Les chastoiements dans les chansons de geste de la révolte

DOI : 10.54563/bdba.822

p. 73-84

Texte

On sait que le Moyen Âge s’est beaucoup préoccupé de définir les devoirs respectifs des souverains et de leurs feudataires. Même en excluant les ouvrages didactiques explicitement donnés comme tels, comme les Miroirs des princes, les œuvres narratives restent nombreuses qui présentent des digressions – mais le sont-elles vraiment ? – donnant une leçon de bon gouvernement, en exposant coment rois doit tenir sa reauté1. Chacun a en tête en effet les propos de Charlemagne à son fils dans Le Couronnement de Louis2, les conseils d’Aristote à Alexandre dans le roman du même nom3 ou encore ceux de Naimes à Charlemagne ou de Girard à Florent dans La Chanson d’Aspremont4. Or il semble que l’intention didactique puisse se glisser dans le genre épique, la chanson de geste, cette bone chanson vaillant se donnant volontiers à lire comme essemple5, ou à rebours comme contre-exemple, comme dans l’épilogue de Girart de Roussillon, le récitant y prétendant que la chanson permettra à son public de parler « davantage en connaissance de cause et de se garder de faire la guerre et de semer pareils troubles ; […] tout est écrit en cette chanson, comment on peut faire la guerre et comment on peut y renoncer »6.

Comment on peut faire la guerre, comment on peut y renoncer, voilà une leçon de stratégie politique qui peut sembler consubstantielle au genre épique. Cette réflexion peut déjà s’exprimer de manière diffuse et être prise en charge – rarement il est vrai – par le narrateur. Plus souvent, on voit des barons donnant tour à tour des avis contradictoires, lors de scènes de conseil au terme desquelles le seigneur se laissera évidemment convaincre, comme il se doit dans cette scène topique, par le pire des conseillers.

Mais il peut aussi se faire que l’avis devienne plus méthodique, que les propos soient suivis et tiennent de l’exposé pédagogique. Nous avons ainsi dans la chanson de geste et leurs mises en prose un certain nombre de chastoiements prononcés lors de scènes de departement, lorsque le jeune héros s’apprête à quitter le foyer. Il nous a semblé intéressant de confronter ces discours, notre hypothèse de départ étant que ces propos qui se donnent comme des leçons, des doctrines, pourraient être, dans les chansons de geste de la révolte, un moment privilégié pour la mise en forme d’une réflexion sur les devoirs féodo-vassaliques.

Intéressons-nous donc aux discours donnés comme des enseignements à un jeune vaslet qui sera amené à s’opposer à son seigneur ou qui du moins fait partie d’un lignage réputé comme particulièrement turbulent, le lignage de Doon de Mayence.

Le premier constat est que ces enseignements, sans être systématiques, sont tout de même relativement fréquents. Doon de Mayence, Gaufrey, Tristan de Nanteuil, Raoul de Cambrai, les quatre fils Aymon puis Yvon et Aymon(net), les deux fils de Renaut de Montauban, Mabrien, Huon de Bordeaux, Charlot, voilà autant d’enfans, pour reprendre le terme privilégié dans ces scènes, qui entendent des recommandations plus ou moins circonstanciées. Ce sont les scènes du Regnault de Montauban en prose7 et de Doon de Mayence8 qui sont les plus longues, et ce sont celles que nous exploiterons au premier chef.

L’émetteur de ces discours – car il y a toujours discours, l’enseignement se faisant parole directe à chaque fois – est une figure d’autorité. Si l’édification peut ainsi se faire au nom du père – comme dans Doon de Mayence9, Mabrien10 (c’est un père adoptif), Renaut de Montauban11 et aussi Huon de Bordeaux lorsqu’il s’agit de Charlot12 –, elle se fait plus souvent encore au nom de la mère. Pour les quatre leçons paternelles repérées, on peut d’ailleurs noter que, dans deux cas, la mère serait bien en peine de donner le moindre conseil à son fils : l’une, la mère des fils de Renaut de Montauban, est déjà morte13 ; l’autre, celle de Doon, est emprisonnée. Elle reste toutefois présente dans les pensées de son fils qui lui adresse une fervente prière pour « qu’elle luy doint conseil par son digne commant »14, et cela juste avant le chastoiement de son père. Quant au discours du duc Aymon à ses quatre fils, il est immédiatement redoublé, dans la version longue en prose, par un deuxième chastoiement de la part de la mère. Certes, elle ne délivre pas la première son discours et l’ordre hiérarchique est conservé dans la prise de parole au profit de l’homme, mais la parole féminine semble occulter le message paternel, ne serait-ce que sur le plan quantitatif :

Longuement chastia la dame ses enfans en les doctrinant et ensseignant comment ilz devoient avecques le monde contenir et gouverner.
(Regnault de Montauban, Ars. 5073, 7r)

Le terme « longuement » retenu dans cette mise en prose attribuée à David Aubert15 est de fait particulièrement juste puisque les propos de la mère sont développés sur deux folios16. Les consignes du père tenaient quant à elles en un paragraphe. Dans la version en vers correspondante17, le duc Aymon met même explicitement les propos de sa femme en avant :

« Enfans, ce dist Aymon, soiés bien retenans
ce que vo mere dist, quer ell’est voir disans. »
(R, 138-139)

Nos poètes, quand il s’agit de dicter une conduite à de jeunes rebelles en puissance, ont donc majoritairement fait le choix d’accorder la primauté à la mère qui, dans les temps troublés de révolte féodale, semble ainsi être la figure avisée de référence, la seule à dire le vrai, à proférer un discours de raison18.

Avoir recours à la mère plutôt qu’au père permet tout particulièrement d’accentuer la charge affective du moment. L’appellatif utilisé – enfant19 ou encore beaus fils20 qui semble devoir scander tout chastoiement parental –, est ainsi chargé d’une grande émotivité, et il n’est pas rare que le discours maternel soit précédé ou suivi de tendres effusions : c’est le cas entre dame Aalais et Raoul21, Flandrine et Gaufrey ainsi que « tuit li autres .XI. enfant »22, la duchesse Aymon et ses quatre fils23 ou encore la Duchesse et Huon24. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un moment mis en relief par la narration, le discours pouvant même être théâtralisé. C’est ainsi que dans la version longue de Renaut de Montauban, le duc et la duchesse concordans ensamble choisissent de s’exprimer après un repas, devant témoins, le père parlant depuis la tribune que constitue l’embrasure d’une fenêtre25.

En dépit de sa tonalité souvent affective, ce discours de la figure d’autorité, n’en répond pas moins à une visée prescriptive et moralisante. Il est qualifié dans nos textes de conseil26, de doctrine27, de testament28 ou de commans29. Les termes sont forts. Les verbes correspondants ne le sont pas moins. Il s’agit de conseillier30, de doctriner31, d’endoctriner32, d’enseigner33, d’admonester34, de commander35, de desfendre36, de chastier37 et, du côté du destinataire des préceptes, d’entendre38, d’acroire39, de bien retenir40. Le schéma didactique ne se dissimule pas. Le maître énonce, l’élève mémorise.

Cet enseignement se fait sur un mode injonctif où abondent les futurs comminatoires (tu feras41, tu auras42, tu donneras43), les impératifs et subjonctifs jussifs (pensez44, gardez45, soiez46) ou les infinitifs prohibitifs (ne guerpir47, ne destruire48) : on peut trouver jusqu’à un verbe d’injonction par vers, comme dans la diatribe de Guy à Doolin. À l’occasion, le locuteur émaille ses propos d’un proverbe qui est dans la continuité de ce ton sentencieux49.

Les propos tenus sont évidemment présentés comme étant bénéfiques pour la jeune génération : il s’agit de soi amender50, de proufiter51, de fructifier52, surtout sur le plan de l’honneur. La duchesse Aymon le souligne :

« Et se vous me demandiez pour quoy je vous ay ces paroles dittes, saichiés que c’est pour vostre grant honneur et prouffit comme vous le congnoistrés ou temps a venir et presentement le vous moustreray se retenir voulez ma doctrine. »

(Regnault de Montauban, Ars. 5073, 6r)

Il est vrai que certains jeunes ont bien besoin d’être remis dans le droit chemin : les quatre fils Aymon, dans la version très originale de David Aubert,

rien ne faisoient ou peu de leur prouffit car leur gouvernement estoit des jeunes [dames] visiter, d’estre es tavernes et aultres lieux deduisans pour passer les jours.

(Regnault de Montauban, Ars. 5073, 4r)

Quant au jeune Tristan, de son propre aveu,

Il ne croi[t] fors en char, en pain et en pevree,
Et qu’a boire bon vin
(Tristan de Nanteuil, v. 6431-32)

Le discours des parents chastie donc les enfants à plus d’un titre. Le comportement irresponsable des fils Aymon est ainsi épinglé par leur père qui menace de leur couper les vivres, leur faisant valoir le traditionnel « moi, à votre âge… ». Quant à leur mère, elle se place sur un plan spirituel et promet qu’une meilleure conduite leur vaudra récompense dans l’au-delà « selon ce que chascun aura deservi »53, ce qui donne dans la version en prose :

Sy est chose belle et notable de bien vivre en ce monde tant comme on y est, adfin d’estre mieulx recompenssé en l’autre apres la mort.

(Regnault de Montauban, Ars. 5073, 6v)

Menaces et récompenses sont ainsi les très classiques piliers du discours parental dont il s’agit maintenant d’examiner en détail la teneur. Quelles sont les consignes, quelle est la feuille de route que ces héros reçoivent avant d’entamer leur carrière de chevalier ?

On pourrrait s’attendre à ce que, dans une épopée de la révolte, fût-elle tardivement mise en prose, la matière des chastoiements porte sur l’éthique du jeune guerrier, sur la manière d’exercer le pouvoir ou de conduire son armée au succès. Or il n’en est rien. Non seulement les leçons de politique sont rares – nous en évoquerons deux pour finir – mais les préceptes moraux édictés relèvent moins d’une véritable éthique que d’un moralisme platement clérical.

Une partie non négligeable des propos de Guy (c’est lui qui se livre au chastoiement le plus circonstancié) est consacrée en effet à l’énoncé d’un code de convenances que l’on pourrait qualifier de mondaines. Le père de Doolin demande ainsi à son fils de saluer les gens, de jouer aux jeux de société à la cour, de ne pas se mêler des affaires de son voisin, de ne pas frapper sans raison un chien54, ou encore de tousser quand il rentrera au logis pour ne pas surprendre des situations gênantes55. Le chastoiement devient un manuel de savoir-vivre.

Le jeune devra également avoir conscience de son rang sans pour autant devenir arrogant : « moustrez que vous soiés de noble sans issuz »56, dit-on à Renaut ; il faudra ne pas être trop familier avec un vaslet (pas question de le laisser s’asseoir ou dormir à côté de lui) ; se garder de révéler le moindre secret à sa femme pour éviter d’être manipulé ; et fréquenter les hommes de bien – « Au plus proudomme vous allez acointier »57 –, à commencer par les gens du lignage. Voilà donc à ce stade un lot de recommandations générales qui tiennent de l’étiquette ou dans le meilleur des cas du code de l’honneur.

Une partie considérable de la doctrine évoque par ailleurs les rapports à l’argent. D’une part, il s’agit de toujours payer ses dettes :

Et ce tu acroiz rien, voulantiers le pairas ;
Et ce paier ne peux, respit demanderas.
(Doon de Mayence, v. 2442)

Payés tres largement se qu’estes redevans
(Renaut de Montauban, R, v. 124)

D’autre part et surtout, et l’idée sert de fil rouge à la majorité des chastoiements, il convient de faire preuve de générosité et de pratiquer la vertu traditionnelle de la largesse, véritable lieu commun de la littérature médiévale :

Donnez du voustre au povre vollantier
(Huon de Bordeaux, v. 248 et v. 603)

Les povres gens despartés volentiers
(Huon de Bordeaux, v. 441)

Et donne aux povres gens aussi, quant tu l’aras.
Car Dieu te rendra tout, au double le raras.
Soiez largez à tous ; car, tant plus tu donras,
Plus acquarra d’onneur et plus riche seras ;
Car n’est pas gentilz hons cil qui est trop eschars,
Qu’en la fin tout ne perde, et meurt chetif et las ;
Maiz donne sans promettre là où que tu pourras.
(Doon de Mayence, v. 2434-40)

« De donner ne vous faignez, beau doulz filz […], honneur vient de largesse […]. Si vous conseille que en toutes compaignies soiés larges. »

(Mabrien, 16, 2)

La duchesse Aymon dans Renaut de Montauban brode également sur ce thème évangélique :

«  Ne desprisiés les povrez pour tant que vous avez des richeses car Fortune ne les baille si non a voulenté et le poeut ainsi bien reprendre a son plaisir comme elle les presente et preste. […] Soiés larges et amiables aux povres par especial. »

(Regnault de Montauban, Ars. 5073, 7r)58

Enfin, le discours parental rappelle les devoirs religieux de base. La consigne peut encore relever du savoir-vivre:  »Jamais noise au moustier ne monstrez ne nul gas » 59; ou être plus générale:  »hantés l’eglise soigneusement »dit la duchesse Aymon60»Chascun jour, beaul doulx filz, la saincte messe aurras 61», énonce Guy, »Pensés de la loi Dieu toutes fois essauchier » dit Flandrine à Gaufrey62, ou encore et cela revient à trois reprises dans Huon de Bordeaux : »A Sainte Esglise pancez du repairier, / Portez honnour et amour a clergiez» 63.

Le portrait du chevalier proposé comme modèle à la jeune génération est donc très conventionnel et relève d’un idéal topique d’une prodomie de bon aloi. » Qu’il pensent do bien faire» , voilà d’ailleurs les propos génériques que Renaud adresse à ses deux fils64.

En fin de compte, ce n’est qu’à de très rares occasions (deux exemples dans notre corpus) que la leçon se fait davantage politique et adaptée aux conflits féodo-vassaliques à venir. Dame Aalais, dans Raoul de Cambrai, énonce des mises en garde qui tiennent compte de la situation spécifique de son fils : s’il accepte un fief qui ne devrait pas lui revenir, lui déclare-t-elle, la guerre sera inévitable, et la faute lui en sera imputée : « a si grant tort guere ne commencier » (v. 856 et v. 901) ; sûre de son fait (« tu em morras, car tes cuers trop revele » (v. 1026), insistante, elle lui recommande en particulier de respecter les lieux saints : « Fix, ne destruire chapele ne mostier»  (v. 859), – avertissement vain, on le sait bien, chacun ayant en tête l’incendie d’Origny – et l’on s’en rend même compte immédiatement puisque les propos prémonitoires de la mère ne suscitent qu’une colère mauvaise chez Raoul, qui la remet vertement en place :

« Maldehait ait – je le taing por lanier –
Le gentil homme, qant il doit tornoier,
A gentil dame qant se va consellier !
Dedens vos chambres vos alez aaisier,
Beveiz puison por vo pance encraissier,
Et si pensez de boiwre et de mengier ;
Car d’autre chose ne devez mais plaidier ! » (v. 925-31)

Pas question d’écouter les conseils d’une femme dont les avis, en matière politique, ne sauraient être autorisés65. Ici, il semble bien que l’avertissement, aussi solennel qu’inutile d’Aalais, tienne de l’anticipation et serve surtout à souligner la marche tragique du destin.

Le deuxième exemple d’un texte proposant une ligne de conduite touchant au politique est tiré de Regnault de Montauban dans sa version longue en prose. En effet, le duc Aymon recommande à ses fils d’être « par servir […] en [l]a grace [de Charlemagne] qui mie n’est peu de chose » (Ars. 5073, 5r), consigne que répète leur mère : « Servés et honnourés l’empereur par dessus tous aultres, si acquerrés l’amour de lui. » (6v). Bien plus, à Renaut qui envisage de demander des comptes à Charlemagne pour la mort de son parent Beuves d’Aigremont, son père répond catégoriquement : « Jamais n’y devés penser puis que la chose est pacifiee […]. Pour ce vous deffend je que ja a sa cort n’en soit par vous faitte mencion. » (5v). Enfin la duchesse invite ses enfants à rester mesurés s’ils devenaient l’objet d’une injustice, et à ne pas manquer d’en référer à l’empereur :

« Se aulcun vous pourchasse tort, soiez atempres non mie trop vindicatif car par vindication a l’en veu maint maulx advenir ne a nul n’est a faire de soy vengier puis que il poeut avoir raison ; si vous en plaigniés a l’empereur qui en est gardien et celui qui les tors fais doit pugnir et amender. » (7vr)

Ici le destinataire est plus réceptif que le farouche Raoul ; le narrateur nous précise en effet que « Songneusement escouterent les .iiii. damoiseaulx ce que leur pere leur disoit » (4v) ; « Sy escouterent voulentiers leur mere parler » (7v)66. Mais, quelle que soit la bonne volonté affichée des Aymonides, cette mémoire sera bien défaillante et il semble que plus les avertissements des parents sont fondés, moins ils sont suivis. Le narrateur nous en fait d’ailleurs doctement part : enseigner « est forte chose a faire a gens especial qui ont en eulx grant jeunesse ». Et les quatre frères, nous annonce-t-il, « mal acomplirent le testament qu’elle faisoit, c’est a dire que ilz firent le contraire par la jeunesse d’eulx qui les mestria » (7v).

En définitive, alors que l’auteur aurait pu mettre en valeur l’idéologie héroïque appellée par son sujet, nos textes, même lorsqu’ils évoquent le politique, ne semblent pas devoir montrer une quelconque spécificité au regard des chastoiements inserrés dans une trame arthurienne. Très éloignés de l’imaginaire épique, ces discours semblent le fait d’une main cléricale souhaitant réinsérer, sans doute tardivement – les discours didactiques de Renaut de Montauban sont au fil du temps de plus en plus bavards – un peu de morale chrétienne et de régulation comportementale, dans un univers dominé par l’impétuosité guerrière et l’apologie de la force brutale.

Reste alors à se demander dans quelle mesure ces passages didactiques se fondent dans la trame dramatique de la geste sans préjudice pour l’agencement diégétique du récit et sa cohérence sémantique, et quels possibles effets dialogiques elles introduisent dans un genre réputé « monologique ». L’impression générale est que nous avons affaire à des temps faibles, des passages sans véritable fonction dramatique voire sans consistance narrative. Certes, tout n’est pas malhabile : l’enseignement est narrativisé et enchâssé dans le récit. Les leçons, loin d’être prises en charge par le narrateur, sont déléguées à une figure d’autorité, ce qui évite d’altérer la fluidité narrative. Il n’en reste pas moins que des décalages, des dissonances demeurent entre ces chastoiements et le reste du récit : la chute de niveau est sensible, par exemple, entre l’idéal grandiose d’un comportement héroïque au combat et la recommandation de tousser discrètement quand on rentre à la maison… Mais la plus visible de ces disparates s’observe dans l’inefficacité des discours didactiques. Ces leçons ne sont proleptiques que dans la mesure où elles annoncent exactement le contraire de ce qui va suivre.

Quoi qu’il en soit, leur valeur littéraire n’est pas négligeable. Même sentencieux, ces passages plus ou moins sermonnaires introduisent dans la substance narrative une épaisseur sémantique et éthique (ou en tout cas axiologique) qui approfondit le sens des actions rapportées ; lorsqu’il s’avère que les héros, pour leur malheur, ne les auront pas suivies, elles prennent rétroactivement une tonalité amère et profonde, tout en rehaussant l’effet de pathétique produit par les erreurs commises ; sans efficience directe sur l’action, elles en sont néanmoins inséparables : situées au début du récit, elles en soulignent les enjeux, suscitant le suspens en laissant entrevoir le dilemme qui s’offre aux héros et les risques qu’ils courraient à ne pas suivre la voie de la sagesse mais celle de leur impétuosité juvénile ; par là même, elles préparent les rebondissements ultérieurs. Des quatre fils Aymon, on croyait qu’ils avaient compris la leçon maternelle, qu’ils seraient dociles, mais voilà que c’est le contraire qui arrive : le dispositif, toujours efficace, est celui de l’ironie dramatique, sinon tragique. Enfin, et c’était sans doute la principale intention des auteurs qui ont composé ces morceaux didactiques, par ce discours d’escorte qui est celui de la tempérance et de l’humilité, il s’agit de ménager un équilibre entre la morale et l’effet déplorable produit par le comportement des rebelles, de concilier le plaisir de la violence déchaînée (avec la suite ininterrompue des vengeances qu’elle entraîne) et l’idéologie officielle de l’Église.

Notes

1 Chanson d’Aspremont, F. Suard (éd.), Paris, « Champion classiques », 2008, v. 11093. Retour au texte

2 Le Couronnement de Louis, E. Langlois (éd.), Paris, Honoré Champion, « C.F.M.A. », 1984 (2e éd.), v. 61-214. Retour au texte

3 Le Roman d’Alexandre, L. Harf-Lancner (éd.), Le Livre de Poche, « Lettres gothiques », 1994, v. 33 sqq. Retour au texte

4 Chanson d’Aspremont, op. cit., v. 49 sqq. et v. 10960 sqq. Comme le souligne Dominique Boutet : « La liste est longue des textes qui éprouvent le besoin de dire sans fard des vérités politiques au cœur de la fiction épique ou romanesque ». D. Boutet, « Vérité poétique, vérité politique : position des problèmes », Vérité poétique, vérité politique, Mythes, modèles et idéologies politiques au Moyen Âge, J.-C. Cassard, É. Gaucher et J. Kerhervé (éds), Brest, Centre de Recherche Bretonne et Celtique, 2007, p. 14. Retour au texte

5 Voir Aymeri de Narbonne « A ceste estoire dire me plest entendre / ou l’en puet molt sens et essemple prendre », L. Demaison (éd.), Paris, Firmin Didot, « S.A.T.F. », 1887, v. 1-2 ; ou encore Le Couronnement de Louis, op. cit., v. 10. Retour au texte

6 « […] en parlen plus issernit / E garen de far guerra ni tant turbit [ …] / En aquesta chanso tot es escrit / Com en puscha far guerra ni so oblit », La Chanson de Girart de Roussillon, M. de Combarieu du Grès et G. Gouiran (éds), Le Livre de Poche, « Lettres Gothiques », 1993, Épilogue de P, p. 734, v. 43-47. Retour au texte

7 Il s’agit de la version bourguignonne de la prose. Nous possédons trois représentants de cette longue prose assez proches l’un de l’autre. Nous nous appuyerons ici sur le manuscrit Am dont les quatre premiers volumes sont conservés à la bibliothèque de l’Arsenal (Ars, fr. 5072-75), tandis que le cinquième se trouve à Munich à la Bayerische Staatsbibliothek, cod. gall. 7. La graphie Regnault et non Renaut nous servira dans les citations, à distinguer cette mise en prose des versions en vers. Retour au texte

8 Doon de Mayence, A. Pey (éd), Paris, Vieweg, « Les Anciens Poètes de la France », 1859 ; Kraus Reprint, 1989. Retour au texte

9 Doon de Mayence, op. cit., v. 2409 sq. Retour au texte

10 Mabrien, Ph. Verelst (éd.), Genève, Droz, 1998, p. 69-70. Retour au texte

11 En ce qui concerne les enfants de Renaut, c’est Allard, leur oncle qui s’en charge au nom de Renaut retenu en Terre sainte. Cf. « Renaut de Montauban ». Édition critique du manuscrit de Paris, B.N. fr. 764 (« R »), Gand, Rijksuniversiteit te Gent, 175, 1988, v. 20955 sqq ; Regnault de Montauban, Ars, 5075 3r-v. Retour au texte

12 Huon de Bordeaux, F. Suard (éd.), Paris, « Champion classiques », 2003, v. 231-249. Retour au texte

13 Du moins dans les versions courtes D et L. Retour au texte

14 Doon de Mayence, op. cit., v. 2408. Retour au texte

15 Voir R. Straub, David Aubert, ecripvain et clerc, Rodopi, Amsterdam, 1995, p. 120-122 et 123-127 ; G. Roussineau identifie l’écriture de notre manuscrit comme celle de David Aubert. Voir Perceforest, quatrième partie, Droz, « Textes littéraires français », 1987, tome I, p. XXVIII, note 27. Retour au texte

16 Ars, fr. 5073, 6r-7r. Retour au texte

17 Il s’agit du manuscrit R édité par Ph. Verelst, op. cit., qui sera désormais noté Renaut de Montauban, R. Retour au texte

18 Pourvu toutefois qu’elle soit suffisamment âgée, ce qui n’est pas le cas de Mabrienne. Ainsi, Fortin, le grand-père putatif de Mabrien, s’occupe de son éducation car il juge sa fille de seize ans trop jeune pour s’en charger de crainte que « par faulte d’enseignement et de bonne doctrine qu’il fust mal appoincté et gouverné avec la mere, laquelle est de trop grant jeunesse plaine » Mabrien, op. cit., 10, 6. Retour au texte

19 Huon de Bordeaux, v. 432, v. 597 ; Renaut de Montauban (R), v. 113, v. 138, v. 20825, v. 20988, v. 21064 ; Regnault de Montauban, Ars. 5073, 6 v, 7 v ; Doon de Mayence, 2372. Retour au texte

20 Doon de Mayence, v. 2379, v. 2409, v. 2433, v. 2450, v. 2480, v. 2487 ; Raoul de Cambrai, v. 794, v. 811, v. 826, v. 855, v. 916, v. 933. Retour au texte

21 « Dame Aalais au gent cort signori / son fil R[aoul] baisa et conjoï, / et li frans hom par la main la saisi. », Raoul de Cambrai, W. Kibler (éd.), Le Livre de Poche, « Lettres gothiques », 1996, v. 789-791. Retour au texte

22 «  Sa mere le courut acoler et besier », Gaufrey, M. F. Guessard (éd.), Paris, Vieweg, « Les Anciens Poètes de la France », 1869, v. 237 ; « Apres cheste parole la requeurt embrachier », ibid., v. 248 ; « A chest mot sunt venus tuit li autres XI. enfant, / Et Doon de Maience, leur pere le vaillant / Chascun beise sa mere, et ele ensensement. / A Dieu la quemanderent, moult plorent tendrement / Et Doon de Maience entre ses bras la prent. / L. fois la beise Doon en .I. tenant », ibid., v. 256-261. Retour au texte

23 « Ilz eurent le congié pris du noble duc et de la dame qui comme chascun poeut penser ne fut mie escharce de baisiers donner a chascun des quatre, ne eulx a elle du rendre pareillement en plorant des yeulx piteusement par fine amour qui leurs coeurs destraignoit », Regnault de Montauban, Ars. 5073, 8v. Retour au texte

24 « Moult doulcement lez commance a baisier », Huon de Bordeaux, v. 595 ; « Et la duchesse lez coruit enbraissier ; / Au departir commance a larmoieir », ibid., v. 608-609. Retour au texte

25 « Le noble duc Aymon a celui jour […] moult desiroit que les tables fussent abatues adfin qu’il peust le sien coeur deschergier vers ses quatre filz ausquelz il vouloit dire sa pensee et de fait s’apuya contre ung treilliz le dos tourné a ung fenestraige regardant sur la mer », Regnault de Montauban, Ars. 5073, 4 v. Retour au texte

26 Raoul de Cambrai, v. 916 ; Doon de Mayence, v. 2408 ; Regnault de Montauban, Ars. 5073, 5 r., Ars 5075, 4v. Retour au texte

27 Regnault de Montauban, Ars. 5073, 6r. Retour au texte

28 Ibid., 7v. Retour au texte

29 Doon de Mayence, v. 2408 ; Renaut de Montauban (R), v. 141. Retour au texte

30 Raoul de Cambrai, v. 927. Retour au texte

31 Regnault de Montauban, Ars. 5073, 7r ; Renaut de Montauban (R), v. 20958 ; Tristan de Nanteuil, v. 4784, v. 6414. Retour au texte

32 Doon de Mayence, v. 2525 ; Chronicques et Conquestes de Charlemagne, R. Guiette (éd), Bruxelles, 1943, t. III, p. 101 ; Renaut de Montauban (R), v. 125. Retour au texte

33 Regnault de Montauban, Ars. 5073, 5r et 7r ; Tristan de Nanteuil, v. 6413. Retour au texte

34 Chronicques et Conquestes de Charlemagne, op. cit., p. 101 ; Renaut de Montauban (R), v. 126. Retour au texte

35 Renaut de Montauban (R), v. 20939, 20968. Retour au texte

36 Regnault de Montauban, Ars. 5073, 5v. Retour au texte

37 Ibid, 7r ; Renaut de Montauban (R), v. 21067. Retour au texte

38 Raoul de Cambrai, v. 805 ; Regnault de Montauban, Ars. 5073, 7v. Retour au texte

39 Doon de Mayence, v. 2442. Retour au texte

40 Regnault de Montauban, Ars. 5073, 6r. Retour au texte

41 Doon de Mayence, v. 2469, 2474. Retour au texte

42 Ibid., 2428. Retour au texte

43 Ibid., v. 2436. Retour au texte

44 Huon de Bordeaux, v. 247, v. 439, v. 601 ; Gaufrey, v. 246. Retour au texte

45 Renaut de Montauban (R), v. 115, v. 20983, v. 21066. Retour au texte

46 Ibid., v. 116, v. 122, v. 127, v. 130, v. 138, v. 20990 ; Regnault de Montauban, Ars. 5073, 7r ; Huon de Bordeaux, v. 604 ; Gaufrey, v. 243, Doon de Mayence, v. 2436. Retour au texte

47 Gaufrey, v. 242. Retour au texte

48 Raoul de Cambrai, v. 859. Retour au texte

49 « Qui trop dort au matin maigre devient et las », Doon de Mayence, v. 2487. Retour au texte

50 Regnault de Montauban, Ars. 5073, 6r. Retour au texte

51 Ibid., 4v. Retour au texte

52 Ibid., 5r. Retour au texte

53 Ibid., 6v. Retour au texte

54 Doon de Mayence, v. 2441 sqq. Retour au texte

55 « A l’entrer à l’ostel, moult hault t’estousseras / Tel chose y peut avoir que point tu ne verras ; / Ne te coustera rien, puis que ne le saras, / Et plus t’en ameront ceulx que la trouveras », ibid., v. 2446-49. Retour au texte

56 Regnault de Montauban, Ars. 5073, 6v. Retour au texte

57 Huon de Bordeaux, op. cit., v. 244. C’est ce qu’énonce également Alart aux fils de Renaut : « Par hanter en court de hault prince, on en vault souventesfois mieulx » (Regnault de Montauban, Ars. 5075, 3v) ou encore Aymon : « Hantés tousjours les bons, se ferés que sachans » (Renaut de Montauban, R, v. 117). Retour au texte

58 Cf. le discours d’Alard dans Renaut de Montauban, R, v. 20991 : « Par donner se fait on chier tenir et amer ». Retour au texte

59 Doon de Mayence, v. 2458. Sur bien des points, le chastoiement de Doon converge avec Le Chastoiement des dames de Robert de Blois édité par F. J. Howard : « De molt rire, de molt parler / Se doit on en mostier garder », Robert de Blois, son œuvre didactique et narrative, Paris, Nizet, 1950, v. 407-08. Retour au texte

60 Regnault de Montauban, Ars. 5073, 7r. Retour au texte

61 Doon de Mayence, v. 2433. Retour au texte

62 Gaufrey, v. 246. Retour au texte

63 Huon de Bordeaux, v. 247 et 246 (l’ordre y est interverti), v. 438-39 et v. 601-02. Retour au texte

64 « Qu’il pensent do bien faire por Dex omnipotent ; / Et que l’un ne port l’autre ire ne mal talant. », La Chanson des Quatre fils Aymon, d’après le manuscrit La Vallière, F. Castets (éd.), Montpellier, Coulet, 1909, réimpr., Genève, Slatkine, 1974, v. 17907-08. Retour au texte

65 « Derrière la grossièreté des propos se profile une autre accusation : Aalais, la mère, ne doit (ne devrait) pas prendre en charge une parole d’autorité qui ne peut être que paternelle. Raoul est donc pris entre ce discours novateur et raisonnable, mais féminin, et ceux de ses oncles qui incarnent un ordre ancien. », H. Legros « Au nom du père… et du fils… », Raoul de Cambrai, Jean-Claude Vallecalle (éd.), Ellipses, 1999, p. 41. Retour au texte

66 Et Renaut assure : « J’ay bien vos mos entendus, dame, […] et je prie a Dieu que il me doint grace de les avoir mis a memoire et tellement moy sçavoir gouverner que je puisse parvenir a honneur la ou mon cœur tend plus que a riens qui soit au monde » (7v). Retour au texte

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Référence papier

Sarah Baudelle-Michels, « Les chastoiements dans les chansons de geste de la révolte », Bien Dire et Bien Aprandre, 29 | 2014, 73-84.

Référence électronique

Sarah Baudelle-Michels, « Les chastoiements dans les chansons de geste de la révolte », Bien Dire et Bien Aprandre [En ligne], 29 | 2014, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 19 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/bien-dire-et-bien-aprandre/822

Auteur

Sarah Baudelle-Michels

Université de Lille 3, ALITHILA

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