L'œuvre1 de Federico García Lorca Jeu et théorie du duende, écrite et prononcée plusieurs fois entre 1930 et 1934 en Amérique latine, est habituellement rangée sous la simple catégorie des conférences2.
Cette catégorisation pourrait être interrogée en raison du fait suivant : si certes Jeu et théorie du duende est parvenu jusqu’à nous sous la forme exclusive d’un texte manuscrit et tapé3, néanmoins la destination initiale de celui-ci, qui était au moins autant d'être dit et écouté que d'être publié et lu, ainsi que la priorité que Lorca accordait à l'oralité sur la textualité, obligent à reconnaître le lien étroit que le texte entretient avec la performance. En effet, en un sens premier et très large, la performance désigne « ce qui s’accomplit4 ». Jeu et théorie du duende s'apparenterait donc en ce sens à quelque chose comme une « conférence-performance ».
Il est vrai, néanmoins, que ce constat ne nous dit rien de spécifique au sujet ni de Jeu et théorie du duende, ni des conférences en général : celles-ci constituant par définition des paroles en acte, ne sont-elles pas à tous les coups des performances ?
C’est en réalité un autre point qui est susceptible de nous reconduire à la question de la catégorisation de Jeu et théorie du duende : il s'agit d'un problème d'ordre esthétique. En tant qu'elle est conçue au sens étroit comme un exposé informatif, et non un acte artistique, la conférence constitue un genre qui, a priori, ne semble pas pouvoir donner lieu à une expérience esthétique. Pourtant, Jeu et théorie du duende paraît échapper à cette règle, du fait que, premièrement, le texte adopte une tournure poétique, et que, deuxièmement, comme nous le montrerons plus bas, les effets produits lors de sa lecture par Lorca peuvent être décrits en termes d’émotion esthétique. Donc si Jeu et théorie du duende constitue bel et bien une conférence-performance, cela semble être en un sens à la fois plus riche et plus ambigu que celui évoqué précédemment.
En plus d’analyser l'œuvre de Lorca, formuler cette hypothèse requiert de fournir un éclairage conceptuel sur ce qu’il faut entendre par l’expression de « conférence-performance ». Or celle-ci pose un certain nombre de problèmes sémantiques : son usage ne va pas entièrement de soi, notamment en vertu de la grande polysémie du seul terme de performance, loin de ne revêtir que la première signification évoquée plus haut5. On peut, cependant, non pas regretter mais mettre à profit cette polysémie. Nous souhaitons en effet avancer ici l’hypothèse que si Jeu et théorie du duende peut être considéré comme une conférence-performance, c’est en vertu de plusieurs niveaux d’interprétation, à la fois de l’œuvre elle-même et du sens du terme de performance. Nous allons ici nous efforcer de montrer que ces divers niveaux d’interprétation émergent à condition de mettre en relation forme et contenu du discours. Pour ce faire, nous examinerons d'abord en quoi les enjeux officiels de Jeu et théorie du duende contribuent à le rapprocher de la conférence traditionnelle, pour ensuite mettre l'accent sur l'anti-académisme de l'œuvre et ses enjeux officieux, ce qui fera apparaître la nécessité de repenser son appartenance à un genre littéraire et/ou esthétique.
Un texte didactique sur la performance
Une « leçon simple6 »
On peut commencer par soutenir l'hypothèse que Jeu et théorie du duende possède les propriétés d'une conférence traditionnelle. Cette hypothèse peut se justifier de deux façons au moins.
D'une part, comme cela a déjà été suggéré en introduction, la nature des archives concourt à envisager Jeu et théorie du duende sous l’angle de la conférence traditionnelle : on ne dispose d’aucune image et d’aucun enregistrement qui nous permettraient de commenter autre chose que le texte. Il est difficile de savoir si Lorca a lu, récité, ou improvisé son texte, et comment étaient sa voix et ses gestes.
D'autre part, notons qu'on ne retrouve ici aucun des jeux récurrents que les conférences-performances d’artistes établissent entre fiction et réalité7 : Lorca lui-même ne présente jamais son texte autrement que comme une « leçon », et qui plus est, « une leçon simple8 ». Il situe explicitement son texte comme prenant la relève des « conférences9 » qu’il a entendues lors de ses études. La conférence est ici comprise, non pas exactement au sens premier de « conversation10 », mais au sens second hérité du xviie siècle de « discours, causerie où l’on traite en public une question littéraire, scientifique, politique11 », ce qui fait immédiatement écho à la « leçon donnée dans certaines écoles, dans les facultés12 » – ce qu’on appelle aujourd’hui un cours ou un exposé. Jeu et théorie du duende constitue donc un texte didactique.
Précisons encore qu'il s'agit du dernier d’un cycle de conférences consacrées par Lorca à la création artistique13 : on a pu y voir l’expression de sa pensée la plus aboutie sur ce thème après de nombreux flottements14. Une « théorie », comme l’indique le titre du texte, semble se stabiliser, en particulier à propos du phénomène nommé duende. Voyons à présent de quelle théorie il s'agit exactement ici.
Enjeux idéologiques et esthétiques officiels
L’objet premier et officiel15 prêté par Lorca à cette « leçon simple » est d’exposer ce qu’est « l’esprit caché de la douloureuse Espagne16 ». On en tire immédiatement au moins trois conséquences. D’abord, comme l’indique son titre, puisque l’exposé porte sur le duende, le duende désigne cet esprit espagnol. Ensuite, le texte comporte une idéologie explicite : celle, d’inspiration romantique, qui s’inscrit dans la pensée allemande du Volksgeist, autrement dit de l’identité nationale populaire17. Enfin, l'un des buts centraux de la conférence est de diffuser une image de l’Espagne à l’étranger, ici en Amérique du Sud18.
L’entreprise de Lorca s’origine dans une querelle qui opposa de longue date en Espagne deux visions de la nation. Il n’est pas le lieu d'en exposer tous les ressorts ici19, mais on peut simplement dire que Lorca, comme d’autres intellectuels de son époque, au nombre desquels Manuel de Falla, s’est rangé aux côtés d’un nationalisme tout droit hérité de la philosophie de Herder, selon laquelle toute élaboration humaine résulte d’une construction historique, d’un Volksgeist, un génie national qui anime l’âme collective, par opposition à la philosophie des Lumières héritée de Kant, qui valorise l’universalité des droits humains. Or, la culture de Herder enseigne que pour connaître le génie national, il faut se fier aux traditions et au folklore d’une nation, qui sont ce qui véhicule au mieux l'âme spirituelle d'un pays, dans sa langue et sa littérature. Contre les romantiques étrangers qui ont réduit l’Espagne aux clichés de l’espagnolade, Lorca cherche à retrouver l’âme populaire espagnole dans sa musique ; raison pour laquelle les enjeux idéologiques de Jeu et théorie du duende sont fortement intriqués à des enjeux esthétiques.
En effet, comme Falla, Lorca est animé par le désir de sauver un art espagnol – le chant flamenco – qui était selon eux sur le déclin suite à la professionnalisation qui le vulgarisait par complaisance aux goûts du public. Falla et Lorca instaurent donc en 1922 un concours dit de « chant profond » qui constitue le début d’une légitimation du flamenco comme « profond » et « pur » dans le langage du Volksgeist germanique et du nationalisme musical européen. On peut dire que Jeu et théorie du duende constitue le couronnement de cette légitimation dans une forme de « rédemption20 ». Lorca y construit l’image qu’on peut qualifier de mythique d’une Andalousie millénaire qu’il transforme en gardienne de ce chant21. Il mentionne le « savoir22 » que « les grands artistes du sud de l'Espagne23 » possèdent au sujet du duende. Le duende semble donc désigner pour Lorca la source de l’émotion spécifiquement espagnole, ce qui passe par une création artistique, exemplairement celle du flamenco24.
Quatre acceptions de la performance
On peut ici s'efforcer de montrer que la conférence associe le duende à quatre des significations généralement prêtées au terme de performance, même si celui-ci n’apparaît jamais dans le texte.
Premièrement, pour Lorca, l’une des conditions du duende est que se produise un acte. Pour preuve, Lorca évoque tour à tour l’apparition25 du duende, son arrivée26, ou encore le « jour » où un artiste « chante27 » ou « joue28 » « avec duende », comme si le duende faisait toujours événement. Il détaille également les actions du duende : celui-ci « brûle29 », « brise », « entraîne », « dénude », « habille », etc. Cet acte qui conditionne le duende constitue une performance au sens premier de l’accomplissement, évoqué précédemment en introduction.
Deuxièmement, Lorca défend l’idée que le duende est la condition d'achèvement de l'œuvre d'art, de sa « perfection30 », de son « triomphe31 », ou encore de sa « réussite32 ». Ici le sens du terme performance auquel renvoie le duende est celui de l’exploit. Comme le rappelle Aurore Després, cette acception dérive immédiatement du sens premier de la performance comme accomplissement. Après avoir d’abord désigné en français et en référence au latin performare l’action de donner forme, qui plus est avec intensité (à cause du superlatif per), de bout en bout, donc accomplir, le terme de performance est passé à l’anglais où il a porté la même signification (to perform), puis est réapparu en français au xixe pour désigner dans le champ hippique l’exploit, l’acte producteur de résultat ou le résultat en lui‑même, souvent quantifié33.
Troisièmement, le texte fait aussi référence à la performance comme spectacle, c’est-à-dire une « manifestation publique de capacités autant remarquables qu’elles y sont justement remarquées dans un espace-temps spécifique34 ». Lorca multiplie les références aux pratiques des arts du spectacle et de la scène. Plus exactement, sans les nommer tels, il circonscrit le duende au champ des arts vivants (performing arts) : en particulier, musique, danse et poésie déclamée35.
Quatrièmement, le duende peut être identifié à un pouvoir de transgression : s’y effectue en effet le dépassement d’une limite. Chez Lorca, celle-ci se perçoit au fait que l’artiste se met en danger. L’émotion ne peut surgir grâce à la simple exposition de capacités virtuoses, qui rendent le spectacle trop convenu. Une condition nécessaire au duende est que l’artiste prenne le risque d’explorer cet au-delà de la virtuosité que représente l’abandon à l’instant présent, délaissant la technique au profit de l’expression, par exemple l’expression d’une douleur brute dans le flamenco. Lorca affirme à cet égard que « le duende aime le bord de la plaie et s’approche des endroits où les formes se mêlent en une aspiration qui dépasse leur expression visible36. »
En conséquence, on peut se demander si Jeu et théorie du duende ne vise pas quelque chose qui serait de l’ordre d’un art performance avant l’heure. David Zerbib souligne qu’à travers ce courant artistique des années 1970 se joue l’avènement d’un sens encore autre de la performance37. Ce sens est labile, eu égard à la multiplicité des formes qu’il recouvre, mais on peut en identifier quatre critères qui forment ce qu’il appelle un « carré ontologique38 » : l’importance accordée à l’ici et au maintenant, l’engagement du corps, l’unicité qui caractérise l’événement de la performance, et une dynamique de transgression, que celle-ci touche les genres, les champs disciplinaires, les cultures, les formes artistiques, etc. Ces quatre critères semblent pouvoir s’appliquer à l’événement que constitue le duende chez Lorca. Il s’agit bien d’une « création en acte39 » qui a pour canal privilégié les arts vivants, car, dit-il, les arts enduendados40 « ont besoin d’un corps vivant pour les interpréter41 ». Dès lors, « ce sont des formes qui naissent et meurent de façon perpétuelle et dressent leurs contours sur un présent exact42 », donc dans une répétition « impossible43 », ce qui aboutit à un « changement radical de toutes les formes44 », soit une transgression.
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Ce premier temps de réflexion a pu mettre en lumière les raisons pour lesquelles Jeu et théorie du duende constitue bel et bien une conférence transmettant un certain savoir. Or il se trouve que ce savoir a la performance pour objet, performance qui apparaît en dernière instance comme le nœud associant nationalisme et esthétique dans la pensée lorquienne du duende : les arts vivants sont en effet capables d’avoir une incidence sociale parce qu’ils s'actualisent dans des créations vivantes, ils performent une tradition qui est celle de la nation espagnole. Et c’est pour Lorca le flamenco qui est le moyen privilégié de perpétuation d’une sensibilité artistique collective en Espagne45.
Une conférence anti-académique, une performance
On peut à présent montrer que Jeu et théorie du duende n’est pas seulement une conférence qui traite de la performance, mais aussi une conférence qui effectue la performance dont elle parle, et, qui plus est, par le moyen de l’art. Pour le faire apparaître, il faut prendre en compte non plus seulement la polysémie du terme de performance, mais aussi la pluralité des lectures que nous pouvons faire de la conférence. Nous allons en particulier prêter attention à la forme et aux conditions d’énonciation de celle-ci.
L’importance de l’oralité pour Lorca
À cette étape de la réflexion, il nous semble important de présenter certains traits de la personnalité de Lorca, dans le but de progresser ensuite dans l’analyse de Jeu et théorie du duende.
Lorca est un personnage aux multiples visages. Il se forme d’abord à la musique en jouant du piano. Suite au refus que son père lui oppose d’aller poursuivre des études supérieures de musique à Paris, il entre à l’université de Grenade où il mène sans grand enthousiasme des études en lettres, philosophie et droit46. Les relations tendues qu’il entretient avec l’académisme universitaire se traduisent par un certain nombre d’échecs aux examens, et Lorca choisit finalement de consacrer l’essentiel de son temps à la littérature. Son œuvre est lui-même multiforme : constitué de poèmes, pièces de théâtre, conférences, dessins, etc., qui sont le reflet des amitiés que Lorca a entretenues pendant son séjour à la Résidence des Étudiants de Madrid avec bon nombre d’intellectuels et d’artistes47.
On peut aller jusqu’à soutenir que Lorca entretenait des relations distantes avec l’écrit, comme si ce dernier était pour lui représentatif d’un tel académisme. Il « disait » régulièrement ses poèmes au cours de récitals ou de « conférences-récitals48 », et ses pièces de théâtre étaient avant tout lues ou jouées avant que d’être publiées, quand Lorca n’allait pas jusqu’à refuser leur publication49. Ami de Lorca, Jorge Guillén lui prêtait un « tempérament de ménestrel50 », responsable de son « besoin de communiquer de vive voix son œuvre à un public de chair et de sang51 ». Cette importance accordée à la parole était en effet sans doute très liée à celle que Lorca prêtait d’abord à la musique elle-même : l’oralité était seule capable selon lui de transmettre la musique des mots, raison pour laquelle il se refusait à transcrire certaines chansons populaires qu’il était allé recueillir auprès du peuple espagnol et qu’il a préféré enregistrer avec un gramophone plutôt que de les transcrire, respectant ainsi la tradition de la transmission orale des romances52. Ce qui rend la musique exceptionnelle, c’est qu’elle représente à ses yeux le moyen de transmettre l’indéfinissable53.
On a par ailleurs très souvent souligné les effets produits par les récitations de Lorca54, « l’enthousiasme55 » qu’elles ont suscité, tant auprès des avertis que des néophytes. Sa « présence56 », son « charme57 », sa « ferveur58 », ou encore son « éloquence59 », ont fait l’objet d’éloges intarissables. Jorge Guillén lui attribue « el “ángel”60 », c’est-à-dire la grâce, en particulier andalouse, ainsi qu’une grande « aura61 », et compare ses récitations à des « fêtes poétiques62 » ou même à des « spectacles63 », voire à des performances64.
Enjeux méthodologiques et institutionnels
Si Jeu et théorie du duende constitue bien une conférence relativement didactique, celle-ci ne l’est pourtant pas de façon académique, en parfaite cohérence avec le reste de l’œuvre de Lorca. Voyons comment cet anti-académisme se développe ici de façon singulière.
En sont significatives les déclarations d’intention qu’on trouve au seuil du texte. En effet, si Lorca commence par citer les conférences auxquelles il a jadis assisté à Madrid, comme pour inscrire la sienne dans leur sillage, c’est en fait pour marquer une nette différence. Troquant la place de l’étudiant pour celle du conférencier, il dit vouloir tout sauf se réclamer de la tradition universitaire :
Depuis 1918, date à laquelle je suis entré à la Résidence d’Étudiants de Madrid, et jusqu’en 1928 où je l’ai quittée, […] j’ai entendu […] près de mille conférences. […] je m’y suis tellement ennuyé qu’en sortant je me suis senti recouvert d’une légère couche de cendre qui menaçait de se transformer en poivre tellement elle m’irritait. […] Je ne voudrais pas qu’il entre dans cette salle le terrible bourdon de l’ennui […]65.
Lorca partageait avec ses condisciples de la Résidence des Étudiants de Madrid le même dégoût pour ce qu’ils percevaient comme bourgeois, c’est-à-dire « démodé ou esthétiquement écoeurant66 », car susceptible d’entraver « la marche en avant de l’époque67 », et qu’ils avaient pour habitude de qualifier de « putride68 ». Or certains universitaires, parmi ceux-là mêmes dont ils avaient entendu les conférences à Madrid, participaient selon eux de cette bourgeoisie. Lorca et ses amis fustigeaient particulièrement les membres de l’Académie Royale de langue qu’ils estimaient « rassis et dépourvus d’imagination69 » et qualifiaient de « putréfiés académiques70 ». On peut à cet égard souligner le fait que Lorca ne diffuse pas Jeu et théorie du duende à l’université mais dans des salles bien plus informelles et directement rattachées au domaine de l'art, comme celles de la Société des Amis de l’Art ou du Théâtre Avenida de Buenos Aires.
Si le critère de rejet du monde académique est chez Lorca l’ennui, on peut en inférer que son objectif est d’offrir, a contrario, un discours bien vivant. C’est ce que suggère métaphoriquement son désir de parler « selon le registre où [s]a voix poétique n’a pas les lumières du bois71 ». L’évocation de la voix vaut comme évocation du corps, medium par lequel va se transmettre le discours. Certes, cela pourrait se dire de n'importe quelle conférence. Mais ce qui est spécifique ici, c’est que Lorca, d’une part, le revendique, et ce, dès l’incipit de Jeu et théorie du duende ; et d’autre part, l’associe à un art en particulier : la poésie, qui fait justement partie selon lui des arts vivants au plus haut point capables de transmettre le duende. On peut voir dans cette forme poétique un indice fort de l’anti-académisme de la conférence.
Effets esthétiques
Lorca étant artiste tout autant que conférencier, on peut à bon droit se demander de quelle nature est l’activité à laquelle il se prête dans Jeu et théorie du duende. S’agit-il du Lorca-artiste qui vient des arts vivants (la musique) pour se déplacer vers une activité théorique ? S’agit-il au contraire du Lorca-théoricien qui va transformer ses connaissances théoriques en performance artistique (poésie) ? Une première raison de rapprocher Jeu et théorie du duende de la conférence-performance vient du brouillage des genres qui s’opère. À se fier au titre qui est celui de la version manuscrite, le « jeu » est mentionné avant la « théorie », comme s’il s’agissait de faire primer la métaphore sur le concept, l’art sur la philosophie. C’est à un jeu sur le rapport entre ces deux dimensions qu’invite Lorca.
On sait en outre que la conférence aurait produit des effets émotionnels à la fois peu communs et semblables à ceux d’une performance artistique. D’après Ian Gibson, la conférence argentine du 20 octobre 1933 semble avoir fait partie des « fêtes poétiques » évoquées par Jorge Guillén : « Dans la salle, pleine à craquer, règne une atmosphère électrique72 » écrit-il. Un journaliste affirme également qu'« en un soir, Lorca conquiert le cœur de Buenos Aires73 ». Pedro Larrea Rubio rapporte que « l’ovation74 » que Lorca reçoit à la Société des Amis de l’Art est la première qu’un conférencier y ait reçue. Enfin, Lorca écrit depuis Buenos Aires à ses parents :
Vous n’avez pas idée de la manière dont on a écouté ma conférence. Ce fut une chose extraordinaire ! Quel enthousiasme ! Il ne se passe pas un jour sans que je reçoive des déclarations de femmes (je suppose qu’elles sont entichées) qui me disent des choses remarquables. Vous les lirez75 !
Suite au succès qu’il remporte à la Société très élitiste des Amis de l’Art, il redonne ensuite la conférence au Théâtre Avenida le 14 novembre 1933 devant un plus large public déjà attiré par sa renommée et fait salle comble76.
On peut faire l’hypothèse que si Jeu et théorie du duende a remporté un vif succès auprès de son public, ce n’est pas seulement en raison de l’attrait qu’exerçait Lorca par sa personnalité, mais aussi en raison du fait que s’y exprimait une pensée de la création qui a pu provoquer les effets mêmes dont elle parlait. C’est ce qui rend Jeu et théorie du duende si singulier au sein de l’œuvre pris dans son ensemble : si certes Lorca suscitait généralement l’enthousiasme, cette fois, cependant, il incarne véritablement dans son corps la pensée même qu’il souhaite transmettre, actualisant par une mise en abyme la théorie qu’il développe, et qui consiste justement à dire que l’émotion passe par le canal d’un corps vivant. Ce sont en effet les arts vivants qui, selon Lorca, sont par excellence propices au déclenchement de l’émotion esthétique la plus intense qu’il nomme duende. Se produit lors de la conférence une monstration par le biais du corps de Lorca – au moyen de la voix –, donc in vivo, de la pensée même qui est exprimée, ou pour mieux dire, incarnée. Christoph Eich a bien souligné que la spontanéité de Lorca était à relier au caractère lui-même vivant du duende, cette sorte de « démon de l’instant77 » qui crée et détruit en même temps, donc qui n’existe qu’au présent, en acte.
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Jeu et théorie du duende offre donc l’exemple d’une performance qui parle de la performance, telle une « performance au carré » pourrait-on dire, ou une performance « de second niveau78 ». Le discours remplit au moins deux fonctions liées à la performance, que David Zerbib distingue comme le « performatif » au sens linguistique, et le « performantiel » au sens artistique79. Pour ce qui est du premier : en raison des effets qu’elle produit sur son public, la conférence de Lorca révèle sa dimension perlocutoire. Pour ce qui est du second : la conférence, en adoptant une tournure poétique, se transforme en performance artistique. On peut même aller jusqu'à reprendre le « carré ontologique » de David Zerbib et l’appliquer cette fois à la conférence-performance elle-même. Celle-ci prend forme au présent, dans un langage poétique qui mobilise le corps, sans qu’une répétition à l’identique soit possible80, et en transgressant les codes du genre sous l’étiquette duquel elle s’annonce.
Enjeux idéologiques et épistémologiques officieux
En dernier lieu, on peut montrer qu’un troisième niveau de lecture de Jeu et théorie du duende apparaît si l'on soulève ses enjeux officieux.
Une défense de la théorie/pratique lorquienne
Il a plusieurs fois été souligné que Lorca semblait dans ses textes s’identifier au thème dont il traitait et que cette identification atteignait son sommet dans Jeu et théorie du duende, ce qui confirme encore qu’il s’agirait là du climax de son œuvre.
Pour Ian Gibson, Lorca se serait vu comme étant détenteur du duende, « ce mystérieux pouvoir de communication81 », dès la conférence de 1922 Importance historique et artistique du cante jondo82. Lorca, en effet, était déjà poète et collecteur de chansons populaires, et la conférence comme ses poèmes auraient montré à quel point le jeune homme s’identifiait aux chanteurs de sa terre andalouse, ces médiums par lesquels, selon lui, passent les sentiments les plus intimes du peuple, son « histoire véridique83. »
De même, lorsque Lorca prononce le discours d’inauguration de l’Ateneo de Grenade le 13 février 1926 L’image poétique chez Góngora, il semble parler de lui-même et de son œuvre84. On peut remarquer que quelques années plus tard, il parle en termes presque identiques de sa propre poésie. La conférence sur la poésie de Góngora affirme déjà que le poète « doit […] viser de ses flèches les métaphores vivantes85 », et présente Góngora comme celui qui « impose à la nature et à ses nuances la discipline de la mesure musicale86 ». Autrement dit, la poésie doit exprimer un « style vivant87 » et faire justice à la musique des mots. Enfin, selon Ian Gibson, c’est à Buenos Aires que Lorca se serait révélé « Andalou au plus profond de son âme […] », de sorte que « rares sont ceux de ses auditeurs qui ne perçoivent pas que le poète grenadin parle en réalité de lui-même et de son univers poétique88 ». Donc, pour Andrés Soria Olmedo, si officiellement Jeu et théorie du duende est un exposé sur le génie de l’Espagne à destination des étrangers, en fait le texte a aussi et surtout pour fonction d’exposer le « noyau idéologique » plus mûr que Lorca nourrit et appelle depuis 1928 sa « nouvelle manière spiritualiste89. »
Remarquons qu'au cours du texte, l’extension des objets auxquels le duende s’applique varie, allant du général – le duende s’applique au genre des arts vivants – à l’universel – tous les arts, dira aussi Lorca, sont capables de duende, comme si l’Andalousie représentait au-delà même du caractère national le fond commun auquel tous les arts enduendados90 vont s’alimenter –, en passant par le particulier – musique, chant, poésie déclamée – et le singulier – la poésie lorquienne semble en être un paradigme. Ce que suggère finalement Jeu et théorie du duende, c’est que la poésie lorquienne est l’art le plus à même à la fois de dire et de produire le duende.
Une philosophie poétique
Cette défense de la poésie lorquienne peut être associée à des enjeux épistémologiques qui sont plus largement ceux d’une tradition philosophique espagnole ayant existé dans les années 1900-1930 bien que jamais reconnue comme telle91. Hormis Lorca, au rang des figures qui l’ont portée, on peut citer Miguel de Unamuno, Gabriel Alomar, Victoriano García Martí, María Zambrano. Le propre de cette philosophie était de se construire par rejet du positivisme et de l’intellectualisme, tout animée qu’elle était par le souhait de décrire l’homme en chair et en os, donc sous tous ses aspects, même les plus prosaïques, et de faire ainsi justice au corps, à l’émotion, au désir, et pas uniquement à la partie rationnelle de l’homme. Pour cette raison, une telle philosophie se définit par contraste avec la pensée analytique et peut être qualifiée de poétique. Camille Lacau St Guily va ainsi jusqu'à parler d’une « anthropopoétique92 » : c’est-à-dire d’une pensée poétique en train de se faire (et non une poésie versifiée constituée) dont l’objet serait l’homme.
Il nous semble que Jeu et théorie du duende peut être considéré comme paradigmatique d’une telle mouvance, si l’on tient compte du fait que, d’une part, l'œuvre situe l’esprit espagnol dans la chair même de l’homme, et que, d’autre part, elle suggère que tout discours sur l’homme ne peut se faire que par rejet des méthodes explicatives et abstraites – que Lorca juge désincarnées. Le duende est en effet pour Lorca « ce que tout le monde ressent mais qu’aucun philosophe n’explique93 », donc indéfinissable. Son texte sur le duende ne peut dès lors s’enraciner que dans des « récits d’expériences vivantes94 », dits par une voix poétique qui le rend peut-être aussi chantant que l’est le flamenco. Rappelons que, pour Lorca, seule la musique peut transmettre l’indéfinissable. Tout se passe donc comme si, en performant le savoir, Lorca contribuait à déplacer l’idée même que nous avons de ce savoir, ou encore, comme si toute son entreprise visait à rendre sensible, en le poétisant, que le plus haut savoir n’est autre que le savoir esthétique délivré par un corps vivant, en particulier le sien.
On en tire l'idée que dans Jeu et théorie du duende Lorca essaie de montrer, par un détournement de l’art de conférer – art étant pris en son sens premier de technique – que conférer est un art – art étant pris cette fois au sens second d’activité caractérisée par la beauté ou le sublime. La « théorie » est essentiellement mêlée au « jeu », car philosophie et poésie, concept et métaphore, ne sont pas indépendants. La philosophie, à la limite, est en elle‑même véhiculée par un art vivant : la poésie déclamée, qui ne peut provoquer le duende que si le poète, tel le chanteur de flamenco, dépasse la recherche de virtuosité pour se risquer dans des formes nouvelles. Jeu et théorie du duende, en tant que conférence-performance, constitue précisément un exemple de ces formes nouvelles.
Conclusion
Au bilan, nous concevons Jeu et théorie du duende comme une lecture à la fois performée, performative et performantielle, dans laquelle se joue pour Lorca la défense théorique de sa pensée ainsi que sa transmission sensible. Il s’agit bien ici de donner à sentir le duende, de fournir l'occasion d'en faire l'expérience sensible, pour cette raison qu’il relève selon Lorca de l’indéfinissable. En ce sens, la conférence-performance de Lorca délivre cette parole qu’Anne Creissels qualifie d’« oraculaire95 » : parole qui réhabilite une part d’inspiration – ce qui est aussi l'un des sens du duende – en faisant passer le savoir par le biais du corps tout autant que par celui de l’esprit. Le poète joue le rôle du canal par lequel le duende survient, jusqu’à parfois être identifié par synecdoque à ce dernier. En témoignent deux femmes ayant assisté à la lecture de Buenos Aires dans un billet doux envoyé à Lorca : « Le meilleur duende de tous, c’est vous96 ! »