l’introduction de P. Ruelle, op. cit., p. 73. Retour au texte

3 P, éd. cit., p. XXIII. Retour au texte

4 M, v. 7102 ; P, v. 7369. Retour au texte

5 Cf. les propositions de réflexion pour cette journée d’études transmises par Sarah Baudelle-Michels. Retour au texte

6 F. Suard, introduction de Huon de Bordeaux, éd. cit., p. XXX. Retour au texte

7 F. Suard, Les Aventures du chevalier Huon, illustrations de Philippe Mignon, Paris, Flammarion, 1997 (collection Castor Poche, n°605) ; rééd. Castor Poche-Flammarion senior, 2000. Retour au texte

8 Pour ne donner qu’un exemple, celui du traitement du passage dans lequel Huon commet avec Esclarmonde le « péché de chair », un siècle durant les différents adaptateurs se sont sentis obligés de fournir une version édulcorée, traduisant la relation charnelle par l’euphémisme d’un baiser : – Gaston Paris, Aventures merveilleuses de Huon de Bordeaux, pair de France et de la belle Esclarmonde ainsi que du petit roi de Féerie Auberon, Paris, maison Didot, 1898, p. 197 : « il la prit dans ses bras et lui donna un baiser » ; – Marie Butts, Les Aventures de Huon de Bordeaux, Paris, Larousse, 1921, p. 99 : « Malgré la résistance d’Esclarmonde, il s’amusa à l’embrasser et à la lutiner » ; – Fernand Tonnard, Le Roman féerique de Huon de Bordeaux, Paris-Bruxelles, Roitelet, 1946, pp. 70-71 : « Il embrassa Esclarmonde » ; – chez l’anonyme du Huon de Bordeaux de l’édition des Contes et légendes de la vieille France, Toulouse-Paris, B. Sirven éditeur, s. d., dernière page, c’est une ellipse complète de tout cet épisode qui est effectuée. Avec une franchise qui reste aussi pudique dans son expression que celle du vieux récit, le fait est enfin traduit dans la réalité qui lui correspond uniquement dans l’édition Castor Poche que F. Suard a publiée : « Mais Huon la prend dans ses bras et l’emmène vers le lit, où il assouvit sa passion. À peine a-t-il pris son plaisir… » (p. 137). Retour au texte

9 Les Aventures du chevalier Huon, première édition, p. 44. Il faut aller vite et condenser, c’est un fait ; néanmoins dans l’adaptation réalisée par F. Tonnard, encore plus légère puisqu’elle tient sur 95 petites pages, subsiste la réplique : « Sire, n’avez-vous plus rien à ordonner ? » (op. cit., p. 31). Retour au texte

10 Les Aventures du chevalier Huon, éd. cit., p. 145. F. Tonnard mentionnait au même endroit : « Huon exhala à nouveau sa colère contre Aubéron » (op. cit., p. 75). Retour au texte

11 « Ce privilège n’était pas obligatoire mais il donnait, moyennant 101 livres, le monopole de l’ouvrage pour six ans, monopole qui était renouvelable » (R. Poirier, La Bibliothèque universelle des romans : rédacteurs, textes, public, Genève, Droz, 1977, p. 5). Retour au texte

12 Bibliothèque Universelle des Romans, avril 1778, second volume, p. 35. Retour au texte

13 Terminologie merveilleusement trouvée et bien adaptée que nous avons ramassée dans l’étude de Luce Guillerm, « Deux ‘Belles Infidèles’. Ruptures et continuités. Les Amadis de Gaule d’Herberay des Essars et du Comte de Tressan », Nouveaux destins des vieux récits : de la Renaissance aux Lumières, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1992 (Cahiers V. L. Saulnier 9), p. 101. Retour au texte

14 Histoire de Huon de Bordeaux, B. U. R., op. cit., p. 8. Retour au texte

15 Ibid., dans Corps d’extraits de Romans de Chevalerie, t. II, Paris, Pissot, 1782, p. 162. Cette intervention de Paulmy a disparu du préambule de Huon de Bordeaux puisqu’elle n’a plus sa raison d’être. Retour au texte

16 Alfred Delvau, Huon de Bordeaux, Bibliothèque Bleue, Paris, Lécrivain et Toubon, 1859-60, t. II, p. 9. Retour au texte

17 « Ist Gangolf etwa ohne Schuld ? Ist Freiheit euer Los, und unsers nur Geduld ? » (chant VI de l’édition en douze chants, stance 89), Oberon, Ein Gedicht in zwolf Gesängen, Leipzig, Philipp Reclam, s. d., p. 102. Retour au texte

18 Weber, Oberon : « Die Königin verteidigte, wie ganz natürlich, ihr Geschlecht » (acte I, sc. 3, édit. L’Avant-Scène Opéra, 74, avril 1985, coll. « Opéra et mythe », 5, p. 34). Retour au texte

19 Knud Togeby, Ogier le Danois dans les littératures européennes, Munskgaard, 1967, § 117, 115 et 167. Retour au texte

20 Ibidem, p. 261. Retour au texte

21 Nos éléments de présentation sont fortement inspirés de la notice « Holger Danske and the Holger Feud », qu’a rédigée Ole Kongsted. Ce texte figure (pp. 23-29) dans le livret qui accompagne les deux C.D. de Holger Danske, joué à Copenhague en 1995 par The Danish National Radio Symphony Orchestra et chanté par The Danish National Radio Choir (2 volumes, Marco Polo-dacapo). Voir aussi K. Togeby, op. cit., p. 261. Retour au texte

22 Holger Tydske. Heroisk Opera i tre Acter til Hr. F.L.Æm. Kunzens Musik, ved Forfatteren af Michel og Malene, 1789. Retour au texte

23 Texte cité dans Ole Kongsted, op. cit., p. 26, et que j’ai traduit : « No drop of alien blood flows in his veins. Yet he is a German. Indeed he is. There are Germans among his friends, a German has translated him, he is a Galilean [i.e. like Peter in the Bible, he denies his origins and is judged by association] ». Retour au texte

24 Dans le folklore danois, Holger Danske dort sous le Kronborg et lorsque le danger rode, le héros national se réveille pour sauver son pays. Ce pourquoi dès qu’une crise politique se manifeste la figure de Holger Danske joue un grand rôle symbolique et ne manque pas d’être employée : au xixe siècle, ce fut spécialement lors de la première et la deuxième guerre concernant le Schleswig-Holstein ; au xxe siècle : – de 1943 à 1945, le nom de Holger Danske a fait parler de lui en étant porté par un groupe de résistants qui luttait violemment contre l’occupation allemande au Danemark (64 membres de ce groupe, qui est allé jusqu’à compter 350 membres en mai 1945, sont morts en action) ; puis, dans la seconde moitié du même siècle : – en 1970 et 1979, Ebbe Kløvedal Reich a utilisé douze histoires concernant Holger Danske pour traduire ouvertement son opposition à la Communauté économique européenne (CEE) ; – en 1993 Holger Danske est le nom qu’a adopté un groupuscule d’extrême droite. Au xxie siècle, tout récemment, conséquence de l’affaire de la caricature de Mahommet qui vient de secouer le Danemark et le monde entier à sa suite, un concours de dessins humoristiques intitulé « The Holger Danske Cartoon Awards » a été organisé sur le Web pour défendre le droit à la liberté d’expression de tous les caricaturistes, quels qu’ils soient. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Caroline Cazanave, « Modèles et contre-modèles : la rébellion dans et par Huon de Bordeaux », Bien Dire et Bien Aprandre, 25 | 2007, 129-148.

Référence électronique

Caroline Cazanave, « Modèles et contre-modèles : la rébellion dans et par Huon de Bordeaux », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 25 | 2007, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/942

Auteur

Caroline Cazanave

Université de Franche-Comté

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