Faire vivre les ruines de la mémoire

Quatre sœurs, exposition au Musée Juif de Belgique du 24 mars au 27 août 2023

DOI : 10.54563/demeter.1177

Texte

Les Poupées Poubelles (1971-1980) de Marianne Berenhaut présentées à l’entrée de l’exposition donnent le ton. Les fragments d’histoires, de mémoires et d’arts que l’on s’apprête à rencontrer sont, à l’instar des poupées, glanés et rapiécés, délabrés et sauvés de la destruction. Les « quatre sœurs » artistes (Julia Pirotte, Marianne Berenhaut, Sarah Kaliski et Chantal Akerman) réunies par le Musée Juif de Belgique qui emprunte le titre de l’exposition au film de Claude Lanzmann, travaillent ces motifs. Bien qu’elles ne se soient jamais rencontrées, toutes les quatre ont en commun de vouloir dire ce que l’on qualifie d’indicible, de donner à voir ce qui aurait dû rester caché. En ce sens c’est certainement l’installation de Marianne Berenhaut, En rang (1992), qui catalyse parfaitement les différents gestes artistiques rencontrés au fil de l’exposition.

Fig. 1

Fig. 1

Marianne Berenhaut, En rang, 1992.

© Hugard & Vanoverschelde

Des ampoules nues descendent éclairer ces vieilles machines hors d’usage posées au sol, portant en elles autant de lettres que d’histoires de Juifs et Juives assassinés qui ne pourront jamais être écrites et achevées. Par son travail de remploi des matières, Berenhaut nous incite à collecter à travers l’exposition des indices, des traces, pour parvenir à lire et à décrypter, malgré tout, ces bribes d’histoires. La première salle de l’exposition propose justement au visiteur de parcourir une sélection d’archives personnelles et artistiques des « quatre sœurs » permettant de se familiariser avec elles. Étalées sur de hautes et longues tables en bois, les différentes archives (photographies, notes, lettres, invitations aux vernissages, etc.) se côtoient sans distinction claire pour témoigner de leur vie et de leur parcours artistique, comme si leur histoire ne cessait de se rejoindre ; ce que le contenu des archives et des panneaux explicatifs contredit. Le parcours de chacune face à la Shoah ne peut se réduire à un seul schéma, à une seule trajectoire. En réalité, il semble que si les quatre artistes sont « quatre sœurs », c’est qu’elles ont en commun un présent ou un passé marqué par l’horreur ayant provoqué en elles la nécessité de créer :

Sarah Kaliski : « Je peignais pour ne pas mourir ».

Marianne Berenhaut : « Je voudrais dire et redire et dire encore que je fais des choses pour moi : c’est de l’ordre de mon nécessaire ».

Chantal Akerman : « J’arrêtais de ne pas vivre. Il y avait de la vie en moi. Toute une vie. Une pleine vie ».

Il fallait donc créer pour vivre. Créer à partir d’un vide familial, d’un trou dans son histoire, et peut-être ainsi, essayer d’en combler une partie. Voilà exactement la démarche de Marianne Berenhaut qui à huit ans perd ses parents et son frère aîné à Auschwitz. Les machines à écrire cassées crient ce vide irréparable, les morceaux de tissus et rembourrages hétéroclites qui forment les allures monstrueuses des Poupées Poubelles rappellent les piles de vêtements dérobés aux Juifs et Juives à leur entrée dans les camps de la mort. Plus intrigantes que répugnantes, elles incarnent une famille de substitution, mais qui ne pourra toutefois jamais combler le gouffre de l’absence des siens.

Certaines des peintures de Sarah Kaliski, elles aussi, paraissent monstrueuses ou cauchemardesques. L’artiste cherche à comprendre les dysfonctionnements comportementaux et sociétaux ayant conduit à la Shoah. En répétant à l’infini des corps emmêlés aux lignes expressionnistes, parfois pornographiques et dérangeantes, sur des fonds monochromes ou bruts, ses œuvres empêchent tout repère et happent le regard dans un cauchemar vicieux et spiralé. Néanmoins, la scénographie place en regard de ces œuvres pessimistes et violentes quelques peintures de petites tailles, notamment une réalisée sur napperon, présentant une sexualité plus tendre et apaisée. Ainsi, tout comme Marianne Berenhaut, Kaliski permet-elle de réfléchir à la possibilité d’une réparation apportée par la pratique artistique.

Résistante et photographe de guerre, Julia Pirotte envisage la photographie comme le moyen de faire mémoire. Ses clichés documentent notamment la vie dans le camp de Milles (Aix-en-Provence), les actions de la Résistance à Marseille (sa sœur Mindla sera torturée, déportée puis guillotinée en 1944) et les ruines du ghetto de Varsovie au lendemain de la guerre, avec une certaine sensibilité. Ce sont les femmes et les enfants qu’elle capture le plus souvent. Exposées à la manière d’une une frise chronologique, les photographies de Pirotte témoignent de micro-événements, de fragments de vie quotidienne, qui, bout à bout, racontent l’Histoire autrement et rendent visible ce que les oppresseurs préféraient dissimuler ou déguiser. Si un cliché saisissant de 1953 montre le rabbin de Varsovie le regard désolé et les bras chargés d’ossements de ses coreligionnaires exterminés, il aurait été intéressant de présenter les quelques uniques témoignages visuels du pogrom de Kielce (juillet 1946) capturés par Julia Pirotte afin de rappeler que son travail ne s’est pas contenté de rendre visible les stigmates de l’horreur mais bien de l’afficher, frontalement.

Fig. 2.

Fig. 2.

À gauche : Jewish cemetery in Bródno district in Warsaw, destroyed by Germans during World War II, 1972. À droite : Rabbi Frenkel carrying human bones found in Treblinka, 1953. © Luana Thomas

Lier le travail de Chantal Akerman à celui de Marianne Berenhaut, Sarah Kaliski et Julia Pirotte n’est pas chose aisée. Conversation filmée entre la cinéaste et sa mère autour de la découverte du journal intime de la grand-mère maternelle, l’installation vidéo Marcher à côté de ses lacets dans un frigidaire vide partage également les souvenirs des camps de Natalia Akerman, comme elle le fera quelques années plus tard dans No Home Movie (2015). Si la présence d’Akerman diversifie les exemples de moyens permettant de passer la mémoire – à savoir ici, les mots et la parole intimes – ainsi que les médiums artistiques représentés, pourquoi s’être limité à l’une de ses installations ? Sur la table d’archives sont disposés nombre de documents relatifs au film Histoires d’Amérique (1989), et pourtant aucune installation n’y renvoie et aucun cartel n’explicite les enjeux du film. Sa scénographie plonge dans la nuit new-yorkaise Juifs et Juives ashkénazes ayant fui les pogroms ou la Shoah racontant leurs souvenirs, se croisant au détour d’une rue pour de courtes scènes humoristiques. Ni documentaire ni fiction et constitué de segments plutôt que d’une narration linéaire, le film aurait tout à fait pu faire l’objet d’une projection. Côtoyant les autres œuvres, Histoires d’Amérique aurait alors bouclé la boucle : voici comment le cinéma de Chantal Akerman permet aussi de témoigner – en glanant des récits – de vies brisées, de résiliences et d’espoirs retrouvés, et ainsi sortir du lieu commun réduisant l’œuvre de la cinéaste à une simple dimension autobiographique.

En somme, cette absence d’ouverture crée une certaine frustration, enferme le discours produit grâce à la réunion des œuvres des « quatre sœurs » sur lui-même, mais cela n’entache en rien la portée et la puissance de certaines pièces exposées. Remercions le Musée Juif de Belgique d’avoir présenté et réuni le travail de ces femmes artistes et les pratiques conjuguant mémoires personnelles ou familiales et Histoire, qui, si elles ne réparent pas cette Histoire, rendent visibles la douleur et la nécessité pour les « quatre sœurs » de s’en saisir, de la maîtriser, afin qu’elle se métamorphose en sources de vies.

Illustrations

Fig. 1

Fig. 1

Marianne Berenhaut, En rang, 1992.

© Hugard & Vanoverschelde

Fig. 2.

Fig. 2.

À gauche : Jewish cemetery in Bródno district in Warsaw, destroyed by Germans during World War II, 1972. À droite : Rabbi Frenkel carrying human bones found in Treblinka, 1953. © Luana Thomas

Citer cet article

Référence électronique

Luana Thomas, « Faire vivre les ruines de la mémoire », Déméter [En ligne], 10 | Été | 2023, mis en ligne le 01 octobre 2023, consulté le 28 avril 2024. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/1177

Auteur

Luana Thomas

Université de Lille

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