De quoi parle-t-on lorsque l’on parle des chaires de géologie des Facultés des sciences au XIXe siècle ? Le risque de l’anachronisme est grand, tant nos représentations sur ce sujet sont déterminées par une réalité des universités qui ne date que du XXe siècle, voire même de l’après 1968. Il est nécessaire pour étudier la contribution au développement de la science géologique des premières chaires universitaires de géologie de rappeler dans un premier temps ce qu’il convient d’entendre historiquement par université, faculté, professeur, étudiant, cours. Tout ce qui fait le système universitaire est à replacer dans son histoire en préalable à toute tentative d’analyse de la contribution de ces chaires.
I. Organisation des universités de l’Ancien Régime a la IIIe République
Les universités de l’Ancien Régime regroupaient les facultés de théologie, de droit, de médecine et des arts. Les trois premières formaient à une profession et délivraient un doctorat, alors que la faculté des arts n’était que propédeutique et constituée par les collèges royaux. Elle délivrait la maîtrise ès arts à quelques élèves issus des grands collèges qui se destinaient à y enseigner, à ouvrir un établissement d’enseignement ou à devenir docteur. Les collèges, établissements d’enseignement pré-universitaire, tenus essentiellement par des congrégations enseignantes, ne faisaient pas ou peu de place aux sciences (Liard, 1888 ; Mayeur, 1981).
En 1789, la France comptait 22 universités : Aix, Angers, Avignon, Besançon, Bordeaux, Bourges, Caen, Dijon, Douai, Montpellier, Nancy, Nantes (bien que la faculté de droit de Nantes soit détachée à Rennes depuis 1735), Orange, Orléans, Paris, Pau, Perpignan, Poitiers, Reims, Strasbourg, Toulouse et Valence. À celles-ci s’ajoutaient quelques grands établissements d’enseignement supérieur comme le Collège Royal (futur Collège de France), le Jardin du Roi (futur Muséum d’Histoire naturelle), l’École des Mines de Paris, l’École du Génie à Mézières, l’École des Ponts et Chaussées…
1. Les universités supprimées par la Révolution
Le 15 septembre 1793, la Convention votait la suppression des collèges de plein exercice et des facultés de théologie, de médecine, des arts et de droit. Les universités de l’Ancien Régime cessaient d’exister. Elles avaient perdu en quatre années leurs privilèges, leurs biens, leur constitution, leur indépendance, leur régime propre (Liard, 1888). Après plusieurs projets sans lendemain, ce n’est qu’avec la loi du 25 octobre 1795 que renaît un système d’enseignement composé d’Écoles centrales et d’Écoles spéciales. Les premières reprenaient le créneau d’études des collèges mais en l’organisant en 3 sections d’âge (12-14 ans, 14-16 ans, 16-18 ans) se partageant les disciplines à enseigner, avec un enseignement désormais de mathématiques, de sciences physiques et d’histoire naturelle (botanique, zoologie, minéralogie). Les secondes devaient les prolonger et orienter vers des professions. Les grands établissements changèrent de dénomination, trois Écoles de santé furent établies à Paris, Montpellier et Strasbourg, on créa l’École polytechnique et l’École centrale des Travaux publics, puis l’École normale. Les Écoles de santé étaient destinées à former des officiers de santé pour le service des hôpitaux et spécialement des hôpitaux militaires et de la marine. Elles remplaçaient, là où elles étaient créées, les anciennes écoles de médecine et de chirurgie. Les Écoles centrales ne trouvèrent pas leur public et les effectifs d’élèves scolarisés ne dépassèrent pas 25 % de ceux des anciens collèges. Les Écoles spéciales ne couvraient pas la diversité des formations assurées précédemment par les universités. Le chimiste et ministre de l’Intérieur Jean-Antoine Chaptal écrivait en 1800 dans un Rapport et projet de loi sur l’Instruction publique : « l’éducation publique est presque nulle partout ; la génération qui vient de toucher à sa vingtième année, est irrévocablement sacrifiée à l’ignorance ». Le jugement, excessif, traduit la nécessité ressentie dès le Consulat d’une meilleure organisation générale pour assurer un monopole de l’État sur l’enseignement. Le système éducatif est organisé par la loi du 1er mai 1802 en écoles primaires, écoles secondaires et lycées, et écoles spéciales professionnelles. Les écoles centrales sont remplacées par des collèges à charge des communes et des lycées, à charge de l’État. Le modèle d’organisation des enseignements des collèges de l’Ancien Régime reprend aussitôt ses droits.
2. L’Université souhaitée par le Premier Empire
Le Premier Empire créait en 1806, organisait en 1808 et décrétait en 1810 un système d’enseignement unifié sous le nom d’Université impériale. Le Muséum et le Collège de France ne faisaient pas partie de cette organisation qui regroupait les 5 types de facultés : théologie protestante et théologie catholique, droit, médecine, sciences et lettres. Primitivement il devait y avoir 2 facultés de théologie protestante, 10 de théologie catholique, 5 de médecine, 12 de droit, 27 de sciences et 27 de lettres, soit autant que d’académies (Liard, 1888). La règle était qu’elles fussent au chef-lieu d’académie. Ce n’était pas par la science, mais par l’utilité professionnelle que Napoléon définissait l’enseignement supérieur. Il distingue dans l’enseignement public 2 ordres ou 2 degrés : l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur. L’enseignement secondaire doit être une éducation générale ; l’enseignement supérieur, une éducation particulière. Le but suprême c’est d’aboutir à des professions utiles à la société. Au sortir du lycée l’éducation est terminée et commence alors l’instruction proprement dite destinée à fournir au jeune homme les instruments nécessaires à la profession de son choix. Au centre du système se trouvent les lycées, à la fois héritiers de la Révolution et de ses écoles centrales et héritiers des facultés des Arts de l’Ancien Régime, mais rapidement organisés sur le modèle des collèges. Sous le contrôle de l’État les lycées cherchent à la fois à assurer la culture générale d’une nouvelle élite et à contrôler le flux vers les facultés.
Les facultés des sciences et les facultés des lettres, à la différence des trois autres, ne préparent pas à une profession. Elles sont uniquement chargées de la collation des grades nécessaires à qui veut devenir professeur. Les professeurs de ces facultés sont généralement des professeurs de lycées. En lettres, il ne s’agit pas d’y enseigner au-delà des connaissances du lycée. Ces facultés ne sont que des jurys, elles sont là pour constater l’acquisition de connaissances, pas pour former. Elles délivrent les grades de bachelier, de licencié et de docteur. Pour être licencié en sciences il faut répondre à des questions de statistique et de calcul différentiel et intégral, matières qui ne font pas partie du programme du baccalauréat. Pour être docteur, il faut soutenir 2 thèses, soit sur la mécanique et l’astronomie, soit sur la physique et la chimie, soit sur les 3 parties des sciences naturelles. Ces connaissances lorsqu’elles vont au-delà des programmes des lycées, peuvent s’acquérir en suivant les cours du Collège de France, du Muséum ou de l’École polytechnique. Paris suffit à la préparation de tous les candidats : il n’est pas nécessaire de proposer ces enseignements en province ! Le décret de 1808 en établissant à Paris une Faculté des sciences avec 9 titulaires et 4 adjoints entendait répondre à la demande de formation des élèves de l’École normale qui venait d’être créée. Les professeurs devaient assurer des enseignements de mathématiques transcendantes, astronomie physique, algèbre supérieure, mécanique, physique, chimie, minéralogie, botanique et physique végétale, zoologie, histoire de la philosophie. Ces enseignements ne faisaient pas doublon avec ceux des grandes institutions de la capitale, car les titulaires des chaires étaient les mêmes.
Sur les 27 Facultés des sciences envisagées, il n’y en avait toujours que 10 en 1815. Le baccalauréat ès sciences, qui ne pouvait être passé qu’après celui des lettres attirait peu de candidats et il n’était donc pas nécessaire de créer plus de facultés. De 1809 à 1814 ne furent diplômés que 40 licenciés ès sciences dont 31 à Paris, 4 à Caen, et 1 à Besançon, Lyon, Montpellier, Grenoble, Strasbourg, et 10 docteurs en sciences, dont 5 à Paris (Liard, 1888). Pour enseigner dans les lycées et les collèges on se contentait généralement du grade de bachelier.
3. L’Université réalisée de la Restauration au Second Empire
La Restauration supprima l’École normale (avant de la rétablir) et remercia un certain nombre de titulaires de chaires jugés politiquement trop éloignés du pouvoir, mais cela n’eut guère de conséquence sur l’existence et le fonctionnement des facultés. La monarchie de Juillet créa de nouvelles chaires et même de nouvelles facultés des sciences à Rennes, Bordeaux et Besançon. La liberté de l’enseignement inscrite dans la charte de 1830 conduisit les gouvernements successifs à créer de nouvelles facultés de lettres et de sciences pour conserver le monopole de l’État sur la collation des grades. Il eut été malheureux que des Instituts privés puissent revendiquer de délivrer le grade de bachelier au motif d’une absence de faculté pour assurer cette mission. La raison scientifique poussait à ne pas augmenter le nombre des facultés et à privilégier le renforcement des moyens alloués à celles déjà existantes pour s’assurer de quelques centres de haut niveau. Mais, la raison d’État était différente. Les grandes villes de province souhaitaient être le siège d’une ou plusieurs facultés, pour leur prestige politique avant tout car les moyens qu’elles y allouaient au final étaient notoirement insuffisants, mais c’est l’État qui décidait des créations. Les facultés manquaient de tout : de locaux, de matériels, de personnels, et d’étudiants. Ce n’était pas le seul paradoxe. La IIe République, sous couvert de liberté de l’enseignement, n’hésita pas à en confier le contrôle moral à l’Église ! Le Second Empire renforça dans un premier temps cette tutelle avant de l’assouplir en 1855 en soutenant le développement de facultés des sciences en lien avec les besoins économiques et industriels locaux. De nouvelles facultés des sciences sont alors créées à Marseille, Poitiers, Clermont, Nancy et Lille.
4. L’Université organisée par la IIIe République
La IIIe République renoue avec l’intérêt pour les sciences affirmé par la première. Les sciences sont désormais chargées d’une mission intellectuelle, mais aussi économique et sociale. L’investissement dans l’enseignement est sans précédent. Les facultés des sciences sont rénovées, agrandies, équipées. On construit des laboratoires, des bibliothèques et de nouveaux bâtiments mieux adaptés aux enseignements. À la fin du Second Empire les facultés de droit, de médecine et de pharmacie formaient 9 500 étudiants alors que les facultés des lettres et des sciences n’avaient toujours pas d’étudiants au sens propre (Liard, 1888). À partir de 1875 les effectifs d’étudiants croissent de près de 1 000 étudiants par an. Des bourses de licence sont créées en 1877, puis des bourses d’agrégation en 1880. Elles ont pour objectif d’augmenter le niveau de formation des enseignants des lycées et collèges, encore majoritairement titulaires du seul baccalauréat. Ces bourses assurent aux facultés un flux d’étudiants. Les grades des facultés de droit et de médecine étaient des reconnaissances de capacités professionnelles : elles avaient un caractère professionnel, là où les facultés des lettres et des sciences n’étaient encore que le prolongement de l’enseignement général secondaire. L’École normale ne suffisant plus à former les professeurs du secondaire dont la France avait besoin en nombre sans cesse croissant, les facultés des lettres et des sciences devaient prendre le relais. Elles avaient désormais des étudiants dédiés et il convenait de leur assurer outre la possibilité d’obtenir un grade, celle d’accroître leurs connaissances au-delà de celles du secondaire.
De nouvelles chaires sont créées. L’accroissement des inscrits en facultés des sciences conduit à une diversification des statuts des enseignants. Aux professeurs titulaires, inamovibles, s’ajoutent des agrégés, des chargés de cours et des maîtres de conférences (à partir de 1877) nommés pour un temps. Mais les facultés voulues par la IIIe République ne devaient pas se limiter à cette dimension professionnelle, elles devaient également sur le modèle germanique de Humboldt, associer l’enseignement à la recherche.
Des universités sont reconstituées par le décret du 28 décembre 1885 en regroupant des facultés à nouveau dotées d’une personnalité civile, c’est-à-dire autorisées à posséder, recevoir et acquérir. La loi de finance de 1890 leur donna un budget. Les universités devenaient des établissements d’État, chargés d’une mission de service public, regroupant les quatre facultés de droit, médecines, lettres et sciences. Un nouvel âge des universités débutait avec une organisation et des statuts qui allaient globalement perdurer jusqu’en 1968.
5. L’université : établissement du triptyque « professeurs, cours, étudiants »
Notre représentation de l’université comme un lieu d’enseignement et de recherche organisé autour de cours assurés par des professeurs et suivis par des étudiants est une construction qui n’a guère plus de 150 ans. Le triptyque « professeurs, cours, étudiants » qui nous est si familier ne s’est en fait établi qu’au cours du XIXe siècle, par la création de chaires d’abord sans étudiants.
Les professeurs des facultés du Premier Empire n’étaient pas nécessairement docteurs, mais ce fut rapidement une exigence. Ils étaient occupés à faire passer des examens plusieurs mois par an, et essentiellement les épreuves du baccalauréat, car les grades de licence et de doctorat n’étaient guère délivrés qu’à Paris. Le baccalauréat ès sciences étant subordonné au baccalauréat ès lettres, comme l’enseignement des sciences dans le secondaire était subordonné à l’enseignement des lettres tout au long du XIXe siècle, les titulaires des chaires de sciences étaient moins occupés que leurs homologues de lettres. Les professeurs des facultés des lettres et des sciences étaient fondamentalement occupés par ces tâches de collation des grades. Le reste du temps le professeur devait assurer 3 cours hebdomadaires, voire 2 seulement à partir de 1841 faute d’un public suffisant. Le public était constitué de mondains, de curieux, plus que d’étudiants. Suivre ces cours n’était pas requis pour se présenter aux épreuves des grades de la licence et du doctorat : il suffisait de pouvoir justifier le jour des épreuves de l’acquittement d’un nombre suffisant d’années d’inscription, or toutes pouvaient même être prises le jour même. Souvent l’étudiant de province, motivé par l’apprentissage d’une science, montait à Paris où il savait pouvoir suivre des cours traitant de sujets bien au-delà des programmes des lycées (cours au Muséum ou l’École polytechnique notamment). Les enseignants de collèges désireux d’obtenir le grade de licencié pour améliorer leur carrière étaient occupés par leurs enseignements et condamnés à se préparer seuls. La création de l’agrégation ès sciences en 1821 faisait obligation aux candidats d’être au préalable titulaire d’une licence de science, mathématiques, sciences physiques et chimiques ou sciences naturelles. Le premier concours d’une agrégation spécialisée de sciences naturelles ne fut organisé qu’en 1881. Au moins jusqu’à la IIIe République les effectifs des étudiants de l’École normale suffisaient à pourvoir la dizaine de places mises au concours chaque année à l’agrégation ès sciences : les facultés des sciences de province n’avaient pas de formations supérieures à assurer.
Les instructions ministérielles du 30 novembre 1855 établissaient les programmes des épreuves de la licence comme base de l’enseignement des facultés et laissaient libres les professeurs de compléter ceux-ci par l’exposé des sujets qu’ils souhaitaient. Faute d’étudiants candidats et ce jusqu’aux réformes de la IIIe République, le professeur enseigna les sujets qui lui plaisaient ou qui plaisaient à son auditoire. La botanique attirait plus que la minéralogie. L’intitulé de la chaire, mathématique, physique, chimie, histoire naturelle, suffisait à définir le champ scientifique du cours. Aux cours assurés dans les facultés, pouvaient s’ajouter des cours publics à l’extérieur, à l’initiative d’un titulaire de chaire ou non. Ces cours publics par le succès qu’ils rencontraient parfois, ont pu déterminer localement des orientations et des spécialisations du cours universitaire. On avait des professeurs, mais on n’avait pas d’étudiants : il n’y avait pas de cours gradués, mais des conférences pour un public mondain.
En dehors de ses obligations de faire passer les examens pour l’obtention des grades et d’assurer ses cours hebdomadaires, le professeur était libre de se consacrer ou non à des travaux de recherche, mais les locaux des facultés ne disposent généralement d’aucun lieu dédié, d’aucun personnel ou moyen matériel pour construire, entretenir des instruments ou faire des expériences. On est loin du modèle de l’université allemande promu par Wilhelm von Humboldt, qui associe recherche et enseignement académique.
La spécialisation progressive des intitulés de chaires au cours du XIXe siècle ne pouvait se traduire dans la construction d’un enseignement universitaire nouveau, faute d’étudiants. On essaya bien d’envoyer les étudiants de la faculté de médecine suivre des cours de chimie ou de botanique à la faculté des sciences, mais ce public contraint ne pouvait suffire. C’est donc véritablement avec la réforme de la licence et avec le développement de l’enseignement secondaire, avec la création et la spécialisation de l’agrégation, avec la création de bourses de licence, puis de bourses d’agrégation que le cours universitaire va se construire et se détacher du cours public à partir des années 1870, 1880. On eut alors des étudiants. On avait déjà des professeurs, on pouvait désormais avoir un enseignement universitaire propre.
II. Le développement académique de la géologie en France
1. Des chaires d’Histoire naturelle aux chaires de géologie
À la création des premières facultés des sciences en 1808 des chaires d’histoire naturelle furent établies, parfois couplées à la physique et la chimie (Huguet & Noguès, 2011). Elles furent par la suite (1838) scindées en zoologie et physiologie animale d’une part et botanique et minéralogie, voire botanique, minéralogie et géologie d’autre part. Là encore au gré des nominations, la chaire lorsqu’elle était occupée par un botaniste ne proposait aucun cours de minéralogie et vice versa. À Dijon où une chaire d’histoire naturelle est créée en 1810, ce n’est qu’en 1863 qu’elle est occupée par un géologue. À Grenoble en revanche, elle est dès sa création en 1824 confiée à un géologue, ingénieur des mines, Émile Gueymard. De même à Clermont-Ferrand où la chaire est créée en 1854 pour un pharmacien local réputé pour ses travaux en géologie, Henri Lecoq. Il faut bien souvent attendre les années 1870, 1880 pour que les chaires d’histoire naturelle ou les chaires de botanique, minéralogie et géologie soient scindées et qu’une chaire exclusive de minéralogie et géologie existe. À Toulouse où une chaire d’histoire naturelle existait depuis 1809, ce n’est qu’en 1842 qu’elle est scindée avec création d’une chaire de minéralogie et géologie confiée au géologue Alexandre Leymerie. À Caen, une chaire d’histoire naturelle est créée en 1809 mais ce n’est qu’en 1883 qu’une chaire de géologie et paléontologie est créée pour Eugène Eudes-Deslongchamps. À Montpellier, le géologue Pierre Marcel de Serres est nommé dès 1809 sur une chaire de minéralogie et géologie. Cette évolution des chaires se comprend d’autant mieux que les titulaires des chaires d’histoire naturelle devaient faire passer les épreuves du baccalauréat ! Sur les 16 facultés des sciences de 1854, 13 ont une chaire d’histoire naturelle, de botanique, minéralogie et géologie ou de minéralogie et géologie.
Les chaires de minéralogie et de géologie furent rapidement occupées par des géologues reconnus comme tels par leurs travaux ou leur titre d’ingénieur des mines et l’obtention d’un doctorat. La spécialisation des chaires allait de pair avec une spécialisation des titulaires, et doit plus aux attentes académiques, économiques, industrielles et agricoles du développement des travaux géologiques, qu’aux effectifs potentiels d’étudiants. Jusqu’aux années 1880, ils ne sont généralement guère plus que 3 ou 4, à l’exception de la faculté des sciences de Paris.
Le décret du 22 janvier 1896 en réorganisant la licence ès sciences donna une impulsion sans doute décisive à l’enseignement universitaire de la géologie. Pour l’obtenir il fallait désormais détenir 3 certificats parmi une liste de certificats de sciences, et les étudiants qui souhaitaient devenir enseignants de sciences naturelles dans le secondaire allaient privilégier la préparation des certificats de zoologie, botanique et géologie qui correspondaient aux trois champs disciplinaires de cet enseignement (Darboux, 1896). L’enseignement de la minéralogie en pâtit certainement car fut délaissé progressivement par ces étudiants. En 1896, 61 étudiants obtenaient le certificat de géologie, dont 19 à Paris et 10 à Nancy, 39 celui de minéralogie, dont 12 à Lyon (Anonyme, 1899). Les chaires de géologie avaient un public, délivraient des certificats à l’issue d’épreuves portant sur leurs enseignements et commençaient à préparer quelques candidats au doctorat ès sciences dans leur spécialité. Aux titulaires de chaires s’ajoutent parfois des professeurs suppléants, voire des chaires annexes ou provisoires (Huguet & Noguès, 2011). Le ministère peut ouvrir des postes provisoires pour assurer des cours complémentaires ou des postes de maîtres de conférences (70 postes votés en 1877) pour encadrer les travaux personnels des étudiants. Un cours complémentaire de géologie est ainsi ouvert à Toulouse. Des conférences régulières de minéralogie sont créées à Bordeaux et de géologie à Lille et Paris. Ces postes peuvent être des tremplins pour des postes de titulaires, car outre les départs en retraite, la création de chaires et les mouvements de personnels entre facultés offrent désormais de possibles carrières de professeurs de géologie. Au tropisme parisien s’ajoute alors une concurrence entre facultés de province.
À côté des cours réglementaires de ces chaires, il pouvait être ouvert des cours publics sous réserve jusqu’en 1875 d’obtenir une autorisation rectorale ou ministérielle (Bruter, 2009). Ces cours spécialisés donnés hors des facultés répondent à une demande locale qui a pu peser dans la création ultérieure de chaires plus spécialisées. Ainsi en géologie, Louis Voltz, ingénieur en chef au corps royal des mines, propose un cours de géognosie et de minéralogie à Strasbourg en 1829. La chaire de géologie et de minéralogie ne fut créée à la faculté des sciences que dix ans plus tard et confiée à un jeune ingénieur des mines, Gabriel Daubrée. À Aix, c’est Henri Coquand, conservateur du cabinet d’histoire naturelle, puis docteur ès sciences, qui propose dès 1838 un cours de géologie. Nommé sur la chaire de minéralogie de Besançon en 1849, il occupe la chaire de Marseille en 1859. Des cours publics de géologie sont aussi proposés par des professeurs déjà en poste, tel Lecoq à Clermont-Ferrand ou François Massieu à Rennes. Ils permettent d’assurer un enseignement dans des territoires parfois éloignés des centres universitaires. Ainsi Massieu propose un cours de géologie en 1868 à Nantes, ville dénuée de facultés. À Metz, Orly Terquem, le conservateur du musée géologique de la ville assure un cours public de géologie de 1864 à 1867. La faculté des sciences créée en 1809 a été supprimée en 1815.
2. Contribution savante des chaires de géologie de province
Le Muséum dispose dès 1793 d’une chaire de géologie confiée à Barthélémy Faujas de Saint Fond (1741-1819), à qui succède en 1819 Louis Cordier (1777-1861), et d’une chaire de minéralogie occupée par Louis Daubenton (1716-1799), également titulaire de la chaire d’histoire naturelle du Collège de France, puis en 1800 par Déodat Gratet de Dolomieu (1750-1801), en 1802 par René-Just Haüy (1743-1822), en 1822 par Alexandre Brongniart (1770-1847), en 1847 par Armand Dufrénoy (1792-1857) et en 1857 par Gabriel Delafosse (1796-1878). Une chaire de paléontologie est créée au Muséum en 1853 pour Alcide d’Orbigny (1802-1857), à qui succède en 1861, Adolphe d’Archiac (1802-1868). L’école des mines de Paris dispose également d’une chaire de minéralogie, occupée de 1795 à 1802 par Haüy, suppléé en 1796 par Charles Coquebert de Montbret (1755-1831) et en 1797 par Dolomieu, puis rebaptisée chaire de minéralogie et de géologie et confiée de 1802 à 1835 à André Brochant de Villiers (1772-1840), suppléé par Cordier, Dufrénoy et Léonce Elie de Beaumont (1798-1874). La chaire est scindée en 1835 en chaire de minéralogie qui revient à Dufrénoy et chaire de géologie pour Elie de Beaumont. Haüy occupe à partir de 1809 la chaire de minéralogie qui vient d’être créée à la faculté des sciences de Paris (Sorbonne) ; François Sulpice Beudant (1787-1850) lui succède en 1822 et Delafosse en 1841. Une chaire annexe de géologie y est créée en 1831 et confiée à Constant Prévost (1787-1856), auquel succède Edmond Hébert (1812-1890) en 1857. Cette longue énumération des chaires parisiennes et de leurs titulaires successifs dans la première moitié du XIXe siècle introduit la question initiale qui portait le projet de recherche CoESciTer : face au poids scientifique des titulaires des chaires parisiennes, quelle fut la place des chaires de province dans la construction et la diffusion de la science géologique ?
Si la géologie émerge à Paris comme science académique dès les années 1810 à travers les travaux des savants de l'académie des sciences et les enseignements des professeurs des chaires du Muséum et de l'école des mines (cf. Tableaux), ils trouvent rapidement un écho en province auprès d’érudits sensibles aux discours et aux écrits des disciples de la géognosie et élèves d’Abraham Gottlob Werner, professeur à l’école des mines de Freiberg en Saxe. Cette influence pousse Brochant de Villiers, professeur à l’école des mines de Paris à dépasser la tradition statistique d’un inventaire des ressources minérales et à revendiquer l’établissement d’une cartographie géologique de la France. Proposé dès 1811 mais lancé seulement en 1824 ce projet cartographique s’appuie alors sur les considérations biostratigraphiques de Georges Cuvier et Alexandre Brongniart, qui dépassant largement le cadre de la géognosie en imposant le fossile (et donc la paléontologie) comme le marqueur par excellence de la chronologie de l’histoire des roches du sous-sol. Ce projet national confié par Brochant de Villiers à ses deux élèves, suppléants et bientôt successeurs, Dufrénoy et Elie de Beaumont a parfois déjà germé dans l’esprit d’érudits locaux. Paris et la province, les ingénieurs des mines et quelques notables locaux épris de géologie se lancent alors dans ce qui fut la première entreprise de cartographie géologique du territoire français : la réalisation d’une carte géologique générale de la France et en parallèle l’établissement de cartes géologiques départementales (Savaton, 2007).
La plupart des professeurs de géologie des facultés des sciences ont contribué à cette entreprise en levant la carte de leur territoire et en développant des études locales. Les pionniers, auteurs de cartes départementales comme Pierre Marcel de Serres à Montpellier, Émile Gueymard à Grenoble, Henri Lecoq à Clermont-Ferrand, Victor Raulin à Bordeaux, Henri Coquand à Marseille, Joseph Durocher et François Massieu à Rennes, Alexandre Leymerie à Toulouse… vont établir un lien étroit entre le développement des chaires de géologie en province et le développement des études géologiques locales et régionales. Leurs successeurs dans ces chaires le furent aussi dans la poursuite de ces travaux cartographiques à l’échelle du 1/80 000 puis au XXe siècle, du 1/50 000. Un temps mis de côté par le centralisme exacerbé d’Élie de Beaumont, directeur du service de la carte géologique de France à sa création en 1868, qui entendait faire exécuter ce travail par les seuls ingénieurs des mines, les professeurs d’universités sont réintégrés en 1876 comme collaborateurs par son successeur André-Eugène Jacquot. La création en 1869 de l’éphémère Société de la carte géologique de France (1869-1872) en réaction à cette éviction traduit clairement l’engagement et la contribution des universitaires aux travaux de cartographie. L’objet aux ambitions économiques et industrielles initiales est devenu dès la deuxième moitié du XIXe siècle un objet porteur d’un discours académique, reflet de l’état d’avancement de la science géologique. Avec le développement de la licence et des certificats de géologie, la cartographie allait également devenir un objet de l’enseignement universitaire assuré par ces professeurs.
Ces contributions cartographiques ont construit la définition des subdivisions du temps géologiques. Le nom des étages suffit à lui seul à en rendre compte. Elles ont aussi déterminé un nouveau regard sur la diversité des roches et une révision des classifications alimentant de nouveaux discours sur la formation des roches, au-delà des oppositions du XVIIIe entre neptunistes, volcanistes et plutonistes.
Au-delà de leurs contributions cartographiques ces chaires en développant les études régionales ont alimenté en observations et hypothèses le développement de la paléontologie, les études sur les bassins sédimentaires et notamment les bassins houillers, l’hydrogéologie et les études sur les ressources minières. Elles ont considérablement enrichi les études tectoniques et notamment celles des chaînes de montagnes. Ces chaires ont déterminé par leur maillage territorial le développement d’études et de synthèses géologiques régionales. Elles ont aussi contribué par croisement entre territoires géographiques et unités géologiques au développement de spécialistes locaux d’objets partagés telles les subdivisions stratigraphiques et les groupes paléontologiques par exemple.
Nombre de ces professeurs ont rédigé et publiés des cours de géologie et de paléontologie, à l’usage de leurs étudiants mais à la diffusion parfois nationale (Lecoq, Marcel de Serres, Schimper, Coquand, Vézian, Contejean, Gosselet…). Ils ont publié localement et contribué au dynamisme des sociétés savantes. Jules Gosselet s’est également engagé dans la diffusion de la géologie auprès des élèves du secondaire et du primaire, comme auteur d’ouvrages scolaires pour les cours d’histoire naturelle.
En guise de conclusion
L’inventaire et l’étude précise de l’ampleur de cette contribution des professeurs des chaires des facultés des sciences de province restent à faire. Pour cela il faut pouvoir s’appuyer sur des sources variées. Si les publications imprimées et publiées (cartes, ouvrages, articles, discours…) sont des sources majeures, bien conservées dans les bibliothèques et ce d’autant mieux qu’il s’agit d’une histoire récente, il en est tout autre des archives non imprimées et plus particulièrement des archives personnelles. Si certains professeurs célèbres ont très tôt attiré l’attention des historiens ou conduit leurs collaborateurs et leurs proches à conserver avec précaution des documents pour l’histoire, la plupart n’ont pas bénéficié de tels intérêts. Les dossiers de carrière, conservés par les institutions et les archives institutionnelles sur le fonctionnement des facultés permettent à l’historien de documenter le parcours professionnel dans ses dimensions administratives, mais ne permettent guère de reconstituer la production de l’enseignant et du chercheur. La tâche se complique encore lorsque la recherche vise à étudier non pas le parcours d’un auteur, mais d’un groupe. Or, se pencher sur la question de la contribution des chaires des facultés de province à la construction de la science géologique, ne peut se limiter à quelques biographies choisies. Le projet à dimension prosopographique, s’il peut être moins exigeant d’un point de vue biographique, ne peut se concevoir en revanche sans l’assurance de disposer d’un grand nombre d’indicateurs de carrières et de trajets de vie.
L’objet de ce projet CoESciTer était de poser concrètement la question des traces et précisément de celles que constituent les notes préparatoires et les prises de notes manuscrites de ces cours, parfois conservées dans des archives mais difficilement identifiables et rarement valorisées. Au-delà de leur existence, de leur identification et localisation, le projet technique était centré sur la reconnaissance automatique de textes manuscrits numérisés. Le bilan CoESciTer montre qu’il a bien avancé. Le projet historiographique en revanche n’en est qu’à ses débuts.
Tableaux titulaires chaires parisiennes
Muséum d’histoire naturelle | ||
Chaire de minéralogie | Chaire de géologie | Chaire de paléontologie |
1793 : Louis Daubenton (1716-1799) | 1793 : Barthélémy Faujas de Saint Fond (1741-1819) | 1853 : Alcide d’Orbigny (1802-1857) |
1800 : Déodat Gratet de Dolomieu (1750-1801) | 1819 : Louis Cordier (1777-1861) | 1861 : Adolphe d’Archiac (1802-1868) |
1802 : René-Just Haüy (1743-1822) | ||
1822 : Alexandre Brongniart (1770-1847) | ||
1847 : Armand Dufrénoy (1792-1857) | ||
1857 : Gabriel Delafosse (1796-1878) |
École des mines | |
Chaire de minéralogie | |
1795 : René-Just Haüy (1743-1822) | |
1796 : Charles Coquebert de Montbret (1755-1831), suppléant | |
1797 : Déodat Gratet de Dolomieu (1750-1801) | |
Chaire de minéralogie et de géologie | |
1802 : André Brochant de Villiers (1772-1840), supplé par Cordier, Dufrénoy, Elie de Beaumont | |
Chaire de minéralogie | Chaire de géologie |
1835 : Armand Dufrénoy (1792-1857) | 1835 : Léonce Elie de Beaumont (1798-1874) |
Faculté des sciences de Paris | |
Chaire de minéralogie | Chaire annexe de géologie |
1809 : René-Just Haüy (1743-1822) | 1831 : Constant Prévost (1787-1856) |
1822 : François Sulpice Beudant (1787-1850) | 1857 : Edmond Hébert (1812-1890) |
1841 : Gabriel Delafosse (1796-1878) |