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Rien de plus banal de nos jours que le pouvoir de dire non, que cette posture du refus de l’autorité, qu’elle soit politique, morale, parentale, ou religieuse : la révolte est devenue la norme. Mais qu’en est-il au Moyen Âge, qui a les moyens de contester l’autorité, quelles sont les grandes figures littéraires du refus ? Quelles sont les modulations de la transgression ? Cette rébellion, nécessairement dérangeante, est-elle fructueuse, fondatrice, ou relève-t-elle de l’aporie de l’inexpiable, y a-t-il une grandeur de l’insoumission qui transgresserait avec superbe la loi du père, du roi ou même de Dieu ? Telles étaient les grandes questions auxquelles étaient conviés à réfléchir les intervenants de la journée d’études « Rebelles et rébellions dans la littérature médiévale » organisée le 17 mars 2006 par le Centre d’Études Médiévales et Dialectales de l’Université Charles-de-Gaulle – Lille 3.

Qui son seignor guerroie c’est granz inicuitez1

Les orateurs ont essentiellement choisi l’axe de réflexion juridico-politique. Ils se sont ainsi particulièrement interrogés sur les relations vassaliques passablement mises à mal dans littérature médiévale, problématisant ainsi la place du droit dans un récit de fiction.

François Suard, dressant une typologie du héros révolté, souligne que la rébellion est une donnée essentielle de la geste. Le héros épique est en effet toujours en situation de « révolte ordinaire » qu’il s’agisse d’un héros affirmé, ou d’un héros en formation dont le « savoir dire non » laisse présager la valeur future. Cela conduit François Suard, qui dégage les conditions nécessaires à une révolte durable, à moduler la célèbre classification proposée par William C. Calin2 sur les chansons de révolte, tant pour Huon de Bordeaux, Renaut de Montauban que pour La Chanson d’Aspremont où la révolte est sublimée dans l’exaltation de la vaillance, car la transgression est « la part d’imprévisibilité qui fonde la grandeur du héros épique ».

Tout autant que François Suard, Caroline Cazanave refuse l’étiquette de « baron rebelle » pour Huon de Bordeaux3, lui qui accepte, impassible et déférent, les invraisemblables exigences impériales. C’est que la geste renverse les schémas familiers des chansons de révolte (rappelés dès l’ouverture par la longue réminiscence de La Chevalerie Ogier) et propose un système d’opposition innovant où le feudataire se rebelle, non contre le despote injuste, mais contre Auberon, le petit roi de féerie, qui saura rester indulgent face à ce qui n’est somme toute que la désobéissance d’un jeune : l’intrépide Huon doit encore apprendre à maîtriser ses passions pour passer « de l’âge du fils à l’âge des pères ». C’est cette originalité de l’hypotexte qui permettra à trois transpositions du xviiie siècles étudiées pour finir, d’exploiter très librement le motif de la rébellion.

Sarah Baudelle-Michels rejoint à son tour le point de vie de François Suard en s’interrogeant elle aussi sur la pertinence du classement de Renaut de Montauban dans le cycle des barons rebelles. Certes la révolte est bien le thème central du poème épique mais Sarah Baudelle-Michels mesure les différentes modulations de cette contestation. Ainsi, contrairement à Beuves d’Aigremont, seul rebelle clairement luciférien, ou à Maugis, héros du désordre rejeté dans un univers magique, le héros éponyme est moins un révolté qu’un fugitif tenaillé par une conscience malheureuse. Aussi la geste, tout en soulignant la légitimité individuelle de la révolte, voire sa légalité, en dénonce surtout l’illégitimité sociale et partant toute l’inanité.

Philippe Haugeard s’interroge lui-aussi sur les relations vassaliques et montre qu’elles ne sont pas seulement fondées sur la contrainte du respect formel du droit : le lien interpersonnel entre le vassal et son suzerain doit s’accompagner d’amor, terme que l’on ne saurait réduire à la notion moderne d’amitié. Cette amor nécessaire à la concorde implique une disposition intérieure favorable débouchant sur la reconnaissance du statut social et politique de l’autre, ce que Philippe Haugeard illustre avec Girart de Roussillon. Dans le Lancelot en prose, où Pharien, qui souffre d’un déficit d’amor, est conduit à se révolter contre Claudas alors même qu’il se caractérise par son respect scrupuleux du devoir de féodalité, la notion implique de plus un fort sentiment subjectif d’amitié « voile enchanteur posé sur une relation politique qui […] se développe objectivement sur un rapport de domination et de soumission ».

C’est toujours à la relation vassalique que s’intéresse Aimé Petit en réfléchissant sur la trahison réelle ou prétendue de Daire le Roux dans les différentes versions du Roman de Thèbes. Pris dans le dilemme de la prééminence ou non des lois du sang sur les lois vassaliques, Daire choisit de livrer à l’ennemi la tour dont il a la garde sans pour autant se considérer comme traître. C’est l’occasion pour l’auteur d’examiner un point précis de rupture du pacte vassalique l’exfestucatio : en frappant Daire, Étéocle rompt le contrat et donne à son feudataire « tout congié de li mal faire » (v. 10094). Mais dépassant la controverse casuistique et ses apories, le dénouement fait « l’illustration romanesque de l’empirisme en l’absence de véritable déontologie ».

C’est aussi la question de la trahison qui retient Philippe Logié. Il s’attache en effet à dégager la part d’ombre d’Anchise, Eneas et Anténor qui subissent des mutations surprenantes dans le Roman de Troie, Eneas et Partonopeu de Blois. Conscients que le tort a basculé du côté troyen, Eneas et Anténor choisissent dans Troie de conspirer contre Priam qui a pris de mauvaises décisions, et de livrer la ville aux Grecs : « Enée est un sage qui a trahi son roi ». Si Eneas est innocenté en grande partie de l’accusation de trahison – du moins dans le manuscrit A d’Eneas – il est, et encore plus Anchise, soumis à une dévalorisation systématique dans le Partonopeu, chacune de ces « versions du mythe répondant sans doute à un nouveau projet politique ».

Catherine Gaullier-Bougassas, dans une mise en perspective des Romans d’Alexandre, s’intéresse aux révoltes des Macédoniens contre leur roi, bien attestées chez les historiens latins mais largement recomposées dans les versions littéraires médiévales. Thomas de Kent célèbre ainsi Alexandre comme un roi au pouvoir certes absolu mais juste car guidé par le seul intérêt général. Dès lors l’harmonie est parfaite entre lui et ses hommes spontanément soumis. Alexandre de Paris minimise lui aussi le souvenir des révoltes des Macédoniens même s’il condamne le désir d’immortalisation d’Alexandre qui se rebelle contre les dieux. Quant à Jean Wauquelin, il procède dans sa mise en prose à une célébration sans réserve du roi dont les compagnons ne contestent jamais le devoir d’obéissance (à l’exception de Parménion), ce qui permet au prosateur de flatter les ambitions de son mécène qui semble-t-il s’identifiait à Alexandre.

Marie-Madeleine Castellani enfin relève la présence massive du motif de la rébellion dans le Brut. En en dressant la typologie, elle constate que bien souvent la révolte contre le roi se double d’un conflit fratricide. Or le rebelle a toujours tort (« cil ad le tort, que que l’en die / Ki comence la felonie », vv. 2773-74) car « la rébellion, même légitime, met en place le cycle sans fin de la vengeance » et engendre la rébellion. Mais Marie-Madeleine Castellani souligne que le rebelle se fait « l’instrument d’un destin qui le dépasse », « l’Histoire étant scandée par les tours de la roue de Fortune ».

Notes

1 Renaut de Montauban, édition Jacques Thomas, Genève, Droz, TLF, 1989, v. 652. Retour au texte

2 The Old French Epic of Revolt: «Raoul de Cambrai», «Renaut de Montauban», «Gormont et Isembard», Genève, Droz, et Paris, Minard, 1962.  Retour au texte

3 On se souvient que Marguerite Rossi le qualifie pour sa part d’« anti-rebelle », dans «Huon de Bordeau» et l’évolution du genre épique au xiiiesiècle, Paris, Champion, 1975, p. 476. Retour au texte

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Référence papier

Sarah Baudelle-Michels, « Introduction », Bien Dire et Bien Aprandre, 25 | 2007, 107-110.

Référence électronique

Sarah Baudelle-Michels, « Introduction », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 25 | 2007, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 18 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/747

Auteur

Sarah Baudelle-Michels

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