I. — Contexte général
Cette matinée de terrain a été consacrée à la présentation, dans une ancienne carrière, de la coupe stratigraphique de Cagny-la-Garenne par Pierre Antoine (CNRS / LGP-Meudon), de concert avec Paul Haesaerts (IRSNB, Bruxelles). Cette coupe caractérise une terrasse alluviale située en rive gauche de la basse vallée de l'Avre, près de la confluence avec la Somme et de la ville d'Amiens. Elle se développe dans la section moyenne de la vallée actuelle (Corbie-Abbeville), riche en terrasses anciennes et en sites archéologiques historiques (Saint Acheul pour le plus célèbre d'entre eux). Le plancher crayeux (Crétacé supérieur) de la terrasse se situe à 27 m d'altitude relative par rapport au creusement maximal de la vallée actuelle atteint lors du Dernier glaciaire, ce qui positionne ce site dans la partie médiane (Nappe V dite Nappe de la Garenne) d'un système de 10 nappes alluviales étagées entre 5-6 m et 55 m d'altitude, dont la mise en place a débuté il y a environ 1 million d'années.
Pierre Antoine rappelle tout d'abord le contexte historique du site : les premières découvertes archéologiques lors des excavations menées par l’armée anglaise à la recherche de graviers en 1916, les travaux stratigraphiques déterminants de Franck Bourdier au début des années 1970, puis ceux de Jean Sommé, Paul Haesaerts et leurs collaborateurs dans les années 1970-80, en particulier sur la séquence de couverture, et la fouille du gisement préhistorique acheuléen dans les années 1980-90 par Alain Tuffreau. La séquence alluviale, et ses relations avec le versant, ont été étudiées plus précisément par Pierre Antoine depuis le début des années 1990, dans le cadre d’une approche globale du système des terrasses quaternaires du bassin de la Somme (thèse de doctorat).
Pierre Antoine rappelle que ces terrasses sont le résultat d'une évolution morpho-sédimentaire cyclique à commande climatique, déterminée par l'alternance de cycles glaciaire-interglaciaires d'environ 100 000 ans. Pour mémoire, les sondages océaniques et glaciaires ont établi cette succession de cycles à travers les variations du rapport 18O/16O identifiées dans les sédiments marins (tests calcaires de foraminifères) et la calotte glaciaire de l’Antarctique. Il s'ensuit une chronologie définie en stades isotopiques marins (SIM) ou MIS (Marine Isotopic Stage), les chiffres pairs indiquant une phase de refroidissement (glaciaire) et les chiffres impairs une phase de réchauffement (interglaciaire). Des interstades, variations mineures de températures, sont identifiés à l'intérieur des stades. Les formations sédimentaires corrélatives de la mise en place des terrasses s'insèrent dans cette cyclicité climatique et peuvent ainsi être associées aux stades isotopiques, depuis le stade 12 (MIS 12) pour la coupe de la Garenne. Les datations réalisées sur les sédiments permettent de consolider le cadre géochronologique : trois datations ESR (Electron Spin Résonnance) sur quartz fluviatiles et émail dentaire ont été réalisées dans la séquence alluviale, confirmant son attribution au bilan des stades 12 et 11 (400 ± 100 ka ; 443 ± 53 ka ; 448 ± 68 ka ; Antoine et al., 2007).
Si les cycles climatiques sont prépondérants dans l'expression du complexe de terrasses, le contexte tectonique de surrection généralisée de la bordure du Bassin de Paris participe à la phase d'enfoncement du lit dans le bedrock. Cela représente une incision globale de 55 m en 1 Ma, comparable à celle qui a été observée dans les vallées de la Seine et de l'Yonne, inférieure à celle calculée sur la Meuse, de l'ordre d'une centaine de mètres (travaux de Stéphane Cordier). Cette surrection progressive et relativement lente pourrait expliquer la régularité de l'étagement des nappes alluviales, entre 5 à 6 m d'un palier à l'autre. Des travaux de modélisation numérique (FLUVER) axés sur les relations entre tectonique et incision suggèrent que, dans le cas de taux de surrection plus énergiques, le système est dominé par l’érosion (mise en place d'un canyon / pas de préservation de terrasses étagées) alors qu’inversement, un contexte de stabilité relative ou de subsidence lente produit un système de nappes alluviales emboîtées comme c’est le cas par exemple pour la basse vallée du Rhin en mer du Nord.
II. — Interprétation de la coupe stratigraphique
Les commentaires qui suivent s'appuient sur les schémas du livret-guide qui a été distribué aux participants à cette sortie SGN, la photographie annotée ci-jointe (Fig. 1) et les publications de Pierre Antoine, notamment Antoine (1990) ; les schémas inclus dans cette présentation sont repris et redistribués de la fig. 15 dans Antoine et al. (2011).
1) Mise en place de la séquence alluviale
Phase 1 - Début Glaciaire
Le façonnement du plancher et du talus crayeux supportant la séquence fluviale de Cagny-la-Garenne (nappe V du système de terrasses) se produit au début d'une phase glaciaire et s'explique par le déplacement latéral du système fluviatile en direction de sa rive droite (vers le Nord) puis son incision. Les conditions sont encore tempérées avec notamment la présence de restes de cervidés et de bovidés ainsi que des assemblages polliniques de type sylvo-steppe à la base de la séquence de bord externe de la Garenne. Cette étape est responsable de la mise en terrasse de la formation fluviatile appartenant au cycle précédent (nappe VI de Fréville sur le schéma de la figure 2A). La terrasse de Fréville domine ainsi la plaine alluviale (Fig. 2B), en bordure de laquelle s'inscrit le site de Cagny (en théorie car à Cagny, la Nappe altérée qui domine le talus crayeux est située + de 10 m au-dessus, au niveau de la Nappe de Renancourt). La migration de la rivière est expliquée par l'envahissement de la plaine alluviale par des dépôts de versant (particulièrement au niveau des confluences) mais surtout par une augmentation des débits liquides dans un contexte climatique de type tempéré continental où le couvert végétal est encore bien développé. La période d’incision est également placée durant le début de cette période à climat continental contrasté où les précipitations globalement plus abondantes se concentrent au moment des crues printanières (importance de la neige) et estivales (orages) très puissantes dans un contexte où des sols et un couvert végétal encore important limitent nettement les apports sédimentaires à partir des versants (augmentation de la capacité de transport de la rivière).
Les premiers dépôts visibles sur la coupe (Fig. 1, niveau 6) sont constitués des apports crayeux délivrés par le versant (cailloutis de silex hétérométriques riche en éléments crayeux, matrice sablo-limoneuse), interstratifiés progressivement avec des apports fluviatiles peu abondants (lentilles sableuses). L'influence fluviatile est encore peu sensible, avec une action prédominante de tri et de lavage des formations de versant ou la mise en place de limons de débordement marquant l'extension épisodique du plan d'eau. Cette séquence sédimentaire se met ainsi en place en position de lit majeur. Ces dépôts sont attribués au début du MIS12 (Elsterien).
Phase 2 - Pléniglaciaire
Les périodes d'alluvionnement grossier sont placées pendant les phases froides et humides du Pléniglaciaire où dominent les phénomènes d'érosion par gélifluxion et ruissellement. Les versants dénudés sont soumis aux processus périglaciaires et délivrent une masse considérable de matériaux grossiers (blocs de craie et de silex) remobilisés dans le fond de vallée par un système fluviatile organisé en tresses (Fig. 3). C'est d'ailleurs cet afflux de matériaux qui explique l'arrêt de la phase d'incision, diminuant la compétence des écoulements et contribuant également à un pavage du lit. Il faut imaginer une vallée occupée sur toute sa largeur, plusieurs centaines de mètres, par une multitude de barres sableuses et caillouteuses, enserrés entre des chenaux anastomosés peu profonds remobilisés vers l'aval lors des crues. Cette séquence est conservée au sommet de la séquence alluviale (Fig. 1, niveau 5 : cailloutis non calcaire, avec gros blocs de silex aux arêtes émoussées et nombreux galets stratifiés dans une abondante matrice de sables verts). Le colmatage grossier de la vallée s'accompagne de la mise en place des loess sur les versants, recouvrant les terrasses qui dominent la plaine alluviale.
Phase 3 - Interglaciaire
Les derniers dépôts de la séquence alluviale se réalisent en contexte tardiglaciaire à interglaciaire, c'est-à-dire en contexte tempéré continental puis plus nettement océanique. Ce sont des sables verts argileux avec horizon d'altération brunâtre dans la partie supérieure (Fig. 1, niveau 4). Ils marquent l'extension maximale du plan d'eau (crues), dans un contexte de stabilisation des versants fixés par la végétation et du fond de vallée qui voit les écoulements se concentrer dans quelques chenaux (ou un chenal unique) confinant l'essentiel de la sédimentation. Ce stade ultime du remblaiement de la plaine alluviale indique le passage progressif à un environnement terrestre et la formation de sols peu évolués de fond de vallée. Il correspond au bilan du MIS 11 (Holsteinien). Les apports de versant étant taris, l'origine des apports limoneux serait à rechercher dans la prise en charge de la fraction fine des dépôts graveleux issus de la phase pléniglaciaire précédente. Des tufs calcaires, nécessitant des eaux claires chargées en carbonates, sont parfois associés à ce dernier stade d'alluvionnement. En ce qui concerne la Nappe de la Garenne, ces tufs sont préservés à quelques kilomètres en aval dans la coupe d’Amiens / Saint-Acheul où ils ont livré un assemblage malacologique très riche en espèces forestières (faune à Lyrodiscus) typique de l’interglaciaire du Stade 11 dans le Bassin Parisien et le Sud de l’Angleterre (Limondin & Antoine, 2006).
2) Mise en place des séquences de versant
Une fois la nappe alluviale en place, le cycle suivant entraîne un nouveau déplacement des écoulements et une incision qui écarte définitivement le site de l'influence de la rivière (Fig. 5). Plusieurs types de dépôts se succèdent : des matériaux grossiers soliflués (graviers et "presle" calcaire) en lien avec une déstabilisation des versants ou encore des apports éoliens loessiques qui se mettent en place durant les phases froides puis sont altérés (pédogenèses) lors des phases de stabilisation interglaciaires, comme on peut l'observer sur le schéma de la figure 5A (terrasse de Fréville). Pour adapter ce modèle théorique au site de la Garenne, il faut faire intervenir un nouveau cycle qui, au Début Glaciaire, permet d'individualiser la nappe alluviale en une terrasse (Fig. 5B).
La succession des dépôts selon les cycles climatiques engendre le développement d'une succession de sols interglaciaires visualisés par les bandes brunes du schéma de la figure 6 (extrait de Antoine et al., 2015), au sommet de chaque séquence loessique (en jaune clair), avec en théorie un complexe de sols en moins d'une terrasse à l'autre plus récente (un cycle en moins).
Les différents horizons sont visibles et décrits sur la photographie (Fig. 1). Les niveaux d'altération que l'on observe sont la plupart du temps des racines d'horizon Bt (enrichis en argile) issus de sols bruns lessivés développés durant les interglaciaires. Les horizons supérieurs sont généralement tronqués par érosion lors de la phase glaciaire suivante, avant que ne se déposent les loess pléniglaciaires.
L'argile brun-chocolat suivant les déformations du paquet de "presle" solifluée, d'abord considéré par François Bordes comme un niveau d'argile à silex remanié, s'avère être le résultat (racine de Bt sur dépôt crayeux) d'un interglaciaire important (MIS 9). On observe également sur cette coupe le dédoublement des horizons de sol durant le stade 7, correspondant au Complexe de sols de Cagny, où un interstade plus froid détermine des apports de versant s'intercalant entre les phases de pédogenèse. On remarquera également durant le stade 6 (Saalien récent) des apports loessiques voyant se succéder un niveau de loess surmonté par un niveau incorporant des lits de granules de craie interstratifiés dans les limons éoliens. La fin de séquence est marquée par la présence d'un Bt polyphasé et tronqué mis en place lors de l'interglaciaire eemien (stade 5e). Lui succèdent des sols gris forestiers à steppiques apparaissant en grisé sur la photographie (Fig. 1). Ces horizons se sont mis en place durant les interstades à forêt continentale tempérée du Début Glaciaire (MIS 5c et 5a) puis au cours des épisodes steppiques marquant la transition MIS5a-MIS4. Enfin, un sol brun lessivé holocène clôt la séquence. D’une manière générale les enregistrements sont donc souvent lacunaires, tronqués à chaque cycle, et la reconstitution d'un schéma morpho-stratigraphique de valeur régionale suppose la mise en relation d'un nombre important de sites spécifiques contribuant au modèle.
Un dernier point concerne les occupations préhistoriques acheuléennes observées dans la nappe alluviale. Pierre Antoine précise que les conditions de site reconnues comme les plus favorables à la préservation des artéfacts correspondent au bord externe des terrasses, au pied des talus crayeux, dont les éboulis interstratifiés avec les premiers dépôts alluviaux les protègent de l'érosion. Egalement, les traces d'occupation en place peuvent être conservées dans les dernières phases d'alluvionnement fin (limons d'inondation) à condition de se trouver en position de lit majeur, à l'abri des écoulements. Enfin, la forte teneur en calcaire des dépôts est un facteur favorable à la préservation des ossements (faunes de grands mammifères).