I. — Introduction
Joseph Godon (Fig. 1) est né le 1er janvier 1858 à Havrincourt (village situé à une douzaine de kilomètres au sud-ouest de Cambrai), où son père exerçait le métier de charron. Joseph est d'abord scolarisé à l'école du village ; il y fait preuve de qualités intellectuelles qui incitent ses parents à lui faire suivre les cours des Frères des Écoles Chrétiennes à Cambrai. Il réussit brillamment. Toutefois, à la suite d'une réprimande assez sévère de son oncle maternel chez qui il est installé, il décide de rentrer à pied chez ses parents et de ne plus y retourner. Il poursuit alors ses études à Havrincourt pendant deux ans, partageant son temps entre la classe et le bois situé au sud-ouest du village. Son goût pour les sciences naturelles et sa vocation de prêtre sont peut-être nés là, à cette époque, dans ce lieu propice à l'émerveillement de la création et au recueillement.
Distingué par le doyen d'Havrincourt, il devient enfant de chœur en 1870. Un de ses cousins, Valère Foulon, jeune abbé et professeur au Collège libre de Notre-Dame des Anges à Saint-Amand (et futur supérieur de l'Institution Notre-Dame de Grâce à Cambrai), propose aux parents de lui confier l'enfant. La rentrée suivante, Joseph part à Saint-Amand où il reste deux ans. S'orientant vers le sacerdoce, il entre ensuite au Petit Séminaire de Cambrai. Joseph Godon est l'un des rares élèves désignés par les professeurs pour affronter la première partie du baccalauréat,. Il est reçu avec la mention honorable. Après avoir terminé sa Rhétorique, il quitte le Petit Séminaire en confirmant sa vocation.
II. — Un professeur avant tout
Ses excellentes dispositions pour les sciences lui permettent de passer l'année 1877 dans les Facultés Catholiques de Lille, récemment créées, afin d'être autorisé à enseigner. Il y découvre les méthodes scientifiques et élargit ses champs de recherches. A cette époque, les séminaristes que leur âge n'obligeait pas à commencer immédiatement leurs études théologiques étaient envoyés comme professeurs-abbés dans les nombreux collèges libres du département du Nord. Joseph Godon fut nommé professeur de matières scientifiques au collège Notre Dame de Cambrai, alors situé rue St Fiacre (l'actuelle caserne des pompiers), en 1878. Il fut heureux d'y retrouver son cousin, l'abbé Foulon, transféré de Bailleul où il enseignait la philosophie. La durée du stage des professeurs- abbés était alors de trois ans au maximum, l'abbé Godon enseigna une année supplémentaire : arrivé en octobre 1878, il ne quitta le collège qu'en août 1882.
En octobre 1882, il entra au Grand Séminaire de Cambrai pour y faire sa Théologie et fut ordonné prêtre le 29 Juin 1885, à vingt-six ans. A nouveau, sur les instances de M. Foulon, il fut désigné professeur à Notre-Dame de Grâce ; il devait y passer le reste de son existence, jusqu'en avril 1932, enseignant un moment les mathématiques, mais plus durablement la physique, la chimie et les sciences naturelles.
III. — Une passion pour la botanique
A des fins d'études et d'illustration de ses cours, Joseph Godon s'attacha à collecter et décrire la flore du Cambrésis, zone de plateaux limoneux reliant les collines de l'Artois, des Ardennes, des bassins versants et de la vallée de l'Escaut, située à proximité des marais de la Sensée et du Bassin Houiller. Professeur-abbé, il avait constitué un herbier des plantes qui poussent spontanément sur le territoire du Cambrésis. Exposé en 1887 dans la section scolaire au concours agricole de Carnières, cet herbier obtint une médaille d'honneur. Membre du Comice Agricole en 1888, il en devint l'un des doyens et fit partie, chaque année, de l'un des jurys des concours agricoles de l'arrondissement. Élu membre de la Société d'Émulation de Cambrai le 5 décembre 1889, il donna lecture d'une note sur la flore du Cambrésis qui fut publiée dans les Mémoires de cette société (Godon, 1889). En 1894, il présenta un nouvel herbier plus savamment disposé et plus complet au concours agricole de Carnières : le jury lui décerna un objet d'art et le classa hors concours.
Le démantèlement durant la dernière décennie du XIXème siècle (Fig. 2) des remparts qui entouraient la ville de Cambrai depuis 1677 et sa prise par Louis XIV, lui permit d'envisager une étude comparative de la flore croissant au voisinage de constructions militaires et celle qui pousserait après le démantèlement (Godon, 1897) : "A la suite du démantèlement, des plantes ont disparu ; il m'a paru utile d'en dresser la liste : plusieurs de ces types ne se retrouvent sur aucun point de la région du Nord". Suivant les méthodes de Gaston Bonnier et Georges de Layens, ses observations sont organisées en une série de planches précises agrémentées par des textes explicatifs permettant d'identifier les plantes de manière simple par leurs caractéristiques apparentes. Il découpa le Cambrésis en cinq zones et nomma les différentes parties de terrain (chacune identifiée par la nature du sol, l'exposition,…) de chaque territoire ainsi défini, afin de lier les plantes au milieu : parties basses des villes ; penchants des vallées et ravins ; sommets des plateaux (buttes tertiaires boisées) ; remparts de Cambrai ; vieux murs et voies ferrées. La fréquence de chaque plante sauvage est précisée chaque fois que possible. Toutes les configurations étaient observées, analysées et revisitées régulièrement, de sorte que peu de choses lui échappaient. La moindre « nouveauté » était repérée et recensée dans ses cahiers régulièrement tenus à jour (il existe encore un cahier dans les Archives de Notre Dame).
Son herbier, régulièrement mis à jour et déposé dans la bibliothèque de l'Institution Notre Dame, n'a pas été retrouvé, sans doute perdu lors de la Seconde Guerre Mondiale. Si les fichiers du Conservatoire botanique national de Bailleul sont régulièrement mis à jour par les apports des botanistes amateurs régionaux et si l'on trouve quelques publications locales sur ce sujet (ACTE, 1979) 1, il n'existe pas de « Flore du Cambrésis » plus récente que celle réalisée par Joseph Godon, véritablement Le botaniste du Cambrésis.
Les terrains libérés par le démantèlement des remparts permirent un accroissement de la surface constructible. Avec le soutien financier d'Ernest Delloye, industriel cambrésien, le Collège Notre Dame quitta les locaux qu'il occupait depuis 1876 pour intégrer un nouveau bâtiment en 1901. Des éléments de fortifications y sont encore apparents dans les cuisines de l'établissement qui sont même percées par un souterrain (un comblement en limite la longueur à une dizaine de mètres). Joseph Godon profita de la construction du nouvel édifice pour obtenir trois salles : deux étaient destinées à l'enseignement (séparées de la rue par un couloir pour isoler des bruits extérieurs), la troisième salle était équipée en armoires vitrées pour accueillir les collections et effectuer les préparations. L'une des portes du laboratoire est toujours surmontée d'une plaque dédiée à Joseph Godon ; l'une des classes était ornée d'un portrait de Jules Gosselet, natif du Cambrésis, premier professeur de géologie à la Faculté des Sciences de Lille, fondateur de la Société Géologique du Nord et des Musées de Géologie de Lille.
En 1909, l'Association Française pour l'Avancement des Sciences tint son congrès à Lille. A cette occasion, on publia un bel ouvrage qui fut offert aux congressistes : « Lille et la région du Nord en 1909 ». On demanda à l'abbé Godon sa collaboration ; il y publia un chapitre intitulé « Caractéristiques de la Flore du département du Nord », qui résumait ses recherches. L'abbé Godon étudia également les plantes de l'Avesnois et consigna le fruit de ses recherches dans une véritable flore de la région, modestement intitulée « Promenades botaniques dans l'Avesnois » (Godon, 1910).
La ville de Cambrai fut durement touchée durant la Première Guerre Mondiale et les destructions furent nombreuses. Arrêté brièvement en 1914, Joseph Godon fut sommé de quitter le bâtiment transformé en hôpital militaire ; les collections (desquelles disparurent de nombreux échantillons et des cartes) furent transférées à Valenciennes jusqu'à la fin de la guerre. La période de reconstruction fut assez longue, ce qui permit le développement d'une végétation sur les gravats. Godon en fit l'étude (Godon, 1926a) et dénombra 4 types d'arbres ou arbustes ainsi que 127 espèces (réparties dans 32 familles) : "la florule présente de nombreux nitrophytes [...] nous les voyons disparaître à mesure que nos maisons se relèvent ; elles ont été commensales depuis la grande guerre ; aux ruines de la cité mutilée, elles ont donné une parure qui n'est pas dénuée de charme".
Les sciences furent écartées des programmes, Joseph Godon enseigna alors temporairement d'autres matières. Il assura les offices de plusieurs paroisses (Ramillies, Masnières, Eswars, Escaudoeuvres) et fut nommé chanoine titulaire de la Cathédrale de Cambrai en 1928.
IV. — Un zoologiste complet
Joseph Godon livrait les résultats de ses recherches botaniques et zoologiques aux membres de la Société d'Émulation de Cambrai (Godon, 1899, 1897, 1926a, 1926b, 1926c). Observant les rivières, étangs, mares et autres pièces d'eau du Cambrésis, de l'Aisne et de la Somme, il publia une étude sur les crustacés amphipodes d'eau douce (Godon, 1913). Notant que les chemins de fer pourraient être le vecteur essentiel de leur mode d'occupation du Cambrésis, Godon tenta d'expliquer l'origine géographique de certaines espèces de gastéropodes (Godon, 1926b, dont un manuscrit existe aux Archives de Notre Dame de Cambrai). Ses devoirs de prêtre et ses enseignements effectués, Joseph Godon pouvait arpenter les chemins du Cambrésis. Il découvrit ainsi, aux environs d'Esnes, le batracien Pelodytes punctatus et le décrivit dans la "Feuille des jeunes naturalistes" (Godon, 1899, 1900, 1925b), publication à destination des amateurs de sciences naturelles. Il monta également une collection d'insectes régionaux et d'Afrique du Nord. Ces collections d'insectes ont été restaurées depuis le milieu des années 1990 par un professeur également entomologiste amateur. Une centaine de naturalisations, essentiellement des oiseaux et quelques mammifères régionaux existent toujours dans l'un des bâtiments du Centre de Formation Pédagogique de Cambrai (récemment transféré à Lille).
V. — Des découvertes géologiques
Entretenant des relations avec les géologues de la Faculté des Sciences de Lille, parmi lesquels on peut citer Jules Gosselet, Charles Barrois et Maurice Leriche, Joseph Godon devint membre de la Société Géologique du Nord en 1892. Il organisa et prit part à de nombreuses excursions entre 1910 et 1932 (à une fréquence presque annuelle durant cette période). Il fut à l'origine de la découverte d'une faune froide du quaternaire dans le quartier Saint Druon (Godon, 1906), dont certains spécimens cités (notamment Citellus rufescens KEYSERLING & BLASIUS, Cervus tarandus LINNE, Mammuthus primigenus BLUMENBACH et Coelodonta antiquitatis BLUMENBACH), sont conservés dans les collections géologiques du Musée d'Histoire naturelle de Lille,. Cette découverte, et l'ensemble des travaux qui en découlèrent lui valurent l'attribution, en 1908, du Prix Debray par la Société des Sciences ; Charles Barrois, rapporteur, fit pour l'occasion un éloge du modeste savant. En 1913, Joseph Godon participe à l'étude du réseau hydrographique du Cambrésis (Fig. 3) avec Louis Dollé (1878 - 1965), premier Professeur d'Hydrogéologie à la Faculté des Sciences de Lille (Godon, 1913). Ces travaux seront complétés par Antoine Bonte (1908 - 1995) et serviront de base à l'analyse de la nappe de la craie (Bonte et al. 1955 ; Bonte, 1958). La surface piézométrique et le réseau établis servent toujours de référence pour l'Agence de l'Eau Artois-Picardie.
Participant à de nombreuses discussions lors des séances de la Société Géologique du Nord, Joseph Godon fut, selon les usages 2, élu vice-président en 1930 puis, succédant à Alfred Dubernard, devint président en 1932. Son étude sur les « Fossiles du tuf calcaire de Moislains (Somme) » fut publié à titre posthume (Godon, 1932). Les collections géologiques encore conservées à l'Institution Notre Dame représentent près de 110 tiroirs. Les spécimens sont organisés en supports de cours, selon différentes disciplines (minéralogie, paléontologie et pétrographie régionales). Les échantillons, environ 10 000 spécimens, disposés dans des boites cartonnées et encore étiquetés pour une bonne part (60%), illustrent l'ensemble des roches régionales, mais proviennent également d'autres pays européens et d'anciens comptoirs naturalistes parisiens.
VI. — Conclusion
A soixante-quatorze ans, Joseph Godon parcourait encore la campagne pour compléter ses collections et continuer ses recherches. Sa disparition brutale en 1932 suscita une vive émotion au sein des communautés religieuse, éducative et scientifique. Il venait de reconstituer une collection de valves et de coquilles de mollusques d'eau douce régionaux, démembrée en 1918 et s'apprêtait à en rédiger une publication. De nombreux discours furent tenus lors de ses funérailles, parmi lesquels on peut citer ceux du Docteur Daillez, Secrétaire Général de la Société d'Émulation de Cambrai et de Pierre Pruvost, Professeur à la Faculté des Sciences de Lille et représentant de la S.G.N. (Pruvost, 1932). Tombés dans l'oubli, les collections et l'ensemble des travaux de Joseph Godon ont été rassemblés par Pierre Lemaître, ancien professeur à l'Institution Notre-Dame. Cet article et la conservation d'une partie des collections rassemblées par Joseph Godon au sein du Musée d'Histoire naturelle de la ville de Lille, constituent un hommage à l'œuvre de cet homme considéré comme Le botaniste du Cambrésis, profondément attaché à sa région natale (refusant même un poste de professeur à l'Université de Lille en 1898), mais aussi professeur dont la démarche pédagogique était fondée sur l'observation et le questionnement3, passionné de sciences investi dans différentes société savantes, et avant tout un naturaliste.
Remerciements. — Les auteurs tiennent à remercier Messieurs Alain Blieck, Patrick De Wever et Jean-Pierre Laveine pour leur patience. Nous souhaitons associer à cet article Madame Clotilde Herbert de la Médiathèque de Cambrai, Madame Chantal De Gaye du Musée d'Histoire Naturelle de La Rochelle, Monsieur Bernard Dumortier Directeur de l'Institution Notre Dame de Cambrai, Monsieur l'Archiviste de l'Institution Notre Dame de Cambrai, Monsieur le Président de la Société d'Émulation de Cambrai, Monsieur le Président du Conservatoire national botanique de Bailleul.