Renaut de Montauban : une chanson de révolte ?

DOI : 10.54563/bdba.943

p. 149-162

Texte

Renaut de Montauban, une chanson de révolte ? Voilà un point d’interrogation à tout le moins paradoxal pour une œuvre que tous s’accordent à rattacher au cycle des barons rebelles1. S’il n’est pas question ici de contester un classement traditionnel légitime, il convient toutefois de s’interroger sur le statut de cette révolte.

L’insoumission apparaît assurément comme le thème essentiel d’un texte qui, à l’aube du xiiie siècle, raconte la longue guerre de tout un lignage contre son empereur Charlemagne. Bien plus, au-delà des trois frères du duc Aymon ou de ses quatre fils, presque tous les acteurs de la geste sont à un moment ou un autre, ponctuellement ou durablement, accusés de faillir à leur seigneur, de lui faire défaut dans leurs obligations vassaliques. Par ses multiples occurrences, le terme traïson apparaît ainsi comme le maître mot de cette chanson où la tension entre le roi et ses grands feudataires est à son comble. Cependant, comme Idelon le reproche à Charlemagne, il suffit de penser différemment de l’empereur pour être immédiatement soupçonné de trahison : « N’est hon qui avant vos peüst mie durer, / S’il ne dit vostre bon et vostre volenté, / Que tantost nel vuilliez de traïson prover » (vv. 5730-32)2. Aussi ce qu’il s’agit d’examiner ici est moins la réalité de la révolte – effectivement inscrite dans les péripéties du récit – que la légitimité de l’accusation de rébellion, qui n’est pas toujours également pertinente, l’hostilité à l’empereur ayant ses degrés selon les personnages.

Car si la thématique centrale du texte est bien la révolte, nous n’avons pas forcément affaire à des révoltés, à des insoumis assumant pleinement leur statut et revendiquant le non serviam luciférien, « je ne servirai pas ». La guerre civile est indéniable, mais s’agit-il d’une rébellion ? Dans le Renaut, on se révolte aussi à son corps défendant. Il conviendra donc de faire la part des choses, de faire la différence entre légalité et légitimité, et avant tout de discriminer les différents opposants.

La chanson, on le sait, a suscité de nombreuses réécritures sous le titre le plus souvent des Quatre Fils Aymon et cela jusqu’à l’époque contemporaine3. Or ce n’est certainement pas dans ces remaniements du texte médiéval que l’on pourra trouver une réponse univoque à cette question d’une supposée rébellion, la chanson initiale ayant fait l’objet de relectures politiques pour le moins contradictoires : au cours des siècles, chacun y a puisé des arguments et des situations archétypales destinés à défendre des points de vue très éclectiques. Renaut est ainsi tout à la fois un « sympathique révolutionnaire » – selon un court pamphlet du xixe siècle qui voit en lui le précurseur des anarchistes4 –, ou tout au contraire, devenu la preuve de l’inanité de toute révolte, il se fait le chantre de la soumission aux autorités : une édition anversoise de 15735 célèbre ainsi dès le prologue sa « prompte obéissance vers son souverain », tandis qu’un libelle politique datant de la Contre-Réforme imagine Renaut s’adressant dans une longue prosoposée aux protestants de Montauban assiégés par l’armée royale : il leur conseille une soumission inconditionnelle car « le fleau de Dieu est leué pour les chastier à cause de leur des-obeyssance ». « Nos bourgeois de Montauban, se plaint-il auprès de Maugis son cousin, sont-ils si peu auisés que de ne vouloir pas obeïr à leur Prince ? Dieu ne le commande-t-il pas6 ? ». Que tant de relectures divergentes ait pu coexister confirme a posteriori toute l’ambiguïté du traitement de la révolte dans Renaut de Montauban. De fait, la révolte dans notre récit médiéval est multiple et il convient déjà de mesurer les différentes formes que prend la contestation, le problème des pouvoirs respectifs du suzerain et de ses vassaux étant posé dans toutes ses dimensions.

Parmi les vassaux de Charlemagne le premier à se rebeller est Beuves d’Aigremont, oncle de Renaut et père de l’enchanteur Maugis. Beuves, lors d’une campagne contre les Saxons (la Chanson des Saisnes est le texte sur lequel Renaut de Montauban est supposé se greffer), refuse à Charlemagne son service d’ost. Cette défection coupable déclenche la première des grandes colères de l’empereur. Plus grave, alors qu’il est sommé de rejoindre son souverain à Paris, Beuves tue le messager – le propre fils de l’empereur –, et porte la guerre en terre française. Certes, l’agresseur se soumet assez vite et Charlemagne feint de lui accorder son pardon, mais il sera tué dans un guet-apens dont Charlemagne porte la responsabilité et qui marque le premier manquement de l’empereur à la parole donnée. Beuves sera le seul rebelle de la chanson à payer de sa vie son insubordination. De fait, il occupe, on le verra, la position la plus extrême sur l’échelle de la révolte et, partant, la plus sévèrement condamnée par le narrateur.

Deux des frères de Beuves tenteront un temps d’en venger la mort déloyale. Bien vite conscients de la supériorité militaire de Charlemagne, ils se soumettront.

Mais la rébellion la plus fameuse de la chanson est bien entendu celle de la jeune génération, à savoir les quatre fils Aymon et leur cousin Maugis. Lors d’une fête couronnée, Renaut est frappé par le neveu de l’empereur au cours d’une célèbre partie d’échecs. Il réclame réparation de cet affront et, amalgamant les offenses, rappelle à son suzerain, avec la fougue insolente de la jeunesse, la mort par trahison de son oncle Beuves. Charlemagne lui oppose alors un véritable déni de justice et, selon les versions, frappe ou est sur le point de frapper son jeune vassal. Ulcéré, Renaut tue alors le neveu du roi, transgression coupable dont seules une vie d’épreuves et une sanctification par le martyre pourront effacer le péché originel. La guerre entre les Aymonides et Charlemagne a commencé, elle durera près de deux décennies.

Cette guerre ne trouvera sa conclusion que grâce à une dernière rébellion, celle de l’ensemble des vassaux de Charlemagne. Au-delà de la simple grogne topique de soldats fatigués par une guerre aussi longue que stérile (Idelon déclare ainsi « Trop a duré la guerre », v. 5764)7, au-delà de la réprobation franchement manifestée à Charlemagne (« Sire, ce dist Dux Naymes, or avez mesparlez », v. 11111), les barons ont le courage de dire non à l’empereur qui leur semble se fourvoyer dans une guerre injuste : ainsi de Don de Nanteuil au vers 5401 quand Charlemagne décide d’assiéger Montauban : « beau sire, non feron ! » ou encore d’Idelon qui déclare en substance : croyez-vous, si nous trouvions les quatre frères, « que les vos rendisson […] ? Nenil, […] ainz li aiderïons » (vv. 5748-53). Ainsi lorsque Charlemagne exige de ses barons qu’ils pendent le plus jeune des Aymonides, tous s’y refusent fermement, malgré les pressions et les menaces royales8. Même le duc Aymon, qui avait pourtant forjuré ses fils en leur préférant ses devoirs vassaliques, ne peut se résoudre à les voir mourir de faim, comme si les fonctions nourricières des parents étaient les plus impossibles à renier : dans les Ardennes, il laisse très casuistiquement sa femme les aider9 et lors du siège de Montauban, il bombarde de nourriture la place forte10. Enfin et surtout, les douze Pairs menacent de faire sécession pour obliger Charlemagne à conclure la paix11. Risquant l’infamant isolement qui sanctionnerait l’invalidité de sa conduite, Charles cède enfin, accordant un pardon conditionnel à Renaut, qui devra livrer son fameux cheval Bayard et se rendre en Terre sainte.

Si tous les personnages en viennent à un moment ou un autre à manifester à tout le moins leur désapprobation à l’égard du droiturier seigneur qu’est Charlemagne, c’est que chacun finit par être convaincu de l’iniquité de cette guerre. Dans la Chanson de Roland, tout était simple d’emblée grâce à la magnifique dichotomie païens / chrétiens. Savoir qui avait tort et qui avait dreit ne posait pas problème, miracles et jugement de Dieu venant à bout d’éventuels doutes sur la légitimité de la conduite de Ganelon. Dans Renaut de Montauban, le temps des certitudes n’est plus, sauf pour le narrateur peut-être, qui dit clairement où vont ses préférences en prescrivant un jugement favorable à Renaut. Mais là encore, il convient de faire la part entre les différents opposants et les différents moments du texte.

En ce qui concerne Beuves d’Aigrement « orgueilloz » et « trop fier » (v. 92) et qui « resembla felon » (v. 601), son refus de servir12 est clairement condamné et condamnable : « guerroiez a tort vo segnor droiturier » (v. 317) lui dit tout net sa femme (et l’on sait que la voix de la femme est souvent dans l’épopée celle de la raison). Ses conseillers Simon et Gautier se chargent de lui rappeler, en vain, qu’il tient son fief de Charlemagne et qu’il a le devoir d’auxilium : « estre devez ses hom, / De lui devez tenir » (vv. 275-76) ; « Vos devez ses hom estre sanz nule fauseté, / De lui tiens Aigremont et tote s’ireté » (vv. 645-46). Son propre frère Aymon déclare à Charles :

« […] il est vos liges hon, si vos doit feelté :
De vos doit il tenir trestote s’erité
Et porter vos doit foi et tote loiauté. » (vv. 836-38)

Ses deux autres frères Girart et Doon font cause commune avec lui mais ce ralliement n’a pas grande force symbolique dans la mesure où leurs liens vassaliques à l’égard de Charlemagne demeurent obscurs : l’empereur est-il réellement leur seigneur-lige ? On ne sait trop, le texte restant ambigu sur ce point13. Quoi qu’il en soit, alors même que cette solidarité lignagère pourrait trouver sa légitimité après la mort déloyale de Beuves, la conduite de Girart et de Doon est très vite discréditée par ce qu’elle a d’excessif. Ils tuent sans discernement et boutent le feu partout, sans épargner églises ni chapelles14. Or le saccage des lieux saints n’est jamais banalisé dans l’écriture médiévale et l’on se souvient de l’avertissement de la mère de Raoul de Cambrai : « Fiz, ne destruire chapele ne mostier15 ». Cette transgression rejette clairement les deux frères dans le camp des coupables. Ils rentreront d’ailleurs dans le rang au bout de quelques vers.

Ainsi la révolte clairement luciférienne de Beuves, le « traïtor felon » (v. 1082), est aussi vaine que condamnable. Beuves a tort et le paye de sa vie. Évoquée à la périphérie du texte, dans un prologue que les éditions ultérieures sacrifieront, sa rébellion n’en reste pas moins capitale : outre son importance dramatique puisqu’elle porte en germe le futur casus belli, elle sert en effet de contrepoint à l’hostilité de Renaut à l’empereur, laquelle est bien plus problématique sur l’échelle des valeurs : le combat du héros ne serait-il pas juste, voire légal ? Renaut est-il vraiment coupable ?

Car le protagoniste, alors même qu’il guerroie Charlemagne pendant deux décennies, n’en est pas moins animé de la plus grande des consciences vassaliques. Son désir d’inféodation est d’ailleurs clairement signifié par la posture de soumission qu’il adopte par huit fois. Notre supposé « révolutionnaire » ne cesse de s’agenouiller aux pieds de son souverain et de ses émissaires. C’était logiquement le cas pour son serment d’allégeance lors de la cérémonie d’adoubement16. C’est encore le cas lorsqu’il implore le pardon de l’empereur grâce à l’intercession de Rollant :

A genoillons se mist devant Rollant le ber,
Si haut com Renaut est, li est au pié alez,
Plus de .XX. foiz li bese la jambe et le soller :
« Merci, sire Rollant, aiez de nos pitez : […]
Je devendrai vostre home plevi et afiez » (vv. 8525-31)

ou quand il s’adresse directement à lui :

Lors vint a Karllemaigne, au pié li est alez,
Par le pié le saissi si l’avoit acolez.
« Sire, dist il, merci, por l’amor Dameldé […] !
Se vostre mautalent nos estoit pardonez :
Vostre home en devendroie plevi et afiez » (vv. 9981-98)

De si haut com il est li est au pié chaüz :
« Merci, sire emperere, por l’amor de Jhesu !
Sire, quer consentez que nos soions voz druz […].
A genoillons estoit Renaut le fiz Aymon
Par devant Karllemaigne le roi de Meleon.
(vv. 10995-11002)

Il est à nouveau « a genoillon » au vers 12368 et une dernière fois pour enfin obtenir la paix :

Devant les piez Kallon se vait agenoillier :
« Sire frans emperere, la merci vos en quier ! »
(vv. 12818-19)

Renaut le fiz Aymon, sachiez, a genoiz fu :
« Merci, frans emperere, por l’amor de Jhesu ! »
(vv. 12878-79)

Renaut li a baisié la jambe et le talon. (v. 12901)

Mais plus que cette gestuelle de l’inféodation contrite, c’est l’attitude de Renaut vis-à-vis de son nouveau suzerain le roi Yon qui prouve son respect scrupuleux des rapports vassaliques17. Ne pouvant imaginer chez son nouveau seigneur – devenu qui plus est son beau-frère – la moindre déloyauté, il se refuse, malgré l’évidence et les avertissements des siens, à voir en lui le traître qu’il est pourtant, il se refuse à le mescroire et proclame haut et fort son inébranlable loyauté :

« Qui son seignor mescroit, il a Deu renoiez,
Tant que il l’ait anceis prové et essaiez » (vv. 6658-59)

ou encore :

« Li rois Ys est mes sires plevis et fianciez :
Ja ne le mescrerai tant que jel voie bien. » (vv. 6708-09)

Renaut veut donc accorder à Yon le bénéfice du doute le plus longtemps possible. Et même lorsque la forfaiture du roi est avérée, Renaut lui apporte un secours inconditionnel, se considérant toujours comme son homme lige :

« Comment li faudrai je quant ne l’ai desfiez ?
Encontre la folie li rendrai la bonté :
Issi dit l’Escriture et li boen clerc letrez. » (v. 8340-42)

Aussi répond-il à l’appel au secours d’Yon : « Mes vienge moi secorre, qu’il est mes liges hon » (v. 8221). En somme, Renaut, qui pardonne une traïson mortel18 (comme Jésus pardonna à Judas et à Longis nous dit le texte aux vers 8291-92), accorde à Yon, ce que Charlemagne lui refuse depuis tant d’années, alors même que les deux manquements n’ont pas de commune mesure : du côté de Renaut, il y a la réaction outrancière mais sans préméditation d’un jeune homme prompt à s’échauffer dès lors qu’il se croit victime d’une injustice, du côté du roi Yon, il y a une trahison ourdie en toute connaissance de cause et dont il a pleinement mesuré la bassesse.

Sans doute peut-on estimer que ce respect pointilleux de la parole donnée vient à Renaut sur le tard, grâce à l’amère expérience de la guerre, quand le poids des années lui a conféré sagesse et retenue. Mais le héros est peut-être d’emblée plus légaliste qu’on ne le pense.

On sait qu’un suzerain qui frappe au sang l’homme-lige à qui il doit protection et assistance rompt le pacte de féodalité. On le voit bien avec Daire le Roux dans le Roman de Thèbes19 ou avec Bernier dans Raoul de Cambrai qui, eux, poussent délibérément leur suzerain à ce geste irrémédiable d’exfestucatio de façon à rompre, en toute légalité, le lien vassalique. Or que fait précisément Charlemagne lors du fameux déni de justice ? La chanson entretient délibérément l’ambiguïté. Le vers 2188 du manuscrit D n’évoque un geste malheureux que sous la forme d’une imminence contrecarrée : « A poi que ne vos vois de ma paume doner ! », s’exclame l’empereur. Mais dans une réminiscence de Renaut, Charles, ne contenant pas sa fureur, l’a bien frappé à la tête, qui plus est avec le gant symbolique du pouvoir :

« Lors me feri li rois de son gant sor le nés
Si que li sans en fu a la terre volé » (vv. 2792)

ce qui est évidemment une version bien plus favorable à Renaut. Faut-il croire à une falsification de l’histoire par Renaut ou sa bonne foi n’est-elle en rien entachée par cette variatio typique de l’écriture épique ? On notera que dans la riche tradition manuscrite de Renaut de Montauban, dans cinq manuscrits Charlemagne frappe Renaut et dans quatre autres, il s’en abstient20.

Il est certain que Renaut voudrait bien que les torts soient partagés : « Karles occit mon oncle […] / Et je .i. sien neveu » (vv. 3938-39), dit-il dans une formule signifiant une stricte réciprocité des torts et l’équilibre des fautes, au point d’en oublier le meurtre initial du fils de Charlemagne par Beuves, ce qu’Ogier se charge de lui rappeler : « Vostre oncle ocist son fiz […] / Et vos .i. suen neveu » (v. 4579-80). Mais on peut noter que lors de son premier serment de fidélité à l’empereur, Renaut (du moins dans le manuscrit D21) s’était donné les moyens juridiques de se disculper en usant d’une conditionnelle restrictive :

« Et je vos servirai a ennor et en foi,
Et ja ne troverez nul jor forfet en moi
S’il ne muet devers vos, par la foi que vos doi. » (vv. 927-29)

On pourrait ainsi assurer que la guerre contre Charlemagne tire sa légalité du manquement initial de l’empereur. Et tout la problématique de l’œuvre est déjà contenue en germe dans cette restriction du vers 929 : un vassal peut-il valoir à son suzerain une fidélité sous condition ? C’est pourtant bien d’une fidélité inconditionnelle que Renaut témoignera à l’égard d’Yon, comme pour compenser tardivement ce qu’il n’a pas été capable de faire à l’égard de Charlemagne.

Le texte offre donc cette porte de sortie, certes bien étroite, pour tenter de légaliser la conduite de Renaut. Mais en fait, en représentant Charlemagne sous un jour passablement odieux et même ridicule, le narrateur rend logiquement son opposant sympathique. Et la question se pose en des termes moins juridiques (qui a le droit pour lui ?) que littéraires : c’est la sympathie commandée par le texte qui l’emporte, plus que tous les arguments légalistes.

Coupables ou non, les Quatre Fils Aymon sont moins des rebelles que des fugitifs, moins des insoumis que de pauvres bannis qui n’aspirent qu’à une chose, être réintégrés dans la société féodale. En somme, Renaut se révolte à son corps défendant : « je n’en poi mais » (v. 2787) déclare-t-il devant l’acharnement de Charlemagne. En attestent les nombreuses offres de réconciliation que Charlemagne ne cesse de refuser en imposant des conditions irrecevables22. Et les barons l’ont bien compris, eux qui, à mesure que l’empereur se raidit hargneusement dans une politique du ressentiment oublieuse de l’intérêt général, sont peu à peu convaincus de la culpabilité de Charlemagne alors même que la donne initiale n’a pas changée. Roland déclarait au vers 8769, avant son duel judiciaire contre Renaut « nen ne set encore qui a droit ne qui non23 ». Mais après la chute de Montauban, quand il a pu juger de la noblesse d’âme de Renaut24, Roland a désormais des certitudes :

« Ja sevent bien de voir li petit et li grant
Qu’avez tort vers Renaut celui de Montaubant »
(v. 11068-69)

qui devient la formule ramassée : « Tort avez et il droit, ce sevent li auquant » (v. 12609) ou encore : « Tort avez e il droit, ce ne poez desdire » (v. 12728). Le temps des certitudes est enfin arrivé.

En fait, loin de s’obstiner dans une sédition coupable, Renaud, tenaillé par une conscience malheureuse, comme le prouve son légalisme pointilleux vis-à-vis du roi Yon, ne cesse de chercher les moyens de regagner la faveur impériale ; loin de prendre l’initiative des combats, il subit la guerre comme une malédiction. En somme, Renaut ne se révolte que parce que la figure impériale se fissure. Et sa contestation est d’autant plus circonscrite qu’il n’y a chez lui aucune jactance, aucune intention impie, aucun défi à Dieu. L’avertissement de saint Paul dans L’Épitre aux Romains, « celui qui résiste à l’autorité se rebelle contre l’ordre voulu par Dieu25 », est d’ailleurs régulièrement rappelé :

« Qui son seignor guerroie c’est granz inicuitez,
Et s’em pert Damedeu le roi de maïsté. » (vv. 652-653)

« Qui son seignor mesfet, ce est grant mesprison,
Il en pert Dameldex et son saintisme non. » (vv. 1315-16)

« Et qui son seignor boise Deu a tot relenqui. » (v. 3220)26

Ces rappels ne sont certes pas placés dans la bouche de Renaut, (mais dans celle de Gautier, Ogier et Ermanfroit) mais on sait que jamais les quatre frères ne chercheront à défier Dieu, comme les y invitait sarcastiquement Aymon en leur suggérant, pour ne plus souffrir de la famine, de manger « clercs, provoires et moines de relegion » (v. 3706) dont la chair est « mieldres […] en rost que cisne ne poon […] : Mengiez les et cuissez en feu et en charbon ! » (vv. 3708-12). Le sacrilège n’est ici évoqué que pour mieux être rejeté, Renaut n’est pas Raoul.

Seul Maugis, l’irrévérencieux magicien, pourra se permettre une rébellion d’une autre nature. Dans un épisode carnavalesque magistralement analysé par Alain Labbé27, Maugis, déguisé en pèlerin, oblige Charlemagne à s’agenouiller pour lui mettre de la nourriture dans la bouche28, sur le prétexte fumeux d’un songe. Cette scène subversive ridiculise la vocation onirique de Charlemagne et l’atteint dans sa fonction la plus haute, sa fonction sacrale. Auparavant, Maugis, ce « héros du désordre29 », s’en était pris, qui plus est, aux attributs royaux par excellence que sont la couronne et l’épée de Charlemagne, poussant très loin le crime de lèse-majesté. Mais avec Maugis ou même Bayard, autre figure de l’indomptable, les actions d’éclat déstabilisantes pour le pouvoir royal sont inséparables du surnaturel : les atteintes portées à Charlemagne apparaissent ainsi moins choquantes car elles participent d’un univers magique, sorte de fiction tolérable dans la fiction, univers d’ailleurs à terme circonscrit par la puissance régalienne. En effet, l’enchanteur se fait pour finir dévotement ermite et renonce à ses tours tandis que Bayard, qui incarne la force d’insoumission sauvage des temps précarolingiens, est relégué dans les profondeurs de la forêt ardennaise.

La multiplication des situations conflictuelles dans Renaut de Montauban permet d’explorer tous les aspects du lien féodal. Avec Beuves, nous avons le choc de l’intérêt individuel contre l’autorité seigneuriale ; avec les Pairs, l’antagonisme entre l’intérêt collectif et la vengeance personnelle à laquelle aspire Charlemagne en poursuivant les meurtriers de son fils et de son neveu – conflit que l’on retrouve inversé avec Maugis, qui s’efforce de venger son père au détriment de l’ordre politique et social ; avec Aymon, le débat sur la prééminence des lois temporelles sur les lois naturelles ; et avec les Aymonides enfin, le conflit entre la légitimité individuelle de la révolte, du fait de l’injustice du souverain, et son illégitimité sociale.

À toutes ces questions juridiques et morales qu’il met en scène, le poète ne saurait donner de réponse univoque, non seulement parce que ce conflit des devoirs, ce débat entre la foi donnée et la voix de la conscience n’a pas de solution satisfaisante, mais parce que c’est précisément cette bouleversante tension qui soutient l’intérêt et la progression de la narration.

Si l’on a vu que la révolte primaire de Beuves est unanimement condamnée, celle des barons, qui émerge peu à peu, ménage en revanche dans le récit un retournement progressif qui soutient la ligne dramatique et prépare l’apothéose du héros. L’opposition des grands barons disparaît dès lors qu’elle a rempli sa fonction : rappeler au roi que le suzerain ne saurait impunément abuser de son pouvoir sur ses vassaux.

Au terme de la contestation des grands feudataires, une fois la rébellion des puissances surnaturelles renvoyées à des temps préchrétiens, la royauté sort en définitive régénérée de l’épreuve. Charlemagne n’accuse plus inconsidérément ses sujets de lui faillir, mais a enfin accepté la réciprocité de l’engagement vassalique. C’est désormais lui qui promet de ne plus faillir : « ja tant come je vive certes ne lor faudrai » (v. 14078), proclame-t-il à propos de enfants de Renaut. Les vicissitudes des héros n’auront donc pas été vaines sur le plan politique.

En mettant en scène tous les degrés de l’insoumission, en proposant tout un système de personnages qui étoile et gradue le motif de la rébellion, Renaut de Montauban sort de l’opposition manichéenne et invite à problématiser la place du droit dans un récit de fiction. En effet le héros n’est pas forcément le plus légaliste des personnages, le système de valeurs du monde fictionnel n’étant pas tenu d’obéir à l’ordre juridique ; la fiction au contraire contribue à l’évolution du droit et des mentalités, sa fonction sociale (quand elle ne se cantonne pas dans les stéréotypes d’un genre) est d’ébranler les certitudes collectives officielles, de suggérer qu’aucune question n’est jamais définitivement résolue. Ainsi la geste des Quatre Fils Aymon met-elle en scène les impasses auxquelles aboutissent des lois rigides qui ne tiennent pas compte des circonstances et des facteurs humains. Sur le plan de l’histoire littéraire enfin, il convient de voir, dans cette juxtaposition des points de vue un trait éminemment romanesque, qui expliquerait la fortune de ce texte, là où tant d’autres épopées monologiques se sont éteintes.

Notes

1 Cf. William C. Calin, The Old French Epic of Revolt : «Raoul de Cambrai », « Renaut de Montauban », « Gormont et Isembard », Genève, Droz, et Paris, Minard, 1962 ; id. « The Stranger and the Problematics of the Epic of Revolt : Renaut de Montauban », F. R. P. Akehurst et S. Cain Van D’elden (eds), Medieval Cultures, vol. 12, « The Stranger in Medieval Society », pp. 104-116 ; Joël H. Grisward, « Le thème de la révolte dans les chansons de geste : éléments pour une typologie du héros révolté », P. Bennett, A. Cobby et Runalls-Gaham (eds), Charlemagne in the North, Édimbourg, 1993, pp. 410-411 ; F. Suard, « Renaut de Montauban comme chanson de révolte », Reinold. Ein Ritter für Europa, hrsgg. von Beate Weifenbach, Berlin, Logos Verlag, 2004, pp. 61-75. Retour au texte

2 Sauf mention contraire, les citations viennent du manuscrit D édité par Jacques Thomas, Renaut de Montauban. Édition critique du manuscrit Douce, Genève, Droz, TLF, 1989. Retour au texte

3 Cf. Sarah Baudelle-Michels, Les Avatars d’une chanson de geste. De Renaut de Montauban aux Quatre Fils Aymon, Paris, Champion, 2006. Retour au texte

4 « L’épopée libertaire des fils Aymon et de leur descendance resta ainsi l’idéal bien-aimé des grands penseurs de l’Europe entière pendant tout le Moyen Âge et une partie de la Renaissance. Toutes les tendances démocratiques actuelles, tous les radicalismes modernes, toutes les plus avancées doctrines de rénovation sociale de notre époque, sont contenues en germe dans les révoltes d’âme de Renaud de Montauban et de Maugis, ces Sébastien Faure ou ces Krapotkine ou ces Élisée Reclus de la vieille France.
Plus nous irons vers la démocratisation de la société, et plus aussi l’histoire des quatre fils Aymon redeviendra la bible des foules, désireuses de connaître les exploits et le martyre de ces joyeux apôtres, de ces exhilarants et si sympathiques révolutionnaires », Les Quatre Fils Aymon,« Le Livre pour tous », nouvelle série, n°15, Paris, Cornély, [1899], pp. 24-25. Retour au texte

5 Histoire des nobles et vaillans chevaliers, les quatre filz Aymon. Reueüe et corrigée de nouveau, & remise en bon langaige François, selon les anciennes Croniques, Lyon, François Arnoullet, 1573. Retour au texte

6 Regnaud de Montauban resuscité, parlant aux Bourgeois de Montauban, & à ceux de leur party, qu’ils ayent recours au Roy leur Maistre, luy demandant grace & pardon, Lyon, Claude Armand, 1622, p. 4. Retour au texte

7 « Les barons, dans Renaut de Montauban, déclare Micheline de Combarieu, […] désapprouvent sans ambages l’acharnement féroce que met l’empereur à poursuivre ses adversaires. Certes, ils ne présentent pas leur action comme fondée sur une critique de l’action impériale mais la fatigue qu’ils invoquent n’est guère qu’un prétexte qui masque des réticences d’une autre nature : ils sentiraient moins leur fatigue s’ils avaient plus de conviction », L’Idéal humain et l’expérience morale chez les héros des chansons de geste, des origines à 1250, Paris, Champion, 1979, pp. 206-207. Retour au texte

8 Laisses 184 à 192. Retour au texte

9 Laisses 94 et 95. Retour au texte

10 Laisse 303. Retour au texte

11 « Trestuit vos guerpiront li .XII. conpaingnon » (v. 12736). Retour au texte

12 « Ne me degne servir », s’est plaint Charlemagne au vers 91. Retour au texte

13 Leur neveu et ambassadeur déclarera à Charles, quand ils chercheront finalement à se faire pardonner : « Il devendront vostre home plevi et afié, / […] Et vos serviront tuit […] » (vv. 2093-95). Faut-il comprendre qu’ils le re-deviendront ? Retour au texte

14 « Quant en la terre Karles commencent a entrer, / Botent le feu partot si la font alumer, / Iglise ne chapele n’i laissent a verser, / Ocient et confondent quant qu’il puent trover ; » (vv. 1657-60). Retour au texte

15 Raoul de Cambrai, W. Kibler (éd.), Paris, « Lettres gothiques », 1996, v. 859. Retour au texte

16 « Renaut s’agenoilla, qui fu preuz et sené, / Dedevant Karlemaigne le fort roi coroné, / […] “Nos vos serviron, sire, se il vos vient a gré / Et devendron vostre home plevi et afié” » (vv. 854-860). Retour au texte

17 Dès le début Renaut avait clairement exposé sa situation au roi de Gascogne en lui faisant comprendre qu’il lui faudrait peut-être le défendre contre Charlemagne : « Mes nos ne volon mie que vous nos retenez / Se encontre Karlon bien ne nos garandez » (vv. 3947-48). Retour au texte

18 Appellation qui revient aux vers 6946, 6995, 7567, 7599 et 8209. Retour au texte

19 Cf. ici même l’article d’A. Petit, pp. 179-195. Retour au texte

20 Pour les cinq autres manuscrits corroborant cette version, voir O : « Quant li rois a oï qu’il le va menachant, / Il hauce son gant destre s’en feri maintenant / Si que le sanc vermel a la terre en descent. » (vv. 91-93) ; V : « Sous le nes le fiert Karlle d’un de ses gans parez / qe le sanc en fila sor le nou del baudrez. » (vv. 427-28) ; L : « Il a levé son gant, Renaut feru en a / Si que li sans vermeus a la terre cola. » (vv. 234-235) ; N : « Il hauce le poing destre si le fiert abandon » (v. 168) ; C : « Il hauche le puing destre si le fiert abandon » (v. 181). Mais rien de tel dans les manuscrits P, A, Z et M. Cf. Jacques Thomas, L’Épisode ardennais de « Renaut de Montauban », édition synoptique des versions rimées, Bruges, De Tempel, 1962, t. II et III. Retour au texte

21 Cf. aussi P : « Se de vers vos ne muet » (v. 89) ; A : « S’il ne vient de par vous » (v. 78) ; Z : « Se de par vos ne vient » (v. 87). Rien de tel en M, O, V, L, N, C, B ou R. Retour au texte

22 Comme livrer Richard ou Maugis qui seraient pendus. Retour au texte

23 On sait qu’une nuée providentielle dans tous les sens du terme empêchera le duel de se conclure et de trancher une fois pour toutes la question. Retour au texte

24 Il relâche par exemple Charlemagne tombé entre ses mains. Retour au texte

25 Épître aux Romains, 13, 2. Retour au texte

26 Cf. également la femme de Beuves : « […] guerroiez a tort vo segnor droiturier : / Vos em perderiez Deu le verai josticier. » (vv. 317-318), ou le roi Yon, comparé à Judas à deux reprises (vv. 6456 et 7019) et qui, trahissant à rebours le pacte vassalique, s’écrie : « Dameldeu en perdrai le Pere droiturier, […] / Hon qui traïst tel gent a bien Dez renoié. » (v. 6458-60). Retour au texte

27 « Un repas ridicule dans Renaut de Montauban : Maugis servi par Charlemagne », Senefiance, 38, « Banquets et manières de table au Moyen Âge », 1996, pp. 322-35 et « Enchantement et subversion dans Girart de Roussillon et Renaut de Montauban », Chant et enchantement au Moyen Âge, Toulouse, Éditions Universitaires du Sud, 1997, pp. 121-55. Cf. également S. Roblin, « L’enchanteur et le roi : d’un antagonisme politique à une rivalité mythique ? », Pour une mythologie du Moyen Âge, Dominique Boutet et Laurence Harf-Lancner (éds), Paris, « Collection de l’École Normale Supérieure de Jeunes Filles », 41, 1988, pp. 117-135. Retour au texte

28 Vv. 8944-9075. Retour au texte

29 « Enchantement et subversion… », art. cit., p. 141. Retour au texte

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Référence papier

Sarah Baudelle-Michels, « Renaut de Montauban : une chanson de révolte ? », Bien Dire et Bien Aprandre, 25 | 2007, 149-162.

Référence électronique

Sarah Baudelle-Michels, « Renaut de Montauban : une chanson de révolte ? », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 25 | 2007, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/943

Auteur

Sarah Baudelle-Michels

Université Charles-de-Gaulle – Lille 3

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