La part inconstructible de la Terre,Frédéric Neyrat, 2016 et La crise environnementale n’aura pas lieu, Mathieu Farina, 2024

Bibliographical reference

La part inconstructible de la Terre,Frédéric Neyrat, Le Seuil édit., 2016, 378 p. ISBN 978-2021-29648-8 et La crise environnementale n’aura pas lieu, Mathieu Farina, Belin édit., 2024, 333 p. ISBN 978-2410-02864-5

Text

Voici deux ouvrages très différents dans leur approche mais qui, à huit ans d’écart, traitent un même sujet : la planète Terre va-t-elle survivre aux traitements que lui impose l’espèce humaine ? Frédéric Neyrat, philosophe français en poste à l’université de Wisconsin-Madison, propose une réponse académique, analytique, quasi une dispute qui aurait eu sa place dans la Sorbonne médiévale. Mathieu Farina, agrégé de biologie-géologie, membre de la Fondation La Main à la Pâte depuis 2015, propose une réponse basée sur l’observation, suivie d’une analyse transdisciplinaire de situations qui agitent médias et scientifiques pour sensibiliser tout public et convaincre les politiques d’agir en connaissance de cause.

Les deux ouvrages s’opposent aussi par leur « fil rouge ». F. Neyrat discourt sur une planète qui concerne l’humanité en tant que pourvoyeuse de ressources, dont il pressent qu’elles ne sont pas infinies. Même s’il tente de prendre ses distances par endroits, de fait il est dans la logique biblique : croissez et multipliez-vous, et dominez toutes les autres espèces. Au contraire, M. Farina insiste bien pour rappeler que l’espèce humaine ne représente que l’extrémité d’un rameau récent sur l’arbre des êtres vivants (voir webographie).

Un intérêt du livre de F. Neyrat est qu’il « visite » toutes les écoles de pensée sur le sujet. Je n’ai pas la compétence pour estimer si sa revue est exhaustive ou non. Elle est très utile. Le fait qu’il présente chacune comme s’il en défendait ardemment la cause est déstabilisant tant que le lecteur n’a pas compris ce choix de présentation. L’auteur est, à l’évidence, passionné par son étude. Il discute les visions ontologiques, réfute les téléologiques, il essaye de ne pas accepter le hasard comme seul déterminant. Pour les périodes récentes, il aide entre autres à « s’y retrouver » dans un foisonnement de regards nuancés. Il démonte les réponses de géo-ingénierie qui inventent des échappatoires (se réfugier sur Mars, créer des stations spatiales…) ou qui imaginent des techniques surprenantes (bouclier spatial…) mais il bute sur un manque d’alternatives, qu’il aurait pu alimenter s’il avait suivi des études naturalistes.

De son côté, M. Farina est particulièrement attentif à la façon dont les messages envoyés par les uns sont perçus par les autres. Dans son épilogue il explique notamment qu’une formation complémentaire en psychologie l’a beaucoup aidé à équilibrer son approche entre la précision d’une description naturaliste et la perception qu’en ressent l’usager. Un émetteur envoie un message à un récepteur ; en acceptant que le premier ait trouvé le bon vocabulaire pour exprimer ce qu’il souhaite transmettre, il faut encore que le second partage le même langage pour comprendre ce qu’il a reçu. C’est le défi permanent et insidieux de tout projet collectif de recherche transversale.

Par exemple, les deux auteurs s’accordent à ne pas accepter la notion d’Anthropocène, mais ni pour la même raison, ni en partageant l’avis des géologues. Bel exemple de confusion autour d’un mot mal défini. La communauté géologique a rappelé que la désignation d’une ère géologique répond à quelques critères objectifs, admis par tous depuis plus d’une cinquantaine d’années. La notion proposée par Paul Crutzen, prix Nobel de chimie, ne satisfait aucun de ces critères. Les congrès géologiques internationaux de Brisbane (2012), Le Cap (2016) et la sous-commission stratigraphique du Quaternaire (2024) ont, pour cette raison, refusé l’usage du mot « anthropocène ». En fait, en lisant l’ouvrage de F. Neyrat on comprend que Crutzen et ses pairs voulaient désigner une période marquée par l’empreinte de l’espèce humaine, certes, mais dans la perspective de promouvoir l’émergence de la géoingénierie, c’est-à-dire le constat que la planète étant imparfaite pour répondre aux besoins des humains, ceux-ci devaient prendre les choses en main et les diriger selon un projet cohérent. Peu importe le marqueur qui situerait la date de début de cette nouvelle période : le début de la consommation industrielle des hydrocarbures, l’invention de la « pointe Bic » et sa dispersion sur toute la planète, une des explosions nucléaires expérimentales, ou autre. Neyrat n’a pas les outils scientifiques pour discuter de la recevabilité des propositions, mais il stigmatise surtout les dérives autoritaires, voire totalitaires qu’ouvre un tel projet. Le mot « anthropocène » ne le gêne pas en lui-même comme il choque les géologues, mais il est tellement confus qu’il serait préférable d’en choisir un autre pour constater l’emprise de l’espèce humaine sur la planète.

M. Farina est plus sensible à l’argumentation des géologues, mais il répugne aussi à l’emploi de ce mot pour une raison surtout écologique. L’espèce humaine n’a pas attendu de développer des technologies de plus en plus sophistiquées et puissantes pour imprimer son empreinte sur la planète. Dès lors que les humains sont passés de chasseurs-cueilleurs à agriculteurs, ils ont sélectionné des espèces pour en privilégier la croissance et les consommer, pour exploiter la puissance de travail d’autres espèces, jusqu’à les sélectionner aussi génétiquement. On pourrait ajouter que la maîtrise de l’eau qui ruisselle a certainement accompagné cette évolution qui porte déjà un nom : la néolithisation.

Voilà donc deux ouvrages très distincts, traitant d’un même sujet global, selon deux voies différentes, et avec des styles très différents. Ils se complètent vraiment. Toutefois je ne suis pas sûr que mettre les deux auteurs dans un même débat éclaircirait le sujet. Il est préférable que chacun fasse la démarche de les lire et d’en extraire les informations qui lui seront plus directement utiles dans sa propre progression de notions qui sont complexes par nature.

Webographie

Arbre du Vivant : https://www.geosoc.fr/actualites-sgf/1122-poster-l-arbre-du-vivant-sgf.html

References

Electronic reference

Francis Meilliez, « La part inconstructible de la Terre,Frédéric Neyrat, 2016 et La crise environnementale n’aura pas lieu, Mathieu Farina, 2024 », Annales de la Société Géologique du Nord [Online], 32 | 2025, Online since 06 février 2025, connection on 22 mars 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/annales-sgn/2587

Author

Francis Meilliez

UMR8187 Laboratoire d’Océanologie et de Géosciences (LOG) – CNRS–Université de Lille-Université Littoral Côte d’Opale, Cité Scientifique, bâtiment SN5, 59655, Villeneuve d’Ascq cedex.

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