Introduction
Située dans la partie septentrionale du Boulonnais entre les caps Gris-Nez et Blanc-Nez, la baie de Wissant s’étend sur une distance d’environ 7 km le long des côtes de la Manche face à l’Angleterre. Si la limite sud-ouest de la baie est nette, les massifs dunaires étant brutalement remplacés par les falaises jurassiques du cap Gris Nez, sa limite nord-est est en revanche moins bien définie dans la mesure où, en se dirigeant vers le cap Blanc-Nez, un petit escarpement crayeux apparait progressivement sous les dunes avant de se transformer en falaise.
Plusieurs fois par an, à l’occasion des très grandes marées basses de vives eaux, trois barres rocheuses parallèles, distantes les unes des autres de quelques centaines de mètres et légèrement obliques par rapport à la côte, affleurent sur l’estran et en mer dans la baie. Il s’agit des récifs des Gardes (fig. 1). La barre la plus proche du rivage (indexée R1 sur les figures) est épaisse d’un mètre à un mètre cinquante et accessible sur l’estran de part et d’autre du hameau de Strouanne. Elle s’éloigne progressivement de la falaise en se dirigeant vers le cap Blanc-nez, puis part en mer. Cette première barre rocheuse est constituée de grès glauconieux grossiers et correspond aux grès verts albiens qui sont bien datés par les ammonites (J.-P. Destombes & P. Destombes, 1938 ; Amédro, 2009). Les deux autres bandes d’affleurements (R2 et R3) sont visibles uniquement en mer et leur nature lithologique et attribution stratigraphique sont restées incertaines jusqu’à présent.
Les récifs des Gardes ont été rapportés en totalité au Crétacé inférieur, et plus précisément aux sables verts apto-albiens (n5-6), dans les première, puis seconde éditions de la carte géologique à 1/50 000 de Marquise (Hatrival et al., 1971 ; Mansy et al., 2007) en tenant compte des données suivantes.
- Selon Jean-Paul Destombes (1961), à l’époque ingénieur-géologue chargé de la coordination côté France du projet 1958-1965 de Tunnel sous la Manche et qui a eu l’opportunité d’accéder en bateau à l’une des deux lignes récifales, il s’agit, « au moins pour l’essentiel, d’un récif de grès verts ».
- Les trois barres rocheuses sont proches les unes des autres – elles s’inscrivent dans une bande de 350 m de large – et présentent un pendage d’environ 5° vers le sud-est, ce qui les situe dans un intervalle d’environ 25 mètres d’épaisseur. Dans la mesure où celle située près de la falaise correspond aux grès verts albiens et qu’en dessous se trouveraient 15 à 20 mètres de sables verts aptiens, puis suivant Olry (1904), 60 à 90 m d’épaisseur de faciès wealdiens (n4W), la bande d’affleurement la plus éloignée du rivage ne peut pas, géométriquement, correspondre à une formation jurassique.
Si cette interprétation nous a parue cohérente lors du levé de la feuille de Marquise en 1996, l’assimilation de la totalité des récifs des Gardes aux sables verts apto-albiens ne paraît plus aussi évidente. Pour quelles raisons ?
- Les levés lithologiques actuels montrent que seules deux barres gréseuses, et non trois, existent au sein des sables verts apto-albiens.
- L’interprétation donnée par Olry (1904) des sondages réalisés à la fin du XIXe siècle dans la baie de Wissant suscite un fort questionnement en ce qui concerne l’épaisseur exceptionnelle des faciès wealdiens par rapport à ce qui est connu dans le reste du Boulonnais où ils ne dépassent pas une trentaine de mètres.
- Enfin malgré l’agitation quasi permanente de la mer et la présence de forts courants, l’un d’entre nous (F.A.) a réussi à accéder en bateau sur les deux lignes récifales des Gardes visibles uniquement en mer en novembre 2021, lors d’une très grande marée basse de vives eaux (coefficient de marée 112). Les conditions d’observation ne se sont pas révélées favorables et aucun macrofossile déterminable n’a été collecté. En revanche des mesures d’épaisseurs et de pendages ont pu être réalisées sur les deux barres rocheuses, ainsi que des prélèvements d’échantillons, permettant une comparaison avec les faciès connus à terre.
Le résultat de ces nouvelles investigations est que la seconde barre rocheuse (R2) des récifs des Gardes est constituée d’un grès glauconieux à ciment carbonaté aptien, tandis que la troisième (R3), la plus éloignée du rivage correspond à des calcaires gréseux tithoniens. Cet article expose le cheminement de notre démarche qui s’accompagne d’une actualisation des connaissances relatives aux sables verts apto-albiens de la baie de Wissant.
Le contexte géologique
La localisation du secteur étudié dans la partie nord du Boulonnais et la situation géographique des affleurements cités dans la suite du texte sont reportées sur la figure 2.
Les formations crétacées du flanc Nord de l’anticlinal faillé du Weald-Boulonnais s’enfoncent vers le NE en suivant le plus souvent une direction artésienne N 110-120°. Tel est le cas entre Caffiers et Wissant côté France puis, au-delà de Sangatte, à travers le détroit du Pas de Calais jusqu’à Douvres en Angleterre. Mais entre Wissant et Sangatte, sur une distance de 10 km, les lignes d’affleurements sont rebroussées brusquement vers le NE, suivant une direction N 30°. Cette double flexuration est liée à l’existence d’une structure tectonique locale nommée anticlinal des Quénocs par Destombes (1961) et Destombes & Destombes (1963), mais qui est interprétée aujourd’hui comme une zone faillée formant un mini-horst (Mansy et al., 2007). Les récifs des Gardes font partie de cette structure transverse.
Le Crétacé inférieur de la baie de Wissant
Si les craies cénomaniennes et turoniennes sont entièrement accessibles au sein des falaises du cap Blanc-Nez entre Strouanne et Sangatte, les formations du Crétacé inférieur sont recoupées uniquement sur l’estran entre le Petit Blanc-Nez et Wissant. La plage étant la plupart du temps couverte de sable, les affleurements sont éphémères, sauf en ce qui concerne les grès verts albiens, toujours visibles. Malgré ces difficultés d’observation, le Crétacé inférieur de la baie de Wissant est aujourd’hui bien connu pour plusieurs raisons. (1) Durant l’hiver 1976-1977, en janvier 1978 et plus récemment en février 2021 de violentes tempêtes ont dégagé la totalité des argiles albiennes à faciès Gault au niveau de la rentrée des grès verts albiens en falaise entre Strouanne et Wissant et surtout en face du Petit Blanc-Nez (Amédro & Destombes, 1978 ; Amédro, 2009 ; Amédro & Matrion, 2022). (2) En décembre 1972 et en 1975, un désensablement partiel de l’estran entre Strouanne et Wissant a mis au jour la plus grande partie des sables verts apto-albiens permettant un levé lithologique d’une quinzaine de mètres d’épaisseur, dont une dizaine observée en surface sur l’estran et les autres recoupés par un forage à la tarière réalisé sur la plage (Amédro & Mania, 1976 ; Robaszynski & Amédro coord., 1980). (3) Enfin, depuis les années 1980, le tracé de la route départementale 940 a été modifié à la sortie sud de Wissant et traverse maintenant l’ancienne carrière du Fart où un talus expose 6 m de coupe à la limite Aptien-faciès wealdiens. Un sondage à la tarière réalisé dans le bas-côté de la route dans cette même carrière en 1995 à l’occasion de la révision de la feuille de Marquise y a également recoupé les faciès wealdiens sur une profondeur de 26,50 m (Amédro & Robaszynski, 1998).
Trois grands ensembles lithologiques constituent le Crétacé inférieur de la baie de Wissant, du haut vers le bas : les argiles albiennes à faciès Gault ou Formation de Saint-Pô suivant la nomenclature proposée dans le Boulonnais par Robaszynski & Amédro coord. (1980), les sables verts apto-albiens englobant les Formations des Gardes, de Wissant et de Verlincthun et enfin les faciès wealdiens attribués au Barrémien.
Sous le Tourtia du cap Blanc-Nez daté du Cénomanien inférieur, constitué par 2 m de craie glauconieuse et qui forme un excellent niveau repère visuel sur l’estran, la succession est, de façon résumée, la suivante (fig. 3).
Formation de Saint-Pô = Gault auct. (Albien moyen et supérieur)
L’épaisseur de cette formation argileuse est difficile à apprécier dans la mesure où il n’en existe pas de coupe verticale continue. Longtemps estimée à 10,60 m (Destombes & Destombes, 1938), celle-ci vient d’être réévaluée à 13,20 m (Amédro & Matrion, 2022). La Formation de Saint-Pô inclut plusieurs lits de nodules phosphatés numérotés P3 à P6. La moitié inférieure de la formation (sous le niveau phosphaté P5) est formée d’argiles à dominante gris sombre, la moitié supérieure d’argiles gris clair.
Formation des Gardes = grès verts auct. (Albien inférieur) = R1
Il s’agit des sables verts albiens (1 m à 1,50 m suivant les endroits) qui sont composés majoritairement d’un sable quartzeux grossier, très glauconieux, vert foncé, devenant graveleux à la base et sont encadrés par deux lits de nodules phosphatés fossilifères (P1 et P2) riches en ammonites de l’Albien inférieur. Dans la baie de Wissant, les sables verts sont cimentés en un grès glauconieux (fig. 4). Des observations récentes effectuées en février 2022 sur l’estran, juste en face de la ferme Saint-Pô, révèlent que la composition lithologique de la Formation des Gardes n’est pas homogène. Premièrement, un lit discontinu de nodules phosphatés noirs, centimétriques, déjà repéré au niveau de la rentrée des grès verts en falaise entre Strouanne et Wissant par Amédro (2009), est présent à 0,30 m au-dessus de la base de la formation. Deuxièmement, des passées pluricentimétriques nettement plus carbonatées sont visibles à plusieurs reprises dans sa moitié inférieure. Ces grès verts albiens (= R1) sont les meilleurs repères visuels sur l’estran où ils constituent une ligne de gros blocs de grès glauconieux arrondis, gris-verdâtre ;
Formation de Wissant (Aptien supérieur)
La Formation de Wissant comprend deux unités lithologiques d’épaisseur équivalente (1 m à 1,50 m chacune). L’unité supérieure est constituée par un sable argilo-glauconieux gris-verdâtre contenant de nombreux nodules phosphatés noirs qui sont le plus souvent des moules internes d’ammonites appartenant au genre Hypacanthoplites. À la base du lit existe un horizon de concrétions gréso-ferrugineuses phosphatées brunâtres, de 10 à 15 cm de diamètre, dont la plupart livrent des agrégats de fossiles (trigonies en particulier) emboîtés les uns dans les autres et dont les coquilles dissoutes forment maintenant des cavités entre les moules internes et externes. L’unité inférieure est quant à elle formée d’un sable argilo-glauconieux gris identique au précédent, mais caractérisé par un entrelacs très serré de traces fossiles horizontales et cylindriques de type Thalassinoides. La limite entre la Formation de Wissant et la Formation de Verlincthun sous-jacente est une surface d’érosion bien marquée avec passage d’un sable argileux gris au-dessus à un sable blanc en dessous.
L’épaisseur de la Formation de Wissant mérite une courte discussion. En 1972, nous l’avions estimée à un mètre à partir d’observations réalisées sur l’estran, à 750 m au SW de Strouanne et à 100 m du pied de la dune, en prenant en compte un pendage général des couches d’environ 3° vers l’Est (Amédro & Mania, 1976). De nouvelles mesures réalisées en février 2021 au toit des grès verts albiens, à la faveur d’un désensablement momentané du même affleurement, suggèrent que le pendage serait plutôt à cet endroit compris entre 5 et 8°, d’où une épaisseur réévaluée à 2 ou 3 m, ce qui correspond aux mesures effectuées en section verticale par Rigaux (1903) et Destombes & Destombes (1938) dans les dunes d’Amont.
Formation de Verlincthun (Aptien supérieur)
La Formation de Verlincthun correspond aux Argiles à huîtres des anciens auteurs. Son épaisseur est estimée à une quinzaine de mètres dans la baie de Wissant (11,05 m au puits du Tunnel sous la Manche à Sangatte ; cf. Amédro & Robaszynski, 1998). Du haut vers le bas, la Formation de Verlincthun est d’abord constituée de sable blanc, assez grossier, à stratifications obliques, puis de glauconitite argileuse vert très sombre, abondamment bioturbée, la transition entre les deux unités étant progressive et rapide. Vers le bas, la glauconitite devient de plus en plus argileuse et passe à une argile silteuse et glauconieuse presque noire. Un banc de grès glauconieux (grès vert aptien = R2) épais de 0,50 m, parcouru de nombreuses traces fossiles de type Thalassinoides et riche en débris de bois et en huîtres, est présent dans la moitié inférieure de la formation. Plusieurs lits d’huîtres de grande taille (10 à 15 cm), incluant les espèces Ostrea leymeriei Leymerie, 1842 et Aetostreon latissimum Lamarck, 1801, se développent de part et d’autre de ce banc qui apparaît sur l’estran sous l’aspect de concrétions gréseuses demi-métriques à métriques (fig. 5 à 8).
Le contact entre les faciès marins du Crétacé inférieur et les faciès wealdiens n’est pas visible actuellement sur l’estran mais est en revanche bien exposé à la sortie sud de Wissant dans un talus de la route départementale 940 qui traverse l’ancienne carrière du Fart. La section, épaisse de 6 m, recoupe le banc de grès vert aptien observé sur l’estran au sein de la Formation de Verlincthun et, à la base de la formation, un lit de nodules phosphatés de 1 à 3 cm remaniés et usés. Il s’agit de l’Horizon phosphaté du Cat-Cornu qui a livré des ammonites de l’Aptien inférieur (Amédro & Robaszynski, 1998).
Les faciès wealdiens
Le sondage à la tarière réalisé dans la carrière du Fart en 1995 a recoupé les faciès wealdiens sur une profondeur de 26,50 m (Amédro & Robaszynski, 1998 et fig. 3). Même si la totalité des dépôts wealdiens n’a pas été traversée, la succession lithologique y est comparable à celle connue dans le reste du Boulonnais, aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest ou au Sud (Rigaux, 1903 ; Robaszynski & Amédro, 1986, 2001). Dans tous les affleurements et forages, on trouve vers le haut 2 à 3 mètres d’argile gris-bleu plus ou moins sableuse, puis un intervalle à dominante sableuse (5 à 15 m) et, en dessous, des argiles grises, noires ou bariolées rouges (connues sur 8 à 10 m). Le contact entre ces argiles et le sommet des formations jurassiques partiellement décalcifiées a été observé sur la feuille de Boulogne-sur-Mer en 1958 au Cap de la Crèche (Bonte et al., 1958 ; Bonte & Godfriaux, 1958) et en 1975 dans la déviation nord de Boulogne-sur-Mer (Robaszynski & Amédro, 1986). Aucune coupe ancienne ou actuelle ne montre la présence de bancs gréseux au sein des dépôts wealdiens du Boulonnais. Tout au plus observe-t-on, parfois, un ou deux minces lits discontinus de nodules gréso-ferrugineux de quelques centimètres à plusieurs décimètres de diamètre qui semblent avoir une origine secondaire, liée aux variations de hauteur de la surface piézométrique.
Dans la mesure où le forage réalisé dans la carrière du Fart n’a pas traversé la totalité des faciès wealdiens, quelle est leur épaisseur dans la baie de Wissant ? La comparaison avec les coupes décrites dans l’est et le sud du Boulonnais par Rigaux (1903), Dutertre (1925) et Robaszynski & Amédro (1986) suggère qu’elle pourrait atteindre une trentaine de mètres. En remontant de 6 km vers le nord-est, le forage de Haute-Escalles montre une importante diminution d’épaisseur des dépôts wealdiens qui sont réduits à 3,30 m d’argiles bariolées reposant directement sur le socle paléozoïque (Destombes, 1961). Trois kilomètres encore plus au nord, à Sangatte, dans le forage du puits du Tunnel sous la Manche, les faciès wealdiens s’amincissent de nouveau et ne sont plus représentés que par 1,10 m d’argile chocolat et de sable blanc-gris recouvrant également le socle paléozoïque (Amédro & Robaszynski, 1998). Au-delà, ils disparaissent.
Que faut-il penser dans ce contexte des épaisseurs considérables de Wealdien indiquées par Olry (1904) dans les sondages de Strouanne (89,60 m) et de Wissant-Nord (66,50 m) ? Qu’il s’agit probablement d’une interprétation inexacte des fiches descriptives rédigées par les sondeurs.
Le sondage de Strouanne
Ce sondage de recherche de charbon a été réalisé entre mai 1896 et avril 1897 au hameau de Strouanne, à l’altitude de 25 m. Il a atteint la profondeur de 293,20 m après avoir recoupé 124,20 m de terrain houiller incluant trois veines de charbon. La description complète du forage n’est pas reprise ici, mais en toute honnêteté, nous n’avons réussi à interpréter de façon satisfaisante la suite lithologique publiée par Olry en raison d’un grand nombre de points sujets à questionnement. Quelques exemples illustrent nos doutes quant à la justesse des attributions stratigraphiques. L’auteur rapporte au « Wealdien » une épaisseur conséquente de sables et argiles traversés dans l’intervalle 79,40 m-169,00 m. Mais à 113,75 m se trouve un banc calcaire épais d’1,25 m. Or aucun banc calcaire n’est connu au sein des faciès wealdiens dans le Boulonnais. À 142,10 m-143,60 m, existe une argile grise contenant du phosphate. Là aussi, il n’y a pas de phosphate dans les faciès wealdiens du bassin anglo-parisien qui sont typiques d’un environnement lagunaire. En revanche trois niveaux phosphatés sont présents dans le Jurassique supérieur du Boulonnais au sein des Argiles de la Crèche et des Argiles de Wimereux attribuées au Tithonien inférieur. L’intervalle 152,30 m-153,00 m serait un niveau de « sable et silex ». La présence, au sein de faciès wealdiens du Crétacé inférieur, de silex qui apparaissent dans le Nord de la France dans les craies du Turonien supérieur est incohérente. Les deux mètres d’« argile à poteries, douce au toucher », recoupés à 153,00 m-155,00 m rappellent également le lit d’argiles claires et plastiques connu dans les Argiles de Châtillon du Kimméridgien supérieur. Enfin, le grès gris recoupé dans l’intervalle 157,20 m-166,50 m pourrait représenter les Grès de Châtillon du Kimméridgien supérieur. Selon nous, la plus grande partie des couches attribuées au « Wealdien » par Olry (1904) pourrait correspondre à des formations jurassiques (Tithonien et Kimméridgien), en particulier l’intervalle 86,50 m à 169,00 m. Seuls 15,65 m de sable gris surmontant 7,10 m d’argile, traversés entre les niveaux 63,75 m et 86,50 m représenteraient les faciès wealdiens. Mais il s’agit seulement d’une hypothèse et d’autres interprétations sont possibles.
Le sondage de Wissant-Nord
Il s’agit également d’un sondage de recherche de charbon réalisé entre mars et juillet 1898 à l’est de l’église de Wissant, à 28 m d’altitude. La coupe publiée par Olry (1904), reproduite à l’identique, est la suivante :
Albien
- 0 à 34,00 m : argile jaunâtre et bleue avec phosphate de chaux et pyrite à la base ;
- 34,00 m à 39,00 m : sables durcis ;
- 39,00 m à 56,50 m : argile bleue avec phosphate et pyrite dans le mètre inférieur ;
Aptien
- 56,50 m à 64,50 m : sable fin ;
- 64,50 m à 68,00 m : argile grise ;
- 68,00 m à 79,00 m : grès sableux ;
Wealdien
- 79,00 m à 114,00 m : argile grise et brune ;
- 114,00 m à 117,00 m : sable et pyrite ;
- 117,00 m à 143,00 m : argile grise et brune ;
- 143,00 m à 145,20 m : argile sableuse ;
- 145,20 m à 145,50 m : argile à poteries douce au toucher ;
Jurassique
- 145,50 m à 154,00 m : calcaire compact ;
- 154,00 m à 182,00 m : calcaire oolithique ;
Paléozoïque
- 182,00 m à 193,95 m (fin du sondage) : calcaire carbonifère bien caractérisé.
Plusieurs points méritent d’être discutés dans cette interprétation. (1) L’épaisseur attribuée aux formations albiennes (56,50 m) est incohérente avec ce qui est connu sur l’estran du Petit Blanc-Nez (14,20 m) et à Sangatte (13,55 m). (2) Les dépôts aptiens contiendraient dans leur partie inférieure une barre gréseuse d’une dizaine de mètres d’épaisseur, un cas qui serait unique dans le Boulonnais. (3) Les faciès wealdiens seraient au moins deux fois plus épais (66,50 m) qu’à la carrière du Fart distante de seulement 1,8 km. (4) De façon comparable à ce qui est signalé précédemment dans le sondage de Strouanne, les 0,30 m « d’argile à poterie douce au toucher » présents à la base du Wealdien dans l’intervalle 145,20 m-145,50 m font penser au lit d’argiles claires et plastiques connu au sommet du Kimméridgien au sein des Argiles de Châtillon. Ce niveau, épais d’un mètre au nord d’Audresselles, est responsable d’importants phénomènes d’instabilité (Debrabant et al., 1994). (5) Enfin, en retenant l’interprétation proposée par Olry, le Tithonien et le Kimméridgien supérieur ne seraient pas représentés dans le sondage de Wissant-Nord, alors qu’à 6 km au sud-ouest, les deux étages affleurent de manière spectaculaire dans les falaises du cap Gris-Nez. Seuls le Calcaire de Brecquerecque (Kimméridgien inférieur) et l’Oolithe d’Hesdin-l’Abbé (Oxfordien supérieur) seraient préservés, ce qui semble peu crédible.
Une autre interprétation du forage de Wissant-Nord est proposée ici, qui semble plus en accord avec les suites lithologiques du Jurassique et du Crétacé connues dans la feuille de Marquise (Hatrival et al., 1971 ; Mansy et al., 2007).
Formations marneuses et argileuses (Cénomanien inférieur et Albien supérieur et moyen)
- 0 à 34,00 m : argile jaunâtre et bleue avec phosphate de chaux et pyrite à la base (craie marneuse et argiles à faciès Gault débutant à la base par un lit de nodules phosphatés – le P2 – surmontant un lit centimétrique de pyrite bien cristallisée – le Sulphur Band) ;
Formations des Gardes et de Wissant indifférenciées (Albien inférieur et Aptien supérieur)
- 34,00 m à 39,00 m : sables durcis ;
Formation de Verlincthun (Aptien supérieur)
- 39,00 m à 56,50 m : argile bleue avec phosphate et pyrite dans le mètre inférieur ;
Faciès wealdiens
- 56,50 m à 64,50 m : sable fin ;
- 64,50 m à 68,00 m : argile grise ;
Formations jurassiques
- 68,00 m à 79,00 m : grès sableux (Grès des Oies – Tithonien supérieur) ;
- 79,00 m à 114,00 m : argile grise et brune (Argiles de la Tour de Croï, de Wimereux et de la Crèche indifférenciées – Tithonien inférieur) ;
- 114,00 m à 117,00 m : sable et pyrite (Grès de la Crèche – Tithonien inférieur) ;
- 117,00 m à 143,00 m : argile grise et brune (membre supérieur des Argiles de Châtillon – Tithonien inférieur et Kimméridgien supérieur) ;
- 143,00 m à 145,20 m : argile sableuse (membre supérieur des Argiles de Châtillon – Kimméridgien supérieur) ;
- 145,20 m à 145,50 m : argile à poteries douce au toucher (niveau caractéristique situé au sommet du membre inférieur des Argiles de Châtillon – Kimméridgien supérieur) ;
- 145,50 m à 154,00 m : calcaire compact (Calcaire de Brecquerecque – Kimméridgien inférieur) ;
- 154,00 m à 182,00 m : calcaire oolithique (Oolithe d’Hesdin-l’Abbé – Oxfordien supérieur) ;
Paléozoïque
- 182,00 m à 193,95 m (fin du sondage) : calcaire carbonifère bien caractérisé.
Dans cette interprétation, les sables verts apto-albiens auraient une épaisseur de 22,50 m dans le sondage de Wissant-Nord et les faciès wealdiens une puissance de 11,50 m, des valeurs cohérentes avec ce que l’on observe dans le reste de la baie de Wissant. En allant du sud-ouest vers le nord-est, on passerait ainsi d’une trentaine de mètres de dépôts wealdiens au sud de Wissant (carrière du Fart), à 11,50 m au sondage de Wissant-Nord, puis à 3,30 m au sondage de Haute-Escalles et enfin à 1,10 m au puits du Tunnel sous la Manche à Sangatte.
La présence de formations kimméridgiennes et tithoniennes semble aussi très probable sous les faciès wealdiens dans les forages de Wissant-Nord et de Strouanne. La citation par Olry (1904), au sondage d’Escalles n° 2, d’une couche de 17 m d’épaisseur de « calcaire, avec argiles grises et brunes intercalées (Jurassique) » comprise entre des sables wealdiens au-dessus et des schistes siluriens en dessous suggère que l’extension du Jurassique supérieur atteint l’aplomb du cap Blanc-Nez.
Les affleurements récents et anciens observés à terre et sur l'Estran
Côté terre et suivant Briquet (1906), en allant de Tardinghen en direction de Wissant, on observe d’abord dans les tranchées de la route départementale 940 le calcaire à Exogyra virgula du Kimméridgien (probablement les Calcaires du Moulin Wibert) puis, près du lieu-dit la Violette, des argiles grises et violacées représentant les faciès wealdiens. En arrivant vers Wissant, à la hauteur d’Inghen, la tranchée de la route s’ouvre dans des sables gris-blanc. On retrouve la succession des faciès wealdiens traversés dans le forage implanté dans la carrière du Fart. Au-delà, le développement d’importants massifs dunaires de part et d’autre du village de Wissant limite considérablement les possibilités d’observation sur le terrain.
Pour obtenir d’autres informations, il est nécessaire de recourir aux affleurements ponctuels et éphémères décrits depuis un siècle et demi au pied des dunes et sur l’estran entre Wissant et Strouanne, essentiellement à la suite de tempêtes hivernales, par Gaudry (1860), Le Hon (1864), Barrois (1873), Gosselet (1902), Rigaux (1903), Briquet (1906), Destombes & Destombes (1938, 1963), Owen (1971), Amédro & Mania (1976), Amédro & Destombes (1978), Robaszynski & Amédro coord. (1980), Amédro (2009) et Amédro & Matrion (2022). À ces publications s’ajoutent diverses notes manuscrites prises par Jean-Paul Destombes durant l’hiver 1937-1938 et que celui-ci nous a données en 1971. Il n’est pas toujours aisé de localiser précisément les anciens points d’observation. Néanmoins, plusieurs repères dont il est souvent fait mention dans la littérature fournissent des indications utiles. Il s’agit de la « rentrée » des grès verts albiens en falaise, de l’arrivée sur la plage du ruisseau de la Mine d’Or (parfois nommé ruisseau de Sombre NE), quelques centaines de mètres plus loin du débouché du ruisseau des Nains (ou ruisseau de Sombre SW) et, à Wissant, de l’arrivée sur la plage du ruisseau d’Herlen. Un blockhaus datant de la Seconde Guerre mondiale et qui se trouve aujourd’hui sur la plage, suite au fluage des argiles albiennes et à l’érosion du littoral, constitue un repère supplémentaire. De façon anecdotique, l’appellation ruisseau de la Mine d’Or dérive de la présence, derrière le cordon dunaire, d’un lit de quelques centimètres d’épaisseur de pyrite bien cristallisée, jaune, situé à la limite entre les grès verts albiens et les argiles à faciès Gault. C’est dans une dépression de plus d’une quinzaine de mètres de diamètre, nichée au creux des dunes d’Amont à mi-chemin entre le ruisseau des Nains et Wissant et qui est restée visible jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, que Rigaux (1903), puis les frères Destombes (1938), ont mesuré pour la première fois l’épaisseur de la partie supérieure des sables verts apto-albiens et de la moitié inférieure des argiles à faciès Gault.
Réaliser une cartographie des formations du Crétacé inférieur affleurant sur l’estran de la baie de Wissant n’est pas un exercice aisé en raison du recouvrement sableux qui masque la plupart du temps le substratum. La carte d’affleurements présentée dans la figure 9 est tracée à partir d’une série de photographies aériennes réalisées lors d’une marée d’équinoxe le 27 mars 1959 par l’Institut Géographique National (IGN) pour le compte du Groupement d’Études du Tunnel sous la Manche (G.E.T.M.) lors du projet 1958-1965, de la carte structurale de la baie de Wissant publiée par J.-P. & P. Destombes en 1963, des publications anciennes, des coupes inédites levées durant l’hiver 1937-1938 par Jean-Paul Destombes et enfin de nos propres observations accumulées durant un demi-siècle. L’aire considérée s’étend du Cran d’Escalles au nord-est à Wissant au sud-ouest. Les différents affleurements observés sont reportés sur la carte tandis que les parties de l’estran qui n’ont jamais pu être étudiées en raison du recouvrement sableux sont indiquées en jaune pâle, couleur du sable. L’examen de la figure amène un certain nombre de remarques.
En partant du haut vers le bas, ou en allant du Cran d’Escalles vers Wissant, le premier niveau repère que l’on peut suivre aisément sur l’estran est le Tourtia du cap Blanc-Nez (indexé c1 T sur la carte géologique à 1/50 000 de Marquise), situé à la base des craies cénomaniennes et qui traverse la plage en oblique avant de rentrer en falaise à la base du Petit Blanc-Nez. Immédiatement en-dessous, les argiles à faciès Gault de la Formation de Saint-Pô (n6 G) affleurent sur l’estran en face du Petit Blanc-Nez, au pied de la ferme Saint-Pô et jusqu’à la rentrée des grès verts albiens sous les dunes d’Amont entre Strouanne et Wissant. Vient ensuite la bande de grès verts qui affleure en partie sur l’estran et en partie en mer et constitue la première ligne récifale des Gardes, la plus proche de la falaise (indexée R1 sur les photos et cartes de la présente publication). Il s’agit des grès verts albiens (n6 SV) dont l’épaisseur varie de 1 m à 1,50 m suivant les endroits et qui sont le dernier niveau repère crétacé visible en permanence sur l’estran. La sinuosité des affleurements résulte d’une ondulation locale des couches nommée « synclinal de Strouanne » par Destombes & Destombes (1963).
Au-delà, les affleurements des formations aptiennes (n5) sont rares et éphémères. Les sables argilo-glauconieux à Hypacanthoplites de la Formation de Wissant n’ont été observés qu’à trois endroits : dans la dépression visible avant la seconde guerre mondiale au sein des dunes d’Amont à mi-chemin entre le ruisseau des Nains et Wissant (Rigaux, 1903 ; Destombes & Destombes, 1938), sur l’estran en face de la ferme Saint-Pô, immédiatement sous les grès verts albiens (Destombes & Destombes, 1963) et enfin également sur l’estran, en face du blockhaus situé sur la plage au sud-ouest de Strouanne et à 100 m du pied des dunes d’Amont (Amédro & Mania, 1976).
La Formation de Verlincthun (« argiles à huîtres » auct.) a quant à elle été dégagée occasionnellement au pied des dunes d’Amont, dans un intervalle débutant à environ 150 m au SW de la rentrée des grès verts albiens en falaise et se terminant à 300 m au NE de l’arrivée du ruisseau d’Herlen sur la plage de Wissant (Gaudry, 1860 ; Le Hon, 1864 ; Barrois, 1873 ; Rigaux, 1903 ; Briquet, 1906 ; Destombes & Destombes, 1938 ; Owen, 1971). Elle a également été observée à deux reprises sur l’estran. Tout d’abord par Gosselet (1902) qui décrit au nord-est de Wissant, probablement dans l’axe du ruisseau de la Mine d’Or, « un magnifique affleurement d’argile aptienne. Cette argile se voit sur une largeur de 20 m et sur une longueur de 50 à 60 m. On y reconnaît une dizaine de bancs d’huîtres… Les bancs d’huîtres sont assez fortement inclinés, ils sont dirigés du SE au NO et sont à 50 m environ d’un affleurement de grès albiens ». Puis par le premier auteur de cet article en 1975 (Amédro & Mania, 1976 ; Robaszynski & Amédro coord., 1980). Il s’agit probablement d’un affleurement proche de celui étudié par Gosselet, mais situé à quelques centaines de mètres plus au nord, près du niveau des basses mers, à l’ouest du blockhaus présent sur la plage. La première et principale différence par rapport aux observations réalisées par Gosselet est la présence dans l’affleurement dégagé en 1975 d’un banc de grès glauconieux très cohérent, épais de 0,50 m, qui apparaissait sous l’aspect de concrétions gréseuses demi-métriques à métriques. On l’appellera ici : banc de grès vert aptien, formant en mer le « récif R2 ». La seconde différence est la direction N 30° des couches qui présentent ici un pendage SE estimé entre 3 et 5°. La description donnée par Le Hon (1864), au niveau du débouché sur la plage du ruisseau de la Mine d’Or : « de l’argile noire à O. Leymerii, redressée du nord-ouest au sud-est avec un pendage d’environ 35° », confirmée par Rigaux (1903) : « depuis son apparition au NE et jusqu’au ruisseau qui sort des dunes, cette couche d’argile est presque verticale et forme trois plis très aigus qui semblent se diriger de l’Est à l’Ouest » et Briquet (1906) : la particularité est, qu’au sein de l’argile à huîtres, les bancs d’huîtres sont redressés à la verticale dans la partie de l’affleurement où elles figurent un éventail renversé, tandis que de part et d’autre, aussi bien vers le NE que vers le SW, l’inclinaison des couches redevient beaucoup plus faible » suggère l’existence à cet endroit d’un petit anticlinal faillé ou d’une zone faillée transverse orientée N30-40°.
Le contact entre la Formation de Verlincthun, c’est-à-dire entre les faciès marins du Crétacé inférieur et les faciès wealdiens (n4 W) n’a jamais été décrit dans la littérature mais a pourtant été observé le 5 décembre 1937 par Jean-Paul Destombes (in litteris) au pied des dunes d’Amont, à 300 m au nord-est du débouché sur la plage de Wissant du ruisseau d’Herlen. La coupe dégagée ce jour-là, reportée sur la figure 3, était la suivante, du haut vers le bas :
- vus sur 0,50 m : sables glauconieux, plus ou moins argileux (base de la Formation de Verlincthun) ;
- environ 2 m : argile en filets gris-bleu, alternant avec des sables blancs (sommet des faciès wealdiens) ;
- vus sur 3 m : sables blancs (faciès wealdiens), « le tout avec un pendage d’au moins 45°, qui fait introduire une faille ».
Cette observation met en évidence une inexactitude dans la seconde édition de la carte géologique à 1/50 000 de Marquise (Mansy et al., 2007). La limite entre les sables verts apto-albiens (n5-6) et les faciès wealdiens (n4W) doit être tracée au niveau de la ligne de rivage de la baie de Wissant à 300 m au nord-est du débouché sur la plage du ruisseau d’Herlen, alors qu’elle est indiquée sur la carte à 900 m au sud-ouest de celui-ci.
Et en dessous ? Le développement d’importants massifs dunaires de part et d’autre de Wissant masque totalement le substratum et l’estran est toujours couvert de sable dans cette partie de la baie. En 1975, une concrétion gréso-carbonatée grisâtre, finement glauconieuse, de quelques mètres de longueur sur environ un mètre de large est apparue de façon éphémère sur la plage à l’ouest du ruisseau de la Mine d’Or, au niveau des basses mers de vives eaux. En toute honnêteté, nous ne l’avons pas examinée de façon précise dans la mesure où il ne s’agissait pas de notre centre d’intérêt à l’époque, mais ce n’était pas un bloc erratique.
Les récifs des gardes : des barres rocheuses albienne, aptienne et tithonienne
En résumé, les informations apportées à terre et sur l’estran montrent la présence de deux bancs gréseux au sein des sables verts apto-albiens de la Baie de Wissant : les grès verts albiens ou R1 (1 m à 1,50 m) correspondant à la Formation des Gardes et un mince banc de grès vert aptien ou R2 (0,50 m) situé une vingtaine de mètres plus bas, dans la partie inférieure de la Formation de Verlincthun. En revanche, aucun banc consolidé ne semble exister au sein des faciès wealdiens qui s’amincissent rapidement en allant du sud-ouest vers le nord-est, passant d’une trentaine de mètres d’épaisseur à la sortie sud de Wissant à 11,50 m au sondage de Wissant-Nord et à 3,30 m au sondage de Haute-Escalles. Sous les dépôts crétacés, la limite d’extension septentrionale des formations tithoniennes du Jurassique supérieur atteint quant à elle l’aplomb du Grand Blanc-Nez.
Comment interpréter maintenant les trois barres rocheuses constituant les récifs des Gardes ? La première d’entre elles (R1), la plus proche de la falaise, est formée des grès verts albiens que l’on peut aisément étudier sur la plage. Il s’agit de grès calcaires très glauconieux, grossiers, graveleux même dans leur partie inférieure où l’on observe de nombreux petits graviers de quartz. Les limites inférieure et supérieure de cette ligne de grès glauconieux sont soulignées par des lits de nodules phosphatés, respectivement le niveau phosphatés P1 en dessous et le niveau phosphaté P2 au-dessus, tous deux riches en ammonites de l’Albien inférieur (Amédro, 2009). Les deux autres lignes récifales affleurent en mer et sont accessibles uniquement par bateau lors des très grandes marées basses de vives eaux, ce qui fut fait le 6 novembre 2021 (coefficient de marée 112, hauteur d’eau 0,45 m). Les rochers sont couverts d’algues, de moules, de balanes et, à de nombreux endroits, d’une masse vaseuse constituée de vers polychètes sédentaires ce qui limite considérablement les observations. Aucun fossile déterminable n’a été découvert en cassant quelques blocs au hasard. En revanche des mesures d’épaisseurs et de pendages ont pu être réalisées, ainsi que des prélèvements de roches, permettant une comparaison avec les faciès connus à terre.
La ligne récifale médiane (R2) est distante d’environ 250 m des grès verts albiens ce qui, en tenant compte d’un pendage de 3 à 5° vers le sud-est, la situe environ 15 m plus bas dans la colonne stratigraphique. Atteinte en premier lors de notre visite, elle émergeait sur une hauteur de quelques décimètres et est restée accessible seulement durant un laps de temps assez court correspondant à l’étale de basse mer. Cette barre rocheuse mesure 0,50 m d’épaisseur. Elle est constituée d’un grès glauconieux à ciment carbonaté, vert très foncé, presque noir, fortement bioturbé, contenant 14 % de CaCO3 (fig. 10 A). Cette description correspond à celle du banc de « grès vert » aptien (R2) connu dans la partie inférieure de la Formation de Verlincthun, aussi bien sur l’estran de la baie de Wissant qu’à terre dans la carrière du Fart. Une surprise est toutefois venue de la diffraction aux rayons X d’un échantillon prélevé sur cette barre rocheuse. La faible teneur en CaCO3 s’explique par la présence de sidérite : un carbonate de fer diagénétique (FeCO3) qui se forme, comme la glauconie, dans des milieux réducteurs riches en fer ferreux. La précipitation a probablement eu lieu quelques mètres sous l’interface eau/sédiment lors de la diagenèse précoce. Ce sédiment est en définitive caractérisé par une phase carbonatée qui n’est pas de la calcite, mais de la sidérite. Il s’agit d’un banc gréseux très particulier au sein duquel les grains de quartz et de glauconie ont été entraînés vers le bas par la bioturbation et mélangés.
La barre rocheuse la plus éloignée du rivage (R3) est en revanche bien différente. Cent mètres la séparent de la ligne récifale précédente ce qui, compte tenu du pendage toujours de 3 à 5° SE, la place 6 m plus bas. Les récifs sont beaucoup plus saillants, certains rochers dépassant de plus d’un mètre la surface de l’eau lors de nos investigations. La photographie aérienne présentée dans la figure 11, prise à la verticale des récifs des Gardes, révèle également une plus grande largeur de l’affleurement et, par conséquent, une épaisseur plus importante de la barre rocheuse, estimée entre 2,50 m et 3 m. La composition de cette barre n’est pas non plus homogène dans la mesure où l’on distingue sur la photographie au moins trois bancs en relief. La figure 12 présente une autre vue de la ligne récifale prise lors de notre visite. Les mauvaises conditions d’observation et le temps limité dont nous disposions n’ont pas permis d’entreprendre un levé lithologique. Toutefois plusieurs prélèvements, réalisés difficilement en raison de la dureté de la roche et ceci malgré l’usage d’une masse, révèlent que cette barre est constituée d’un calcaire gréseux assez fin, gris clair, parsemé de quelques grains inframillimétriques de glauconie. Un des blocs montre la section d’une valve de bivalve longue de 5 cm et épaisse de 2 mm (3 mm au niveau de la charnière).
Aucun banc calcaire comparable à celui-ci n’est connu dans le Crétacé inférieur du Boulonnais. L’examen macroscopique d’un échantillon, son analyse calcimétrique et l’étude d’une plaque mince montrent que l’on se trouve en présence d’un calcaire gréseux contenant 89,7 % de CaCO3. Les grains de quartz, très fins, ne sont pas très abondants et sont associés à quelques grains de glauconie. La lame mince illustrée figure 10 B, C révèle une richesse en spicules de spongiaires calcitisés, la présence de quelques foraminifères benthiques bisériés ainsi que des formes planispiralées, des débris d’échinodermes et quelques ostracodes. La dureté de la roche est liée à sa cimentation complète par la calcite (sparite), d’où une porosité très faible. Le faciès de cet échantillon est typiquement celui des Grès à Trigonia gibbosa d’Hébert (1865) = Grès à Cardium pellati de Pruvost (1920) et Pruvost & Pringle (1924), renommés Grès des Oies par Ager & Wallace (1966) en accord avec les règles actuelles de nomenclature stratigraphique et qui sont attribués au Tithonien supérieur.
Dans la localité type de la Pointe aux Oies située à une dizaine de kilomètres au sud du Cap Gris-nez, les Grès des Oies sont constitués par une série de bancs de grès calcaires et de calcaires gréseux séparés par de fines intercalations argilo-silteuses (Ager & Wallace, 1966 ; Hatrival et al., 1971 ; Deconinck et al., 2000 ; Mansy et al., 2007). Cette description lithologique correspond à celle de la barre rocheuse externe (R3) des récifs des Gardes. La section de bivalve observée dans un de nos prélèvements pourrait ainsi correspondre à un fragment de trigonie.
Il n’a pas été possible d’identifier la présence éventuelle de dépôts à faciès purbeckiens (Calcaire des Oies sensu Ager & Wallace, 1966), connus à la limite supérieure des formations tithoniennes dans certaines localités du Boulonnais comme à la Pointe aux Oies. Peut-être sont-ils préservés par endroits au sommet de cette 3e ligne récifale sous les dépôts de vase, ou peut-être ont-ils disparu lors de l’émersion du bassin anglo-parisien à la limite Jurassique-Crétacé, période durant laquelle une surface d’érosion majeure s’est développée, tronquant le sommet des dépôts tithoniens. Quoi qu’il en soit, c’est désormais aux Grès des Oies du Tithonien supérieur qu’il convient de rapporter la troisième barre rocheuse (R3) constituant les récifs des Gardes et non plus aux sables verts apto-albiens comme indiqué dans les première, puis seconde éditions de la carte géologique à 1/50 000 de Marquise (Hatrival et al., 1971 ; Mansy et al., 2007).
Les quatre prélèvements de roches réalisés au fond de la mer devant Sangatte en 1961 par des plongeurs, « au cœur » de la structure des Quénocs [à 1 200 m à l’ouest du puits actuel du Tunnel sous la Manche et à 600 m du rivage, perpendiculairement à la falaise au niveau de l’ancien puits de Sangatte – projet de 1874 –], ont fourni trois échantillons de grès verts et un de grès calcareux « que nous attribuons avec doute – avec monsieur Gérard Waterlot- au Jurassique » (Destombes & Destombes, 1963). Les observations actuelles suggèrent qu’il pourrait aussi s’agir de la Formation des Oies qui atteindrait ici sa limite septentrionale d’extension.
La figure 13 résume la succession lithologique des formations du Jurassique supérieur et du Crétacé inférieur présentes dans la Baie de Wissant, en face de la ferme Saint-Pô. Pour la première fois, la nature géologique des récifs des Gardes qui affleurent lors des très grandes marées basses de vives eaux est complétement identifiée. En partant du rivage et en s’éloignant vers le large, ces trois barres rocheuses sont constituées par les grès verts albiens (R1), un banc de grès vert aptien (R2) et enfin par les calcaires gréseux des Oies (R3) d’âge Tithonien. Contrairement à ce que l’on supposait jusqu’à présent, seules les deux premières lignes récifales correspondent aux sables verts apto-albiens et appartiennent au Crétacé inférieur, la troisième étant rapportée maintenant au Jurassique supérieur.
Quelles conséquences cartographiques pour la feuille de marquise au 1/50 000 ?
Il n’entre pas dans le cadre de cette étude de refaire la carte géologique de la baie de Wissant. Néanmoins une révision future de la feuille de Marquise au 1/50 000 devra intégrer les deux nouveautés présentées dans cet article.
Côté terre, la limite entre les faciès wealdiens (n4W) et les sables verts apto-albiens (n5-6) passe sur l’estran de la baie de Wissant au pied des dunes d’Amont, à 300 m au nord-est du débouché sur la plage du ruisseau d’Herlen, alors qu’elle est indiquée sur la carte à 900 m au sud-ouest de celui-ci.
Côté mer, le calibrage des réflecteurs sismiques utilisés pour la cartographie sous-marine par rapport aux unités lithologiques reconnues à terre et l’interprétation des profils géophysiques sont à revoir dans la mesure où la plus grande partie des terrains attribués aux sables verts apto-albiens (n5-6) dans la partie marine de la feuille de Marquise correspond en réalité à des formations jurassiques. Les affleurements sous-marins des formations sablo-glauconieuses apto-albiennes devant les falaises du cap Blanc-Nez sont en réalité beaucoup plus réduits que les tracés proposés par Mansy et al. (2007) ne le laissent supposer.
Conclusion
Les récifs des Gardes sont trois barres rocheuses visibles dans la baie de Wissant lors des très grandes marées basses de vives eaux et qui s’éloignent progressivement du rivage en allant vers le nord. La barre la plus proche de la falaise affleure en permanence sur l’estran et correspond aux grès verts albiens. Les deux autres lignes récifales sont en revanche situées en mer et accessibles uniquement par bateau, ce qui a été réalisé en novembre 2021. Pour la première fois dans l’histoire de la géologie régionale, des échantillons de roche ont pu y être prélevés. Si la barre rocheuse médiane est composée de grès vert aptien, ce qui était un résultat attendu d’après les observations réalisées sur l’estran, la principale nouveauté provient de la barre plus éloignée du rivage dans la mesure où il s’agit d’une unité lithologique jurassique : les Grès des Oies d’âge Tithonien supérieur, composés d’une succession de bancs de grès calcaires et de calcaires gréseux.
La conséquence de cette observation est la remise en cause des tracés sous-marins de la seconde édition de la carte géologique à 1/50 000 de Marquise (Mansy et al., 2007), au moins en ce qui concerne la baie de Wissant.
Remerciements. — Monsieur Paulin Leconte (Audinghen) a conduit en bateau l’un d’entre nous (F.A.) sur les récifs des Gardes. Monsieur Gérard Delanoy (Université de Nice-Sophia-Antipolis) a mis au propre à l’ordinateur les figures de dessin. Monsieur Bertrand Matrion a amélioré la qualité de plusieurs photos. Messieurs Olivier Averbuch (Université de Lille) et Francis Robaszynski (Faculté Polytechnique de Mons, Belgique) ont accepté de relire ce manuscrit en y apportant des remarques constructives. Enfin, monsieur Didier Torz (Lille) nous a aidé à finaliser cet article. Qu’ils en soient tous chaleureusement remerciés.