I. — Introduction
La recherche nécessite parfois de mettre en perspective des éléments d'observation et/ou de raisonnement accumulés au fil du temps, mais dont les interactions n'ont jamais été l'objet d'une analyse critique. Les Annales de la SGN, destinées à un public de professionnels et d'amateurs de la géologie, constituent un lieu utile pour le faire et reformuler les questions en attente. C'est le cas ici pour le Cambrésis, un territoire dont l'emprise, en surface, est floue. Une lecture très détaillée de quatre cartes géologiques le couvrant à 1:50 000 (Le Cateau (Delattre & Mériaux, 1967), Cambrai (Celet & Charvet, 1968), Bohain- en-Vermandois (Celet & Monciardini, 1972), Péronne (Celet, 1978)) et une analyse critique des indications qu'elles portent conduit à proposer l'identification de nouvelles structures faillées dans la couverture méso-cénozoïque d'une part, et à questionner le lien structural entre l'Ardenne et l'Artois d'autre part. L'apparente continuité de la couverture méso-cénozoïque du nord au sud, d'est en ouest, de part et d'autre du Cambrésis ne démontre pas, de facto, la continuité structurale au niveau du socle paléozoïque. Sommé (1977) a proposé de différencier le relief des Plaines du Nord de la France et leur bordure entre un Haut-Pays et un Bas-Pays par la cote +80. De son côté, le système d'information géographique régional (SIGALE) a retenu la cote +50. Le second choix adoucit le contraste entre les deux ensembles, mais ne change pas les traits fondamentaux. Le site de la ville de Cambrai est bien au fond d'un angle obtus entre l'alignement des Collines d'Artois et du Boulonnais à l'ouest et la pointe occidentale du Massif Ardenno-Rhénan à l'est (Fig. 1A). Mais cela ne démontre pas qu'il y ait unité structurale, c'est-à-dire un comportement géomécanique homogène de l'Ardenne et de l'Artois au cours des temps géologiques.
Avertissement sémantique : cet article analyse des cartes géologiques publiques. Les nomenclatures stratigraphiques en usage sur ces cartes ne sont ni homogènes, ni à jour par rapport à l'évolution de la recherche. Nonobstant, dans cet article, j'utiliserai la terminologie indiquée sur les cartes en adjoignant, lorsque nécessaire, la désignation actuelle. Pour tout complément d'information, voir https://stratigraphy.org/chart.
II. — Les éléments du constat
1) Un passage stratégique depuis des millénaires
Tous les Français ont appris dès l'école primaire que le site du Cambrésis est un seuil reliant les Collines d'Artois au « massif ancien » de l'Ardenne, participant ainsi à la seule ligne de relief qui domine les plaines du nord (Fig. 1A). En tant que seuil, c'est un point bas relatif par où sont passées toutes les invasions historiques et préhistoriques, dans les deux sens, et par où passent encore de nos jours toutes les grandes voies de communication internationales (Fig. 1B) : route, rail, voie d'eau. De ce seuil rayonnent quatre cours d'eau majeurs à l'échelle régionale, l'Escaut, la Sambre, l'Oise et la Somme conférant au Cambrésis un rôle morphostructural à préciser.
Figure 1
Localisation et enjeux du Cambrésis. A - Le bassin-versant de l'Escaut est délimité au sud-est par le Massif Ardenno-Rhénan, que traversent le Rhin et la Meuse, et au sud-ouest par les collines d'Artois, parallèles aux fleuves côtiers, dont la Somme. (Fond de carte du CAUE-59). B – Cette disposition conditionne tous les habitats et les déplacements de toute la biodiversité, dont ceux des humains. Les voies d'eau naturelles ont été reliées par des canaux (trait double) ; l'autoroute (trait simple) et le rail (tiretés) empruntent le seuil du Cambrésis. Toutes les villes indiquées ont historiquement participé au développement des voies de communication : Am = Amiens, Ar = Arras, Bx = Bruxelles, Ca = Cambrai, Cd = Condé/l'Escaut, Co = Cologne, Do = Douai, Li = Lille, SQ = Saint-Quentin, To = Tournai, Va = Valenciennes.
Cambrésis location and stakes. A – The Scheld drainage basin is outlined with the Ardenne-Rhenish Massif southeastwards, and the Artois Hills southwestwards that are parallel to coastal rivers, among which is the Somme river. (Map background is from CAUE-59). B – This location determines all movings and housing for any living conditions, human people is one of them. Natural waterways are linked by canals (double line) ; highways (simple line) and railways (dashed line) run through Cambrésis. All quoted cities have historically participated to communication tracks. Abbreviations for cities are the same as here above in the French version.
A l'échelle de l'espèce humaine, déjà au Paléolithique, ce seuil a toujours placé le Cambrésis en position stratégique. Les voies romaines, sans doute surimposées à des voies plus anciennes mais mieux construites, sont encore identifiables dans le maillage actuel des voies de communication routière (Leman, 2010). Reliant Amiens à Cologne, la voie qui passe par Cambrai depuis le temps d'Auguste (-23 – 14 ap. J.C.) est jalonnée de fortins. Elle évite au maximum les zones humides et traverse les cours d'eau à gué, autant que possible. Pour pénétrer les abondantes zones humides, le plus facile était de remonter les cours d'eau, ce qu'ont fait les peuples nordiques attirés par le sud. Mais, pendant plusieurs siècles, il y a nécessairement eu une rupture de charge pour passer les plateaux crayeux et limoneux puis descendre vers Paris par l'Oise. A moins de creuser un canal. Entrepris en 1766 mais ouvert en 1810, le canal de Saint- Quentin relie l'Escaut à la Somme (Fig. 2), prolongé jusqu'à l'Oise par le canal Crozat, entre l'Oise et la Somme, lui-même entrepris en 1728 et terminé en 1776 (http://projetbabel.org/fluvial/rica_saint-quentin-canal.htm). Cette voie étant devenue trop étroite pour répondre aux besoins, le canal du Nord, plus large, plus profond et comportant moins d'écluses, a ensuite été construit non loin de là, entre 1913 et 1965. Bientôt, le canal Seine – Nord empruntera partiellement le tracé du précédent, les technologies modernes permettant la réalisation d'ouvrages d'art spectaculaires et la réduction drastique du nombre des écluses, tout en agrandissant encore la section utile.
2) Un territoire aux contours flous
Le Cambrésis n'est pas une entité géographique. Dans ses « cours de géographie physique du Nord de la France et de la Belgique », Gosselet (1898), natif de Cambrai, reconnaissait qu'il est difficile de vouloir circonscrire le Cambrésis dans le paysage. Il a retenu comme limites le cours de la Sensée au nord et celui de la Selle à l'est (Fig. 2) ; au sud « on peut prendre une ligne allant de la source de la Selle à celle de l'Escaut […]. La limite occidentale est tout aussi incertaine » écrit-il en proposant un alignement de deux ravins (Moeuvres, Trescault) et d'une ligne de hauteurs passant Epehy. Cette crête relative est franchie en tunnel entre Vendhuile et Riqueval par le canal de St-Quentin, à Yttres par le canal du Nord. Le canal Seine-Nord se substituera au second. Celet (1969) a inscrit ses nombreux travaux cartographiques locaux dans cette définition. Gamblin (1959) a choisi l'opposition entre le paysage de champs ouverts (openfield des géographes) du Cambrésis et le paysage bocager de la Thiérache. En première approximation, les paysages du Cambrésis, à haute valeur agronomique, sont de vastes espaces ouverts et secs, formés de craie recouverte d'une couche de limons plutôt épaisse, pouvant localement atteindre 20 m. Les paysages de la Thiérache sont dominés par des prairies plus ou moins humides, limitées par des haies et des restes de forêts, développées sur des placages résiduels de sables et argiles dits landéniens, du nom dont sont désignés les dépôts marins et continentaux datés du Paléocène – Eocène (Sommé, 1977).
Figure 2
Carte topographique simplifiée (cotes 50, 100, 130 et 150=; redessinée à partir des cartes IGN à 1 : 100 000; Bc = Bouchain, Bo = Bohain, Bu= Busigny, Ca = Cambrai, Cr = Crèvecoeur, Ep = Epehy Epi = Épinoy, Fo = Fonsomme, Gz = Gouzeaucourt, Ha = Havrincourt, Hl = Holnon, Ho = Honnecourt, Ls = Lesdin, Ma = Marcoing, Me = Mennevret, Pr = Prémont, Ro = Roisel, Se = Seboncourt, Tr = Trescault, Va = Valenciennes, Vd = Vandencourt, Ve = Vendhuile, Wa = Wassigny, Yt = Yttres.
Simplified topographic map (elevations 50, 100, 130, 150) redrawn from National Geographic Institute maps on the scale 1 : 100 000. Abbreviations for cities are the same as here above in the French version.
3) Une couverture méso-cénozoïque très différenciée
Le profil géophysique ECORS-Nord de la France (Raoult, 1987, Cazes & Torreilles, 1988) a relié le sud du bassin houiller, depuis le nord de Cambrai, à la région de Dreux vers le sud-ouest (Fig. 3), pour examiner la structure interne de la croûte terrestre, soit plus de 50 km d'épaisseur. Ce tracé a été choisi pour s'appuyer sur une dizaine de sondages profonds pré-existants, dont deux à proximité de Cambrai : les sondages de Gouzeaucourt (3711 m) et d'Epinoy (3952 m). De l'extrémité nord jusqu'à la Somme, ce profil montre une couverture méso-cénozoïque mince, très incomplète et s'épaississant progressivement vers le sud-ouest sans atteindre les 1000 m. A l'échelle du profil géophysique, le réflecteur interprété comme toit du socle paléozoïque ne marque aucune forme de seuil, alors que, plus au sud, plusieurs failles très redressées sont nettement caractérisées. La platitude de ce réflecteur sous le Cambrésis suggère que si un système faillé devait avoir provoqué un décalage, celui-ci serait inférieur au pouvoir de résolution du profil, soit quelques dizaines de mètres au plus. Une mince nappe de Jurassique moyen à supérieur ne dépasse pas l'Authie à l'ouest (Fig. 2 ; Celet, 1969) mais a été traversée dans le sondage de Gouzeaucourt (Celet & Charvet, 1968). Puis une autre mince nappe s'étend progressivement de l'Albien au Turonien, en discordance sur le Jurassique puis directement sur le socle paléozoïque, recouvrant l'un après l'autre des blocs séparés par des failles (Colbeaux et al., 1977). Puis les dépôts crayeux s'accumulent durant toute la période que désignait autrefois le terme « Sénonien » : Coniacien, Santonien et Campanien ont été identifiés et notés en tant que tels sur certaines cartes géologiques. Seul le Maastrichtien n'est pas connu sur cette partie du territoire français (Robaszynski, 1987). L'épaisseur maximale du Crétacé supérieur n'atteint pas les 300 m en Picardie et à peine 190 m sur le bassin houiller.
En 1991, à l'occasion d'une étude commandée par l'Agence de l'Eau Artois-Picardie dont le résultat ne pouvait être publié à l'époque, j'ai eu l'occasion d'analyser plus d'un millier de dossiers originaux de forages et ouvrages souterrains, déposés au BRGM (banque de données du sous-sol), concernant les feuilles de Béthune, Carvin et leur périphérie. La méthode développée avait été le tracé d'isobathes (toit du Paléozoïque, toit du Crétacé inférieur, toit du Turonien moyen, toit du « Sénonien » (Coniacien-Santonien)) et des isopaques des tranches de terrains délimitées par ces surfaces. En substance ce travail mettait en évidence que la transgression du Crétacé supérieur s'est faite dans un contexte distensif : deux familles de failles synsédimentaires (N110 à N130 pour la famille dominante, N035 à N050 pour la subsidiaire), délimitaient des blocs différenciés par leur composition (faciès et puissances). Les contrastes les plus marqués de cette distension étaient observables au niveau des terrains attribués au Turonien ; la plupart des couloirs faillés (largeur de quelques dizaines à quelques centaines de mètres) s'atténuaient vers le haut, jusqu'à disparaître avant le toit du « Sénonien », pour la plupart. De sorte que la première transgression cénozoïque a dû se faire sur une surface mollement bosselée, débitée en blocs dont les arêtes étaient émoussées par l'érosion fini-crétacée. Ce travail a ensuite été repris avec une méthodologie numérique, étendu à l'ensemble de la région Nord – Pas-de-Calais, et couplé avec une analyse actualisée des profils sismiques disponibles (Minguely, 2007). Le retraitement des profils sismiques a, entre autres, illustré la liaison de certaines failles internes au socle paléozoïque avec celles de la couverture crétacée, confirmant une intuition de Gosselet (1908), reprise ultérieurement par Bouroz (1956).
A l'est de l'Oise et au sud de l'Ardenne, l'accumulation sédimentaire méso-cénozoïque, attestée par les isopaques reportées sur la carte géologique à 1:1 000 000 (Fig.3) témoigne d'une subsidence marquée dès le début du Jurassique. En l'absence de faille caractérisée à l'échelle de la carte, il est préférable de parler de flexure sud-ardennaise. Ce qui n'empêche pas d'identifier de nombreuses petites failles synsédimentaires à l'échelle de l'affleurement le long de la bordure sud-ardennaise (Meilliez, 1989).
Figure 3
Extrait de la carte géologique de la France à 1 : 1 000 000 (source : http://infoterre.brgm.fr/). Quatre quadrants géologiquement bien différenciés sont séparés par les Collines d'Artois, la vallée du haut Escaut, la flexure sud-ardennaise, une ligne parallèle à la vallée de l'Oise mais positionnée une dizaine de kilomètres à l'ouest. La tâche claire couvre le Cambrésis tel que délimité par Gosselet (1898). Bo = Bohain, Ca = Cambrai, SQ = Saint-Quentin.
Extracted from the France geological map on the scale 1 : 1 000 000 (source : http://infoterre.brgm.fr/). Four quadrants are differentiated according to geology. They are separated by the Collines d'Artois, the uphill Scheld valley, the south-Ardenne flexure and a line parallel to the Oise valley, a few kilometers farther west. Cambresis, as outlined by Gosselet (1898) is located with a pale patch.
Le passage du Mésozoïque au Cénozoïque est marqué d'un événement géotectonique, effet distant des interactions entre l'ouverture de l'Atlantique nord d'une part, et l'affrontement des plaques africaine et eurasiatique responsables des orogenèses alpine et pyrénéenne d'autre part. Ses conséquences régionales en Europe du nord-ouest ne sont pas encore bien identifiées autrement que par une émersion généralisée et une inversion tectonique (distension à compression), conduisant à la fermeture de bassins sédimentaires (exemple en Mer du Nord : Huyghe & Mugnier, 1995). Les variations eustatiques globales, à la même époque, amplifient l'émersion par une baisse générale du niveau marin à la fin du Crétacé. Il s'ensuit que, dans le nord de la France, la transgression du Paléocène se fait sur une surface crayeuse plus ou moins fortement corrodée et érodée, conséquence de son exhumation temporaire. Même si le profil géophysique ECORS n'est pas assez précis pour révéler une déformation du socle, il y a eu une déformation régionale. D'un côté, les dépôts transgressifs sont discordants à l'échelle cartographique sur divers niveaux du Crétacé supérieur (Fig.4). De l'autre côté, les dépôts du cycle Thanétien différent entre le nord et le sud d'un seuil qui commence peut-être à s'esquisser : la série observée à Holnon, près de Saint-Quentin (Fig.2), est clairement d'affinité « Bassin de Paris », tandis que, une quinzaine de kilomètres plus au nord la série landénienne (âge Thanétien) est celle qui, dès le Cambrésis (Leriche, 1923), caractérise en se déclinant localement, l'ensemble du Bas-Pays (Sommé, 1977). En même temps, au sud des futures Collines d'Artois et à l'ouest de l'Oise le « môle Bray-Artois » module la sédimentation des depôts thanétiens à yprésiens (Dupuis, 1979 ; Dupuis et al., 1984). Les dépôts d'âge Yprésien encore observables au nord (Monts de Flandres, Mons-en-Pévèle) ne se retrouvent dans le Cambrésis que sous forme de grès à nummulites, remaniés dans le manteau des formations superficielles. Les cycles eustatiques de l'Eocène ont ennoyé la partie occidentale de l'Ardenne (Grimberieux et al., 1995), façonnant une morphologie probablement très mature, sur laquelle un réseau hydrographique a dû s'élaborer, mais dont il est très improbable aujourd'hui de déceler la géométrie (Demoulin, 1995a).
Figure 4
Schéma conceptuel de la superposition des dépôts sédimentaires d'âge crétacé à éocène. Les dépôts plus récents ne sont pas représentés. Les épaisseurs n'ont donc aucune signification.
Conceptual sketch of sedimentary deposits piling up from Cretaceous through Eocene. More recent deposits are not represented. Thicknesses are out of significance.
4) La longue période d'érosion, corrosion, et l'installation du réseau hydrographique
L'Oligocène amène un changement radical. A l'échelle continentale, le rift ouest-européen s'individualise à la faveur d'intumescences mantelliques à la base de la lithosphère, dont celle caractérisée sous le Massif Rhénan et l'Eifel (Fuchs et al., 1983). Jointe à la montée eustatique générale de l'Oligocène, il s'ensuit une inondation marine venue du nord, sur le territoire qui supporte aujourd'hui le système alluvial du Rhin inférieur (Fig.1A). Le sud et le sud-ouest de l'Ardenne sont épargnés, toujours soumis à l'érosion atmosphérique. Cette période à climat tropical érode et/ou altère profondément tous les terrains affleurants : le paléozoïque ardennais (Voisin, 1981) comme les dépôts d'âge éocènes. Durant cette période, les sables et argiles cénozoïques couvrant le môle Artois-Bray, le Cambrésis et la bordure méridionale de l'Ardenne sont démantelés et ne laissent que des buttes résiduelles (Fig.3). La karstification des craies, connue de longue date (Leriche, 1909a et b) s'est poursuivie, comme en témoignent de nombreux affleurements montrant une invagination des premiers dépôts paléocènes dans les poches de dissolution (exemple, parmi beaucoup d'autres, de Richez et Bonte, 1953).
Le retrait de la mer dès la fin de l'Oligocène est imputable à la fois à une baisse eustatique générale et à un épisode de surrection du Massif Ardenno-Rhénan (Voisin, 1981 ; Meyer et al., 1983 ; Demoulin, 1995b). Ce dernier auteur a évalué à 175 m la baisse eustatique post-Oligocène. Il a aussi estimé que l'Ardenne centrale et l'Eifel d'une part, le plateau de Rocroi d'autre part se trouvaient respectivement au début de l'Oligocène à une altitude de l'ordre de 0 à 50 m pour le premier, 25 à 50 m pour le second, et que le soulèvement post-Oligocène a été de 375 m pour le premier et de l'ordre de 150 à 175 m pour le second. Le réseau hydrographique qui se met en place après l'Oligocène est conséquent par rapport au rivage marin qui s'éloigne (discussions in Grimbérieux et al., 1995). L'abaissement du niveau de base régional a provoqué l'incision de ce réseau hydrographique. Il a d'abord traversé les derniers sédiments déposés, puis a entamé le socle sous-jacent : c'est le processus de surimposition. Mais le soulèvement ardenno-rhénan a ajouté le processus d'antécédence (La Vallée Poussin, 1875) dès lors que le déséquilibre induit dans le profil longitudinal des cours d'eau a amplifié l'érosion. Dans le détail, chaque cours d'eau a évolué localement en s'adaptant aux éléments structuraux propres à chaque tronçon (Voisin, 1981). Toutefois tous les auteurs s'accordent à reconnaître l'inadaptation d'ensemble de la géométrie du réseau hydrographique régional par rapport aux terrains sur lesquels il coule actuellement. Sommé (1977) a fait la même remarque pour l'ensemble des plaines du nord de la France. Le résultat probable de ces évolutions locales est un troisième processus susceptible d'avoir contribué au réseau hydrographique actuel : c'est le processus de capture, invoqué par Briquet (1908) pour rendre compte des relations entre Sambre et Oise. Les auteurs ne se sont pas encore accordés sur les contributions relatives des trois processus, notamment parce que ces contributions peuvent varier localement dans le temps. Parmi les schémas proposés il en est un qui évoque une Meuse lorraine rejoignant le bassin de l'Oise, tandis qu'un autre suggère un déversement vers la Sambre via la Petite Helpe (voir discussions in Grimbérieux et al., 1995). Dans l'un comme dans l'autre cas, le Cambrésis a joué un rôle de seuil prolongeant entre la Sambre et l'Oise actuelles la ligne de faîte du dôme ardennais, ainsi que l'avait déjà souligné Cayeux (1890). Il y a donc cohérence entre l'individualisation de ce seuil, marquée par la courbure de la base des terrains cénozoïques, et la période d'érosion/corrosion subie par ces dépôts et leur substrat crétacé. La durée de cette période sans témoin identifié est de l'ordre de 30 millions d'années, soit un peu moins qu'entre l'émersion de la fin du Crétacé et le début de cette période.
Les dépôts dits superficiels des cartes géologiques rassemblent, sans toujours les différencier : des colluvions sur les pentes, des alluvions en fonds de vallées, et, dans cette partie de l'Europe du nord-ouest, des limons dans lesquels il faut encore distinguer les dépôts éoliens de dépôts issus du lessivage des terrains affleurant (Sommé, 1977). Les quatre cartes examinées ici sont très largement couvertes de « dépôts superficiels ». De nombreux travaux en ont décrits la composition localité par localité, en essayant de dégager des informations à portée régionale sur l'évolution des paysages et, par conséquent sur la mobilité tectonique relative intraplaque (citons entre autres : Gosselet, 1898 ; Leriche, 1909a, 1923 ; Sommé, 1977). La période plio-pléistocène est marquée par plusieurs épisodes glaciaires, entrecoupés d'épisodes tempérés à chauds (parmi les auteurs les plus récents citons Sommé, 1977 ; Van Vliet- Lanoë, 2005). L'englacement est un processus qui immobilise de l'eau et provoque donc une baisse du niveau marin mondial et, par conséquent, du niveau de base des fleuves, ce qui induit une reprise d'érosion, et donc un incrément d'incision des vallées. Un épisode de réchauffement, au contraire, provoque une remontée du niveau marin, donc du niveau de base, ce qui induit un comblement des vallées en remontant vers l'amont. L'alternance glaciaire/interglaciaire s'exprime donc, en milieu continental par des terrasses alluviales qui se sont emboîtées tant que le niveau marin baissait. C'est ce qu'illustre le travail réalisé sur les terrasses de la Somme pour le Plio-Quaternaire (Antoine et al., 2007). Dans ce contexte le Cambrésis semble n'avoir gardé aucun témoin de dépôt plus ancien que la partie supérieure du Pléistocène moyen, c'est-à-dire depuis moins de 400 000 ans (Sommé, 1977 ; Deschodt, 2015). Récemment (Antoine et al., 2014), les fouilles préventives au passage du futur canal Seine – Nord sur le site archéologique d'Havrincourt (Fig.2) ont apporté de précieuses informations. Le substratum crayeux corrodé a été recouvert d'un limon loessique contenant un niveau archéologique. Dans les dépôts qui le recouvrent, le contenu et son évolution ont permis d'y reconnaître un sol attribué à l'Éémien (entre 140 000 et 125 000 ans). Puis, après un long hiatus, depuis 70 000 ans jusque la fin du Pléistocène se succèdent divers dépôts de limons, éoliens ou colluviaux, contemporains d'épisodes glaciaires intenses marqués par plusieurs générations de fentes de cryoturbation, mobilisant ici ou là toute la couverture jusqu'à la tête de la craie. L'Holocène est enregistré dans environ 0,25 m de dépôts limoneux. Si le réseau hydrographique actuel n'a pas déblayé entièrement toutes ces formations meubles (près de 8 m à Havrincourt, mais une épaisseur totale pouvant atteindre 20 m à la transition entre le Haut et le Bas-Pays selon Sommé (1977)), c'est que le soulèvement post-Oligocène auquel a été soumis le Cambrésis est resté modéré. Il n'en demeure pas moins que la disposition radiale des écoulements autour du triangle Wassigny – Bohain – Busigny (Fig.2) atteste d'un comportement structuralement solidaire entre l'Ardenne et le Cambrésis.
5) Un territoire convexe et karstifié pour un enjeu régional : la ressource en eau
A la pointe occidentale de ce triangle, le site du village d'Epehy, point culminant du seuil du Cambrésis (132 m), marque le pivot avec les Collines d'Artois dont le réseau hydrographique est indépendant de celui du Cambrésis. Au sud-est le cours supérieur de l'Oise descend de l'Ardenne (massif de Rocroi, secteur de Chimay) et oblique brutalement vers le sud-ouest dans une vallée large, quasi rectiligne jusque sa confluence avec la Seine. Vers le nord-est, en amont, cette vallée est prolongée par un affluent de rive droite, le Noirieux, qui reçoit lui-même en rive droite un petit affluent appelé l'Ancienne Sambre. Une capture progressive des affluents les plus en amont de la Sambre par l'Oise a été argumentée (Briquet, 1908), mais en référence au concept davisien d'érosion régressive qui serait à ré-évaluer ici. Au nord d'une très modeste ligne de partage des eaux portant le village de Oisy, la Sambre proprement dite descend vers l'ouest et, dans le prolongement de la vallée de l'Oise, tourne vers le nord pour circonscrire les affleurements paléozoïques de l'Ardenne. Au sud, de très courts affluents locaux viennent alimenter l'Oise en rive droite. Depuis Vandencourt (confluence du Noirieux avec l'Oise) une canalisation en grande partie souterraine franchit la bosse portant le village d'Aisonville-et-Bernaville, et vient rejoindre la source de la Somme à Fonsomme. Ce conduit hydraulique souterrain a été percé en 1826 pour soutenir l'étiage du canal de Saint-Quentin depuis le Noirieux (cote 94) jusqu'à Lesdins où il rejoint la vallée de la Somme (cote 84). A l'ouest et au nord-ouest, entre la Somme et la Sambre, c'est l'Escaut et ses affluents de rive droite qui drainent le paysage, par de nombreuses vallées sèches. Aujourd'hui la source officielle de l'Escaut, captée et aménagée, est localisée sur la commune de Gouy à proximité de l'ancienne abbaye de Mont-Saint-Martin. Mais la source réelle est localisée sur la commune de Mennevret, à près de 40 km en amont, au bout d'une vallée sèche très bien marquée dans le paysage, connue sous le nom de Canal des Torrents. En contrebas de Prémont, l'Escaut reçoit en rive droite le Riot de la Ville. Long de 22 km, celui-ci descend de Busigny en coulant d'abord vers le nord puis, après un coude brutal, vers le sud-ouest, direction qui se prolonge sur plus de 7 km au-delà de sa confluence avec le lit sec de l'Escaut. Tous les auteurs ont observé la localisation de nombreuses sources épisodiques à la base des sables qui couronnent les buttes topographiques, au contact avec une couche argileuse plancher (Fig. 5). Toutes les sources historiquement connues jalonnent ce contact sable sur argile, même s'il est, en de nombreux endroits, masqué par les dépôts superficiels. Lorsque les précipitations sont abondantes, ces sources produisent davantage et sont drainées par les vallées sèches où l'eau est absorbée. Ce n'est qu'à la suite de pluies très abondantes (en durée plutôt qu'en intensité) que certains tronçons peuvent se trouver épisodiquement en eau. L'organisation du réseau karstique révèle les réseaux de fractures (diaclases, failles) qui affectent les diverses couches du Crétacé supérieur ; le réglage géomorphologique des vallées et vallons sur ces fractures est bien connu sur l'ensemble Artois-Picardie- Cambrésis (Delay et al., 1992 ; Bonnet et al., 1996 ; Maqsoud et al., 1996). Or, les terrains de couverture sont sensiblement ployés en antiforme, certes très ouverte puisque cette courbure n'est pas détectable sur le profil ECORS-NdF (voir plus haut). Mais située à l'extrados d'une courbure, aussi faible soit-elle, une roche très fragile comme la craie se casse très facilement en extension. Ce qui contribue à expliquer la concentration des phénomènes karstiques observés sur les points hauts de l'Artois, de la Picardie et du Cambrésis.
Figure 5
Coupe géologique schématique (hors échelle) pour illustrer la localisation des nappes d'eau dans les sables landéniens (âge Paléocène) et dans la craie (Turonien supérieur, Coniacien-Santonien). Le débit des sources est assujetti à leur localisation et à la densité des précipitations. De même pour l'alimentation du canal de Saint-Quentin.
Sketched geological cross-section (out of scale) in order to locate watertables within landen sands (Paleocene in age) and chalk (Upper-Turonian to Coniacian-Santonian). Waterflow depends on location and rain intensity. Idem for the Saint-Quentin canal.
Aujourd'hui, dans le contexte médiatique qui attribue au réchauffement climatique nombre de dysfonctionnements, une inquiétude vive se répand face à la difficulté de plus en plus grande pour les agriculteurs et les habitants à obtenir une eau potable en quantité suffisante à leurs besoins. Ce n'est pas le lieu, dans cet article, d'en discuter en détail. Toutefois il faut rappeler simplement qu'aujourd'hui plusieurs faits convergent pour constater et rendre compte de cette raréfaction ressentie (Meilliez et al., 2015) : l'accroissement des consommations par rapport aux précipitations, l'accroissement des ruissellements (urbanisme, collecte d'eaux pluviales) par rapport aux infiltrations, à quoi s'ajoute une forte irrégularité dans la répartition annuelle des précipitations, caractéristique des zones climatiques tempérées. S'il y a tendance à la réduction des précipitations, sur ce territoire nous n'avons pas encore le recul nécessaire pour valider une évolution naturelle qui devrait se juger à l'échelle du millénaire pour entraîner des effets géologiquement significatifs (J.M. Golynski, comm. pers., 2014).
6) Un profil en long de l'Escaut très tendu
Le profil en long d'un cours d'eau est généralement concave. Dans le détail les ruptures de pente liées à une résistance différentielle des terrains à l'érosion par un courant d'eau devraient être perceptibles, modulées par le pendage des couches. Dans la succession des terrains incisés (Fig.4) les sables cénozoïques sont meubles, la couche e2a est discontinue et fragile, les craies sont également fragiles et fissurées. Seule la couche des marnes à Terebratulina rigida (Turonien moyen = c3b) est relativement plus résistante à l'érosion que les couches qui l'encadrent. De plus, elle présente une extension continue et sur une épaisseur significative pour constituer un niveau remarquable, largement identifié directement (affleurements, forages, puits), notamment parce qu'il constitue le plancher d'un aquifère local (Celet, 1956, 1969). Cette couche nous servira donc aussi de marqueur structural.
Figure 6
Profil en long de l'Escaut depuis les sources sèches jusqu'à l'entrée à Valenciennes. L'exagération verticale est de 500. Les tiretés qui relient les failles de part et d'autre de Gouy sont dus au fait que cette faille, a priori plane, coupe deux fois le cours de l'Escaut. Les flèches verticales en pointillés localisent les sondages utilisés (source : Banque de Données du Sous-sol, http://infoterre.brgm.fr/).
Stream profile along the Scheld river, from up-hill dry sources to down-stream Valenciennes entrance. The dashed line around Gouy area is a plane fault which cuts the Scheld valley across twice. Vertical enhancement is 500. Dashed vertical arrows locate the used drillings.
Le profil en long de l'Escaut a été construit à partir du géoportail de l'IGN (Institut Géographique National : https://www.geoportail.gouv.fr), en mesurant la longueur des tronçons linéaires dans l'axe de la vallée. Le travail a été mené depuis les sources (Mennevret, Busigny) jusqu'au pont de l'autoroute A2 à l'entrée de Valenciennes. L'objectif était de suivre, sous la topographie, l'allure de la couche-repère c3b. Les quatre cartes géologiques examinées ici font état de plusieurs sondages l'ayant traversé. Leur contenu a été consulté dans la base de données InfoTerre (http://infoterre.brgm.fr), accessible au titre de la mission de service public du BRGM (Bureau de Recherches Géologiques et Minières). Les informations qui figurent dans cette base sont issues d'archives récentes et anciennes, déposées par les opérateurs auprès du BRGM. Les données originales sont encodées pour entrer dans une nomenclature reconnue par l'usage et la communauté scientifique. L'opérateur de l'encodage a donc interprété les données d'origine en référence à une norme actuelle dont ne disposaient pas les opérateurs des sondages. L'information est donc relative. Le résultat de ce travail n'est pas une coupe géologique au sens strict dès lors qu'elle n'est pas rectiligne mais suit le cours d'eau principal. Par ailleurs la très forte exagération verticale fausse toutes les relations angulaires et les valeurs réelles des pendages. Elle est toutefois nécessaire pour faire ressortir les variations morphologiques dont la cause sera discutée : lithologie, tectonique, ou une combinaison des deux. Le profil obtenu (Fig.6) n'est pas vraiment conforme au profil concave que théoriquement on pouvait attendre. La discussion est organisée selon trois tronçons : une partie convexe à l'amont, une partie ondulante autour d'un tracé rectiligne an centre, une partie concave en aval.
a) De la source fantôme à la source officielle (Fig. 6, Fig. 2)
Tous les auteurs anciens ont décrit des sources jalonnant la base des buttes sableuses résiduelles (Fig. 5). Dans le niveau e2a, l'Argile de Clary constitue un plancher local pour des nappes qui alimentent des sources en fonction des variations de précipitations. Pour les deux cours d'eau, le profil concave vers le haut est conforme à la théorie dans son passage des terrains landéniens à la craie. Les émergences qui alimentent le Riot de la Ville autour de Busigny sont un peu plus élevées que celles qui alimentent l'Escaut en aval de Mennevret. La plupart des filets d'eau se perdent dans les colluvions qui tapissent les vallons secs et dans la craie sous-jacente. Au sud-ouest de Bohain, le fond du Canal des Torrents est quasi plat, de même qu'en aval de Maretz pour le Riot de la Ville. Mais peu avant leur confluence les deux profils deviennent convexes. Sortis des sables de l'unité e2a, les lits incisent la craie blanche de la base du « Sénonien » (Coniacien, Santonien dans le Cambrésis). En aval de la convexité, ils atteignent la couche sous-jacente (c3c-d), jusqu'à l'émergence actuelle à Mont-Saint-Martin. On pourrait croire que le changement de couche, et donc de lithologie suffise à rendre compte de cette rupture de pente convexe. Mais la lecture des forages indiqués sur la carte révèle une discontinuité profonde, pour chacun des deux profils. Tout se passe comme si une faille normale décalait le contact entre craie blanche c4-5 et craie grise c3c-d. Par ailleurs, les informations enregistrées dans la Banque de Données du Sous-Sol (http://infoterre.brgm.fr/) permettent de considérer que l'unité c3c-d change d'épaisseur, est plus épaisse en aval qu'en amont par rapport à la faille supposée, sur chacun des deux profils.
b) De la source officielle à la sortie du Haut-Pays (Fig. 6, Fig.2)
Selon la carte géologique (Celet & Monciardini, 1972), la source aménagée de Mont Saint-Martin sort au contact de la craie blanche c4-5 avec la craie grise c3c-d. Pour rendre compte des changements successifs des couches formant le fond du lit entre Gouy et Honnecourt, il est nécessaire de représenter de façon ondulée ce contact entre la craie blanche c4-5 et la craie grise c3c-d. L'épaisseur de la craie grise est du même ordre que du côté de Prémont, en aval de la faille supposée précédente. Les cartes de Bohain (Celet & Monciardini, 1972) et Cambrai (Celet & Charvet, 1968) différencient bien la craie grise (c3d) de la craie blanche à silex (c3c) sous-jacente. Un sondage, positionné sur la hauteur du village de Gouy, étaye cette distinction. Entre Gouy et Crévecoeur le lit de l'Escaut incise nettement la couche c3c qui forme un anticlinal bien marqué. La structure dessinée ici est bien argumentée par plusieurs autres forages que ceux figurés sur la coupe (Villers-Guislain, Bantouzelle, …). Le dessin ne peut pas être considéré comme représentatif de la réalité, eu égard aux effets de non-linéarité de la coupe et de l'exagération d'échelle. Mais il localise des variations structurales bien réelles à prendre en compte pour justifier le profil en long très tendu dans ce secteur. Notamment, il est nécessaire d'avoir recours à une autre faille profonde, analogue à celle figurée dans le tronçon précédent à Prémont. Il peut s'agir de la faille dessinée sur la carte de Cambrai (Celet & Charvet, 1968), qui fait remonter, en rive droite de l'Escaut, la couche c3b à proximité de l'abbaye de Vaucelles, observation déjà relevée par Leriche (1909b).
c) Le Bas-Pays entre l'amont de Cambrai et Valenciennes (Fig. 6, Fig. 2)
Entre Honnecourt et Crévecoeur la vallée de l'Escaut dessine une courbe convexe vers l'ouest. La succession des couches rencontrées en descendant le long du cours d'eau est celle d'une structure antiforme, dont le cœur amène à l'affleurement la craie blanche à silex du Turonien (c3c). La structure antiforme est corroborée par plusieurs sondages le long du lit majeur du fleuve : un à Honnecourt et trois à Banteux. Les marnes du Turonien moyen (c3b) sont à très faible profondeur. Confortant l'interprétation de Leriche (1909b), Celet & Charvet (1968) ont décelé une faille abaissant le compartiment ouest pour rendre compte d'un décalage vertical à l'affleurement du contact entre craie grise (c3d) et craie blanche à silex (c3c), et en profondeur des isobathes du toit des marnes (c3b). Cette faille serait inverse si l'on se fie à la coupe discutée ici. De Crévecœur à Marcoing, le cours de l'Escaut dessine la barre médiane d'une baïonnette, prolongée par une vallée en rive droite à Crévecœur, et une vallée en rive gauche à Marcoing (Fig. 2). L'ensemble constitue une dépression imperceptible sur le profil en long (Fig. 6), mais remarquable par ses dimensions : mesurée au niveau de la cote 100, la largeur atteint les 3 km dans le tronçon central ; estimée par rapport à la cote 100, la profondeur atteint 45 m dans la partie centrale et s'atténue à l'est de Crévecœur et à l'ouest de Marcoing. Le flanc nord de cette dépression laisse largement affleurer la craie blanche « sénonienne » (c4-5) et, en pied de pente la craie grise turonienne (c3d) ; toutefois, à la précision de la carte près, le contact entre les deux est représenté plus bas au sud qu'au nord du fond de vallée. Le flanc sud est partout drainé par un système de cours d'eau à peu près rectilignes ayant incisé toute la couverture limoneuse et une partie de la craie blanche « sénonienne » (c4-5). La carte géologique affiche donc une dissymétrie de la répartition des affleurements, consécutive à la présence de ces cours d'eau subsidiaires au sud, absents au nord. Hors des vallons subsidiaires, les deux versants ont à peu près la même pente, mesurée à partir de la cote 100, prise comme niveau de passage du versant au plateau. De là l'idée que la dissymétrie n'est due qu'à l'intensité de l'incision, différenciée entre les versants. Des placages résiduels d'alluvions anciennes (Fy des cartes géologiques) sont indiqués sur le versant sud de cette dépression linéaire, uniquement dans la zone centrale. Deux schémas décomposent les éléments d'un scénario possible pour rendre compte de cette dépression :
Fig. 7A : le territoire a subi une déformation associant un basculement vers le nord et l'émergence d'une faille ;
Fig. 7B : le processus ci-dessus, opérant de façon itérative, favorise le ruissellement vers le nord et l'accumulation corrélative de sédiments sur le versant sud.
En aval de Marcoing, le profil en long (Fig. 6) est faiblement ondulé au-dessus d'une structure géologique apparemment tranquille. Toutefois la courbure synforme des couches géologiques pourrait n'être qu'un artefact dû au changement de direction de l'Escaut par rapport à la structure géologique régionale. En effet, de l'amont de Cambrai jusqu'à Valenciennes, l'Escaut coule quasiment parallèlement à la direction générale des couches, faiblement inclinées vers l'ouest-nord-ouest.
Figure 7
Schémas pour rendre compte d'une possible évolution de la vallée entre Crévecœur et Marcoing. A – Une déformation régionale se traduit par une composante de basculement et l'émergence d'une faille d'extension, sans préjuger de l'ordre de succession ; B – Le ruissellement sur le compartiment sud abandonne des alluvions dans la vallée. Les étapes 1 à 3 marquent des itérations accompagnant la reprise d'incision du réseau hydrographique. Le dépôt Fy est une terrasse témoin d'un épisode antérieur.
Sketches for accounting of a likely evolution of the valley between Crévecœur and Marcoing. A – A regional deformation gives rise to tilting and a normal fault, whatever the arrangement between the two components ; B – Flowing downstream over the southern part makes sediments to settle onto the valley. Numbers 1 to 3 indicates what happen as the hydrographic network further incises. Fy stock is a witness of a previous deposit.
III. — Discussion et axes de recherche
Cet article a pour but de mettre en perspective de nombreux travaux anciens, sans ambition d'exhaustivité, et de les confronter à des observations et connaissances acquises plus récemment. Il ne résout pas toutes les questions qu'il formule, mais s'efforce d'ébaucher une trame de recherche pour progresser. Ainsi les constats précédents sont-ils discutés en fonction de trois faits qui méritent d'être étudiés de façon approfondie, sources de questionnement.
1) Le seuil morphologique du Cambrésis est superposé à une structure antiforme formant la pointe occidentale de l'Ardenne
Cette proposition peut sembler un truisme : que la morphologie soit conforme à la structure géologique révélée par l'érosion, localement modulée par les lithologies affleurantes, paraît une évidence. La réalité est nettement plus complexe. L'hypothèse présuppose que la série sédimentaire du Crétacé supérieur, transgressive sur le socle paléozoïque, ait recouvert une surface fortement aplanie, puis que le tout ait été ployé, puis soumis à un nouvel aplanissement sur la surface duquel se serait implanté le réseau de l'Escaut. La quasi planéité du toit du socle paléozoïque sur le profil ECORS oblige à admettre que le ploiement supposé eût été au mieux de faible amplitude. Ce à quoi on peut objecter que le profil ECORS passe par les sondages d'Epinoy et de Gouzeaucourt, juste à l'extérieur du bombement topographique que forme le seuil du Cambrésis (Fig. 2). Si l'hypothèse d'un ploiement incluant le toit du Paléozoïque devait être maintenue, elle obligerait à identifier une discontinuité structurale entre l'Artois et l'Ardenne au niveau du socle. Aucun élément objectif actuellement disponible ne permet d'en discuter. En revanche, la Figure 3 montre clairement que c'est entre Bohain et Saint-Quentin que le Crétacé est complètement dégagé par l'érosion et non à l'aplomb du Cambrésis. Au cours du Paléocène-Eocène c'est cette ligne de faîte qui sépare les faciès de type « parisien » des faciès de type « landénien» (voir plus haut).
Après d'autres auteurs, Celet (1956, 1969) a particulièrement suivi le toit des marnes à T. rigida (voir plus haut). Les courbes de niveau de cette surface-repère font apparaître (Fig. 8) une antiforme sous le Cambrésis. Mais cette antiforme est complexe. Le môle de l'Ardenne est bien visible à l'est (courbes 80 et au-dessus). Au niveau 100 deux petites antiformes sont individualisées de part et d'autre du cours de la Selle. Au niveau 80, une petite antiforme est individualisée sous Bohain et une autre prolonge le « nez » de l'Ardenne sous Epehy. La ligne de faîte de ce « nez » est bien située aux alentours de la source officielle actuelle (Fig. 6). Elle est décalée vers le nord par rapport à la ligne de faîte de la topographie actuelle. Vers le sud le toit de cette couche-repère descend assez rapidement : la valeur de 4° estimée pour son pendage à partir de ces courbes est légèrement plus faible que celle mesurée sur cartes dans la série jurassique de la flexure sud-ardennaise. Au nord du « nez » de l'Ardenne, les courbes de niveau de ce repère esquissent une vaste synforme ouverte vers le nord (Fig. 8). L'Escaut ne lui est pas directement superposé comme le supposaient de précédents auteurs (Cayeux, 1890, par exemple). Bien que les flancs de cette synforme soient faiblement pentés, sa formation ne peut relever de la même déformation que celle qui a donné naissance au « nez » de l'Ardenne sous le Cambrésis.
Figure 8
Sur le fond hydrographique de la Fig. 2 sont reportées les isohypses du toit des marnes à Terebratulina rigida (Turonien moyen = c3b). Une antiforme complexe prolonge, sous le Cambrésis, le môle de l'Ardenne. Il n'y a pas de continuité structurale claire entre l'Ardenne et l'Artois. Les lignes courbes pointillées individualisent de petites antiformes de la surface repère. Les lignes noires en tiretés sont les failles discutées dans le texte.
Hypsographic map of the Terebratulina rigida Marls (mid-Turonian = c3b) roof. A complex antiform extends westwards from Ardenne dome, underneath Cambrésis. There is no clear structural continuity between Ardenne and Artois at that level. Dotted red brown curved lines indicate low-amplitude subsidiairy antiforms. Dashed black lines are fault discussed within the text.
2) La structure antiforme est superposée à un système de failles synsédimentaires ayant contrôlé la transgression du Crétacé supérieur
La distension qui a conditionné la transgression du Crétacé supérieur (voir plus haut) a provoqué l'émergence de failles normales. Raisonnablement on peut considérer que les hiatus observés à Bohain et à Prémont (Fig. 6) appartiennent à une même faille, dont la trace au sol coïnciderait, à l'ouest de Prémont (Fig. 2 et 8) avec une partie du cours du Riot de la Ville et du Canal des Torrents. C'est une faille normale à fort pendage vers l'ouest-nord-ouest. Ce qui est cohérent avec la progression de la transgression du Crétacé supérieur en région (Colbeaux et al., 1977). Le raisonnement est le même pour la faille qui recoupe deux fois le cours de l'Escaut de part et d'autre de Honnecourt (Fig. 6). La partie nord de cette faille (Fig. 2 et 8) serait celle observée à Vaucelles (Leriche, 1909a ; Celet & Charvet, 1968). L'anticlinal de Banteux suggère de considérer cette faille comme normale puis inversée (Fig. 6). Les sondages entre Bohain et la confluence avec le Riot de la Ville suggèrent qu'il en soit de même pour la faille de Prémont. Les deux failles auraient la même direction (≈ N035), et seraient inclinées vers l'ouest-nord-ouest de la même façon. Celle de Honnecourt paraît affecter l'isohypse 60. Le décalage apparent provoqué par la seconde est de l'ordre de la vingtaine de mètres ; il est supérieur à celui de la première. Par ailleurs, il y a lieu de s'intéresser de plus près aux nombreux sites de craies congloméroïdes à matrice phosphatée (c6). Ce faciès a été l'objet d'exploitations industrielles au cours du XIXe siècle dans une large part de la Picardie, et jusque dans les années 1970 dans la région de Beauval, non loin de Doullens. De nombreuses publications les mentionnent (Gosselet, 1898 ; Leriche, 1923 ; Celet, 1969) mais il y aurait lieu d'examiner de plus près si la localisation de ces sites n'est pas en rapport avec des fractures actives, sources de conglomérats intraformationnels, comme le suggère le secteur de Bohain – Seboncourt (Fig. 2 et 6).
3) La morphologie du Cambrésis résulte d'une adaptation permanente de couverture aux à-coups de déformation à l'aplomb de discontinuités crustales
L'écorché inframésozoïque du Nord de la France (C.F.P.(M.) et al., 1965) est le document le mieux argumenté pour illustrer la connaissance de la carte géologique que l'on pourrait voir si le socle était débarrassé de sa couverture méso-cénozoïque (Fig. 9). Les observations réalisées sur cuttings obtenus en sondant les premiers mètres du socle paléozoïque ont été reportés sur carte. L'indentification des terrains s'est faite sur base paléontologique parfois, sinon au faciès ; elle n'est donc pas fiable partout. Le dessin de la carte est nécessairement très subjectif puisqu'il n'y avait pas d'observations autres que des points. Dès 1860, Gosselet avait démontré par la biostratigraphie que la succession observée dans le Boulonnais était analogue à celle observée en Ardenne. Il en avait déduit une continuité structurale qui restait à établir. L'exploitation du gisement houiller a démontré sa continuité structurale des Collines d'Artois au Massif Ardenno- Rhénan (Bouroz, 1960). Les sondages effectués au sud du gisement pour rechercher d'éventuels sites à exploiter sous la Faille du Midi ont jalonné l'idée que la structure du synclinorium de Dinant cartographiée en Ardenne devait se retrouver sous le Hainaut-Cambrésis et l'Artois jusqu'à rejoindre les modestes affleurements du Boulonnais. Dans son ensemble la campagne d'exploration pétrolière du début des années 1960 a confirmé cette interprétation (C.F.P. et al., 1965). Aussi le dessin proposé (Fig. 9) raccorde-t-il « au plus court » la structure ardennaise à la structure artésienne. Pour le faire le dessin suggère une simple continuité des niveaux stratigraphiques qui respecte les données de sondages. Des failles, rectilignes pour la plupart, ont été placées ici et là pour résoudre des incompatibilités de contact sans qu'il n'y ait d'analyse plus approfondie. Cette interprétation a minima ne discute absolument pas des structures par lesquelles se fait la jonction entre Ardenne et Artois. prenant en compte le style structural pelliculaire, de mieux en mieux connu au niveau du terrain en Ardenne (Mansy et al., 2006 par exemple). Ce style tectonique a dû aussi affecter le territoire sous le Hainaut- Cambrésis. C'est un sujet d'étude à entreprendre.
On a vu ci-dessus que le niveau-repère du Turonien est déformé en synforme plongeant faiblement vers le nord-nord- ouest (fig. 8). Quelles structures sous-jacentes ont accommodé ce mouvement, même modeste ? On a vu que les deux failles synsédimentaires localisées à Prémont et à Honnecourt- Vaucelles étaient fonctionnelles au Crétacé supérieur. Sont- elles enracinées dans une structure paléozoïque comme le font certaines failles de l'Artois (Gosselet, 1908 ; Bouroz, 1956 ; Minguely, 2007) ? Le cours de l'Escaut est à peu près rectiligne entre Marcoing et Bouchain. Il est lui aussi certainement superposé à un couloir faillé qui, entre autres, expliquerait le vallon sec de l'Eauette, au sud-sud-ouest de Marcoing (Fig.8). Cette faille supposée serait parallèle aux deux précédentes. Pour l'instant on ne sait pas établir de correspondance directe entre la carte du toit du Paléozoïque (Fig. 9) et celle des structures affectant le toit du c3b (Fig. 8).
Figure 9
Extrait de l'Écorché inframésozoïque du Nord de la France (C.F.P.(M.) et al., 1965) montrant la structure varisque apparemment cylindrique qui raccorde l'Ardenne aux Collines d'Artois. Les failles sont des interprétations de l'époque par défaut, et ne peuvent être considérées comme délimitant des unités tectoniques au même titre que le fait une carte géologique de surface.
Part of the geological map beneath the post-Palaeozoic cover in the North of France (C.F.P.(M.) et al., 1965). It shows an apparently cylindrical Variscan structure that links Ardenne area to Artois Hills area. However fault lines were interpreted in the absence of direct observation. They cannot be considered as liable as are those exhibited on a surficial geological map.
IV. — Conclusion
Le Cambrésis a été, au cours du XIXème siècle, un territoire pourvoyeur de ressources minérales diverses : sable, craie, argile, limon, phosphates et eau. De très nombreuses exploitations artisanales s'y étaient déployées, dont il ne reste aujourd'hui que des témoignages grâce aux publications dans diverses revues nationales et régionales, scientifiques ou historiques. La disparition de ces exploitations avec les conflits mondiaux a été actée dans le lever des cartes géologiques à 1:50 000 examinées ici. Durant les années 1958-1964 une campagne exhaustive d'exploration pétrolière a opéré des centaines de sondages sur les départements du Nord et du Pas-de-Calais dans le but d'esquisser une carte géologique du toit du socle paléozoïque. Ce travail a abouti sur une carte dont il faut re-questionner l'interprétation structurale eu égard aux nombreux travaux de terrain et de géophysique qui ont été réalisés depuis 30 ans. Les reliefs actuels de l'Artois et de l'Ardenne convergent vers le Cambrésis, en situation de château d'eau régional. La continuité stratigraphique de surface masque sans doute une discontinuité au niveau du socle paléozoïque. La déformation interne de la couverture méso-cénozoïque invite à approfondir cette question car il ne suffit pas d'écrire qu'il s'agit de la jonction entre les directions structurales dites varisque et armoricaine pour rendre compte de l'état des lieux.
Remerciements. — Ce travail a été entrepris en préparation à une conférence donnée à la Médiathèque d'Agglomération de Cambrai dans le cadre du festival Février des Sciences. Merci aux organisateurs de ce festival d'avoir permis de ranimer la fièvre du chercheur qui voudrait comprendre. Merci aux collègues avec qui les discussions n'ont fait que commencer autour de ce sujet. Un salut aux mémoires de Jean-François Raoult, Alphonse Beugnies et Jean-Louis Mansy qui auraient beaucoup aimé participer à ces discussions. Et un grand merci à Alain Blieck, rédacteur en chef dont j'agace la patience, ainsi qu'aux deux relecteurs : Alain Demoulin (Université de Liège, Belgique) qui, en posant des questions pertinentes et précises a aidé à recadrer ce travail, et François Duchaussois (CEN Picardie, APBG & SGN) dont la disponibilité est mise à rude épreuve.